Les Idées politiques de la France/Chapitre III

Librairie Stock (Delamain et Boutelleau) (p. 56-80).

III

L’INDUSTRIALISME

INTÉRÊTS ET IDÉES

Nous entendrons par industrialisme le système politique où le point de vue de la politique est subordonné à celui de la production. Et sans doute nous arrêtera-t-on d’abord. Il ne s’agit pas là, nous dira-t-on, d’idées, mais d’intérêts, des Intérêts, en tant que, comme aux temps de Lamartine et Guizot, ils s’opposent aux Idées. L’organisation électorale qui a groupé les chefs de la production s’est appelée, au lendemain de la guerre, les Intérêts Économiques. Ne confondons pas une carte des idées avec une carte des intérêts, qui est tout autre chose, et où les comités industriels devraient être groupés avec les autres systèmes d’intérêts, syndicats ouvriers, confédérations générales du travail ou des vignerons.

C’est juste en principe. Il faut cependant, de notre point de vue, distinguer deux sortes d’Intérêts : d’une part ceux qui se présentent à l’état brut, d’autre part ceux qui ont tenté une alliance avec l’intelligence, se sont enveloppés d’un système d’idées. Les associations de commerçants ou de producteurs, même quand elles exercent une influence électorale puissante, n’entendent défendre réellement que des intérêts personnels et collectifs, et (sans attribuer au mot le moindre sens péjoratif, puisque nous en avons tous) alimentaires. Il n’en va pas tout à fait de même des syndicats ouvriers, lesquels ont pu fonctionner, surtout au début du xxe siècle, comme instruments d’éducation de la classe ouvrière. Les théories syndicalistes sont prises dans un mouvement d’idées doctrinales, et, malgré certaines oppositions superficielles, on est en droit d’y voir des modalités de l’idée socialiste, et de les reporter dans le courant plus général des idées socialistes. Les Intérêts généraux et supérieurs de la grande industrie ont tenté, eux, dès l’après-guerre, une entente avec l’intelligence, dont on ne peut dire qu’elle ait puissamment réussi, mais enfin qui existe, et qui est liée à la géographie et à l’histoire de l’industrialisme.

GÉOGRAPHIE ET HISTOIRE DE L’INDUSTRIALISME

Géographie d’abord. L’industrialisme est maintenant un fait planétaire, et les plus importants problèmes planétaires d’aujourd’hui se posent en fonction de la vie industrielle, de la technique et de la production. La flambée économique que la guerre européenne a provoquée en Amérique y a été accompagnée et éclairée d’une théorie concomitante, d’un activisme doctrinal, auquel peut-être le terrain avait été préparé par le pragmatisme. La production étendue et organisée, la mise en valeur des richesses naturelles, les standards, les hauts salaires, les écluses ouvertes à la puissance d’achat, les destinées promises par là à des rois de l’industrie et des affaires, succédant aux empires détruits, aux princes romantiques des lettres et de l’esprit, voilà qui a aimanté dix ans un vaste champ d’idées. Dès le lendemain de la guerre, l’Allemagne se jetait dans les bras de l’Amérique, optant d’ailleurs en masse pour un américanisme théorique, qui lui a apporté les mêmes désillusions qu’à l’Amérique elle-même, mais qui y a laissé des traces profondes. L’exemple le plus saisissant et le plus actuel nous serait fourni par l’U. R. S. S., qui, du communisme absolu de la consommation et de la répartition, est passée à un absolu de la production, à un impératif catégorique du rendement. Enfin toute la civilisation est suspendue aujourd’hui à un problème, peut-être insoluble, d’équilibre entre la production et la consommation.

Nous appelons point de vue géographique cette histoire contemporaine, décadaire, comprise entre 1920 et 1930, parce qu’elle nous oblige à tenir dans le champ de notre vision un espace, celui de la planète entière. Mais l’industrialisme a d’abord une histoire proprement dite, une histoire centenaire, qui remonte au saint-simonisme. Le génie de Saint-Simon avait déclenché, à partir de 1820, sinon à partir des Lettres d’un habitant de Genève, qui sont de 1802, un mouvement d’idées autour de ce problème : la force sociale nouvelle, née, à la fin du xviiie siècle, de la Révolution industrielle, se développerait-elle et réussirait-elle par le libéralisme économique, celui de Smith et de Say, ou par une organisation de la société, opérée du point de vue des producteurs, l’industrialisme ? Évidemment les titres du périodique de 1816, l’Industrie, celui du journal de 1819, l’Organisateur, celui du Système des Industriels de 1821, du Catéchisme des Industriels de 1823, de la revue le Producteur de 1825, seraient mal compris si on leur donnait un sens exclusivement patronal, puisque d’autre part le saint-simonisme apparaît comme un socialisme, dénonce l’exploitation de l’homme par l’homme, préconise la suppression de l’héritage (je dis le saint-simonisme et non Saint-Simon lui-même) et que l’industriel est pour lui le travailleur de l’industrie, quelles que soient sa partie ou sa fonction. Mais il établit et maintient avec force ces deux idées : que la politique est subordonnée à l’économique, — que l’économie organisée et dirigée de la production constitue le grand intérêt humain. Cependant, quels que soient les rapports étroits de la doctrine de Saint-Simon, Enfantin et Bazard, avec la mystique socialiste, l’influence et le développement du saint-simonisme jusqu’à la fin du xixe siècle n’ont à peu près aucun caractère ouvrier. Le saint-simonisme fournit un élan et un idéal à l’esprit de la grande industrie et à l’exécution des grands travaux. Les saint-simoniens Pereire gouvernent les entreprises ferroviaires, bancaires et immobilières de la monarchie de Juillet et du second Empire. Le canal de Suez, dont Enfantin et Lambert-Bey allèrent étudier les plans et organiser l’idée à un moment où Ferdinand de Lesseps était consul au Caire, est resté le type de l’entreprise planétaire saint-simonienne. On opposerait volontiers l’entreprise grande-bourgeoise du saint-simonisme, qui est de production et d’action, à l’entreprise petite-bourgeoise du phalanstère fouriériste qui est de consommation et de jouissance. Le saint-simonisme est une mystique de la production et de l’amour de l’humanité. Ce serait donc un contresens que de ranger le saint-simonisme sous l’étiquette de ce qu’on appelait au temps de Louis-Philippe les Intérêts. En évoquant ici la tradition saint-simonienne, nous entendons indiquer que l’industrialisme ne consiste pas nécessairement et uniquement dans un matérialisme d’intérêts.

L’INDUSTRIALISME D’APRÈS-GUERRE

La question de ce qu’on pourrait appeler un industrialisme doctrinaire et politique, sinon un néo-saint-simonisme, se posa en France au début de l’après-guerre. Les organes de la production fédérée, les grands comités industriels, qui dirigeaient la réfection de l’outillage, ne se sont pas contentés de jouer, en dehors de leur rôle économique, un rôle politique, ce qui est de tous les temps. Composés en grande partie d’hommes jeunes, cultivés, ils ont tenté, sur une assez grande échelle, une alliance avec l’intelligence, recruté une jeunesse à l’École normale, organisé et contrôlé une presse, fourni des suggestions en vue d’une société des producteurs, des chefs d’entreprise et des professions libérales. Des normaliens comme François-Poncet, des élèves romains de Mgr Duchesne, comme Romier et Serruys, ont tenu dans ce système une place de chefs de file.

Cet industrialisme a trouvé un milieu favorable dans l’industrie de guerre, dans les grandes fortunes qu’elle a rapidement créées, dans les cartels et les groupements qui ont été présents à une partie du traité de Versailles et au partage des dépouilles ennemies, dans les reconstructions en bloc des régions dévastées, dans l’euphorie de production fraîche et joyeuse qui a suivi la victoire. Ses idées sociales n’ont pas manqué de largeur. Vis-à-vis de la législation ouvrière l’industrialisme s’est départi de l’opposition tâtillonne des vieux patronats, et il a collaboré (quitte à éprouver des désillusions rapides) à la fondation du Bureau International du Travail, de qui il espérait peut-être plus une fonction de frein qu’un rôle de moteur.

On discerne d’ailleurs sur ce point une pensée et un élan qui vont de mieux en mieux sur la ligne du saint-simonisme. La création du Bureau International du Travail est une œuvre profondément saint-simonienne. Dans le langage saint-simonien on pourrait appeler le B. I. T. le Parlement des Industriels, de même que la Société des Nations a réalisé sur un plan œcuménique ce Parlement général réclamé par Saint-Simon dans le mémoire de 1814 sur la Réorganisation de la Société européenne. Mais l’esprit de la Société des Nations, depuis 1920, n’a rien de commun avec celui du saint-simonisme, tandis que les deux animateurs du B. I. T. ont été deux Français non à vrai dire saint-simoniens (il n’y en a plus), mais d’esprit nettement saint-simonien, Arthur Fontaine et Albert Thomas.

Le cas de Fontaine, moins mêlé à l’action politique que Thomas, et plus près des sources spirituelles, est ici le plus intéressant. Comme les saint-simoniens Michel Chevalier, Fournel, Lambert-Bey, comme Le Play, Fontaine était un polytechnicien entré dans les Mines, devenu un des grands « commis » de la République, ainsi que Chevalier et Le Play l’avaient été de Napoléon III, Lambert du khédive. Comme directeur du Travail, il mit sur pied la législation ouvrière de la République radicale qui suivit l’affaire Dreyfus. Très cultivé, très artiste, aussi familier avec le monde des lettres qu’avec le monde des affaires, l’un des fondateurs, avec Desjardins, de l’Union pour l’Action morale, puis pour la Vérité, président des Conseils d’Administration des Chemins de fer de l’État, des Mines de la Sarre, du Bureau International du Travail, engagé de tout son être dans les œuvres de rapprochement international, également écouté des intellectuels, des industriels, des ouvriers et des politiques, Fontaine a figuré pour nous, pendant dix ans, l’idée même de ce que pourrait être dans l’Europe d’aujourd’hui un saint-simonisme purifié, continué, rajeuni, un industrialisme éclairé, social, rationnel, bienfaisant.

La vertu de Fontaine, c’était, dans la lucidité paisible d’un technicien et l’intellectualisme méthodique d’un cartésien, un souci moral, une idée, une pratique du bien, et une sorte de religion sans dogme, mettons celle de la rue Visconti. Et nous touchons ici au besoin fondamental et à la grande difficulté de l’industrialisme, à la raison aussi de son échec actuel.

L’industrialisme est trop fort sur le terrain des intérêts pour paraître avec autorité sur le terrain des idées. Il éclate trop de chair pour éclater aux esprits. Il y a là un fossé qui ne peut être franchi que par le coup d’aile et le coup de génie. C’est ce qu’avait compris le saint-simonisme.

Mais d’un siècle à l’autre, entre le saint-simonisme de 1821, celui du Système des Industriels, et l’industrialisme de 1921, celui des comités d’industriels, il y a cette différence absolue, cette différence dans la durée, que Saint-Simon et ses disciples avaient le capitalisme devant eux, dans le siècle qui venait, et que les industriels d’aujourd’hui ont le capitalisme derrière eux, dans le siècle écoulé, comme une chose faite, dont la tradition est établie, dont le poids est imposé, dont les nécessités commandent. Ce sont des héritiers, alors que les saint-simoniens étaient des pionniers. En supprimant l’héritage ceux-ci prenaient acte de leur propre table rase. Mais moins encore que l’héritage du capital, des capitalistes ne peuvent, eux, méconnaître l’héritage du capitalisme. Saint-Simon voyait un capitalisme tel qu’il pouvait être, ou, si ou veut, tel qu’il ne devait pas être : c’était la chose à acquérir. Mais force nous est de prendre aujourd’hui le capitalisme tel qu’il est, c’est-à-dire comme la chose acquise, la fortune acquise, un système d’intérêts, une doctrine d’intérêts, une volonté d’intérêts à défendre. Pour le couvrir d’une idéologie, pour le munir et l’embellir d’un idéal, n’est-il pas trop tard ?

On en put douter, peut-être, quand le nouvel industrialisme fut pris, aidé, soulevé par cet hymne à la production dont nous parlions, et devint un productivisme. Il y eut l’évangile de la prospérité américaine, l’euphorie de la production s’accompagna d’une phosphorescence d’idées, prétendit même à une philosophie, celle d’un monde en mouvement, en action, en création. Nous sommes entrés dans l’après-guerre le 11 novembre, à la Saint-Martin. Les dix années d’après-guerre font ici un été de la Saint-Martin capitaliste avant le rude hiver d’aujourd’hui.

LE NOUVEL OPPORTUNISME

À défaut d’un nouvel industrialisme, les Intérêts n’ont pu organiser réellement qu’un nouvel opportunisme, ou plutôt s’organiser dans un nouvel opportunisme, qui, sauf l’intermède du 11 mai 1924, et avec des tempéraments habiles, est demeuré à peu près au pouvoir depuis la fin de la guerre jusqu’aux élections de 1932. Poincaré a été l’homme d’État du nouvel opportunisme, comme Ferry avait été l’homme d’État du premier opportunisme. Je n’en méconnais pas les services. Un chapitre De l’opportunité d’un opportunisme serait peut-être indiqué au cours de nos propos, si on les voulait plus complets. Le vieil opportunisme des Étienne, des Ferry, des Rouvier, des Dupuy a sa place dans l’histoire de la République, et un néo-opportunisme, soutenu par le monde des affaires, comme l’ancien l’a été en France sous Grévy, et jusqu’au Panama, put trouver pendant quelques années un climat favorable. Comme l’ancien opportunisme, et plus que lui peut-être, le néo-opportunisme parut avisé et prudent. M. Tardieu, qui, avec un tempérament de chef, en devint après Poincaré la personnalité la plus éminente, lui a trouvé une formule : celle de l’enfant sur les bras. Formule anglaise, en somme, celle que l’ancien opportunisme avait toujours considérée comme souhaitable, mais qu’il n’avait pas appliquée : le programme du parti avancé réalisé, le moment opportun venu, par le parti conservateur. Ni avancé, ni conservateur, termes pour théoriciens, mais praticien, auvergnat (voyez MM. Doumer et Laval…).

Ce n’est pas là une mauvaise formule de gouvernement. Il n’est jamais souhaitable que le pouvoir soit trop longtemps exercé en son nom, mais, dans l’alternance des partis au pouvoir, elle trouve sa place et retrouve toujours son heure. Elle aura de l’écho dans un pays où, comme on l’a dit, si le cœur est à gauche, le porte-monnaie est à droite. Sa limite (je ne dis pas son danger et encore moins son avantage) c’est qu’automatiquement elle laisse au parti adverse l’élément spirituel, la catégorie de l’idéal. Si la politique, en France, ce sont les idées, le néo-opportunisme des Intérêts ne risque-t-il pas de traverser les zones dangereuses qu’a rencontrées Guizot en 1848, et où lui-même a été blessé les 11 mai 1924 et 8 mai 1932 ?

Notons cependant que les partis radical et socialiste ne sont des partis d’idées que dans une certaine mesure, que, s’ils ont une âme, ils ont aussi un corps, et que cette guenille leur est volontiers très chère. Les méchants ont fort insisté sur l’imprudence, au 11 mai, avec laquelle, dans un mot célèbre, un journaliste mangea le morceau. Le personnel politique et la presse radicales et socialistes sont redondants d’ « Intérêts ». On attachera plus d’importance à ceci, que, si le néo-opportunisme est censé représenter les intérêts des « gros » (et il ne nourrit point en effet l’intention de leur nuire), les partis de gauche se glorifient de représenter les intérêts des « petits », lesquels sont tout de même des intérêts.

Remarquons également que si, pour la province, qui vit de la politique, qui pense politique, qui est la politique, qui n’a pas d’autres idées que les idées politiques, c’est pour les partis de gauche un avantage que de représenter les idées, il n’en va pas de même à Paris. Paris ne demande pas ses idées au gouvernement, au régime, aux partis au pouvoir. Il les fait lui-même. Son élite littéraire et intellectuelle n’en reçoit pas des politiques, mais en fournit aux politiques. Un parti politique chargé, comme les partis de gauche, d’un spirituel à figure provinciale peut se trouver, à Paris, en état d’infériorité et de gaucherie (en province la gauche est la gauche, à Paris la gauche est gauche) devant un parti qui ne se soucie pas des idées, les laisse à d’autres, et se contente d’administrer des intérêts.

LES INTÉRÊTS CONTRE LES IDÉES

Ce qui serait grave, ce serait que ces intérêts fussent administrés contre les idées, et qu’un plan préconçu empêchât Paris de remplir aujourd’hui sa fonction historique de fournisseur d’idées politiques et autres. Or c’est un péril actuel. Depuis le début du xxe siècle il s’est produit à Paris deux mouvements importants et concomitants des Intérêts contre les idées : d’une part, la disparition de la tradition révolutionnaire, la substitution d’un conseil municipal d’affaires à ce conseil municipal politique, qui, en 1887, en se déclarant en permanence, empêcha Versailles d’élire Jules Ferry ; d’autre part, la crise de la presse d’opinion et le règne d’une presse contrôlée, jusque dans ses caricatures, par les Intérêts, la presse dont M. Berl écrit : « Elle inculque peu à peu au pays l’idée que les idées ne comptent pas, que seuls comptent les faits et les personnes. Elle voudrait une opinion fabriquée en série. » Le directeur d’un grand journal d’informations reprenait vivement un interlocuteur qui lui parlait de ses journalistes : « Je n’ai que des employés ! » L’opinion en série, les employés, ce que le Canard appelle le « journalisme (sic) », si chaque ordre d’idées a ses parties honteuses, voilà celles de l’industrialisme et du néo-opportunisme.

Mais enfin le journal n’est pas tout, la liberté de la presse subsiste pour qui ne tient à être lu que de quelques-uns, et il y a encore un plan où les intérêts ne se justifient que par l’idée qu’ils représentent.

LA CRISE DE L’HÉRITAGE

Or l’idée qui justifie politiquement les intérêts particuliers ne peut être que celle de l’intérêt général, non seulement de l’intérêt général actuel, coupe faite par la génération présente, mais de l’intérêt général durable, héréditaire, l’intérêt de la richesse plus que l’intérêt des riches, l’intérêt du fonds plus que l’intérêt du revenu. L’héritage seul met une mystique et une foi sous l’écorce peu avenante des Intérêts. Qu’est-ce que le capitalisme, sinon la transformation de la richesse en moyens de production, en moyens d’action future, alors que le prolétaire, qui vit en dehors de la catégorie d’héritage, la suppose seulement chez les riches, la sent seulement chez lui, comme un moyen de jouissance présente ?

L’industrialisme d’après-guerre suscite simplement l’un des visages passagers du capitalisme, en tant que le capitalisme fonctionne comme système général de valeurs. Or le capitalisme d’après 1815, qui a fait la grandeur du xixe siècle, passe aujourd’hui par une crise telle que si elle ne marque pas sa fin, elle annonce au moins des transformations profondes. La critique du capitalisme est déchaînée, coule à pleins bords. Cette crise et cette critique se nouent dans le problème tragique de l’héritage.

Le Play n’en serait pas surpris, lui qui attribuait la décadence de son temps, l’état révolutionnaire de la société où il vivait (et qui était pourtant cette société du second Empire où tous les intérêts semblaient satisfaits) à l’article du code Napoléon sur le partage égal. Du haut en bas de la société, partout, aujourd’hui, le principe héréditaire, l’avantage héréditaire, l’économie héréditaire, s’affaiblissent : assaut de l’État par le prélèvement sur les fortunes et par la liquidation des fortunes, assaut de l’économie socialiste par la ruine et le discrédit de l’épargne qui en revient à la thésaurisation comme le commerce tend à revenir au troc, assaut de la politique par l’École Unique, triomphe du boursier, on pourrait même dire du bursisme intégral : le malheureux lapin héritier, fils de Simon et petit-fils de Pierre, dont la peau est employée par les partis politiques à des comparaisons insultantes, et qui a, comme on sait, commencé, se voit sur toute la ligne sacrifié à dame Belette (dont les caricaturistes donnent les traits à Léon Blum), la discoureuse, qui, un beau matin (et la journée n’est pas finie), s’est logée dans son terrier. Et ce n’est pas en France que Jeannot est le plus maltraité !

Mais aux yeux de l’esprit l’héritage n’apparaît pas par son aspect matériel, soit la transmission des capitaux dans les familles. Il faut y voir, en même temps qu’une réalité économique et légale, une idée organisatrice et vivante, une vitamine qui se communique à toutes les parties du corps social. L’héréditaire s’oppose au viager. Un pays vit d’autant plus dans l’héréditaire qu’il est plus ancien, qu’il repose sur une tradition plus épaisse. Et l’on montrerait sans peine que la France est le pays de l’Europe le plus héréditaire qui soit. Si les Français perdent leur héritage, la France reste un héritage, et le Français figure, en Europe, le grand héritier. Héritier de la plus longue durée politique, héritier d’une France indivisible dont il ne peut supporter aucun démembrement, héritier de la terre la plus patiemment et la plus heureusement aménagée par l’effort humain, héritier comblé qui ne demande rien de plus, exige que le livre des mutations soit clos, appelle modération et désir de paix la satisfaction légitime que lui donne un héritage parfaitement arrondi, où il n’a même plus à envier un moulin de Sans-Souci. Cette conscience de l’héritage a fourni toute leur philosophie sociale à deux Français, aussi immodérément français que Barrès et Maurras. Je ne veux pas revenir sur une question à laquelle j’ai consacré toute une partie d’un livre, la République des Professeurs. C’est dans cette durée héréditaire, dans ce système bien composé, que nous sentons des craquements : notre vie française, et peut-être la vie du monde, sont attirées, happées, plus ou moins déséquilibrées par un cyclone, par la crise des valeurs, des biens et des fonctions héréditaires.

L’industrialisme rejoint par là le traditionalisme. Comme lui, il est mal à l’aise dans le viager, ce viager qui coule aujourd’hui à pleins bords. Mais en Amérique nous l’avons vu fort bien non seulement se résigner au rôle viager, mais anticiper allègrement sur lui, comme c’est le cas de Rockfeller. Et l’Allemagne d’aujourd’hui entrerait volontiers dans ce viager, dans cette discontinuité des générations, qu’elle baptiserait sans doute dynamisme, le goût français de l’héritage lui fournissant l’antithèse statique. Peut-être, après tout, en Europe comme en Amérique, le capitalisme est-il en train de dénouer la solidarité qui le lie à l’héritage, d’admettre résolument le précaire et le viager, de se satisfaire d’un monde dont l’avenir soit imprévisible et impensable. Bonald l’avait déjà montré, par un mémoire célèbre, dans ce début du xixe siècle où, en trente ans, les directions maîtresses dont a vécu notre politique et notre économique ont été formulées : le principe héréditaire est lié à l’ordre agricole, non à l’ordre industriel. Autant l’agriculteur est tenu et soutenu par l’attention à la tradition, autant l’industriel doit prêter d’attention à l’innovation, au renouvellement de l’outillage, des procédés, de la clientèle. L’un travaille dans un monde fait, où il trouve des lois. L’autre travaille dans un monde à faire, où il tourne des lois.

Une vraie et complète philosophie de la tradition est toujours agrarienne, et la liaison entre le traditionalisme chinois et le culte de l’agriculture aurait son équivalent chez ces Chinois de l’Europe, nous-mêmes. Sous la Restauration et au temps de l’Assemblée nationale, les vrais partis conservateurs ont été agrariens. Les économistes libéraux ont tenu dans l’industrialisme une place plus ou moins copiée sur celle qu’occupaient les théoriciens doctrinaires comme Bonald et Le Play dans l’agrarisme. Le champ, le terrier de Jean Lapin, voilà la forteresse du principe héréditaire. Or l’agrarisme, comme doctrine, subsiste, de même que la France agricole, comme terroir, résiste. L’agrarisme a une bonne conscience. Son suc nourrit encore nos théoriciens nationalistes. Il est actif, vivant, dans les conseils généraux, où il fait bon ménage avec l’esprit de gauche. Il jouit de la considération des préfets. Les électeurs de notre canton de Mâcon, qui envoient au Parlement, depuis soixante ans, d’abord un radical, puis un socialiste — la marche à gauche — nomment non moins immuablement au conseil général un excellent agrarien conservateur, le baron du Teil. Rien de plus lamartinien, d’ailleurs. On vote aux élections législatives pour l’ode des Révolutions et les Girondins, aux élections cantonales pour Milly et la Vigne et la Maison : on est bilatéral.

Concluons qu’entre : 1o  l’économie politique qui lui a fourni une théorie jusqu’à la guerre ; 2o  un industrialisme à tendances moitié saint-simoniennes, moitié américanistes ; 3o  un traditionalisme agrarien de tendance nationaliste, — le capitalisme, si fort par la politique et surtout par la presse, n’a pas creusé nettement son courant d’idées, n’aboutit pas à une doctrine, n’arrive pas à dépasser le cercle où il est bien chez lui : un opportunisme d’intérêts.