CHAPITRE I

But de ce Livre.


Ce livre est un bilan. Je l’ai écrit pour exprimer aussi sincèrement qu’il m’a été possible ce que trente ans de recherches expérimentales, poursuivies principalement en Amérique et en Allemagne, et un peu en France, nous ont appris sur les choses de l’éducation. On trouvera donc ici les résumés et les conclusions de ces études, qui ont été désignées, quelquefois avec enthousiasme, quelquefois aussi avec dédain, en ajoutant au mot de pédagogie les qualificatifs de scientifique, moderne, expérimentale, physiologique, psychologique, ou même en forgeant le mot nouveau de pédologie. J’ai cherché à juger quels sont, parmi tant de travaux publiés, ceux qui méritent d’être introduits dans la pratique de l’enseignement, ceux qu’on doit en rejeter, et dans quelle mesure les méthodes nouvelles doivent faire progresser la pédagogie. C’est là une des gestions les plus importantes qui se posent de notre temps. J’ai essayé de l’examiner avec un grand effort d’impartialité.

Malheureusement, il m’a été impossible de faire tenir dans le cadre étroit de ce livre le domaine très vaste de l’éducation. Il a fallu restreindre le sujet pour l’exposer avec précision et détail. J’en ai pris ce qui m’a paru présenter l’intérêt le plus vif et le plus pressant. Il doit donc être bien entendu, dès à présent, entre mes lecteurs et moi, que ce livre ne saurait répondre à toutes les questions que l’on pourrait se poser quand on envisage, en tant que père, ou que maître, ou que sociologue, l’éducation des enfants et des jeunes gens. Ces questions sont bien nombreuses ; elles se ramènent à trois principales :

1o Les programmes ;

2o Les méthodes d’enseignement ;

3o Les aptitudes des enfants.

Disons un mot de ces trois grandes divisions, afin de nous orienter.


1o On appelle programme la liste détaillée des enseignements donnés à l’école. Ce sont les programmes qui préoccupent surtout l’opinion ; ils sont l’œuvre des pouvoirs publics, et c’est sur eux que se porte constamment l’attention toutes les fois que pour des raisons politiques, ou économiques, ou autres, il se déclare dans notre pays ce qu’on appelle d’un mot curieux et bien tendancieux une crise de l’enseignement ; aussitôt la même pensée vient à tous, il n’y a qu’une ressource, qu’un remède, changer les programmes !

Cette préoccupation ne doit être critiquée que dans la proportion où elle est exclusive, car évidemment il faut reconnaître que le contenu de ce qu’on enseigne offre toujours une influence énorme sur l’éducation des intelligences et sur l’utilité de l’instruction. L’esprit dans lequel les programmes ont été conçus — dans le cas du moins où ils expriment un esprit quelconque — nous révèle partiellement quel est le but, l’idéal qu’on s’est proposé d’atteindre, et c’est à ce propos que se posent de très graves questions sur la valeur de cet idéal, sa valeur absolue et surtout sa valeur relative au temps, à la race. On peut se demander, par exemple : Doit-on développer, chez les enfants, surtout l’instruction ou bien l’intelligence, surtout l’intelligence ou bien aussi la volonté, surtout la volonté ou bien aussi la force physique ? Doit-on, en d’autres termes, prendre comme idéal le type de l’intellectuel réfléchi et sédentaire, qui se développe par la culture des humanités et qui tend sans cesse à devenir un fonctionnaire, et plus tard un retraité ? Ou bien le type de l’homme d’action, du commerçant, de l’industriel, de l’agronome, et même du colon, l’homme plein d’initiative, qui ne compte que sur lui, et qui fait passer les résultats matériels de son activité avant les soucis de sa culture intellectuelle ?

Autre question, qui rentre dans la même catégorie, car elle met aussi en discussion un idéal d’éducation : Doit-on viser à développer surtout, chez l’enfant, les aptitudes sociales, comme l’habitude de la discipline, la recherche du groupement, la solidarité, le dévouement à des intérêts généraux, et une foule d’autres qualités excellentes qui sont du même genre, qui sont hautement sociales, ou bien doit-on, au contraire, favoriser tout ce qui donne l’essor à l’individu, à sa personnalité, à sa vie intérieure, c’est-à-dire le jugement personnel, le sens critique, l’esprit d’indépendance ?

Ces belles questions, qui ont à diverses reprises préoccupé l’opinion, ne font pas partie de notre programme, mais nous y ferons mainte allusion et, dès à présent, nous pouvons en dire ceci : si on veut qu’elles ne restent pas à l’état de formules vagues et banales, qu’on entoure de dissertations littéraires et d’homélies, il est nécessaire de réaliser deux conditions : il faut d’abord juger la valeur relative de ces vues idéales d’éducation, en examinant le milieu, le temps, la race, les besoins et les aspirations de la société dont on veut faire l’éducation. Ce qui est bon pour les Anglo-Saxons peut être détestable pour des Latins ; ce qui est bon pour tel groupe, telle classe, tel enfant, peut ne pas convenir à d’autres. Il y a là une longue discussion à faire, discussion de psychologie, de pédagogie, et surtout de sociologie.

Il faut, en second lieu, se préoccuper de savoir comment une éducation doit être conçue pour satisfaire pleinement l’idéal éducatif qu’on aura choisi, et cet ajustement n’est nullement chose aisée. Il ne suffit pas de faire une déclaration de principe. Il ne suffit pas de donner des directions morales. Il ne suffit pas de faire des appels éloquents à la bonne volonté de tous ; il faut que l’œuvre d’enseignement soit organisée de telle manière que l’idée éducative influe mécaniquement sur les procédés d’éducation.


2o Après les programmes, les méthodes. Nous prenons le terme de méthodes dans le sens le plus large possible, de manière à y comprendre tous les actes, tous les procédés, toutes les organisations qui contribuent de loin, comme de près, à faire de l’enseignement. En ce sens, le choix des maîtres, leur éducation préalable, leur mode de recrutement rentrent déjà dans l’affaire des méthodes ; plus directement peut-être en font partie les réglementations de la durée des études et de la distribution des leçons ; pour la durée, on étudiera les nombres d’heures de classe et de journées de vacances, la date et la longueur des vacances, qui sont un repos, sans doute, mais qui peuvent devenir, en se prolongeant trop, une perte d’entraînement. On examinera comment il faut répartir les leçons suivant leur difficulté et l’aridité qu’elles présentent, si, par exemple, ce qu’il y a de plus abstrait dans le programme ne doit pas être enseigné aux premières de la journée, quand l’esprit est vivifié par le repos de la nuit ; on veillera aussi à l’alternance, si utile quand elle est bien comprise, du travail intellectuel et du travail physique, en cherchant le renouvellement d’intérêt que produit cette alternance, en évitant les dangers de l’éparpillement, en évitant encore plus l’erreur qui consiste à se reposer d’une fatigue par un exercice d’un autre genre poussé au point de devenir une seconde fatigue s’ajoutant à la première ; rien n’est plus mauvais, en effet, que de vouloir corriger un excès de travail intellectuel par un excès de travail musculaire. Toutes ces questions sont dominées par la considération si importante de la fatigue intellectuelle des écoliers et de leur surmenage, et, sur ce point, on est heureux de penser que la psychologie expérimentale a obtenu déjà des résultats appréciables.

Si on ignore encore le moyen de diagnostiquer la fatigue commençante d’un élève pris en particulier, si surtout on ne fait que pressentir les règles si graves de l’hygiène du travail intellectuel, du moins dès à présent on possède les moyens d’étudier, d’enregistrer la fatigue collective de toute une classe ; et, par conséquent, quand on le voudra, on pourra régler en conséquence de ce qu’on sait une répartition rationnelle des heures de classe, suivant l’âge des enfants et le degré des études.

Mais tout ceci n’est qu’accessoire, comparativement à une autre question qui constitue le nœud vital des méthodes d’enseignement, je veux dire la forme même de cet enseignement. Il y a bien des manières de faire pénétrer une idée, ou de forger une habitude ; on peut impressionner les organes des sens, la vue, l’ouïe, le toucher, ou bien on peut faire de l’enseignement par la parole. Certaines méthodes sont bonnes, d’autres sont détestables.

Depuis longtemps on reproche à notre Université un abus de la méthode orale, qui consiste à s’adresser uniquement à la fonction verbale, qui transforme toute leçon en exercices de langage, qui pose comme but à tout enseignement une leçon bien apprise et pouvant être récitée. Il est évident qu’on a commis là une erreur capitale ; l’enseignement a pour but de former des manières d’agir et de penser, et de fortifier ces manières en habitudes, afin de réaliser une meilleure adaptation de l’individu à son milieu ; l’école ne vaut que comme préparation à la vie ; tout enseignement est vain qui reste verbal, car le verbalisme n’est que du symbolisme, et la vie n’est pas une parole.

Un autre défaut de l’enseignement universitaire est de laisser le sujet passif, d’en faire un récepteur, comme une urne dans laquelle on verse de l’instruction ; il faut que l’écolier soit actif, que l’enseignement soit un excitant auquel il réponde par des actes, qui seront une modification, un perfectionnement de sa conduite, et qui attesteront qu’il s’est développé comme intelligence et caractère.

Et par-dessus tout, la dernière, la plus grave des questions que soulève l’examen des méthodes, consiste à mettre en balance le nombre d’heures, de jours, d’années qu’un enfant passe à l’école, assis sur un banc, et le profit qu’il en retire ; et il faut se demander si l’affaire est bonne pour lui, et si la quantité d’instruction et d’éducation qu’il a acquise compense le temps et la peine qui ont été dépensés. Évidemment, il y aurait là-dessus beaucoup à dire, et à critiquer.

Avec regret, nous sommes obligés de nous défendre ce domaine, car ce n’est pas le nôtre. Notre livre ne traite point des méthodes d’enseignement, du moins en général ; mais, de temps en temps, nous serons obligés, par suite de notre sujet, de faire des incursions dans l’analyse des méthodes, car il est difficile d’établir des frontières entre des questions qui sont bien solidaires les unes des autres.

3o Parlons donc enfin, après toutes ces distinctions et limitations, du thème que nous avons choisi. Nous avons dit que la dernière des trois questions entre lesquelles se partage la pédagogie porte le titre suivant : les aptitudes des enfants.

Et, en effet, théoriquement, un exposé complet de l’enseignement comprend trois subdivisions : ce qu’on enseigne — ce sont les programmes ; comment on enseigne — ce sont les méthodes ; qui on enseigne — ce sont les enfants. Nous examinerons donc la pédagogie dans ses rapports immédiats avec les enfants et les écoliers ; — et particulièrement avec les garçons, écoliers de six à quatorze ans ; — nous chercherons à savoir ce qu’ils sont, en quoi consiste l’art de les connaître ; nous montrerons que cet art n’a pas pour but de nous donner le plaisir charmant de pénétrer dans leur âme, de nous jouer leurs idées et leurs émotions, mais qu’il s’agit de dégager leurs aptitudes réelles, afin de couper à leur mesure l’enseignement qu’ils reçoivent. C’est là une des parties les plus négligées de l’éducation, et je ne crains pas de dire qu’on surprendrait beaucoup de pédagogues en leur apprenant qu’elle existe.

Dans la centaine de livres d’éducation qui se publie annuellement, on ne trouve souvent pas une seule page, où l’auteur se soit inquiété des aptitudes différentes des enfants. L’enfant, pour ces pédagogues peu avertis, est une quantité négligeable. On semble admettre a priori que l’enfant n’est pas autre chose qu’un homme en miniature, homunculus, avec des atténuations en degré de toutes les facultés de l’adulte ; on admet encore qu’il existe un enfant type, et auquel tous ressemblent plus ou moins et on méconnaît ainsi toutes les différences qui existent, non seulement entre leurs caractères, leurs manières de sentir, mais aussi entre leurs manières de penser, et leurs aptitudes intellectuelles. Beaucoup de maîtres sont dans cette erreur ; ils ont devant eux une classe composée de 40 à 60 élèves, et quelquefois davantage ; au moment où ils répandent l’enseignement sur cette petite foule enfantine, ils fixent leur attention sur la valeur de l’enseignement en lui-même, considéré in abstracto, dans l’absolu, et non sur les qualités de réceptivité des enfants, sur leurs caractères et leurs aptitudes, et sur la nécessité de s’adapter à leurs besoins et à leurs capacités.

Leur classe est un troupeau dont ils ne discernent pas les unités. Ils donnent donc le même enseignement à tous, ils les traitent tous de la même manière, par exemple, ceux qui ont de la mémoire et ceux qui n’en ont pas ; ils se préoccupent si peu de toutes ces existences individuelles que souvent j’ai été surpris de constater qu’ils ignorent l’âge de leurs élèves ou qu’ils n’en tiennent aucun compte. Si, sur le même banc, le hasard a rapproché un enfant de neuf ans et un autre de douze ans, ils demanderont à ces deux écoliers le même effort, et les puniront de la même peine pour la même faute, ce qui est une application vraiment injuste de la règle qui veut que la justice soit égale pour tous.

Je me rappelle, à ce propos, le fait suivant, qui m’est resté dans la mémoire, parce qu’il m’a prouvé qu’un maître, qui est professeur excellent, peut n’être qu’un observateur médiocre. Je demandais un jour à ce maître de me désigner l’enfant le plus intelligent de sa classe ; et il me nomma un élève de douze ans. Dans sa classe, l’âge moyen et normal des enfants était de dix ans ; celui qu’il me désignait n’aurait donc pas dû, s’il avait été régulier dans son développement intellectuel, rester dans cette classe-là ; il aurait dû être monté bien plus haut ; il avait un retard d’instruction, et probablement d’intelligence, qui était égal à deux ans. Quelle étrange erreur de ne pas tenir compte de son âge, et de présenter cet arriéré – car c’en était un — comme le plus intelligent de quarante enfants !

Je citerai un autre exemple de la tendance des maîtres à ne pas tenir compte des facultés de leurs élèves ; c’est un exemple très simple, très facile à comprendre, et on s’étonnera peut-être qu’une pareille erreur puisse être commise. Beaucoup d’écoliers ont une faiblesse de la vue et de l’audition, et ils profitent mal, on le comprend, d’un enseignement qu’ils ne perçoivent pas. J’ai fait avec le Dr  Simon une enquête dans les écoles de Paris ; j’ai examiné un grand nombre d’enfants, au point de vue vision, j’en ai trouvé plusieurs, plus de 5%, qui avaient une vision défectueuse. Le croirait-on ? Dans la plupart des cas, les maîtres ne se doutaient de rien ; l’enfant était placé trop loin de la chaire ou du tableau noir, pour entendre et pour voir ; mais comme d’ordinaire les enfants ne se plaignent pas, le maître n’avait pas songé un seul instant à les rapprocher de lui et de son tableau. J’ai pu intervenir utilement, et, grâce au bienveillant appui de M. Liard, obtenir des maîtres du primaire, dans toute l’académie de Paris, qu’ils fassent annuellement un examen pédagogique de la vision.

Je terminerai par un autre exemple, relatif à la psychologie de ce qu’on peut appeler les « queues de classes ». Il y a dans toute classe nombreuse un certain nombre de cancres qui sont invariablement les derniers dans les compositions, et qui ne profitent pour ainsi dire jamais de l’enseignement donné en classe ; ils y restent aussi étrangers que les mendiants qui vont l’hiver se chauffer dans notre musée du Louvre restent indifférents à la beauté des Rembrandt. Rien n’est plus intéressant que de connaître la psychologie de ces cancres ; il faut les examiner l’un après l’autre, savoir pour quelle raison ils occupent ce rang inférieur, si c’est par défaut d’intelligence ou de caractère, et si leur état peut être amendé. C’est une question qui a une grande importance sociale ; et on doit se préoccuper constamment de diminuer le nombre de ces déchets, afin qu’ils ne deviennent pas définitifs. Mais, je le demande, combien y a-t-il de maîtres qui aient fait une étude attentive de ces cancres, qui aient cherché à les secourir, et qui se soient dit : « si ces élèves réussissent si mal dans leurs études, c’est peut-être ma faute autant que la leur ? »

Je suis persuadé que plusieurs maîtres excellents s’en sont préoccupés ; mais je sais par expérience que beaucoup aussi ne se doutent même pas qu’il y a là une question à étudier, un devoir professionnel à accomplir ; ils semblent admettre implicitement que dans une classe où il y a des premiers, il doit y avoir aussi des derniers, que c’est là un phénomène naturel, inévitable, dont un maître ne doit pas se préoccuper, comme l’existence de riches et de pauvres dans une société. Quelle erreur encore !…

Et puisqu’il est bon de toujours procéder par des exemples réels, concrets, vivants, je relaterai ici ce que j’ai observé un jour dans une école normale d’instituteurs de province. Il y a de cela une dizaine d’années. Je faisais alors des expériences, avec mon cher ami et collaborateur Victor Henri, sur une promotion d’élèves-maîtres. Cette promotion n’était pas composée uniquement de sujets brillants ; les premiers ne manquaient pas de finesse d’esprit ; mais ceux que le directeur d’école avait classés derniers étaient véritablement des natures très lourdes, qui auraient été à leur place derrière la charrue beaucoup mieux que dans une chaire de professeur. L’inspecteur d’Académie m’avait expliqué la raison déplorable de cette infériorité ; le département était riche, peuplé de châteaux, et les jeunes gens intelligents qui voulaient gagner beaucoup préféraient entrer dans la grande domesticité de ces châtelains ; on avait beaucoup de peine à recruter des instituteurs, et on n’était pas trop difficile, on prenait ce qu’on trouvait. C’est sur cette série qui se composait de seize sujets, que je fis une foule d’expériences, pendant tout un hiver ; et c’est ainsi que je m’aperçus d’un fait qui fut pour moi une révélation ; le classement donné par le directeur était vérifié par toutes celles de mes épreuves qui ressemblaient à des exercices scolaires, qui exigeaient un sens littéraire ou le maniement d’idées générales ; mais certaines épreuves demandaient des facultés tout autres, une vision dans l’espace, par exemple, une certaine adresse manuelle, ou un discernement de petites différences de sensation ; bref, dans ces derniers exercices, on ne faisait pas de la haute culture, mais on se rapprochait un peu des travaux manuels et des actes de la vie pratique. Ô surprise ! Les derniers de la série, ces esprits si lourds, si peu intelligents, réussissaient aussi bien et même mieux que certains premiers pour ces travaux empiriques, qui présentaient cependant d’assez grandes difficultés. Et je compris alors quelle erreur on commettait en les jugeant d’après des épreuves qui n’étaient pas faites pour leur nature d’esprit, et surtout en leur donnant un genre d’instruction qui était contraire à leur type intellectuel.

J’espère en avoir assez dit, non pas pour convaincre mes lecteurs, mais au moins pour leur donner cette idée qu’il y a peut-être là une question dont on ne se préoccupe pas assez. Quant à moi, après une expérience déjà longue, — il y a vingt-cinq ans que je fais des recherches dans les écoles, — je crois que la détermination des aptitudes des enfants est la plus grosse affaire de l’enseignement et de l’éducation ; c’est d’après leurs aptitudes qu’on doit les instruire, et aussi les diriger vers une profession. La pédagogie doit avoir comme préliminaire une étude de psychologie individuelle.

Bien entendu, si on exagère une idée juste, on la fausse ; un enseignement ne doit pas être approprié uniquement aux aptitudes de chacun, car nous ne sommes pas seuls au monde ; nous vivons dans un temps, dans un milieu, parmi des individus et une nature auxquels nous sommes obligés de nous adapter ; l’adaptation est la loi souveraine de la vie. L’instruction et l’éducation, qui ont pour but de faciliter cette adaptation, doivent nécessairement tenir compte à la fois de ces deux données : le milieu avec ses exigences, l’être humain avec ses ressources.

Il peut arriver que ces deux données s’harmonisent mal, et qu’on soit obligé à un compromis ; la question n’est pas simple. Quelques enfants, par exemple, — ce sont à la vérité des anormaux, — ont beaucoup de peine pour apprendre à lire ; c’est un supplice pour eux ; leurs tendances d’esprit les attireraient dans un domaine tout différent ; et si on ne consultait que leur psychologie, on leur apprendrait plutôt à manier le marteau que le syllabaire. Ce serait faire peut-être de la bonne psychologie, ce serait faire aussi de la bien mauvaise sociologie. Dans notre société moderne, où le nombre des illettrés devient infime, la lecture et l’écriture jouent un rôle si important, surtout dans les grandes agglomérations, que l’illettré s’y trouve dans un état grave d’infériorité ; il faut donc imposer aux arriérés, toutes les fois que c’est possible, l’effort de l’apprentissage de la lecture, en raison du milieu où ils doivent vivre.

Quelques pédagogues et psychologues se sont préoccupés, dans ces derniers temps, de l’importance des aptitudes individuelles ; et, par suite d’une réaction violente contre la routine actuelle, quelques-uns des plus zélés sont allés jusqu’à demander ou à poser comme idéal « l’école sur mesure ». C’est une école dont l’enseignement serait individualisé au point qu’on tiendrait compte de la personnalité physique, intellectuelle et morale de chaque élève. Si on en demande tant, on n’obtiendra rien. Un enseignement public ne peut être que collectif, donné par un maître à plusieurs élèves à la fois : collectif, c’est le contraire d’individuel c’est du vêtement tout fait, et non du vêtement sur mesure. L’enseignement collectif ne doit pas être rejeté complètement, il a des avantages nombreux, dont on ne peut pas se passer, car sans lui, il n’y a ni imitation, ni émulation, ni esprit de corps, ces excitants si puissants du progrès. Nous préférons quelques solutions moins radicales, parmi lesquelles nous recommandons les suivantes. On pourrait, dans les écoles nombreuses, où la loi impose l’organisation de classes parallèles, étudier une répartition des élèves dans ces classes selon leurs aptitudes ; dans certaines on ferait plus de littérature, dans d’autres plus de sciences, dans d’autres plus de pratique et plus de travail d’atelier. Nous ne donnons que des exemples, mais ces exemples, bien entendu, devraient être profondément étudiés. C’est bien là du reste ce qui a été réalisé dans notre enseignement secondaire par le régime des cycles. On pourrait en essayer l’introduction dans l’enseignement primaire. On pourrait veiller à ce que la répartition des élèves dans ces classes ne se fît pas au hasard, c’est-à-dire uniquement selon le désir souvent bien aveugle des familles et des élèves. Sans entreprendre contre la volonté de personne, je crois qu’un maître averti serait capable de donner des conseils utiles, surtout s’il prenait la peine d’étudier de près les qualités d’un enfant. En effet, mon opinion murement réfléchie est que nous n’avons pas tellement besoin d’une nouvelle réglementation ministérielle : ce qui est infiniment plus utile, c’est que les maîtres de tous ordres ne continuent pas à rester dans une ignorance systématique de ces questions de psychologie individuelle, c’est qu’ils ne s’en méfient pas, c’est qu’ils s’y intéressent, et surtout qu’ils les pratiquent. Il faut un esprit nouveau dans nos écoles, et cet esprit doit résulter d’un rapprochement entre le maître et les élèves. L’administration peut faire quelque chose pour ce rapprochement, en diminuant le nombre des classes trop nombreuses : car il est évident que si un professeur doit enseigner à soixante enfants, il n’a pas le temps de les connaître individuellement, et il perd le goût de pénétrer leur psychologie. Faciliter le travail, ne pas l’entraver, ne pas le rendre impossible, c’est tout ce qu’on peut demander à une administration intelligente. Le reste appartient à l’initiative du maître. Nous voudrions que l’usage s’établît des causeries après la classe ; nous voudrions que le maître assistât à quelques récréations, qu’il fût un entraîneur, un organisateur de jeux ; que son caractère, la sympathie qu’il inspire le fissent prendre souvent comme arbitre ; que surtout il inspirât confiance, et qu’au besoin les enfants fussent encouragés à lui faire des confidences. C’est un usage pratiqué par les prêtres et par les professeurs d’Outre-Manche. D’autre part, il est à désirer que le maître s’instruise des questions de psychologie individuelle, en connaisse les méthodes, apprenne l’art d’interroger sans faire de suggestion, et s’imprime dans l’esprit les types de mentalité enfantine les plus connus, afin de pouvoir ramener à quelques-uns de ces types, quand la chose est possible, les mentalités de ses élèves : car c’est par ces classements qu’on fait les meilleurs diagnostics. Et enfin, en troisième lieu, ce qu’il faut demander aux maîtres, c’est de prendre avec décision l’attitude d’expérimentateurs, quand c’est nécessaire ; nous les convions, dans les cas de doute, à appliquer quelques-uns de ces mental tests, qui précisent une aptitude, une faculté ; nous leurs indiquerons seulement, au cours de ce livre, quand nous leur donnerons le détail des mental tests vraiment utiles et pratiques, les nombreuses règles de prudence dont il ne faut pas se départir soit pour expérimenter, soit pour interpréter après l’expérimentation.

Il y a là, on le comprend, toute une formation d’esprit nouvelle, tendant à faire du professeur ce qu’il est rarement ; il est un enseigneur, il doit devenir aussi un observateur. Ce sont deux attitudes bien différentes, et l’expérience m’a appris à quel point elles sont indépendantes. J’ai rencontré des maîtres merveilleux, qui imaginaient sans cesse de nouvelles méthodes d’enseignement, et tenaient bien en main toute leur classe ; les progrès d’instruction, d’éducation et même d’intelligence qu’ils faisaient faire à leurs élèves étaient indéniables. Mais ces enseigneurs n’étaient nullement des observateurs ; ils ne pouvaient presque rien nous apprendre sur l’histoire, les aptitudes, les caractères de leurs élèves, et, par conséquent, ce qu’ils savaient restait leur propriété personnelle et incommunicable. Seguin, le célèbre professeur d’anormaux, était un instituteur de cette espèce ; il a écrit des livres où il n’y a rien. J’en ai vu d’autres, bons esprits aussi, qui assistaient à mes recherches d’observation, mais les troublaient constamment par des interventions intempestives qui me prouvaient qu’ils n’avaient pas compris la différence entre l’enseignement et l’observation ; quand il s’agissait uniquement de voir, d’observer, de juger, c’est-à-dire de constater un état de fait, ils avaient l’obsession de redresser, corriger, enseigner ; ils ressemblaient à ces examinateurs qui, au lieu de se contenter de poser des questions, veulent faire constamment la leçon au candidat.

La formation d’esprit qui est nécessaire à un observateur est donc toute différente de celle d’un professeur ; ajoutons que c’est une éducation qui ne s’improvise pas ; ajoutons encore et surtout que cette éducation ne peut pas s’acquérir uniquement en écoutant des cours.

J’avoue même, tout bas, que les conférences pédagogiques, souvent excellentes, que l’on fait aujourd’hui un peu partout pour rehausser l’éclat de la pédagogie dans l’esprit de tant de gens qu’elle ennuie et qui la dédaignent, me paraissent avoir un grand inconvénient : celui de sacrifier à la leçon apprise, au développement du langage, ce qui est déjà la plaie de notre enseignement. Il vaudrait bien mieux, à notre avis, des leçons de choses, des travaux pratiques de pédagogie ou de psychologie individuelle, où on mettrait les élèves-maîtres en présence de certaines difficultés, où on leur ferait chercher la caractéristique mentale d’un enfant, les méthodes à lui appliquer. À ces travaux pratiques de pédagogie j’ajouterai un autre secours, les consultations pédagogiques, données par des spécialistes comme des exemples pour instruire ; ces consultations m’ont paru si importantes que j’en ai publié quelques-unes dans ce volume[1]. Dans cet ordre d’idées, je crois bien que tout reste à faire ; mais, certainement tout se fera. Il le faut. L’intérêt des enfants l’exige. L’intérêt de la société l’exige aussi. Je n’écris ce livre que pour aider au développement de ce mouvement.

  1. J’ajoute que le laboratoire de pédagogie que j’ai créé il y a quatre ans, dans une école, primaire de Paris, rue Grange-aux-Belles, et où M. Vaney, directeur de l’école, a été mon collaborateur assidu et si consciencieux, est ouvert libéralement à ceux qui désirent des consultations pédagogiques sur des enfants. Je profite de l’occasion pour remercier tous ceux qui ont favorisé nos recherches de pédagogie expérimentale dans ce milieu, et en toute première ligne mes amis M. Bédorez, directeur de l’enseignement primaire de la Seine, et M. Belot, inspecteur primaire.