Les Iles Ioniennes sous la domination de Venise et sous le protectorat de l’Angleterre

Les Iles Ioniennes sous la domination de Venise et sous le protectorat de l’Angleterre
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 16 (p. 381-422).


Les
Iles-Ionniennes
sous
la domination de Venise et sous le protectorat britannique.

Origine et tendances actuelles des partis indigènes.

I. Andrea Marmora, nobile corcirese, Storia di Corfu ; Venise 1672. — II. Περὶ τῆς πολιτικῆς καταστασεως τῆς Ἑπτανήσου ἐπὶ Ἑνετῶν, ὑπό Ἑρμάννου Λούντζη. — Ὰθήνησι 1856[1]. — III. Περὶ τῆς ἐν Ἑπτανήσῴ διοργανώσεως τῆς δημοσίας παιδεύσεως; Ὰθήνησι 1857[2].


I.

Après une période d’indépendance que termina la conquête romaine, les Iles-Ioniennes ont été soumises aux régimes les plus divers. Les populations de cet état grec ont successivement vécu sous la domination de Venise, de la France, de la Russie, et sous le protectorat de l’Angleterre. Malgré tant de vicissitudes, le caractère national s’est conservé intact. Le génie grec donne encore aujourd’hui sur ce théâtre restreint plus d’un signe de vitalité. Comment entretenir cette force précieuse, comment la diriger et en concilier l’essor avec la condition faite actuellement aux Sept-Iles ? Je ne prétends pas résoudre cette question, mais ce sera l’entourer de quelque lumière que de parcourir les grandes périodes qui se sont succédé dans l’histoire des Iles-Ioniennes depuis la domination vénitienne jusqu’au protectorat britannique, en s’aidant des recherches les plus récentes, des documens les plus dignes de confiance. C’est ce que je voudrais essayer. L’époque où je me place n’est pas sans doute la plus glorieuse de l’histoire des Sept-Iles. J’aurais pu rappeler le noble rôle qu’ont joué les Ioniens d’abord comme peuple hellénique, puis sous le protectorat de Rome et de Byzance, enfin dans leurs luttes mémorables contre la barbarie musulmane. Quelque chers que de pareils souvenirs puissent être aux peuples de l’Ionie, je les néglige à dessein pour ne m’occuper que de leurs intérêts présens, et à défaut des pages les plus brillantes de leurs annales, on trouvera ici les plus récentes et les plus instructives.

Pour apprécier avec impartialité le gouvernement de Venise dans les Iles-Ioniennes, il faut, ainsi que l’a fait un savant publiciste de Zante, M. Hermann Luntzi, en étudier avec soin tous les rouages. Après avoir, dans une introduction fort étendue, raconté l’histoire des Sept-Iles depuis la quatrième croisade jusqu’à la soumission aux Vénitiens, l’écrivain dont nous parlons, cessant de se préoccuper des révolutions et des batailles, s’attache à donner à ses lecteurs une idée exacte du régime qui a pesé sur ses compatriotes jusqu’à l’arrivée des Français. Ce régime a laissé dans les mœurs des Ioniens une trop profonde empreinte pour qu’il ne convienne pas de le décrire avec quelques développemens.

Corfou était le centre des possessions de Venise dans la Mer-Ionienne et sur les côtes de l’Albanie. Toutes les autorités, qu’elles fussent étrangères ou indigènes, dépendaient du provéditeur-général, qui résidait dans la capitale de cette île. Ce haut fonctionnaire, véritable souverain temporaire, comme les domni de la Valachie ou de la Moldavie depuis le traité de Balta-Liman, était nommé pour trois ans par le sénat de Venise. Il était choisi parmi les membres de cette aristocratie vénitienne qui, après avoir montré tant de vigueur et d’intelligence politique, était au XVIIIe siècle si tristement dégénérée. Les fonctionnaires vénitiens venaient moins dans les îles pour servir la sérénissime république que pour s’y enrichir. Venise s’imposait sans doute de grands sacrifices afin d’empêcher quelques abus; mais ce qui la préoccupait surtout, c’était l’importance militaire des îles. Or les sommes considérables qu’elle consacrait à l’entretien des troupes et des flottes stationnées à Corfou étaient en partie dévorées par des employés infidèles; les soldats manquaient des choses les plus essentielles, et la marine se voyait condamnée par de coupables prévarications à la plus complète impuissance.

Si les agens de Venise dissipaient follement ses trésors, on doit supposer qu’ils n’agissaient pas avec plus de désintéressement à l’ égard des Ioniens. Source suprême de toute justice, le provéditeur-général était d’une indulgence excessive pour tous ceux qui pouvaient acheter l’impunité. Sa vénalité allait si loin qu’elle bravait même le ridicule, si puissant parmi les populations latines et helléniques. Ce haut fonctionnaire se croyait obligé de donner chaque année cinq repas officiels, où il invitait successivement le clergé, la noblesse vénitienne, les chefs de l’armée, puis la noblesse et la bourgeoisie indigènes. Ces festins, quoique fort splendides, devenaient une source de bénéfices pour le représentant de la république. Comme chacun briguait l’honneur de paraître à sa table, le fonctionnaire vénitien exploitait sans vergogne cette vanité puérile. Chaque insulaire, en sortant du festin, glissait adroitement sous son assiette un billet par lequel il s’engageait à fournir à son excellence, après la récolte, un certain nombre de livres d’huile. Un aide-de-camp recueillait ces engagemens, et le général[3], en prenant congé de ses convives, mesurait la cordialité de ses complimens sur leur générosité. Encore fallait-il, conformément à l’usage italien, ne pas oublier la mancia, que les domestiques recueillaient avec l’avidité de véritables mendians.

Le secrétaire du provéditeur-général tirait parti de sa position avec la même industrie. Nommé par le sénat, qui lui donnait pour aide un interprète des langues orientales, il était dans les Iles-Ioniennes le représentant de l’inquisition d’état. À ce titre, il accueillait avec bienveillance toutes les dénonciations faites contre les indigènes. Outre ces espions volontaires que la servilité incurable de l’espèce humaine assure toujours aux pouvoirs qui ne rougissent pas de gouverner par de pareils moyens, Venise entretenait une foule d’agens chargés de surveiller tous les mouvemens des Ioniens. Si le provéditeur était fort indulgent pour les crimes privés, le secrétaire avait les mêmes motifs de ne pas traiter avec trop de sévérité les mécontens et les conspirateurs. L’un et l’autre travaillaient à multiplier les coupables sans augmenter les châtimens. Tout Ionien accusé par l’inquisition était assuré de l’impunité, s’il avait les moyens de partager entre le général et son secrétaire une somme qui parût à ce dernier proportionnée à la gravité du délit.

Les représentans de Venise ne se contentaient point de l’argent des indigènes; ils exigeaient, avec la soumission la plus absolue, une vénération presque religieuse. Afin d’agir sur les imaginations, ils professaient pour l’étiquette un culte véritablement asiatique. Le second aide-de-camp du général, — il en avait quatre, — quoique officier d’artillerie, était surtout occupé de l’étude du cérémonial que son excellence devait observer les jours de fêtes. Personne à la cour[4], — c’était le nom qu’on donnait au chancelier, au colonel-major et aux aides-de-camp choisis par le général, — n’entendait raillerie sur ces questions.

Si l’on veut se faire une juste idée de la pompe dont s’environnait le provéditeur-général, il faut se transporter par la pensée dans la ville de Corfou, afin d’y assister à l’installation du dernier de ces fonctionnaires qui ait représenté Venise sur la terre ionienne. On est au mois de juillet 1794. Chacun attend avec impatience M. Widman, qui s’est fait une réputation d’équité de nature à rassurer les Ioniens, fort mécontens de la rapacité de son prédécesseur. Une foule immense se presse sur le port. Les classes supérieures sont habillées, à la française, mais le peuple corfiote a conservé le costume hellénique. Les hommes placent sur leurs longs cheveux tressés un bonnet de laine rouge ; ils ont un court gilet de toile[5] avec un double rang de boutons d’argent, une culotte très large, une ceinture de soie ou de laine rouge, et des souliers ornés d’énormes boucles d’argent. Un long poignard passé dans la ceinture n’est pas une vaine parure. La moustache qui orne la lèvre supérieure des Corfiotes donne à leur visage brun un air singulièrement martial. Les femmes, presque toutes gracieuses ou jolies, nattent leurs cheveux comme les hommes, mais elles les laissent pendre sous le vaste mouchoir blanc qui enveloppe à la fois leur tête et leurs épaules. Elles ont un corset serré et un jupon dont la couleur n’est jamais la même que celle du corset. Les talons de leurs souliers sont fort hauts. Ce costume subit dans chaque village des modifications plus ou moins importantes. Les personnes âgées s’enveloppent dans une longue capote grise. Les nouvelles mariées portent par-dessus leur corset une camisole de drap d’or très plissée, fixée sur les reins par une ceinture de larges galons, fermée sur le devant par deux plaques en vermeil, et dont les bouts pendans sur le côté se terminent par de gros cœurs également en argent doré. Les paysannes qui n’ont pas adopté les hauts talons suspendent à leur cou de grandes croix d’argent et de vermeil. Leur voile, plié en quatre, et dont les pans flottent avec leurs cheveux tressés, est retenu par une épingle d’argent. Toutes portent sur l’estomac une sorte de cuirasse bombée, faite de baleines ou de minces bandes de fer et recouverte d’une étoffe plus ou moins riche. Celles qui n’ont pas de voile roulent leur tresse derrière la tête et l’assujettissent par une forte épingle d’argent, qui ressemble à°une petite épée. Quelques femmes de Zante, habituées à une vie de réclusion, se mêlent timidement à la foule. Un loup de velours noir, garni de dentelles, couvre leur menton ; une jupe blanche, relevée sur la tête, leur sert de mantelet. Leur coiffure est un chapeau à trois cornes, orné de fleurs et de rubans ; leurs cheveux sont tressés et pendans. Les hommes qui les accompagnent ont un costume à peu près semblable à celui des Corfiotes.

Cependant on aperçoit le vaisseau du général qui bat pavillon carré au grand mât. Dès qu’il est entré dans le port, les vaisseaux, les galères et la place le saluent. Toute la garnison prend les armes, et l’on voit défiler successivement les artilleurs à l’habit gris de fer, l’infanterie italienne aux uniformes blancs, les Esclavons aux longues tuniques rouges. À peine débarqué, M. Widman se rend au palais, résidence des provéditeurs-généraux. Il est reçu avec de grands honneurs, au haut de l’escalier, par son prédécesseur en costume officiel. Ce costume est composé d’une longue robe de satin rouge doublée de drap d’or, d’une immense perruque, d’un chapeau, d’un habit, de bas et de souliers rouges. N’oublions pas la canne, qui est ici le symbole de l’autorité[6], et l’épée ornée d’un énorme gland d’or. Les deux fonctionnaires entrent en même temps dans la salle d’audience, M. Widman gardant toujours la gauche de son prédécesseur, Lorsqu’ils ont pris place dans deux vastes fauteuils de velours cramoisi, devant une table qui supporte le livre des Évangiles posé sur un coussin de drap d’or, le chancelier de M. Widman lit le décret du sénat qui l’investit du gouvernement des îles. Cette lecture achevée, un des aides-de-camp de l’ancien général présente à son successeur la canne symbolique. L’ex-provéditeur passe aussitôt dans un autre appartement pour se dépouiller de sa robe ; mais il conserve l’habit, les bas et les souliers rouges jusqu’à son départ pour Venise.

Quelques jours se sont à peine écoulés, et Corfou se dispose à donner une grande fête au nouveau général. Au lever de l’aurore, les batteries font un salut de vingt et un coups de canon. Dès le matin, deux tambours parcourent la ville pour annoncer que son excellence paraîtra en public. Un arc de triomphe, formé de colonnes en bois peint, s’étend de la tête du pont de la « Forteresse-Vieille » jusqu’à l’entrée de la « rue des Eaux. » La façade est couverte d’inscriptions en grec, en italien et en latin. Au-devant de l’arc, quatre figures représentent la justice, la force, l’abondance et la religion. Les principales rues sont tapissées d’étoffes de différentes couleurs et ornées d’une infinité de tableaux. Des pavillons flottent au haut des maisons. Dans la « rue des Eaux, » on dispose de place en place des orchestres et des buffets de rafraîchissemens. Quelques angles formés par les maisons abritent des espèces de reposoirs où le portrait du général, environné de fleurs, de branches de laurier et de devises, est offert à l’admiration des Corfiotes.

À dix heures, les autorités se rendent au palais, ayant à leur tête « le provéditeur, capitaine de forteresse. » Ce fonctionnaire, moitié civil et moitié militaire, dont dépendent Paxo et Parga, et qui est chargé de la police nocturne, est nommé directement par le sénat. Il porte une robe noire, l’habit et les bas rouges, ainsi que le baile, également choisi par le sénat, magistrat qui juge tous les différends d’intérêts et maintient l’ordre pendant le jour. Les deux conseillers du baile ont sous leur robe un habit noir. Les capi da mar (commandans des forces navales) attirent les regards par leur attitude martiale. L’armata suttile (escadre composée de galères, galiotes et autres bâtimens à rames) a pour principaux officiers le capitan di golfo (vice-amiral), le proveditore d’armata (lieutenant-général), le governator degli condannati (chef d’escadre). Chaque galère est commandée par un sopraccomito (capitaine). À la tête de l’armata grossa, composée de vaisseaux, de frégates et de chebecs, marchent le capitan delle navi (vice-amiral), l’amirante (lieutenant-général) et le patrono (chef d’escadre). Puis vient chaque governatore di nave (capitaine de vaisseau). Les officiers-généraux des troupes de terre, l’état-major de la garnison et les nobles vénitiens précèdent les trois syndics de la ville, accompagnés des gentilshommes indigènes.

Le général, en grande tenue et environné de toute sa cour, reçoit le cortège au palais du gouvernement. Le plus ancien des syndics prononce une harangue en l’honneur de son excellence, puis on se met en marche sur deux rangs, et on se dirige vers l’église de Saint-Spiridion. Au sortir de la forteresse, toutes les batteries saluent le général de vingt et un coups de canon, salut qui est aussitôt répété par les galères de l’armata suttile et par les vaisseaux de l’armata grossa. Lorsque son excellence paraît sur l’esplanade, l’infanterie italienne et l’infanterie esclavonne font trois décharges de mousqueterie, et les artilleurs mettent le feu à des pièces de campagne. Le général s’achemine sous l’arc de triomphe, foulant aux pieds les tapis que les Juifs étalent à mesure qu’il s’avance. Arrivé à l’église de Saint-Spiridion, il est reçu par le protopapa (archiprêtre) et par tout le clergé orthodoxe. On ouvre en son honneur la châsse du saint, et après une courte prière la procession reprend la route du palais. Pendant tout le reste de la journée, divers groupes de jeunes gens forment des danses sur l’esplanade, où la municipalité fait distribuer du vin et des rafraîchissemens. Divers jeux occupent aussi la foule. Ceux qui remportent les prix à ces jeux sont couronnés de lauriers et promenés en triomphe, comme autrefois les vainqueurs des jeux olympiques. La nuit venue, on illumine la ville, les galères et les vaisseaux. Au théâtre, éclairé par une multitude de bougies, on exécute une cantate en l’honneur du général, qui envoie des rafraîchissemens dans toutes les loges. Chacun élève aux nues le nouveau représentant de Venise et n’épargne pas les épigrammes à son prédécesseur.

Ces pompes pouvaient faire un moment illusion à un peuple passionné pour les fêtes, mais il était difficile que la réflexion maintînt dans les âmes un enthousiasme bien vif et bien sincère. Si Venise s’était contentée, comme les césars de Rome et de Byzance, d’une espèce de protectorat, les insulaires auraient pu préférer leur sort à celui de l’Albanie, livrée aux caprices souvent sanguinaires des pachas ; mais que leur restait-il des droits qu’avaient autrefois respectés les maîtres du monde ? Cette fière aristocratie, cette bourgeoisie jalouse, qu’avaient-elles conservé de leurs antiques prérogatives ?

Avant la domination de Venise, les nobles des Sept-Iles ne reconnaissaient à aucun pouvoir le droit de créer des gentilshommes. Non-seulement ils pouvaient seuls conférer la noblesse, mais ils s’assemblaient quand ils le jugeaient nécessaire. Il fallait qu’une famille ayant droit de siéger dans le conseil des nobles s’éteignît pour qu’on la remplaçât par une famille bourgeoise « vivant noblement, » comme on disait dans l’ancienne France, c’est-à-dire n’ayant exercé aucun métier depuis trois générations et jouissant d’un certain revenu. Le sénat de Venise s’empara du droit d’anoblissement, privilège considérable dans un pays où l’on attachait aux distinctions nobiliaires une importance exagérée. En agissant ainsi, le sénat se ménageait un excellent moyen d’affaiblir cette orgueilleuse aristocratie, qui prétendait compter dans ses rangs beaucoup de descendans des empereurs de Byzance. La sérénissime république ne pouvait-elle pas imiter les Bourbons et la maison d’Autriche en substituant à la noblesse environnée du prestige des souvenirs historiques une de ces aristocraties dépendantes que leur nouveauté rend prêtes à tout, et que Saint-Simon pouvait appeler dédaigneusement « vile bourgeoisie ? »

Ce n’était pas assez d’enlever à la noblesse le droit de se recruter elle-même : l’essentiel était de la priver de tout rôle vraiment politique. On laissait bien l’aristocratie de Corfou se réunir tous les ans pour élire un conseil de cent cinquante membres ; mais ce conseil se bornait à nommer trois syndics, pris dans les rangs des nobles, et les « justiciers, » choisis parmi les bourgeois. Les attributions de ces deux catégories de magistrats étaient assez insignifiantes, car elles étaient devenues purement municipales. Il est vrai que, dans l’origine, le syndicat n’était pas dénué d’importance. Défenseurs de leurs compatriotes auprès du souverain, les syndics allaient souvent porter eux-mêmes les plaintes des Corfiotes jusque dans le sénat de Venise, comme ce paysan qu’il a plu à l’immortel fabuliste français de faire venir des bords du Danube. Cependant la forme républicaine n’exclut pas toujours l’arbitraire. Venise avait horreur de toute indépendance chez ses sujets. Ce goût du pouvoir absolu, qui causa sa décadence et sa ruine, devait lui rendre importunes les réclamations des syndics. Aussi, à la fin du XVIIIe siècle, leurs privilèges se réduisaient-ils à prendre place à l’église après le dernier des nobles vénitiens, et à précéder dans les cérémonies les gentilshommes de l’île. La crainte d’encourir le mécontentement de leurs supérieurs les avait décidés à s’abstenir d’assister aux jugemens emportant peine de mort, qu’ils pouvaient primitivement réviser et même annuler. Venise croyait fortifier son autorité en rendant impossible tout contrôle, même le plus légitime. Cette funeste illusion, qui a causé sa ruine, a perdu des gouvernemens plus forts que celui de l’aristocratie vénitienne.

Outre les syndics et les justiciers, qui dépendaient des syndics, le conseil de la noblesse nommait les trois intendans de la santé (proveditori alla sanità), les trois juges de première instance (di prima instanza), les trois administrateurs du mont-de-piété, les trois inspecteurs des rues, les trois juges de paix, les gouverneurs de l’île de Paxo, de Parga en Albanie, du château Saint-Ange, et les employés pris dans la bourgeoisie. Les fonctions de juges et de gouverneurs semblent au premier coup d’œil avoir quelque importance; mais les juges de première instance ne pouvaient pas s’occuper d’affaires où il s’agît de plus de dix sequins, et les gouverneurs n’avaient d’ordres à recevoir que du provéditeur de la forteresse. En outre l’armée, composée de Vénitiens ou d’Esclavons, les tenait en respect. La milice bourgeoise de Corfou, à laquelle on donnait le nom significatif de scolari (écoliers), n’ayant ni solde ni uniforme, et ne dépassant pas cinq cents hommes, n’était point, dans les mains des gentilshommes indigènes qui la commandaient, une force en état d’imposer aux régimens étrangers. La cernida, organisée dans les villages, était sur le même pied que la milice bourgeoise, et ne donnait pas non plus, à ce qu’il paraît, beaucoup d’inquiétude à l’inquisition d’état.

Il faut rendre cette justice à Venise, que si elle ne négligea rien pour concentrer dans ses mains toute la vie politique des îles, si elle entretint les dissensions afin de régner plus paisiblement en divisant les Ioniens, elle montra dans l’ordre religieux une tolérance très rare à cette époque chez les gouvernemens catholiques. Venise savait, au besoin, défendre contre la papauté les droits de l’autorité civile. Si l’on pouvait lui appliquer des expressions empruntées à l’histoire d’un autre pays, ses tendances étaient plutôt gallicanes qu’ultramontaines. Venise avait peu de goût pour les utopies théologiques qui ont exercé une si fâcheuse influence sur l’ Espagne, le Portugal, l’Italie méridionale et les républiques hispano-américaines. Aussi méprisa-t-elle plus d’une fois les foudres de Rome[7], et couvrit-elle de sa puissante protection l’immortel historien du concile de Trente. Fra Paolo Sarpi put braver au sein des lagunes les excommunications et les poignards.

Il ne faut donc pas s’étonner si Venise suivit aux Iles-Ioniennes une autre ligne que Charles d’Anjou. Le frère de Louis IX, qui devait sa couronne de Naples à la papauté, avait établi à Corfou la hiérarchie romaine lorsqu’il s’empara de cette île. D’accord avec le pape, il avait supprimé la métropole orthodoxe et remplacé le métropolitain par un prélat de sa communion. Il n’avait consenti qu’avec peine à permettre aux Corfiotes d’élire un protopapa. Les Vénitiens conservèrent, il est vrai, cette organisation vicieuse, mais n’usèrent point de leur pouvoir pour imposer aux insulaires l’autorité du pape, qui a toujours été souverainement antipathique aux populations helléniques. S’il ne semble pas extraordinaire à la majorité des peuples néo-latins qu’un fils d’Adam jouisse du privilège divin de l’infaillibilité, ce dogme paraît aussi inconcevable aux Hellènes que la quadrature du cercle. Quiconque ne se rendra pas compte de cette disposition de leur intelligence ne comprendra jamais un seul mot de leur histoire. L’aristocratie vénitienne, dont l’esprit politique ne saurait être contesté, se garda bien de vouloir imposer à ses sujets ioniens les idées italiennes. L’archevêque romain de Corfou fut traité avec les plus grands égards. Son installation était presque aussi solennelle que celle du provéditeur-général. Les troupes devaient lui rendre les honneurs militaires, lorsqu’il passait avec son cortège (in forma publica) devant un corps-de-garde; mais le prélat, comme les évêques de France, était toujours « sujet, » et on ne lui laissait faire aucun mouvement contraire aux intérêts de l’état. Quand le chapitre de la cathédrale, composé de dix chanoines, nommait ses trois syndics ou administrateurs du revenu des confréries, on ne lui permettait pas d’exclure les Ioniens de l’église orientale. Les syndics de cette église recevaient à leur banc les mêmes honneurs que les catholiques. On leur donnait l’encens et on leur présentait l’Évangile à baiser. De leur côté, ils entendaient sans scrupule la messe catholique, après avoir pris toutefois la précaution d’assister à la liturgie (messe) dans une église orthodoxe.

Le général, non moins tolérant que les syndics, jouait un rôle important dans la fête de saint Spiridion, que les habitans de Corfou célébraient avec une pompe extraordinaire et qui durait huit jours. En 1456, George Calocheretti, fuyant Constantinople envahie par les Turcs, vint à Corfou avec les reliques de sainte Théodora, impératrice de Byzance, et de saint Spiridion. Spiridion né dans l’île de Chypre, avait vécu dans cette période démocratique de l’église où un paysan pouvait encore devenir chef d’une communauté chrétienne. Il gardait ses moutons lorsqu’on le fit évêque de Trémante, et il se signala à Nicée par son zèle contre les partisans d’Arius. Philippe, fils de George Calocheretti, ayant marié sa fille à un noble corfiote, Stamati Bulgari, lui donna en dot le corps de saint Spiridion, qui resta, dans l’église qu’on lui bâtit sur l’esplanade, la propriété de la famille Bulgari. Ces détails sembleront étranges à un habitant de Zurich ou d’Édimbourg, ils ne surprendront pas ceux qui savent l’importance extrême que les Orientaux attachent aux reliques.

Huit jours avant la fête du bienheureux évêque, on ornait de branches de myrte et de laurier les portes, les fenêtres et le clocher de l’église de Saint-Spiridion. Aux quatre coins de la balustrade de ce clocher, on dressait de longues perches où flottaient les pavillons de Saint-Marc, de la Russie et de la Grande-Bretagne, et d’une quatrième puissance, celle que désignaient les convenances du jour ; toutefois on ne choisissait jamais l’étendard fleurdelisé. Pendant l’octave qui précédait la solennité, les cloches ne cessaient de remplir la ville d’une rumeur assourdissante. La veille de la fête, au son des cloches de toutes les églises et au bruit du canon, on exposait à la vénération des fidèles la chasse d’ébène où le saint était debout, revêtu de ses habits pontificaux. Le gouvernement venait assister en corps à cette cérémonie tumultueuse. Pendant trois jours et trois nuits, soixante soldats avaient peine à contenir l’enthousiasme des fidèles. J’ai pu voir moi-même à Troïtza, en Russie, à quelles folles démonstrations l’enthousiasme propre aux fidèles de l’église orientale peut emporter les multitudes. La fête se terminait par une procession. La châsse, portée par six papas (prêtres), était surmontée d’un dais soutenu alternativement par le général, le provéditeur, capitaine de la forteresse, le baile et les syndics de la ville. La musique de son excellence et sa livrée marchaient devant le dais. Une partie de la garnison accompagnait le cortège. Quand la procession arrivait à la Forteresse-Vieille, toutes les batteries la saluaient de vingt et un coups de canon. Lorsqu’elle se montrait sur les remparts baignés par la mer, les vaisseaux de guerre pavoises lâchaient leur bordée. Les galères et les galiotes de l’armata suttile sortaient du port et longeaient la rive pour l’escorter. Il serait difficile de donner une idée de la magnificence de ce spectacle. Les Ioniens, en le contemplant et en voyant l’étendard de Saint-Marc protéger leurs pompes religieuses, perdaient un instant le sentiment de leurs souffrances. Aujourd’hui encore la tolérance de Venise, sa bienveillance pour les Hellènes proscrits par les Turcs et qui se réfugiaient dans les Sept-lles, son zèle à combattre les musulmans, disposent les insulaires à oublier les rigueurs de sa domination, le despotisme et la vénalité de ses fonctionnaires, les violences souvent intolérables de ses marins et de ses soldats. D’ailleurs, ainsi que M. Hermann Luntzi l’insinue spirituellement, entre des Latins et des Hellènes il existe tant de points de contact qu’ils sont toujours disposés à une indulgence mutuelle.

La fête de saint Arsène prouvait mieux encore avec quelle force de volonté Venise obligeait la hiérarchie romaine à se prêter à ses vues. Arsène, ayant défendu la cause des Corcyréens contre les agens de Constantin VII, empereur de Byzance, avait été canonisé par la reconnaissance populaire. Le jour de sa fête, le clergé catholique se réunissait au clergé orthodoxe pour célébrer ses vertus dans l’église qui lui était dédiée. Le gouvernement ne manquait point d’assister à la cérémonie. Si l’oreille était choquée de la cacophonie produite par le mélange des chants grecs et latins, l’esprit s’émerveillait de la politique vénitienne, assez habile pour faire servir à ses desseins les prêtres indociles qui, à Canossa, n’avaient pas craint de fouler aux pieds la couronne impériale de Henri IV.

Les représentans de Venise présidaient avec la même bienveillance à l’élection du protopapa de Corfou. On sait que les premiers chrétiens choisissaient eux-mêmes leurs pasteurs. En Orient, les églises restent fidèles à ce grand principe toutes les fois que les princes ne leur interdisent pas l’exercice du droit sacré d’appeler au gouvernement des âmes ceux qui en paraissent les plus dignes. L’église gallicane, — qui se rapprochait en tant de points de l’église orthodoxe, — avait la même discipline jusqu’à François Ier et n’y a renoncé qu’avec les plus vifs regrets et contrainte par la violence. Venise, qui n’avait pas eu l’imprudence, commise par d’autres états catholiques, de confier au pape la désignation de l’archevêque romain, avait cru d’un autre côté pouvoir, sans inconvénient, laisser à la noblesse et au clergé de Corfou le choix du protopapa, afin de prouver qu’elle ne pensait pas avoir le droit d’intervenir dans les affaires intérieures d’une église qui n’était pas la sienne. L’élection se faisait dans la salle où la noblesse tenait ses assemblées. Les Ioniens, tout en vénérant les reliques du berger Spiridion, ne portaient leurs suffrages que sur un gentilhomme. Le général et les autres chefs du gouvernement, entourés de « leur cour, » présidaient la réunion électorale. A peine son excellence avait-elle proclamé le nom de l’élu, qu’on le revêtait d’une longue robe de satin cramoisi, qu’on posait sur sa tête un vaste chapeau de velours de la même couleur, et qu’on mettait dans ses mains le bâton pastoral en ivoire. On le plaçait ensuite dans un fauteuil fourni par le général, et quatre fantés (valets de ville) l'élevaient sur leurs épaules et le transportaient à la cathédrale tandis que le canon retentissait et que les cloches sonnaient à toutes volées. Le général, accompagné d’un détachement de troupes, prenait part à cette marche triomphale. Le protopapa de Corfou se distinguait de ceux des autres îles par le titre de grand-protopapa. Il relevait immédiatement du patriarche de Constantinople et avait des pouvoirs épiscopaux. Il pouvait donc en marchant appuyer à terre le bâton pastoral. Seulement ses fonctions expiraient au bout de cinq ans, et il ne lui restait de son règne éphémère que le droit de porter une ceinture cramoisie.

L’archevêque de Céphalonie, qui avait sous sa juridiction le protopapa de Zante, était élu à peu près de la même manière sous la présidence du général. Il pouvait communiquer librement avec son supérieur le patriarche de Constantinople. La protection que Venise accordait à l’église orthodoxe n’était pas complètement désintéressée. Quand le général ne voulait pas employer la force des armes contre un village récalcitrant, il sollicitait une excommunication. Or la fréquence des excommunications ne les rendait pas moins redoutables. Les excommuniés aimaient mieux obéir que de rester dans l’isolement complet auquel étaient condamnés ceux que les foudres de l’église atteignaient. Les couvens ioniens étaient aussi efficacement protégés que les moines catholiques tolérés par la république. Venise n’avait introduit à Corfou que des franciscains. Hostile à l’inquisition, elle se défiait de ses agens dévoués, les dominicains, et n’avait pas beaucoup plus de goût pour ces jésuites qui ont fait en Allemagne la longue Saint-Barthélémy qu’on a nommée la « guerre de trente ans. » Il n’est pas inutile d’ajouter que les trois monastères de franciscains établis à Corfou dépendaient, non de l’archevêque, mais des autorités qui avaient à Venise la surveillance des ordres religieux. La sérénissime république prenait toutes les précautions pour paralyser le pouvoir formidable de la théocratie romaine. Les couvens orthodoxes n’inspiraient pas aux autorités vénitiennes les mêmes inquiétudes. L’organisation des moines de Saint-Basile, qui n’est point centralisée, n’est pas redoutable comme celle des congrégations du catholicisme. Venise leur avait donc laissé leurs biens, que chaque communauté gérait elle-même. La principale des Strophades était même tout entière occupée par les caloyers du monastère du Rédempteur, bâti par une princesse de la famille Tochi.

Quelques monastères de femmes recevaient des pensionnaires avec l’approbation des autorités. L’éducation y était à peu près aussi nulle que dans les communautés italiennes. Les jeunes filles y apprenaient à filer et à tricoter, rarement à coudre, plus rarement encore à lire et à écrire. Lorsque les Vénitiens s’établirent à Corfou, on se préoccupait d’autant moins de l’éducation des femmes qu’elles étaient destinées à passer leur vie dans une sorte de gynécée. Un grillage serré fermait les fenêtres et les empêchait de voir et d’être vues : elles ne pouvaient se montrer qu’aux yeux de leurs parens. Condamnées à partager avec quelques servantes les fonctions les plus humbles, elles s’estimaient heureuses d’être quelquefois admises à la table de leurs époux. Les peuples néo-latins ont généralement des idées plus libérales sur la destinée des femmes. Avec la domination de Venise s’introduisirent insensiblement d’autres habitudes. Quand un gentilhomme vénitien épousait une fille corfiote, il lui laissait toute la liberté que les Italiens accordent à leurs compagnes. Lorsque les casini ou cercles s’établirent à Corfou, on invita les dames aux fêtes que donnaient les associés ; mais le théâtre leur resta longtemps fermé. Cependant on finit par permettre aux femmes mariées d’y paraître en loge grillée, et plus tard avec un masque. Le masque lui-même finit par être supprimé, et à l’époque où les Français remplacèrent les Vénitiens, les mères partageaient avec leurs filles une distraction dont les unes et les autres se montraient fort avides.

Je voudrais pouvoir dire que Venise rendit aux jeunes gens des Iles-Ioniennes autant de services qu’aux femmes corfiotes, qui lui durent la conquête de leur liberté. Tout gentilhomme ou tout bourgeois qui voulait sortir de l’ignorance était obligé d’aller étudier dans les universités du continent. Les hommes éclairés avaient essayé de former une espèce d’académie à laquelle manqua la protection du gouvernement, et qui n’eut qu’une durée passagère. Un noble de Corfou avait laissé en mourant des fonds pour l’établissement d’un collège ; son vœu ne fut jamais réalisé. Il n’existait aucune école primaire ; Corfou ne possédait ni imprimerie, ni bibliothèque. Était-ce indifférence de la part des autorités vénitiennes ? N’était-ce pas plutôt la crainte de voir se réveiller dans les âmes, avec la culture littéraire, le patriotisme et les traditions helléniques ? Cette crainte était d’autant plus fondée qu’aucune race en Europe n’a une civilisation aussi ancienne que les Hellènes, ni des souvenirs aussi glorieux. Les Slaves datent d’hier ; les Germains étaient encore des barbares au siècle de Charlemagne ; quoique plus ancienne, la civilisation des Gaules ne remonte guère au-delà de César, et les Latins eux-mêmes reçurent des colonies arcadiennes les premiers germes de la vie sociale.

La situation de Corfou n’était pas malheureusement un fait exceptionnel ; on peut même affirmer que la funeste influence exercée par la vénalité des fonctionnaires vénitiens se faisait mieux sentir dans les îles soumises à de simples provéditeurs. Théaki était gouvernée par un noble de Céphalonie élu par le conseil indigène d’Argostoli ; mais Santa-Maura obéissait à deux provéditeurs choisis par le sénat, l’un qui portait le titre de straordinario, et l’autre que l’on nommait ordinario. Céphalonie, Cérigo et Zante avaient chacune un provéditeur. On a souvent parlé avec sévérité des abus trop communs encore parmi les habitans de Zante ; mais, dans ces appréciations rigoureuses, on a oublié de faire la part des autorités envoyées par Venise, qui n’ont rien épargné pour démoraliser les insulaires. La soif honteuse de richesses qui les dévorait leur suggérait des vexations inconnues parmi les peuples les plus barbares. Je ne crois rien exagérer en qualifiant ainsi les postichii. Le provéditeur remettait aux paysans, « à titre de secours, » une certaine quantité de sequins, ordinairement empruntés aux Juifs de Venise, auxquels les fonctionnaires devaient presque tout leur luxe. Au bout d’un an, ils étaient obligés de rendre le double de la somme prêtée. S’ils ne pouvaient s’acquitter l’année suivante, ils étaient forcés de restituer le triple, et ainsi de suite. Ajoutons que le campagnard devait payer en nature et que le provéditeur ou ses agens fixaient eux-mêmes le prix des objets de la manière la plus arbitraire. De tels excès produisent nécessairement la haine et la violence. Plus d’une fois les paysans se soulevèrent contre des maîtres impitoyables. Si les émeutes étaient fréquentes, les assassinats étaient quotidiens. Les caractères vindicatifs, assurés de pouvoir acheter l’impunité avec une petite somme, saisissaient sans scrupule la première occasion favorable de se défaire d’un ennemi, ou payaient quelque bravo pour le tuer[8]. Il était si facile à un bon gouvernement d’empêcher de pareils scandales que, toutes les fois qu’un provéditeur préféra l’accomplissement de ses devoirs à ses intérêts, le poignard tomba des mains des assassins, et le peuple prouva, par son calme et par sa reconnaissance enthousiaste, que les « nations de la terre, — c’est une belle parole de la Bible, — sont créées guérissables. »


II

Tolérance pour l’église nationale et en même temps défiance de tout ce qui pouvait réveiller la vie politique et intellectuelle, exploitation cupide et souvent violente des richesses de l’Ionie et du travail des insulaires, telle était donc la politique de Venise dans les Sept-lles à la veille du jour où de mémorables événemens devaient enlever ces territoires à sa domination. C’est en 1797 que les Français entrèrent dans Venise et mirent fin à l’existence d’une république dont la gloire incontestable fait partie du patrimoine de la race néo-latine. Les Iles-Ioniennes suivirent la destinée de la reine de l’Adriatique. Le 27 juin 1797, elles furent occupées par le général Gentilly. Lorsque Bonaparte signa le traité de Campo-Formio (17 octobre 1799) et partagea avec l’Autriche les dépouilles de Venise, il obligea les plénipotentiaires autrichiens à céder à la France les Sept-Iles et leurs dépendances continentales, Parga, Prévésa, Vonizza et Butrinto. On en forma les départemens de Corcyre, d’Ithaque et de la Mer-Égée.

Cette révolution fut accueillie par les Ioniens avec un sincère enthousiasme. Sans doute, depuis la soumission volontaire de Corfou (1386) jusqu’à la paix de Passarowitz (1718), Venise avait su conquérir l’affection et l’estime des insulaires par son courage, sa tolérance, son impartialité et sa vigilante administration ; mais le XVIIIe siècle avait été une période de corruption et de brigandage. Maîtresse des charges politiques et militaires, l’aristocratie vénitienne les confiait à des fonctionnaires prévaricateurs. La noblesse indigène, dont le sénat de Venise restreignait chaque jour les privilèges, s’acquittait des fonctions municipales avec un égoïsme qu’on ne saurait trop sévèrement qualifier. Le peuple ionien, victime d’une double tyrannie, avait perdu, avec le sentiment de sa dignité et de ses droits, son antique activité et son énergie patriotique. L’agriculture était en pleine décadence, l’industrie nulle ; le commerce, entravé par d’absurdes monopoles et surchargé d’iniques impôts, n’avait plus qu’une vie précaire. La justice n’était qu’un vain nom ; le vol et le meurtre étaient considérés comme des délits vulgaires. Des pirates et des bravi gouvernés par des Verres, tel est le tableau que présentait cet infortuné pays lorsque le dernier successeur du doge Anafeste remit, après onze siècles de triomphes, les clés de Venise au général du directoire.

Les Ioniens pouvaient croire raisonnablement que la France se montrerait plus équitable que les derniers provéditeurs. Ils savaient que la république française prétendait émanciper les nations des servitudes séculaires ; ils n’ignoraient pas que le nom des grands hommes de la race hellénique avait été depuis 1789 constamment invoqué par les destructeurs de l’ancien régime ; enfin ils se faisaient des soldats qui marchaient sous le drapeau tricolore l’idée la plus propre à fortifier leurs espérances de régénération. Les peuples longtemps opprimés commencent, avec une naïveté toujours trompée, par compter sur des secours étrangers. Ils ont besoin d’une longue expérience et de cruelles déceptions pour se convaincre que les nations, comme les individus, ont leur égoïsme implacable, et que dans « la bataille de la vie » il faut surtout se confier à son énergie personnelle et à ses efforts persévérans. Assurément aucun état ne s’est autant préoccupé que la France des destinées de l’humanité. Toutefois les hommes qui au XVIIIe siècle l’ont appelée à jouer un rôle si éclatant n’ont pas su se préserver des entraînemens de la conquête, ni des illusions qui ont jusqu’à présent empêché les Français d’acquérir en Orient une influence digne de la haute position qu’ils occupent dans le monde.

Dans l’Europe orientale, les questions politiques sont toujours subordonnées aux convictions religieuses. Or la religion y est représentée principalement par l’église orthodoxe, par l’église romaine et par l’islamisme. Les rois « très chrétiens » ont perpétuellement hésité entre l’alliance des padishahs et les principes des « fils aînés » de Rome. Alliés des sultans, ils devenaient odieux aux chrétiens ; protecteurs du catholicisme, ils n’étaient pas moins suspects à des peuples qui ont pour l’autocratie de « l’évêque de Rome » autant d’antipathie que pour la domination des maîtres de Stamboul. La république française semblait appelée à répudier ces traditions impolitiques. Elle devait, avant tout, considérer le christianisme orthodoxe comme la sauvegarde des nationalités orientales et comme une doctrine conforme par ses tendances au symbole social qu’elle avait la prétention de faire triompher, puisque c’est à l’Évangile que la société moderne doit toutes ses libertés. L’islamisme, religion essentiellement fataliste et despotique, qui sanctionne la servitude dans la famille et dans l’état, ne méritait en rien ses sympathies. Malheureusement les républicains de 1797 étaient, comme beaucoup de nos contemporains, dupes des apparences rationnelles du système mahométan. Un dogme peu compliqué, une liturgie très simple, un vif sentiment de l’égalité, donnent à l’islam un air de philosophie qui trompe les esprits superficiels. On oublie trop, que sous ces formes brillantes vit toujours l’antique et fatal esprit de l’Asie, — l’adoration de la force et le mépris des droits du faible. Si les nouveaux maîtres des Iles-Ioniennes s’étaient mieux rendu compte des irrésistibles tendances du mahométisme, ils n’auraient pas compromis leur popularité par des alliances et par des démarches qui devaient bientôt leur aliéner le cœur des insulaires.

À l’époque où les Français s’établirent dans les Sept-Iles, Ali, pacha de Janina, commençait à sortir de l’obscurité. L’astucieux Albanais vit du premier coup d’œil le parti qu’il pouvait tirer de l’inexpérience de ses voisins et de leurs dispositions bienveillantes pour l’islamisme. Venise, fidèle au génie des croisades, avait surveillé Ali avec sa prudence ordinaire. Habituée aux fourberies musulmanes, la sérénissime république n’aurait jamais permis aux provéditeurs-généraux de Corfou de répondre aux avances suspectes du digne fils de Khamco. L’incurie et l’ignorance du directoire laissaient une liberté beaucoup plus grande aux autorités des Iles-Ioniennes, qui en profitèrent pour abandonner complètement la ligne politique suivie par les Vénitiens. Ceux-ci se seraient bien gardés de paraître préférer les mahométans aux chrétiens et de blesser ainsi toutes les convictions de leurs sujets. Les républicains français n’avaient pas les répugnances des « aristocrates » de Venise. Ils tenaient surtout à prouver qu’ils étaient dégagés des préjugés de leurs pères et à constater que le christianisme sous toutes ses formes n’était à leurs yeux qu’un souvenir dénué d’importance.

Le gouverneur Gentilly, avant de s’être demandé quelles étaient les idées et les habitudes des populations helléniques, envoya l’adjudant-général Rose « fraterniser » avec le renard de Janina. Rose trouva dans Ali l’homme le mieux disposé à se prêter aux vues de la république. Musulman et despote, le pacha accueillait avec l’indifférence d’un sceptique tous les systèmes religieux et politiques. Avec les mahométans fanatiques, il semblait décidé à exterminer « les chiens ; » avec les derviches bektadgis, il répétait « que Dieu est tout, et que tout est Dieu ; » avec les Grecs, il buvait « à la santé de la bonne Vierge. » Tout ce qui réussissait ou pouvait réussir était admirable à ses yeux. Or, lorsque les Français devinrent ses voisins, le succès avait partout couronné leurs entreprises. Ali, qui n’était séparé de l’Italie que par l’Adriatique, ignorait peut-être les luttes glorieuses de la république contre l’Europe coalisée ; mais il avait sans doute entendu parler de quatre armées autrichiennes anéanties à Montenotte, à Lodi, à Arcole, à Castiglione, et dans cent combats également mémorables. Comme son scepticisme n’excluait pas la crédulité, il s’imagina que les maîtres des Iles-Ioniennes devaient leurs triomphes à « la religion des jacobins » et « au culte de la carmagnole. » Pénétré de cette idée, il reçut avec une vénération superstitieuse la cocarde tricolore que lui présenta l’adjudant-général, et fit danser devant Rose la carmagnole par ses fils et par ses Albanais.

Cependant l’enthousiasme démocratique du pacha ne faisait aucun tort à la lucidité de ses vues. Il devina avec l’instinct infaillible d’un politique exercé l’impression que produiraient sur Rose la splendeur des fêtes orientales et la magique beauté des vierges de Janina. L’officier français vit se renouveler pour lui les scènes fantastiques des Mille et Une Nuits. Ali lui donna pour épouse la jeune et ravissante Zoïtza, et ordonna que Jérothéos, chef de l’église de Janina, docile instrument de ses caprices, célébrât lui-même les noces. Au milieu des séductions dont il environnait Rose, le pacha ne perdait aucune occasion de déclamer contre les Vénitiens. Il se plaignait avec amertume de leur malveillance, tandis qu’il manifestait la plus grande confiance dans les dispositions de « ses amis » les Français. Comment refuser à un homme si bien intentionné le droit de naviguer dans l’Adriatique ? A peine Ali eut-il obtenu cette autorisation, que Venise n’eût jamais accordée, qu’il envoya sa flotille contre les chrétiens de Nivitza-Bouba et de Saint-Basile, établis dans la chaîne maritime des Monts-Acrocérauniens. Ceux-ci célébraient la nuit de Pâques, la plus grande solennité de l’église orthodoxe. On venait de chanter Αὐτὴ ἡ ἡμέρα ἢν ἐποίησεν ὁ Κύριος (Autê hê hêmera ên epoiêsen ho Kurios) (voici le jour que le Seigneur a fait), lorsque les soldats d’Ali enfoncèrent les portes des temples de Jésus-Christ, et se précipitèrent sur une foule sans défense. Le terrible Jousouf l’Arabe, sicaire dévoué du pacha, n’épargna ni les femmes, ni les enfans. Le jour ne parut que pour éclairer de nouvelles horreurs. Une famille entière de quatorze personnes fut pendue à « l’olivier des martyrs. » D’autres furent mis en pièces ou brûlés vifs. Six mille personnes périrent dans cette Saint-Barthélemy musulmane, que la Sublime-Porte daigna considérer comme un brillant fait d’armes, et qui mérita au pacha le titre d’arslan (lion).

On se figure sans peine l’impression, que ce drame sinistre produisit dans les Iles-Ioniennes. La popularité des Français ne pouvait résister à une pareille épreuve. Chacun comparait la folle confiance des représentans de la république avec la prudence consommée des provéditeurs. On se demandait si la France avait pris leur place pour achever la ruine des chrétiens de l’Albanie, et pour servir la politique d’un monstre de perfidie et de cruauté. La vivacité méridionale avait peine à faire la part de l’inexpérience et de l’étourderie gauloises. Les Orthodoxes zélés profitaient de ces funestes événemens pour blâmer énergiquement le dédain que les représentans du directoire affichaient pour toutes les pratiques du culte chrétien. Ils répétaient que des hommes qui traitaient Jésus-Christ lui-même avec une audacieuse ironie finiraient par dépouiller les églises, et que le sanctuaire de Saint-Spiridion n’échapperait point à leur rapacité. On était tellement habitué à entendre les Vénitiens parler avec le plus profond respect de la Vierge et des saints, que le scepticisme turbulent des nouveaux maîtres et leurs liaisons avec Ali étaient de nature à exciter une vive irritation dans les Sept-Iles.

Les Français, indignés de la perfidie du pacha de Janina, essayèrent de se rapprocher des chrétiens. D’ailleurs une armée de la république, débarquée en Égypte, s’efforçait d’en chasser les musulmans. Aussi les autorités de Corfou se mirent-elles en relations avec les montagnards de Souli, ces invincibles adversaires de l’islamisme dans l’Albanie méridionale. On leur fit passer quatre mille cocardes tricolores, et les Français entendirent chanter avec plaisir l’hymne de Rhigas : Δεῦτε, παῖδες τῶν Ἑλλήνων (Deute, paides tôn Hellênôn) (levez-vous, enfans des Grecs), qui n’était guère qu’une imitation de leur Marseillaise. Ali était trop habile pour s’apercevoir de ces manifestations hostiles. En partant pour la Bulgarie, il disait au capitaine Scheffer : « Je sais qu’en combattant Passevend-Oglou, je fais une démarche qui déplaira à mes amis, mais ma position m’y contraint. » À son retour, il ne changea point de langage. Tout en ordonnant de nouvelles levées, il protestait de son attachement, à la France. Enfin, lorsque la Sublime-Porte eut déclaré la guerre à la république (1er reyboul 1213 de l’hégire, 10 septembre 1798), il crut qu’il était temps de lever le masque. Il attira « son frère, » l’adjudant-général Rose, à une conférence, et à l’issue d’un de ces festins où il aimait à étaler une magnificence vraiment orientale, il lui fit mettre les menottes, l’envoya à Janina, ensuite, à Constantinople, où il mourut prisonnier. Considérant cette lâcheté comme une manière digne de lui d’ouvrir les hostilités, il s’empara de Butrinto, dépendance des Iles-Ioniennes, et se disposa à marcher sur Prévésa.

Le général Chabot, qui avait succédé à Gentilly, comprit mieux que lui la véritable politique que la France devait suivre dans ces contrées. Il s’efforça de rassurer les consciences alarmées, de calmer jusqu’à un certain point l’irritation des Ioniens; mais le combat de Prévésa, où les Souliotes et les Prévésans avaient promis de seconder les Français, prouva que les anciens griefs n’étaient pas oubliés. Le général La Salcette, abandonné de ses alliés, ne put triompher des musulmans malgré le courage de ses troupes, qui pendant six heures tinrent tête aux forces d’Ali avec l’ordinaire intrépidité des soldats de la France.

Bientôt le tsar Paul Ier, qui n’était pas le moins ardent adversaire de la république française, alla jusqu’à renoncer, en haine de la révolution et de la France, à la politique de Pierre Ier et de Catherine II. Au lieu de profiter des circonstances pour accabler l’empire ottoman, alors que Bonaparte conquérait l’Égypte, il s’allia avec Sélim III, et l’on vit une flotte turco-russe attaquer les Iles-Ioniennes. Corfou, bien qu’admirablement défendue par les Français, capitula le 7 mars 1799, et les garnisons, prisonnières de guerre, rentrèrent par Toulon sur le territoire français. Paul semblait tellement dévoué aux intérêts des Turcs, que la convention de Constantinople, signée le 21 mars 1800, accordait au padishah un droit de suzeraineté que les Ioniens n’avaient jamais reconnu. Il est vrai que si la « république septinsulaire » était déclarée « vassale et tributaire » du sultan, le tsar se réservait la réalité d’un protectorat dont la Turquie n’avait que l’apparence. En effet, l’article 5 de la convention accordait à l’empereur de Russie le droit de mettre garnison dans les forteresses et dans les ports. Cette organisation aurait pu paraître bizarre, si les troupes russes n’avaient dû évacuer le pays à la fin de la guerre qui embrasait l’Europe. Quand la paix d’Amiens obligea les puissances à déposer les armes, cette clause était si bien oubliée, que la jeune république fut mise sous la protection de la Russie. À l’époque du traité d’Amiens (1802), Alexandre, successeur de Paul, était revenu à la politique de son aïeule, et il était plus disposé à s’emparer des provinces de l’empire ottoman qu’à agrandir les états du sultan. Le comte George Mocenigo de Zante fut chargé d’organiser le pays. Cette tâche n’était pas sans difficulté. La guerre civile avait éclaté entre les oligarques favorisés trop visiblement par la Russie et les démocrates. Cependant le calme finit par se rétablir. Capodistrias, né à Corfou en 1776, d’une famille d’origine slave[9], nommé secrétaire d’état, reçut la mission de pacifier Céphalonie et Zante. Avertie par les insurrections des Ioniens et cédant à la nécessité, la Russie donna enfin aux Sept-Iles, le 6 décembre 1803, une constitution qui ne rencontra pas d’opposition sérieuse. Cette constitution exprimait assez fidèlement les tendances des Ioniens. Dévoués à l’église orthodoxe, ils n’entendaient point entraver la liberté des autres communions chrétiennes. La domination de l’aristocratique Venise avait maintenu entre les différentes classes des barrières que la nouvelle constitution abaissait prudemment, en concentrant tous les droits politiques dans le corps électoral, dont les propriétaires roturiers pouvaient faire partie. Les privilèges accordés aux grades universitaires étaient conformes au génie des Hellènes, toujours disposés à rendre hommage à la science. Le secrétaire d’état Capodistrias partageait cette manière de voir; il eut soin d’établir des écoles, de favoriser l’enseignement de la langue hellénique, et contribua ainsi à la renaissance de la littérature nationale.

Il est permis de supposer que le tsar Alexandre, en garantissant la constitution de 1803, se proposait de populariser parmi les Grecs le protectorat de la Russie, et de faire de Corfou un centre de propagande. Du reste, nous n’en sommes pas réduits aux conjectures. En effet, les Iles-Ioniennes furent pendant quelques années l’asile des hommes qui avaient lutté avec le plus d’énergie contre la domination des Turcs. Après la ruine de Souli et la mort héroïque de Samuel, les Souliotes, expulsés de leurs montagnes au nombre de dix-sept cents, se retirèrent à Corfou, où les Russes leur donnèrent des terres et les moyens de former une colonie; mais il fut impossible de transformer en laboureurs pacifiques les héros qui avaient fait trembler l’Albanie musulmane. On se décida à les organiser en corps de milice dont on attendait de grands services. Cette attente fut trompée. Les mêmes hommes qui avaient défendu leur terre natale avec tant de valeur se battirent mollement contre les chrétiens dans les expéditions de Naples et de Cattaro (1806-1807). Indifférens aux projets du tsar Alexandre, ils prouvèrent que le patriotisme avait été, plus que l’amour des combats, la cause de leur intrépidité, et qu’ils ne fourniraient jamais d’actifs auxiliaires à des luttes qui n’intéressaient en rien l’Albanie.

Les capitaines de l’Étolie et de l’Acarnanie parurent d’abord mieux disposés à se prêter aux vues de l’empereur de Russie. Le tsar voulait, à l’exemple de son aïeule, soulever les Hellènes contre le padishah et les amener en même temps à reconnaître en lui l’héritier des césars de Byzance. Le commencement de ce siècle a vu Alexandre et Napoléon rêver la résurrection de l’empire d’Orient et de l’empire d’Occident, double rêve qui se serait peut-être réalisé sans l’ambition insatiable du vainqueur d’Austerlitz. Alexandre faisait si peu mystère de ses plans, qu’il accueillait dans les Iles-Ioniennes, avec toute sorte d’honneurs, l’élite des capitaines de l’Étolie et de l’Acarnanie. Les insulaires ne virent pas sans surprise au milieu d’eux Catzantonis, environné de ses cinq frères, ayant à ses côtés Christakis de Prévésa, Chamis Caloyeros, Christos Vlakos, Skylodimos, Zougos, Nothis et Kitzos Botzaris, frères du célèbre Markos. Tous ces chefs, convoqués par les agens du tsar, lui prêtèrent un serment de fidélité perpétuelle. Catzantonis, agissant en leur nom, jura de « ne poser les armes qu’après avoir reconquis l’indépendance de la Grèce sous la suzeraineté puissante de l’autocrate orthodoxe de toutes les Russies. »

Une manifestation aussi solennelle aurait pu faire croire que la Grèce était disposée à se soulever pour obéir au tsar. Pourtant il n’en était rien. Catherine II, en abandonnant les Grecs insurgés à sa voix, les avait rendus défians. Quand en 1798 Paul Ier s’allia avec les Anglais pour défendre l’intégrité de l’empire ottoman, ces défiances se fortifièrent. Aussi, lorsqu’en 1806 Alexandre, protecteur des Iles-Ioniennes, disposant d’une escadre formidable dans la Mer-Égée, déclara la guerre à la Turquie, les Hellènes ne dissimulèrent pas leur indifférence sur les résultats de la lutte. Ils crurent s’apercevoir que leurs intérêts et ceux du tsar étaient loin d’être identiques, et qu’Alexandre songeait moins au triomphe de la foi orthodoxe qu’à trouver à la suite de Pierre Ier et de Catherine II la route qui mène à Byzance. Le seul Catzantonis essaya de soulever l’Étolie. J’ai dit comment, fait prisonnier avec son frère George[10], il eut, par ordre d’Ali, les jambes et les cuisses écrasées à coups de marteau de forge. George, qui n’était pas, comme Catzantonis, affaibli par la maladie, supporta cet affreux supplice avec un héroïsme digne des plus beaux temps de la Grèce antique.

Un an avant la mort de Catzantonis, le traité de Tilsitt (7 juillet 1806) rendit les Iles-Ioniennes à la France. Berthier, nommé gouverneur-général par l’empereur et roi, déclara, dans une proclamation du 1er septembre 1807, « la religion grecque[11] la religion dominante, » en annonçant que « la république septinsulaire ferait dorénavant partie des états qui dépendaient de l’empire français[12]; » mais les Ioniens ne reconnaissaient point au tsar le droit de céder leur territoire à Napoléon : cette cession ne leur paraissait ni convenable ni légitime. Les Anglais, alors également hostiles à la Russie et à la France, travaillèrent à entretenir leur mécontentement. Ils firent si bien que Cérigo, Zante, Céphalonie et Théaki s’insurgèrent et prirent le nom « d’Iles-Affranchies (Isole liberate). » Elles ne firent en réalité que changer de maîtres et substituer la conquête britannique au protectorat français (1809). Les Anglais, devenus les alliés d’Ali-Pacha, comptaient sur son secours pour chasser les troupes impériales de Santa-Maura. Les habitans de cette île, qui devaient en 1819[13] se soulever contre les Anglais à cause des impôts dont ils étaient accablés, prirent alors les armes contre la France, et secondèrent ainsi les projets de l’Angleterre. Les armatolis abandonnèrent le drapeau tricolore; un bataillon italien, enfermé dans le château, refusa de se battre; soixante canonniers et soixante soldats français se préparèrent seuls à tenir tête aux troupes britanniques.

Ali, commençant à réfléchir sur les inconvéniens du voisinage des Anglais, proposa au consul de France à Janina de défendre Santa-Maura, si on consentait à lui céder l’île. Cette offre était séduisante, car une résistance prolongée était évidemment impossible, et il était naturel qu’on saisît cette facile occasion de se venger de l’Angleterre. Malgré la haine qui divisait alors les deux peuples, acharnés à se disputer l’empire de l’Occident, le consul-général de France à Janina, M. Pouqueville, n’eut pas même la pensée de livrer une population chrétienne au farouche vizir. Il aima mieux laisser bombarder Santa-Maura et la voir tomber aux mains des plus redoutables ennemis de son pays que de l’abandonner à l’islamisme : noble conduite que le lord haut-commissaire Maitland avait trop oubliée quand il céda Parga au despote de l’Épire.

Lorsque les Anglais se substituèrent aux Français dans les Iles-Ioniennes, ils semblaient décidés à prendre pour règles des principes analogues à ceux qu’on trouve dans la déclaration faite en 1812 par le tsar Alexandre. « On rendra, disait-il, aux îles leur indépendance, dont les hasards de la guerre les ont privées. » Le drapeau républicain flotta de nouveau sur les forteresses et sur les navires, les chefs des troupes anglaises ordonnèrent « de hisser le pavillon de la république et non pas le pavillon anglais, car il ne s’agissait pas d’une conquête, mais seulement d’expulser les Français. » — « Si, ajoutaient les Anglais dans toutes leurs conversations, le gouvernement national n’était pas rétabli dans tous ses droits, c’est parce que Corfou, capitale de ce gouvernement, dont la position et les forteresses étaient très importantes, était occupée par les troupes de Napoléon. » La restauration permit enfin aux Anglais de réaliser leurs bonnes intentions. La France ayant renoncé implicitement aux Iles-Ioniennes par l’article 3 du traité de Paris (30 mai 1814), le général Donzelot fut obligé d’évacuer Corfou. Le sénat, constitué sous le protectorat russe et conservé par les représentans de l’empereur des Français, crut que la chute de Napoléon devait rendre son indépendance à la république des Sept-Iles. Une guerre faite au nom des nationalités opprimées lui paraissait une occasion favorable de revendiquer les droits des Ioniens. « L’Angleterre, disait-il dans un acte du 9/21 mai 1814, a attaqué et occupé quelques-unes des îles ; mais, quelle qu’ait été l’influence accidentelle des événemens, le sénat n’a jamais cessé de regarder ces différentes occupations de territoire comme purement militaires, commandées par les circonstances, et ne différant à aucun égard des mesures provisoires prises simultanément dans les autres parties de l’Europe. Le sénat fut toujours fermement persuadé que, la guerre une fois terminée, son territoire serait, de même que celui des autres nations, évacué et rendu. »

Les Ioniens, après avoir envoyé ce manifeste au comte Capodistrias, plénipotentiaire russe au congrès de Vienne, attendirent avec un calme beaucoup trop grand les effets de la bienveillance du tsar. La guerre de 1812 avait profondément modifié les idées d’Alexandre. Après une lutte formidable qui avait épuisé les forces de son empire, il ne songeait plus à démembrer la Turquie, ni à soulever les Grecs. Aussi n’avait-il plus que de l’indifférence pour la cause des Ioniens. Capodistrias essaya, dans sa réponse, de dissimuler autant que possible la froideur de son maître. « L’empereur de Russie, disait-il, a couronné toutes ses faveurs en me permettant de remplir vos souhaits et aussi en même temps d’agir au congrès des alliés comme l’organe de la perpétuelle bienveillance de sa majesté envers notre patrie. Notre patrie a réclamé de la justice de ce monarque le rétablissement de son existence politique, dont elle a été privée par des événemens étrangers au pays. Le traité de Paris, que je me hâte de vous transmettre, consacre d’une manière solennelle cet acte de justice et de libéralité. Rendre au peuple ionien sa liberté et ses lois, c’est exercer envers lui un acte de justice; lui garantir la jouissance paisible de bienfaits si grands en plaçant le progrès de sa régénération politique sous les auspices de la protection britannique, c’est associer sa fortune aux intérêts les plus éminens et assurer à son bonheur un long avenir. »

Les cent-jours empêchèrent les alliés d’organiser la république ionienne. Les traités du 4 juillet et du 5 novembre 1815 confirmèrent ce qui avait été arrêté précédemment. Le général Campbell, commissaire des puissances alliées, fut chargé d’aller expliquer aux Ioniens tout ce qu’il y avait d’obscur dans la réponse de Capodistrias, et de leur faire comprendre comment la Grande-Bretagne entendait pratiquer le protectorat.


III.

Pour se faire une idée exacte des événemens de cette période, il faut avoir bien soin de ne pas confondre l’Angleterre avec le parti qui la gouvernait en 1815. Le torysme avait pour principal représentant l’Irlandais Robert Steward, marquis de Londonderry et vicomte Castlereagh. Cet homme d’état avait exercé en Irlande une impitoyable dictature. Le tory entêté qui devait finir par le suicide, qui joua parmi les diplomates chargés de disposer du sort de l’Europe un rôle si funeste, rôle auquel il resta fidèle quand il dirigea le ministère anglais, Castlereagh, semblait inspirer à tous les représentans de la Grande-Bretagne la fougue aveugle qui l’animait lui-même. On ne doit pas s’étonner que, dans de pareilles conjonctures, le général Campbell ait pris pour modèle le plénipotentiaire anglais au congrès de Vienne. Il commença par déclarer aux insulaires avec une hauteur toute britannique que son gouvernement ne reconnaissait point l’existence d’un peuple ionien indépendant; puis il supprima les imprimeries, sauf une, qui fut réservée aux autorités, et constitua des tribunaux militaires, véritables cours martiales, qui reçurent l’ordre de considérer comme rebelles tous ceux qui entendraient d’une autre manière que le commissaire des puissances alliées les traités de 1814 et de 1815.

Le général Campbell ne faisait que précéder le premier « lord haut-commissaire » des Iles-Ioniennes. Thomas Maitland était un de ces esprits étroits dont le patriotisme se manifeste surtout par une vive antipathie pour tout ce qui n’appartient point à leur race. Incapables de comprendre d’autres tendances, d’autres goûts, une autre civilisation que celle de leur pays, ils traiteraient volontiers en ilotes les trois quarts de l’espèce humaine. Évidemment les ' gentlemen chargés par les tories de « protéger » les Ioniens les considéraient du même œil que les brahmanes « deux fois nés » regardent les parias et les tchandalas. Maitland confirma dans sa première proclamation (17 février 1816) tous les décrets de Campbell. On ne pouvait annoncer plus clairement que pour lui le « protectorat » équivalait à une véritable conquête. Cependant les actes de Campbell étaient tellement arbitraires, que Maitland fut obligé de révoquer les plus importans. C’est ainsi qu’il abolit le monopole des grains comme inutile et odieux, qu’il annula les sentences rendues, et qu’il disgracia honteusement le trésorier anglais, qui n’avait pourtant fait qu’obéir. Il alla jusqu’à nommer une commission pour accueillir les réclamations des Ioniens qui pouvaient avoir à se plaindre de son prédécesseur. Néanmoins, tout en voulant éviter au début les mesures excessives, il n’avait aucune intention sérieuse de respecter les traités. Le sénat se montrait au contraire fermement décidé à en obtenir l’exécution par tous les moyens possibles. Maitland, pour annuler cette opposition, remplaça le sénat, dont le président était M. Antoine Comuto, par un « conseil primaire, » présidé par M. le baron Emmanuel Théotoki, dont il attendait plus de docilité. Le ministère anglais ayant, dans un voyage que Maitland fit à Londres, approuvé sans restriction ces procédés autocratiques, le lord-commissaire annonça dans une proclamation (19 novembre 1816) qu’il avait l’intention de préparer lui-même la constitution qui lui paraîtrait le mieux convenir aux îles. Il était impossible de tenir moins de compte des stipulations du traité de Paris. En effet, l’Europe avait statué « que les états unis des Iles-Ioniennes formeraient un état libre et indépendant sous la protection exclusive de la Grande-Bretagne, que les habitans administreraient leurs affaires intérieures, qu’une assemblée législative serait convoquée pour rédiger une constitution sur les bases de la constitution alors existante, que jusqu’à la promulgation de cette constitution les formes d’administration existantes dans chaque île resteraient en vigueur. »

Maitland comprenait fort bien quelle était la faiblesse des Ioniens vis-à-vis de l’Angleterre; aussi se donna-t-il très peu de peine pour couvrir ses violences d’un voile de légalité. Lorsque les électeurs eurent été convoqués pour nommer le parlement, il désigna des officiers pour les présider et leur transmit une double liste de candidats destinée à guider leur choix. Chacun comprit le sens d’une pareille manifestation. Les candidats étaient les amis de ses conseillers ou de ses officiers. Un de ces législateurs, qui avait été geôlier, ne savait ni lire, ni écrire. Une fois l’élection faite, — si on peut donner le nom d’élection à une pareille comédie, — on joignit aux vingt-neuf députés les dix membres du conseil, et on en forma le corps législatif, dont la présidence fut confiée à M. Théotoki. Quoiqu’une pareille assemblée ne fût pas redoutable, personne n’eut la liberté d’émettre son opinion. La constitution fut « votée » en trois séances tenues dans le palais du commissaire, en sa présence et devant son état-major, renforcé d’une « garde d’honneur » placée à la porte. Les Ioniens ont pu dire sans esprit de sédition qu’une pareille constitution n’était pas l’expression des vœux du pays.

D’après la constitution du 29 décembre 1817, le gouvernement se compose d’un sénat, d’une assemblée législative et d’un pouvoir judiciaire. La puissance exécutive est exercée en partie par le sénat, composé de « son altesse » le président, nommé par le roi, et de cinq « prestantissimes » sénateurs, choisis par l’assemblée législative parmi ses membres. Leur nomination est soumise à l’approbation du lord-commissaire, qui a de plus la nomination du secrétaire-général du sénat[14]. Le sénat propose les lois, qui deviennent exécutoires lorsqu’elles reçoivent la sanction du haut-commissaire. Les simples ordonnances émanées du sénat doivent également recevoir son approbation. Le commandement des troupes lui est exclusivement réservé.

Le parlement, qui renouvelle le sénat tous les cinq ans, est élu lui-même pour une période quinquennale. Il est composé de quarante législateurs qui ont le titre de « très nobles, » et dont le président est qualifié « d’excellence. » Chacune des îles envoie à Corfou un nombre de députés proportionné au chiffre de sa population. Elle a son administration et ses tribunaux particuliers. Le lord haut-commissaire convoque ou proroge le parlement, mais il faut pour le dissoudre une ordonnance du roi.

Il n’est pas nécessaire de montrer que cette république, nommée pompeusement par la constitution de 1817 « état libre et indépendant, » n’avait pas plus de « liberté » que « d’indépendance. » Si les Ioniens, au lieu d’être « protégés » par le roi d’Angleterre, avaient été ses « sujets (mot peu exact dans une monarchie constitutionnelle), » on aurait été obligé de leur accorder la plupart des droits qu’on leur refusait. Le dernier des Anglais était plus maître de ses mouvemens que « son altesse » le président du sénat. Les formes représentatives n’étaient qu’un vain appareil destiné à faire croire à l’Europe que les tories respectaient les traités. Les Anglais cependant ne voulurent point rendre une grande et libérale nation responsable d’une pareille fourberie, ils furent les premiers à citer Maitland au tribunal de l’opinion. Je n’en veux d’autre preuve que l’exposé impartial des vices du gouvernement ionien fait en 1821, par M. Hume, dans la chambre des communes. Un ministère britannique peut être infidèle à ses devoirs, mais il est sûr qu’il trouvera toujours dans la Grande-Bretagne les juges les plus sévères.

Le 24 avril 1819, Mahmoud II reconnut l’indépendance des Iles-Ioniennes et le protectorat des Anglais. Il obtint en échange la cession de Parga, cession qui produisit parmi les insulaires une impression beaucoup plus douloureuse que la faiblesse des Français envers Ali-Pacha, et qui contribua singulièrement à rendre plus vive l’antipathie que Maitland inspirait aux Ioniens. Lorsque les Sept-lles avaient été constituées en république par le traité du 21 mars 1800 entre la Turquie et la Russie, Prévésa, Yonizza, Butrinto et Parga avaient en même temps été cédées à la Porte à certaines conditions. On ne peut donc dire que l’Angleterre ait eu la première idée d’un arrangement qui contribua si efficacement à la dépopulariser parmi ses « protégés. » Cependant les représentans de la Grande-Bretagne eurent la malheureuse idée de modifier en un point essentiel le traité de 1800. Le général Campbell avait d’abord affirmé solennellement que les habitans de Parga « partageraient le sort des Sept-Iles; » or Maitland ne tarda point à leur enlever cette espérance. Dans une lettre adressée au lieutenant-colonel de Bosset, il annonça que les Anglais n’avaient pas l’intention de conserver les possessions de terre-ferme, et qu’ils y renonceraient « sans conditions. » Ce mot « sans conditions » était loin d’être rassurant, car les chrétiens savaient trop bien quel sort attendait les infortunés livrés à la discrétion d’Ali-Pacha. L’astucieux vizir avait su tromper avec tant d’adresse les représentans de l’Angleterre dans les Iles-Ioniennes, qu’après la prise de Santa-Maura le général Oswld s’était empressé d’aller à Janina recevoir ses félicitations, et le remercier d’avoir contribué au succès des armes britanniques !… Aussi le lord-commissaire, toujours porté à se défier des Grecs, était pleinement convaincu de la bonne foi d’Ali, conviction qui était partagée, à de très rares exceptions près, par les négociateurs et les généraux de l’Angleterre. Tous, même l’orgueilleux Maitland, couraient aux rendez-vous que leur indiquait le pacha. On les voyait à Janina, à Prévésa, à Butrinto, étaler dans ses fêtes un luxe écrasant, ou affecter le sans-gêne de gentlemen peu soucieux de l’opinion d’un despote albanais. Ali, qui conservait, même au sein des plaisirs, ses pensées d’insatiable ambition, mêlait habilement les festins aux discussions financières. Enfin, dans une conférence qui eut lieu à Butrinto, le vizir et Maitland convinrent que les habitans de Parga recevraient en échange de leur ville la somme de 150,000 livres sterling.

Un écrivain anglais, le lieutenant-colonel de Bosset, a raconté avec émotion[15] les conséquences de ce marché funeste. Si un « loyal sujet » de sa majesté britannique ne pouvait parler sans indignation de la chute de Parga (10 mai 1819), il n’est pas difficile d’imaginer quelle fut la colère des Ioniens. Peut-être cette impression se serait-elle affaiblie avec le temps ; mais l’insurrection nationale de 1821 ne tarda pas à rendre encore plus difficile la position du lord haut-commissaire. Un Français[16], qui s’arrêta à Corfou en 1820, fut étonné de trouver les Corfiotes si préoccupés des affaires de la Grèce. « Ils appelaient de tous leurs vœux l’insurrection de la Hellade. Ce nom, tombé en désuétude, se retrouvait dans toutes les bouches ; tous parlaient de Hellade, de patrie, d’autels à restaurer, et les espérances populaires des chrétiens, tournées vers la Russie, adressaient au ciel de ferventes prières en le suppliant d’éclairer l’empereur Alexandre, qu’ils nommaient leur autocrate orthodoxe. Une famille puissante dans le conseil de Pétersbourg, celle du comte Capodistrias, laissait soupçonner aux chrétiens, pair son attitude mystérieuse, que son souverain veillait sur leurs destinées. » Cette observation curieuse d’un voyageur qui n’avait pas plus de goût pour les Russes que pour les Anglais jette un jour très vif sur la situation des Iles-Ioniennes à cette époque critique. Oubliant que, par le traité de 1800, Alexandre avait sacrifié les quatre derniers cantons libres de la Grèce, et qu’il avait laissé accomplir sans la moindre réclamation la vente de Parga, les insulaires s’exposaient par d’imprudentes manifestations à toute la rancune du lord haut-commissaire. Il était donc assez naturel que Maitland, qui n’a jamais compris la pétulance des caractères méridionaux ni tenu compte des exagérations de leur parole, ne vît plus dans ceux qui faisaient des vœux pour l’indépendance de la Grèce que des émissaires de Capodistrias. D’un autre côté, les Ioniens, longtemps sujets de Venise si hostile aux Turcs, devaient avoir quelque peine à comprendre qu’un état chrétien comme l’Angleterre préférât l’intégrité de l’empire ottoman à la cause pour laquelle les soldats de Richard Cœur-de-Lion avaient versé le plus pur de leur sang. Les Anglais n’envisageaient dans cette question que les intérêts de l’équilibre européen ; les habitans des Sept-Iles, restés fidèles à la politique des croisés et des Vénitiens, accusaient la conduite des protecteurs de machiavélisme et d’impiété.

Quoique Maitland n’ignorât pas de quel côté étaient les sympathies des Ioniens, il voulait du moins les empêcher d’éclater. Une police organisée comme celle qui, au temps de la domination vénitienne, maintenait l’heptarchie dans une soumission absolue, fut chargée de surveiller tous les mouvemens des insulaires. Aucune lettre, aucun journal ne circulait dans les îles avant d’avoir passé par les mains de la censure. Des agens répandus dans les lieux publics prêtaient une oreille d’autant plus attentive qu’on savait avec quelle liberté les Grecs, passionnés comme leurs pères pour la conversation, expriment toute leur manière de voir. Un tel régime pouvait plaire à lord Castlereagh, mais il n’était pas fait pour réconcilier les Ioniens avec le système gouvernemental du lord haut-commissaire.

Malgré les précautions prises par l’autorité anglaise, les nouvelles qui se propageaient avec la rapidité de l’éclair augmentaient l’irritation générale. La chute et le sac de Patras causèrent une si douloureuse émotion, que beaucoup d’Ioniens partirent avec des barques pour aller chercher des Grecs échappés à la fureur des vainqueurs, et les transportèrent à Missolonghi, à Zante, à Céphalonie et à Théaki. Ce zèle faisait avec l’indifférence des autorités britanniques un contraste qui n’échappait point aux Ioniens. C’est ainsi que, lorsque trente Zantiotes subirent à Patras l’affreux supplice du pal, on s’indigna que leurs « protecteurs » n’eussent tenté aucune démarche pour les arracher à la fureur des musulmans. Le gouvernement de l’heptarchie disait, de son côté, qu’il n’aurait point agi de cette façon si les insulaires n’avaient pas eu l’imprudence d’afficher leurs sympathies pour le tsar Alexandre. Il ajoutait que, la Grande-Bretagne étant l’alliée du sultan, il était obligé, dans sa position, à une stricte neutralité, mais qu’il croyait pourtant devoir engager les Hellènes « à n’avoir d’espérance qu’en eux seuls et à s’émanciper par leurs propres moyens. » Il faisait même entendre « qu’on pourrait les appuyer s’ils s’en montraient dignes, c’est-à-dire s’ils consentaient à devenir une digue aux projets ambitieux de la Russie. » L’Autriche était, il faut l’avouer, bien plus hostile aux Grecs que l’Angleterre; elle travaillait avec ardeur à seconder les Turcs. Le pape Pie VII, le roi de France, la confédération suisse manifestaient au contraire une véritable sympathie pour la cause hellénique. Quant au tsar Alexandre, livré aux incertitudes qui troublèrent les derniers jours de son règne, il était plus disposé à obéir aux événemens qu’à les diriger.

Si toutes les îles de l’heptarchie ionienne avaient été aussi calmes que Corfou, les mesures de police adoptées par le lord haut-commissaire auraient été probablement suffisantes; mais Céphalonie, Cérigo et surtout Zante, voisines de la Grèce, étaient beaucoup plus agitées. L’archevêque de Céphalonie, Mgr Bulgari, fut chassé de son siège et déporté à Venise. Une émeute ayant éclaté à Chiari, village de Zante, l’île entière fut mise en état de siège[17]. plusieurs Zantiotes, condamnés pour avoir pris part à l’émeute, périrent par le gibet. On démolit les maisons des condamnés et des contumaces au son des cloches et au bruit du tambour. Un vieillard, le comte Kapnistis, et son fils, accusés d’avoir donné asile à un jeune Grec qu’on allait pendre, furent attachés à la bulina (carcan). Les habitans de Kanava ayant mis à mort quarante Turcs poussés à Cérigo par la tempête, l’île subit les rigueurs de l’état de siège. Le massacre de Cérigo était présenté, dans une proclamation du 16 octobre 1821, comme le motif principal qui avait déterminé le lord haut-commissaire à proclamer la loi martiale. Maitland déclarait dans cette proclamation « qu’aucun vaisseau des parties belligérantes ne pourrait (sauf le cas de tempête) être admis dans les ports ioniens. Tout individu qui communiquerait avec eux serait regardé comme coupable de rébellion ouverte contre le gouvernement ionien. » Un édit subséquent ordonna le désarmement général des insulaires. Déjà (1er juin et 18 juillet 1821) il avait été défendu d’embrasser la cause des insurgés sous peine de bannissement et de confiscation des biens. Un autre décret (22 juillet) avait déclaré que les bâtimens qui servaient contre les Turcs devaient être considérés comme pirates et traités comme tels.

Ces différentes mesures furent complétées par une ordonnance draconienne contre les réfugiés, que Venise avait toujours traités avec une humanité vraiment chrétienne. Il leur fut enjoint de quitter l’heptarchie sous quinze jours. Cependant l’hospitalité qu’on leur accordait n’était pas onéreuse aux Anglais, car les Ioniens s’étaient cotisés pour subvenir généreusement à tous les besoins des proscrits. Les autorités, moins libérales, leur faisaient payer jusqu’à l’air qu’ils respiraient. En effet, tout étranger, quelle que fût sa patrie, était forcé de se munir d’un permis de séjour et de le faire renouveler chaque mois. On s’emparait même des passeports afin d’enlever aux voyageurs la liberté de leurs mouvemens.

Les peines sévères portées par Maitland contre ceux des Ioniens qui voleraient au secours des Hellènes n’empêchèrent pas un grand nombre d’insulaires d’aller combattre dans les rangs des insurgés. Parmi ces volontaires, on doit citer les comtes André et Constantin Métaxas de Céphalonie, Mercati et George Vitalis de Zante. Le comte Mercati et le comte Vitalis étaient deux vétérans des armées françaises. Le comte André Métaxas, informé qu’un gentleman anglais nommé Gordon et plusieurs de ses compatriotes se disposaient à combattre dans les rangs des Hellènes, ne crut pas commettre un crime en suivant l’exemple de sujets « loyaux » de sa

majesté britannique. Accompagné de son frère Constantin et de trois ou quatre cents hommes, il débarqua dans le golfe de Cyllène. Maitland ayant confisqué ses biens et prononcé son bannissement, il n’en montra que plus d’ardeur à servir la cause de la Grèce. Tandis que l’intrépide Colocotronis assiégeait les Chkipetars (Albanais mahométans) de Lâla, ville du mont Pholoé, le comte Métaxas se joignit à lui avec trois cent cinquante Céphallènes. Bientôt plus de quinze cents bannis de Zante, de Théaki et des autres Iles-Ioniennes vinrent combattre sous ses drapeaux. Ils furent suivis d’une multitude d’Ioniens avides de se venger des mauvais traitemens que les Lâliotes faisaient depuis longtemps subir à leurs caboteurs. Obligés d’abandonner leur ville, les Lâliotes emportèrent dans leur retraite des sacs remplis de têtes et d’oreilles. À peine arrivés à Patras, ils empalèrent sous les fenêtres du consul anglais trente paysans zantiotes qu’ils avaient pris, et dont le supplice causa une vive irritation dans l’heptarchie.

La conduite énergique du comte André Métaxas au siège de Lâla lui mérita la confiance et l’estime des Hellènes. Il devint ministre du gouvernement provisoire, et lors de la convocation du congrès de Vérone, il y fut envoyé avec Germanos, métropolitain de Patras, et George Mavromichalis. La lettre qu’il écrivit d’Ancône le 15 janvier 1823 prouve que les membres du congrès partageaient l’opinion du gouvernement anglais sur le caractère de l’insurrection grecque. Les envoyés ne purent même dépasser Ancône, où la police pontificale reçut ordre de les retenir. Les insurrections qui, en 1821, avaient éclaté en Roumanie, en Grèce, en Piémont et à Naples avaient tellement effrayé les gouvernemens européens, qu’on ne vit dans le comte André Métaxas et ses compagnons que des affiliés à la puissante société des carbonari. La diplomatie avait plus de souci de comprimer l’Espagne, justement révoltée contre la déplorable administration de Ferdinand VII, que d’encourager les Hellènes dans une insurrection dont les conséquences lui semblaient de nature à compromettre l’équilibre européen. Lorsque Maitland mourut (17 janvier 1824), il pouvait donc croire que sa politique était sanctionnée par l’Europe conservatrice. Il avait du moins la certitude qu’elle avait l’approbation complète du ministère anglais. « L’opinion, milord, écrivait le célèbre jurisconsulte Thomas Erskine au comte de Liverpool, a déjà prononcé son verdict dans la cause des Grecs et des Turcs par la censure publique dont sir Thomas Maitland a, pendant quelque temps, soutenu le choc, comme notre représentant dans cette partie du globe; mais je ne chercherai pas de meilleure preuve des actes et des désirs du gouvernement que ce qu’a fait sir Thomas Maitland : je suis intimement persuadé qu’il ne s’est jamais départi de ses instructions ni conséquemment de son devoir. Je l’ai connu toute ma vie, et dans les difficiles situations d’une haute responsabilité où il a été placé, sa conduite a été exemplaire et son caractère sans reproche. » Le témoignage d’un homme aussi respectable que Thomas Erskine est confirmé par les actes des ministres de George IV, qui se signalaient, même en Angleterre, par leur antipathie pour la liberté de la presse et pour toutes les idées libérales.

Sir Frédéric Adams succéda à Maitland à une époque où l’opinion publique se prononçait de plus en plus en Occident en faveur des Hellènes. Il arriva donc à Corfou disposé à traiter avec humanité un pays où son prédécesseur avait laissé la mémoire la plus impopulaire, et où le protectorat britannique était fort discrédité par une administration brutale et inquisitoriale. Militaire loyal, quoique un peu rude, il travailla avec sincérité au bien du pays. Plusieurs mesures importantes furent prises sous son gouvernement. L’université de Corfou fut ouverte le 29 mai 1824. Le comte de Guilford en fut le premier archonte (chancelier) et bienfaiteur. C’est à ce généreux Anglais que Corfou doit sa bibliothèque, lord Guilford ayant donné à la capitale des Iles-Ioniennes une grande partie de ses livres. D’autres institutions contribuèrent au développement matériel et intellectuel des Iles-Ioniennes. On construisit des routes ; des lycées furent établis dans les villes de Corfou, de Zante et d’Argostoli. Si l’on se rappelle quel était sous les Vénitiens l’état des îles, on ne contestera pas les progrès réels accomplis sous le successeur de Maitland. Lord Nugent, sir Howard Douglas, sir Stuart Mackensie, lord Seaton, ne montrèrent pas tous la même capacité. Lord Nugent, honnête homme, esprit cultivé et philhellène décidé, rétablit l’équilibre dans les finances, et laissa dans les coffres un excédant de 126,550 livres sterling. Sir Stuart Mackensie, intelligence bornée, se brouilla avec les Ioniens et avec son propre gouvernement. Lord Seaton compléta l’organisation de l’enseignement en fondant des écoles primaires. On lui doit la liberté de la presse et des élections et la substitution de la langue grecque comme langue officielle à l’italien. Pourtant les lords haut-commissaires se firent plus d’une fois illusion sur les résultats de leur administration. C’est ainsi que sir Howard Douglas, qui gouverna l’heptarchie pendant dix ans, ne réalisa pas toutes les promesses qu’il avait faites. On écrivit contre lui une foule de brochures. M. A. Mustoxidis se fit, dans divers mémoires (1839,1840), l’organe de l’opposition[18]. « Des sociétés agricoles et industrielles, disait-il, des sociétés anonymes, des banques nationales, des desséchemens de marais, toutes choses excellentes, mais où les trouver sinon sur le papier ? Le code fait mention de maisons de correction et de discipline, de pénitenciers ; mais il n’existe aucun de ces établissement dans le pays. On a donné des ordres pour la création de salles d’asile, et les pauvres pullulent dans tous les recoins de la cité. »

Sir Henry Ward eut la malheureuse idée de revenir à la politique draconienne de Thomas Maitland. Il était lord haut-commissaire lorsque éclatèrent les événemens de 1848. On sait qu’à cette époque presque toutes les nationalités vaincues se soulevèrent contre leurs « protecteurs » ou contre leurs maîtres. Venise, la Lombardie, la Hongrie, s’insurgèrent contre l’Autriche. L’agitation gagna l’Orient ; une insurrection éclata dans les provinces roumaines. Il était difficile que les Iles-Ioniennes, toujours en fermentation depuis 1821, échappassent à la conflagration universelle. Sir Henry Ward aurait dû tenir compte des conjonctures et user avec modération de la victoire des armes britanniques sur les insurgés de Céphalonie[19]. Bien loin de prendre conseil de l’esprit de conciliation et d’imiter l’indulgence dont lord Seaton usa dans une circonstance pareille, il proclama l’état de siège et se rendit odieux par les supplices qu’il ordonna. Nous vivons heureusement dans un temps où la peine de mort en matière politique excite de vives répugnances. L’adoucissement des mœurs et l’inutilité bien constatée d’un pareil système de répression ont discrédité les « rigueurs salutaires. » Donner des martyrs à une cause qu’on prétend dépopulariser est le meilleur moyen de la rendre sacrée aux yeux des masses. Le parti hellénique, loin d’être intimidé, résista avec résolution aux projets de sir Henry Ward. Une opposition opiniâtre éclata dans la majorité du parlement, qui fut prorogé, dissous, renouvelé, et de nouveau prorogé par le lord-commissaire. La police fut remise exclusivement aux autorités britanniques, et on enleva au jury le jugement des délits de presse. Les concessions faites par lord Seaton, prédécesseur de sir Henry Ward, semblaient toutes remises en question, et les plus mauvais jours du gouvernement de Maitland revenus pour les Iles-Ioniennes. Les Anglais comprirent heureusement les dangers de cette politique à outrance et la nécessité de faire des concessions aux insulaires. Un décret du gouvernement ionien, en date du 22 décembre 1851, contre-signe par lord Granville, indiqua des modifications à introduire dans la constitution de 1817[20]. Lord Young, qui gouverne actuellement les Iles-Ioniennes, a certainement l’intention de continuer les traditions de lord Nugent et de lord Seaton ; mais les Ioniens paraissent redouter que les influences de son entourage ne lui permettent pas d’agir toujours conformément à ses bonnes intentions.


IV

Un officier-général de la marine britannique ne craint pas de dire : « Nous serions disposés à considérer les Iles-Ioniennes comme une possession gardée en dépôt pour quelque souveraineté grecque du Levant[21]. » Sans exiger des hommes d’état de l’Angleterre une abnégation aussi complète, tous ceux qui s’intéressent au progrès de l’espèce humaine doivent se demander si les agens de la Grande-Bretagne ont travaillé autant que le permettaient les circonstances à rendre aux Ioniens une partie de la prospérité dont ils jouissaient dans les beaux jours de leur primitive indépendance, prospérité qui est attestée par tous les monumens et par les récits des historiens de l’antiquité les plus dignes de foi.

Nous avons vu quelle était, au temps de la domination de Venise, l’organisation des Iles-Ioniennes. Naturellement le protectorat de l’Angleterre a dû faire une plus large part à l’élément indigène.

Les représentans de sa majesté britannique dans l’heptarchie ionienne sont le lord haut-commissaire et les résidens. Le lord haut-commissaire, établi à Corfou comme les provéditeurs-généraux, et chef réel du pouvoir, exécutif, a des « résidens » pour agens dans les îles. Le pouvoir du « prestantissime résident » dans chacune de ces îles est considérable, puisque tous les actes des conseils municipaux ne peuvent être exécutés sans avoir préalablement reçu son approbation. On a prévu, non sans raison, le cas de conflit, et le sénat ainsi que le lord haut-commissaire doivent prononcer entre les résidens et les conseils.

Le sénat, composé de cinq membres, d’un secrétaire-général et d’un président, est à la tête des autorités indigènes. Il est censé exercer le pouvoir exécutif. Il envoie dans chaque île un éparque chargé de l’administration. Ce fonctionnaire doit être agréé par le lord haut-commissaire. Dans l’ordre judiciaire, la nomination de presque tous les magistrats nécessite également son approbation. L’assemblée législative, composée de quarante membres, est envoyée à Corfou par le corps électoral des Sept-Iles.

Le grand conseil de justice, cour d’appel qui prend rang après le sénat, ne peut être compté sans restriction parmi les autorités indigènes. En effet, la moitié des juges sont Anglais et choisis par la reine. Aujourd’hui les arrêts des tribunaux et les autres actes officiels peuvent être publiés en grec et en anglais. Dans le principe, les hauts-commissaires ne reconnaissaient comme langues officielles que l’anglais et l’italien.

Dans un pays éminemment religieux, les chefs du clergé jouissent nécessairement d’une influence considérable. La hiérarchie sacerdotale a maintenant une organisation plus conforme aux principes de l’église grecque qu’au temps de Venise. Corfou, Céphalonie, Zante, Santa-Maura et Cérigo ont des archevêques élus par les prêtres et confirmés par le patriarche de Constantinople[22]. Un de ces dignitaires devient à son tour exarque (ἔξαρχος). Cette dignité, qui n’existe plus en Occident, est fort ancienne. Il en est fait mention au concile de Sardique (347), qui explique que par exarque il faut entendre un métropolitain, (ἐπίσκοπος τῆς μητροπόλεως) ; mais ce sens primitif s’étendit avec le temps : il est positif qu’au Ve siècle il existait une charge ecclésiastique, celle d’exarque, supérieure à celle des métropolitains. Lorsque le concile de Chalcédoine institua cinq patriarcats égaux, Jérusalem, Théopolis (Antioche), Alexandrie, Rome et Constantinople, les exarques leur furent subordonnés. L’exarque de l’heptarchie ionienne dépend du patriarche de Constantinople. À chaque renouvellement ou à chaque dissolution du parlement, il est remplacé par un de ses collègues. Son tribunal est un tribunal d’appel auquel peuvent s’adresser tous ceux qui voudraient faire casser une sentence d’un des archevêques ioniens. Il a donc une autorité à peu près semblable à celle du saint synode de l’église hellénique ou du métropolitain de Valachie[23]. Quant aux questions de dogme, elles ne peuvent occuper les prélats ioniens, les Orientaux n’admettant pas comme les catholiques que le dogme puisse « se développer, » c’est-à-dire changer.

Si de l’organisation politique et religieuse on veut passer aux questions administratives et économiques, on est forcé de constater de notables différences entre les diverses îles de l’heptarchie. Corfou, la plus septentrionale des Iles-Ioniennes, est située à l’entrée du golfe Adriatique. Elle fait face, du côté de l’est, à la province albanaise de Delvino, dont elle est séparée par un étroit bras de mer d’environ deux lieues de largeur ; elle regarde à l’ouest le canal et la terre d’Otranto. La figure de l’île est à peu près triangulaire ; la circonférence est d’environ soixante lieues ; du nord au sud, la longueur peut être de vingt lieues, et de l’est à l’ouest, la plus grande largeur de dix lieues. Elle n’offre pas de grandes ressources à l’agriculture à cause des montagnes et des collines dont elle est couverte. Quelques plaines de peu d’étendue pourraient dédommager les Corfiotes par leur fertilité, si l’irrigation y était plus facile ; mais le Mensogni et le Potamo ne fournissent point aux cultivateurs l’eau nécessaire pour combattre la sécheresse. En outre, leur indolence est entretenue par un climat singulièrement variable malgré sa douceur, climat qui fatigue les organisations les plus solides. Du soufre, du marbre d’une qualité inférieure, d’assez mauvais charbon de terre, quelques salines d’un produit médiocre, constituent, avec le blé, le vin et l’olive, les principales productions de l’île. Quand on dit que les habitans de Corfou sont aussi pauvres que le sol est riche, on donne une idée trop favorable du territoire et trop désavantageuse de ceux qui le cultivent. Avec des procédés agricoles plus avancés, les Corfiotes seraient assurément dans une meilleure situation ; pourtant on n’obtiendra jamais de leurs plaines resserrées par les monts les trésors que contient l’inépuisable territoire de la Valachie, et les montagnes de Corfou n’auront jamais dans leurs flancs les innombrables minéraux des Karpathes.

Si l’on excepte Corfou, on ne trouve que des villages dans l’île. Aucune cité ne donne mieux par sa physionomie une idée des nombreuses révolutions que ce pays a subies. L’esplanade et le palais du lord haut-commissaire forment une ville anglaise. La ville grecque, avec ses hautes maisons et ses étroites arcades, rappelle au voyageur qu’il est sur une terre hellénique. Le quartier juif, hideux de saleté, prouve que la tolérance britannique a été impuissante à donner aux Hébreux le goût du comfortable. Les Italiens, qui se pressent dans les rues, mêlés aux Maltais, sujets de l’Angleterre, sont un souvenir vivant de la domination vénitienne. L’allure dégagée des jeunes filles qui sourient de leur fenêtre constate assez que les vives et gracieuses Corfiotes ne sont pas disposées à perdre l’indépendance que Venise leur a conquise, et que les traditions du gynécée sont bien oubliées dans la vieille Corcyre. Des soldats, habillés de blanc et coiffés d’un chapeau de paille, marchandent d’énormes melons, des citrons, des prunes et des raisins dont la grosseur atteste la puissance du soleil méridional. Si Corfou n’est pas encore une ville occidentale, si l’on trouve dans ses faubourgs des traces d’une incurie héréditaire, on ne peut cependant s’empêcher de jeter un coup d’œil de satisfaction sur cette coquette cité qui s’élève en amphithéâtre vis-à-vis de l’Albanie, au pied de sa citadelle hardiment posée sur un rocher[24].

Ce n’est pas dans la capitale, remplie d’une population mêlée, assez façonnée aux coutumes anglaises, qu’il faut étudier la race hellénique. On doit aller dans ces châteaux à moitié ruinés où brille au-dessus de la porte d’entrée un écusson dont se montrent très fiers les maîtres de la maison. Les Grecs ont si peu de besoins, qu’ils conservent même dans la pauvreté une dignité et une certaine élégance que les Allemands et les Anglais croient impossibles sans la richesse. L’aristocratie corfiote est certainement, par la distinction des manières, l’égale de la noblesse de France et d’Italie. Le coup d’œil le moins exercé reconnaîtra en elle la double tradition de deux grandes races les plus anciennement civilisées de notre Europe, les Hellènes et les Latins. De là son inébranlable conviction que la supériorité des Anglais n’est point aussi absolue qu’ils l’imaginent.

En s’éloignant de Corfou et en se dirigeant vers le sud, on aperçoit Paxo, qui n’est guère qu’un îlot, quoiqu’elle compte parmi les Sept-Iles. Sauf l’huile et les amandes, le terrain de Paxo ne fournit pas de grandes ressources à ses robustes habitans. — En suivant, toujours dans la direction du midi, les côtes de l’Albanie, on trouve Santa-Maura, à l’entrée du golfe d’Arta, qui sépare la terre des Chkipetars de la Grèce. Santa-Maura, île à peu près ronde, a environ vingt lieues de circonférence ; mais elle est presque entièrement occupée par des montagnes dont les plus élevées sont au centre. Toutefois elle est riche en amandiers et en oliviers. — L’île de Théaki forme un carré long échancré, et a environ dix lieues de tour ; elle est aussi couverte de rochers qui opposent un obstacle insurmontable aux progrès de la culture. Outre le blé et d’autres grains, on y récolte de beaux raisins de Corinthe. Le principal avantage dont elle jouisse est un très bon mouillage. — Céphalonie est de même fière à bon droit du port de Saint-Théodore, où une escadre entière serait en sûreté. Cette île, qui sort des flots à l’embouchure du golfe de Patras, en face de la ville célèbre de Missolonghi, est à peu près ronde et a soixante lieues de circuit ; Sans compter Argostoli, la capitale, elle a deux autres petites villes, Lixuri et Axo, où se trouve une forteresse. D’épaisses forêts tapissaient autrefois les flancs du mont Nero ; mais sous la domination vénitienne, l’incurie du gouvernement n’a opposé aucun obstacle au déboisement. Aujourd’hui Céphalonie, encombrée en partie de rochers arides, n’offre à l’agriculture qu’une étendue bornée de terres cultivables, dont, il est vrai, la fertilité est singulière.

Zante, située au sud de Céphalonie, dont elle n’est séparée que par un cariai de quatre lieues, semble de toutes les Iles-Ioniennes la plus favorisée de la nature. Cette île, qui est d’une forme semi-circulaire et dont les roches pittoresques font face, vers l’orient, à la Morée, a une circonférence d’environ vingt lieues ; elle s’étend de quatre à cinq lieues en largeur et de six à sept lieues en longueur. Tous ceux qui ont visité la Grèce en parlent avec admiration. Robert la nomme l’île d’or ; Spon dit que Zante est un paradis terrestre ; George Wheler affirme que cette île est un des pays les plus délicieux et les plus fertiles qu’il ait vus. Aussi les Italiens ont-ils donné à la patrie du célèbre Ugo Foscolo le nom poétique de fîor di Levante. Elle doit, il faut l’avouer, sa réputation de fertilité à une plaine assez bornée, environnée de montagnes où’ se concentre la chaleur du soleil. Zante produit le vin, les céréales et l’huile d’olive ; mais le raisin de Corinthe constitue sa principale richesse : trop heureuse la fleur du Levant quand elle n’en est pas privée par des pluies intempestives. — Vient enfin Cythère, aujourd’hui Cérigo, qui apparaît au sud-est, à la pointe de la Morée, lorsqu’on a doublé le cap Matapan. Elle a vingt lieues de circonférence ; mais, sauf quelques céréales, on n’y trouve guère que des rochers stériles que fouettent souvent des vents terribles. Aussi une population pauvre vit-elle dans ses trente villages et dans sa capitale, Cérigo ou Cap-sali, petite ville située à l’ouest de l’île et défendue par une forteresse.

Après avoir montré l’organisation politique de la société qui habite ce groupe d’îles si diversement traitées par la nature, il faut rechercher quel est le rôle des partis indigènes, quelles sont leurs aspirations. C’est à la chute de la domination vénitienne qu’on peut saisir dans leur premier essor les deux tendances distinctes qui partagent aujourd’hui même les populations de l’Ionie. En présence de la domination française, puis du protectorat russe, il y eut d’un côté les démocrates, pénétrés du sentiment de la nationalité, fiers des anciens souvenirs de la race hellénique, de l’autre les oligarques, ardens gardiens des traditions byzantines sur le principe d’autorité. Sous l’empire du protectorat britannique, ces deux partis ont pris d’autres noms et sont entrés dans une voie de transformation. Ils s’appellent aujourd’hui le parti conservateur et le parti de l’opposition. C’est dans leur attitude actuelle qu’il importé surtout de les étudier.

Toutes les fractions du parti conservateur s’entendent sur un point. Elles reconnaissent la protection comme un fait sur lequel on ne peut songer à revenir, et qui est en somme plus utile au pays que nuisible. Capodistrias était de cet avis, car il fit tous ses efforts pour empêcher l’Autriche d’obtenir la suzeraineté des îles qu’elle convoitait ardemment. Il croyait qu’une nation libérale comme l’Angleterre favoriserait mieux le développement de la république naissante qu’un gouvernement despotique qu’il savait systématiquement hostile à toutes les nationalités de l’Orient chrétien. Le parti conservateur, qui a adopté ce point de vue, pourrait être nommé également parti anglais ou protectioniste, qualification plus exacte que celle de « parti aristocratique, » souvent employée, car l’aristocratie, ayant perdu son ancienne position sociale, est obligée de chercher un point d’appui dans la faveur du gouvernement.

Les conservateurs, nommés par leurs adversaires ϰαταχθόνιοι (katachthonioi) (infernaux), se divisent en deux écoles, les rétrogrades et les partisans du statu quo. Les premiers blâment les concessions faites par les lords haut-commissaires, et regrettent le système autocratique dont le général Maitland était la personnification complète. Les seconds, sans désapprouver les réformes concédées, croient qu’il serait imprudent de trop s’engager dans cette voie, qu’on exposerait la république à de fâcheuses complications, et le protectorat à des dangers sérieux.

L’opposition, qu’on appelle aussi parti hellénique ou national, présente deux nuances bien tranchées, les réformistes et les antipro-tectionistes ou séparatistes. Les réformistes considèrent la protection comme une nécessité imposée par la puissance des événemens. Leur but est d’obtenir, par tous les moyens constitutionnels, l’exécution des traités garantis par l’Europe, de maintenir vivant le sentiment national, et de développer, à l’aide de ce sentiment, l’intelligence et la moralité du peuple ionien, sans faire aucun appel à la vivacité de ses passions. Pour les antiprotectionistes, le protectorat est Une « illusion et une duperie » (πλάνη ϰαὶ ἀπάτη (planê kai apatê)). Ce parti a eu pour berceau l’ardente Céphalonie. Lorsque la liberté de la presse permit à chacun d’émettre ses opinions, deux journaux prirent pour tâche d’attaquer le protectorat. Ces journaux, Ὁ φιλελεύθερος (Ho phileleutheros) et Ἡ Ἀναγέννησις (Hê Anagennêsis), popularisèrent le remarquable talent de MM. Zervos et Momferrato ; mais la « haute police » en interdit la lecture, et relégua les rédacteurs dans une île presque déserte. Cependant, lorsqu’on eut accordé des élections libres, les deux chefs du parti séparatiste furent élus députés à Céphalonie par une majorité considérable. Ils développèrent à la tribune du parlement, avec beaucoup d’éclat, les théories qu’ils avaient soutenues dans la presse. Ces débats n’eurent d’autre résultat que de faire proroger deux fois le corps législatif, qu’on finit par dissoudre. Depuis cette époque, le parti antiprotectioniste se propagea avec rapidité, d’abord à Zante et ensuite dans les autres îles. Des rigueurs impolitiques, les vexations d’une police inquisitoriale, ont plus contribué à lui acquérir des partisans que l’influence de ses chefs, quoique ceux-ci n’aient pas craint de souffrir pour la cause qu’ils avaient embrassée. Relégués dans les îlots, déportés sans jugement sur des rochers arides, leur constance parlait plus éloquemment que tous les discours. Le gouvernement était engagé dans une fausse route ; des potences se dressèrent à Céphalonie, et aucun insulaire ne voulant servir de bourreau, un sergent anglais fut chargé d’étrangler les malheureuses victimes d’un déplorable système de compression et de vengeance. Des soldats de l’armée britannique transformés en exécuteurs des hautes-œuvres flagellèrent des centaines de condamnés, dont les douleurs allumèrent dans les âmes une haine qui est loin d’être complètement apaisée.

On peut déjà se faire une idée des aspirations des partis ioniens : plusieurs des questions soulevées dans les derniers temps ne peuvent avoir aucune application actuelle ; mais en dehors de ces questions, évidemment spéculatives, tous ceux qui se préoccupent de l’avenir et du bonheur de leur pays demandent avec raison des réformes et des améliorations dont la nécessité n’est guère contestable. Si on porte d’abord ses regards sur l’organisation du gouvernement, on est frappé de la confusion qui règne dans les régions du pouvoir. La constitution de 1817, œuvre de violence et de fourberie, avait du moins le mérite de la logique. On n’en saurait dire autant du régime actuel, mélange bizarre d’autocratie et de libéralisme. Tandis qu’on accordait la liberté de la presse et des élections, qu’on promulguait une loi électorale dont les bases sont fort larges, on laissait debout un pouvoir exécutif dont les prérogatives exorbitantes excluent toute espèce de liberté.

Le sénat, qui l’exerce conjointement avec le lord-commissaire, — τὸ ἐν ϰαὶ πᾶν (to en kai pan),[25] — semble au premier coup d’œil présenter des garanties d’indépendance. Les ministères sont confiés aux cinq membres qui le composent. Le haut-commissaire est obligé d’en choisir trois dans le corps législatif ; il peut en prendre deux en dehors de cette assemblée, à la condition que les quatre, grandes îles soient représentées chacune par un sénateur, et qu’un cinquième membre du sénat appartienne à une des trois petites. Ainsi le personnel du sénat se compose d’un sénateur natif de Corfou, d’un de Céphalonie, d’un de Zante, d’un de Santa-Maura. Paxo, Théaki et Cérigo ont un sénateur l’une après l’autre. De cinq en cinq ans, le président du sénat doit aussi être pris successivement dans une des quatre grandes îles. Cependant toutes ces entraves n’embarrassent guère le haut-commissaire. En effet, le président a double vote, les deux membres qui peuvent être choisis en dehors du corps législatif sont nécessairement dévoués au lord-commissaire. Celui-ci est donc assuré de quatre votes, et les trois autres ne « ont guère douteux, car sur une chambre de quarante-deux membres, même quand elle est élue en vertu d’une loi très libérale, rien n’est plus facile que de trouver trois députés à la discrétion du pouvoir.

Le corps législatif, dira-t-on, n’est-il pas là pour surveiller le pouvoir exécutif ? Malheureusement son action est annulée en fait par deux prérogatives que possède le sénat. Le sénat est irresponsable, et il peut exercer la puissance législative. En tant qu’il est irresponsable, il n’a aucun besoin d’avoir la majorité dans le parlement. Il peut à son gré braver l’opposition du corps législatif, le faire proroger par le lord-commissaire, ou encore obtenir une ordonnance de dissolution que la reine peut rendre au besoin. De plus, il a non-seulement, comme le haut-commissaire, comme le parlement, le droit de proposer des lois, mais il peut, ainsi que le commissaire, refuser sa sanction à toutes celles qui seraient votées par le corps législatif. Une loi ainsi repoussée ne peut plus être proposée qu’une fois dans la durée du parlement, c’est-à-dire en cinq ans. Admettons que le haut-commissaire, le sénat, le corps législatif, parviennent à s’entendre. La reine d’Angleterre a la faculté, pendant la première année de la promulgation, d’abroger toutes les lois émanées des pouvoirs ioniens et approuvées par son représentant.

Comme les éventualités de lutte sont plus aisées à prévoir que les chances de bonne intelligence, il reste au sénat une dernière ressource pour faire prédominer ses vues, le régime des ordonnances. Il fait ce que Charles X a vainement essayé en juillet 1830. Le parlement ne se réunissant que tous les deux ans, le sénat, dans l’intervalle des sessions, qui durent trois mois à partir du 1er mars, pourvoit aux cas d’urgence par des décrets. Débarrassé, pendant vingt et un mois sur vingt-quatre, d’une surveillance incommode, il peut profiter de cette situation pour interpréter, pour modifier et même annuler les lois faites avec le concours des autres pouvoirs. Le parlement a, je le sais, le droit de casser les ordonnances du sénat, que ce corps est obligé de soumettre à son approbation ; mais, lorsque les députés sont rentrés dans leurs foyers, rien n’empêche de remettre en vigueur sous une autre forme le règlement qui n’a pas obtenu leur suffrage. Qui sait même si les mandataires de la nation assez hardis pour émettre une opinion indépendante n’auront pas à se repentir de leur franchise ? Quand un pouvoir se réserve, sous le nom de « haute police, » une autorité vraiment dictatoriale, les libertés qu’on vante le plus ne sont que de vains mots. Or le lord-commissaire, qui ne fait qu’un avec le sénat, ne peut-il pas bannir et emprisonner tous ceux qui lui paraissent menacer l’ordre établi ?

Les Ioniens n’ont pas seulement à se plaindre de l’organisation du gouvernement des Sept-Îles. À ces vices d’organisation, disent-ils, se joint un regrettable défaut de sollicitude pour tout ce qui regarde les intérêts matériels et moraux du pays. Ils se plaignent de l’absence de toute industrie, ils affirment que l’agriculture manque d’encouragemens et d’essor, que la marine de Zante, autrefois florissante, est en pleine décadence, que les établissemens d’instruction publique, après avoir eu, au temps du comte de Guilford, une ère de prospérité, laissent aujourd’hui infiniment à désirer. M. le comte Luntzi, qui a étudié avec tant de zèle et d’intelligence tous les sujets qui peuvent contribuer à la prospérité de sa patrie, a traité cette question dans un ouvrage spécial : Περὶ τῆς ἐν Ἑπτανήσῳ διοργανώσεως τῆς δημοσίας παιδεύσεως. Le savant gentilhomme est de l’avis des Anglais : Knowledge is power (l’instruction, c’est la force). Il a signalé avec une rare sagacité les imperfections et les lacunes du système en vigueur, système qui ne tient pas assez compte de l’enseignement secondaire ni même élémentaire, oubliant qu’une université n’est florissante que lorsque les jeunes gens abordent les fortes études avec une certaine préparation. Il est à souhaiter que les Ioniens se préoccupent ainsi de plus en plus des sérieux intérêts de leur pays, au lieu de s’absorber dans des discussions stériles, dans des polémiques personnelles. Rien ne discrédite une nation comme ces déplorables polémiques : au dehors, on ne croit guère au bien que les partis disent d’eux-mêmes, et on accueille volontiers les accusations qu’ils se jettent les uns aux autres. Pour nous, qui croyons que la race hellénique porte en elle un germe puissant de renaissance et de progrès, nous applaudirons cordialement à tout ce qui contribuera au bonheur et à la gloire d’un peuple éprouvé par de si longues misères. Dans les desseins de la Providence, la souffrance n’est pas moins utile aux nations qu’aux individus. Elle seule leur apprend à s’étudier avec une attention persévérante, à chercher la cause de leurs défaillances et de leurs maux, à profiter des sévères leçons de l’expérience.

Ctesse Dora d’Istria.
  1. De l’état politique des Sept-Iles sous les Vénitiens, par M. Hermann Luntzi.
  2. Sur une nouvelle Organisation de l’instruction publique dans les Sept-Iles, par M. Hermann Luntzi.
  3. Afin d’abréger, on disait le général pour le provéditeur-général.
  4. La carte.
  5. En hiver, ce gilet était de drap ou de velours, et garni de fourrures.
  6. Aussi était-il défendu de porter une canne à ceux qui n’avaient pas d’emplois éminens.
  7. Voyez Sarpi, Histoire de l’Interdit, Venise 1606.
  8. Dans un ouvrage publié au commencement du siècle par Castellan sous le titre de Lettres sur la Morée et sur les îles de Cérigo, Hydra et Zante, une gravure intitulée Costume des habitans de Zante représente deux bravi armés du poignard qu’une femme s’efforce de séparer.
  9. les Capodistrias étaient venus de l’Istrie, de la ville de Capo-d’lstria. Voyez sur le comte Capodistrias la Revue du 15 avril 1841.
  10. Voyez, dans la Revue du 1er mars 1858, la Poésie grecque dans les Iles-Ioniennes.
  11. Cette expression est fort inexacte : il n’y a pas plus de religion grecque que de religion slave ou anglo-saxonne. L’église grecque n’exerce pas sur les orthodoxes la même primauté que l’église romaine sur les catholiques.
  12. Malgré cette déclaration, un décret de l’empereur Napoléon renferma la conquête dans les limites d’un simple protectorat.
  13. Et non pas en 1815, comme je l’ai dit par inadvertance dans un précédent article.
  14. Qu’il ne faut pas confondre avec le secrétaire d’état, qui existait au temps du protectorat russe. Le secrétaire-général est l’alter ego du haut-commissaire.
  15. Parga and the Ionian-Islands, by C. P. de Bosset, London 1821.
  16. H. Pouqueville, frère du consul.
  17. Le monument qui fut érigé à Zante en l’honneur de Maitland pourrait faire croire que cette île était favorable au commissaire. On avait écrit au-dessous de son buste de bronze : « Pour leurs espérances, les Zantiotes à Thomas Maitland. » Un écrivain favorable aux Anglais affirme (et le fait n’est pas contestable) « que les habitans de Zante, forcés très durement par le gouvernement lui-même d’ériger ce monument, l’auraient détruit depuis longtemps, s’il n’eût été gardé tout exprès par un poste de militaires anglais.
  18. Sulla condizione attuale delle Isole Ionie, in-folio, Londres, typographie étrangère de John Morton, 1840.
  19. La plus grave des insurrections fut celle de Céphalonie, en septembre 1849.
  20. Voici les termes de ce décret : « 1° Le parlement se réunira tous les ans ; 2° l’organisation du sénat sera modifiée de manière à accroître la responsabilité de ses membres et à bien préciser leurs devoirs ; 3° il sera adjoint au conseil suprême de la justice un cinquième membre, afin que ce corps puisse décider à la majorité absolue des voix, et qu’il n’ait plus à recourir, en cas d’égalité des voix, à l’intervention du lord haut-commissaire ; 4° le parlement ionien aura l’initiative d’une loi tendant à mieux régler les pouvoirs du gouvernement des îles ; 5° le parlement déterminera les attributions qui devront être substituées aux attributions actuelles (*) de haute police. »
    (*) Visites domiciliaires nocturnes, confiscation des papiers, emprisonnement et bannissement des citoyens sans enquête préalable et sans responsabilité.
  21. The Mediterranean, a Memoir physical, historical and nautical, par le contre-amiral W. H. Smith ; Londres 1854.
  22. Quoique les évêques soient élus depuis 1833, le droit de veto n’a pas toujours laissé aux Ioniens toute la liberté de leur choix.
  23. Qui prend le titre de « métropolitain de la Hongro-Valachie. »
  24. Les Anglais ont construit à Corfou des fortifications gigantesques qui en font une place à peu près imprenable.
  25. Un et tout.