Les Idées libérales et la Littérature nouvelle - Deux publicistes

LES
IDÉES LIBÉRALES
ET
LA LITTERATURE NOUVELLE

DEUX PUBLICISTES.

I. — Etudes et Portraits politiques, par M. P. Lanfrey; 1 vol. in-8o.
II. — Le Progrès, par M. Edmond About, 1 vol. in-8o.

Ce qui arrivera de notre temps et de notre pays, la bien-aimée France, l’héroïne et quelquefois la victime de toutes les expérimentations publiques, — la prévoyance la plus sûre d’elle-même n’oserait le dire, tant une fortune variable nous promène à travers tous les contrastes et toutes les réactions. Certes cette France mobile, en apparence inconséquente et toujours irrésistible, est bien faite pour étonner par l’imprévu de ses évolutions. On la croit en pleine sécurité, en pleine et définitive possession d’une vie libre, et tout d’un coup elle tombe dans quelque fondrière inaperçue ; elle se prend à oublier tout ce qu’elle pensait, tout ce qu’elle sentait la veille, ne demandant qu’un pouvoir fort pour la protéger, n’aspirant qu’aux douceurs du repos absolu et du silence. C’est à peine si pour le moment elle peut souffrir l’indépendance et le mouvement de l’esprit. On croit que, fatiguée d’agitation, ayant retrouvé enfin l’ordre auquel elle aspirait, bien protégée, bien gardée et largement pourvue de tout ce qui est luxe ou bien-être, elle va se reposer indéfiniment sans songer à rien, et aussitôt elle se relève, elle s’inquiète, ou si elle ne s’inquiète pas, elle sent tout au moins se remuer en elle des désirs nouveaux, si bien que celui qui aurait vu la France il y a douze ans et qui la reverrait aujourd’hui se demanderait si c’est la même nation. Ce contraste est peut-être le phénomène actuel le plus saillant et le plus curieux. On n’en peut plus douter en effet : si grandes qu’aient été dans ces dernières années les révolutions d’intérêts et d’aspect matériel, il y a un changement bien autrement grave qui s’accomplit par degrés dans l’atmosphère morale. Ce n’est nullement une métamorphose capricieuse et inconséquente de génie et d’idées, et c’est bien moins encore un artifice de vieux partis; c’est tout simplement la France qui revient à elle-même, qui se retrouve avec la vivacité de son tempérament souple et énergique. Elle s’intéresse de nouveau à ses propres affaires, aux directions de sa politique et aux choses de la pensée, à tout ce qui fait la dignité de la vie et à tout ce qui en fait le charme. Les fantômes se sont évanouis, elle n’a plus peur du mouvement, ni des journaux et de leurs polémiques, ni même des brochures de M. Proudhon. Le spectacle tranquille du développement des prospérités matérielles ne lui suffit plus, et elle n’a pas assez des inaugurations de boulevards grandioses. Le débat public de ses intérêts l’attire, et les luttes de l’esprit, de la science, ont pour elle un attrait excitant. Que des conférences libres s’ouvrent quelque part, formant une sorte d’enseignement indépendant à côté de l’enseignement constitué, on se presse, on accourt, même en payant et en payant de meilleur cœur encore quand c’est un moyen d’attester une sympathie pour une grande et noble cause. Il y a des livres qui deviennent tout à coup des événemens, il y a des fêtes littéraires auxquelles on prend goût et qu’on recherche. C’est un réveil, c’est peut-être le commencement d’une efflorescence nouvelle, et comme ce mouvement, plus instinctif encore que précis, a son sens politique, il a aussi sa signification dans l’ordre intellectuel.

Il ne faut pas s’y méprendre : cette sorte de renaissance, qui est un pressentiment, a tous les caractères d’une transition, elle en a les inconvéniens et les avantages. Si l’essence du génie et des instincts de la France est restée entière et vivace, que de choses sont changées, moins encore peut-être au point de vue politique que sous le rapport littéraire, au point de vue de la formation du talent et de son action! Nous avons traversé et nous n’avons point entièrement dépassé une crise qui a transformé toutes les conditions de l’esprit, qui a commencé par la confusion et le trouble en créant, au lendemain d’une période privilégiée d’activité et d’éclat, une indéfinissable atonie, où les idées semblaient perdre de leur puissance, où tous les groupes se dissolvaient, où la vie morale et littéraire se fractionnait à l’infini, où l’énergie de l’intelligence paraissait languir sans direction et sans appui. — Ce n’est pas qu’il y eût une éclipse de talent, que les sources de l’esprit fussent taries, et que nous fussions destinés à mener le deuil de toutes nos grandeurs littéraires, comme nous en avons été bien des fois menacés, comme chacun de nous a pu le craindre aux heures de découragement. Le talent n’avait point disparu, il y en avait au moins autant le lendemain que la veille; mais tout était pour le moment moins favorable, et les intelligences se sentaient dans une sorte d’isolement au sein de la dispersion universelle.

La compensation de ce mal de la dispersion et de la confusion, qui a été la dangereuse faiblesse de notre temps, c’est que les esprits vraiment bien doués se trouvaient contraints à un sérieux effort sur eux-mêmes pour garder leur intégrité. Ils ont eu à se refaire une éducation intérieure sur toute chose. S’ils n’avaient plus pour les stimuler et les soutenir l’influence d’une atmosphère propice, l’appui des groupes et des écoles, où les forces se doublent par la solidarité dans l’action et dans le succès, ils avaient l’indépendance, où se retrempe la virilité. S’ils ne vivaient plus dans une de ces époques faciles où la route est toute tracée, où la médiocrité elle-même prospère quelquefois dans la marche commune, ils étaient heureusement obligés, à leurs risques et périls, de se frayer une voie à travers les débris de doctrines, d’institutions qui encombraient leur siècle. Ce qui est vrai pour les talens qui se sont élevés depuis quinze ans et qui s’élèvent encore tous les jours, c’est qu’ils sont conduits par une fatalité de situation à ne plus accepter des idées toutes faites, à ne plus subir des fascinations consacrées, à s’émanciper des banales complaisances, à ne plus recevoir enfin l’héritage des hommes et des choses qu’avec le droit d’une révision indépendante. Il faut nécessairement qu’ils se refassent une conscience, une pensée, un jugement : œuvre difficile sans doute, ingrate souvent, semée de pièges et de tentations, mais qui n’est pas sans noblesse, qui est toujours faite pour tenter les âmes viriles, et où les esprits peuvent retrouver avec une originalité nouvelle les moyens d’un ascendant rajeuni. C’est là peut-être l’idéal compliqué et sévère des générations peu favorisées qui, succédant à des époques brillantes, qu’elles ont vues s’évanouir sans avoir pu y jouer un rôle, se trouvent jetées avec leurs incertitudes et leurs impatiences dans le tourbillonnement des transitions morales et intellectuelles. On s’est plaint quelquefois de tout ce qui a manqué à ces générations, de leurs faiblesses et de leurs entraînemens; il faudrait plutôt s’étonner de ce qu’elles ont gardé de sève et de tout ce qu’elles ont tenté, de cette lutte intime et obscure dans des conditions ingrates, de ce travail qui fait que, le jour où l’instinct public se réveille, il se trouve des talens variés, habiles, prêts à reprendre l’œuvre en apparence interrompue, remuant à leur tour les problèmes de la science, de l’histoire, de la philosophie, de la politique, auxquels le monde ne cesse un instant de s’intéresser que pour y revenir bientôt avec une ardeur plus vive.

Que cette littérature, qui est aujourd’hui en voie de formation, ait déjà ses caractères et ses mœurs où les influences du temps ont laissé leur empreinte, que chez ceux qui aspirent à entrer dans ces légions nouvelles ou qui en sont les héros il y ait parfois un mélange d’indécision et d’audace, parfois de la présomption, du scepticisme et une certaine crudité intempérante de pensée ou d’observation, ce n’est point peut-être un phénomène extraordinaire dans une société momentanément alanguie et livrée à toutes les inspirations positives. Il y a aussi sans nul doute des esprits sérieusement doués et ouverts à une inspiration morale supérieure. M. Lanfrey est un des jeunes représentans de ces générations qui s’élèvent, et c’est justement parce qu’il a en quelque sorte le tourment de cet idéal dont je parlais, parce qu’il prend au sérieux le rôle intellectuel de la génération à laquelle il appartient, que l’auteur des Etudes et Portraits politiques est un des jeunes écrivains les mieux faits pour être les témoins de leur temps. Ce n’est point un nouveau venu d’hier; il a déjà fait plus d’une tentative ou livré plus d’un combat dans cette carrière de l’homme studieux et réfléchi à la recherche de la vérité dans l’histoire comme dans la politique. Un des traits de son esprit, c’est l’ardeur résolue de la conviction, la netteté vigoureuse et indépendante de la pensée. M. Lanfrey a commencé il y a bientôt dix ans, si je ne me trompe, par une étude sur l’Église et les Philosophes au dix-huitième siècle[1], une œuvre d’histoire passionnée où il y avait une certaine âpreté de jeunesse, une verve impétueuse dans l’interprétation et la défense des idées du dernier siècle. Lui aussi, comme bien d’autres, avant de s’engager plus avant dans les luttes de notre époque, il a voulu remonter à la grande source d’où tout découle, le bien et le mal, et après bien d’autres il a écrit un Essai sur la révolution française. Ce n’est point une œuvre d’historien, c’est un exposé des dogmes, des idées, des conquêtes définitives de la révolution française, et en évoquant ce redoutable passé l’auteur ne cache pas qu’il y cherche l’éclaircissement des mystérieux problèmes qui nous divisent encore, qu’il a toujours le regard tourné vers le temps présent. En entrant dans cette étude, il se souvient qu’il a coudoyé le tribun Gracchus Babeuf, le publiciste Marat, Péthion roi de Paris, qu’il a cru vaguement reconnaître l’accent de Vergniaud, le geste de Danton, la sentimentalité et les conceptions étroites de Robespierre. Lorsque s’est élevée plus récemment cette autre grande question de la papauté temporelle qui s’agite encore et dont la solution est, à ce qu’il semble, plus facile à entrevoir dans la théorie que dans la pratique, M. Lanfrey a écrit une Histoire politique des papes. Je ne parle pas d’un livre qui est une sorte de roman de philosophie ou d’observation morale, de certaines Lettres à Everard, méditations d’une couleur un peu sombre et d’un pessimisme parfois un peu extrême.

C’est dans cette suite de travaux que s’est formé un talent nerveux et habile, dont le dernier et le meilleur fruit est sans nul doute ce livre d’Études et Portraits, aussi substantiel de pensée que brillant de forme. Ce n’est pas que dans ces divers essais qui analysent, qui jugent des livres éminens tels que l’Histoire du Consulat et de l’Empire, ou qui font revivre certaines figures telles que Carnot, Armand Carrel, Daunou, M. Lanfrey recherche le pittoresque, l’éclat des descriptions ou la finesse nuancée des dissertations psychologiques. Sa forme naturelle est celle de la discussion philosophique et politique ; mais c’est une discussion animée, pleine de feu et de verve, hardie dans ses procédés et ses déductions, et c’est de la condensation des traits, de l’analyse morale que l’auteur fait jaillir la vérité d’une époque ou d’une figure. Tout ce qui est détail, anecdote, particularité intime, disparaît dans ce que j’appellerai le drame des opinions ou l’anatomie philosophique des événemens. Par la nature des sujets qui passent devant lui, qu’il touche à l’empire avec M. Thiers, à la révolution avec Carnot, à la monarchie de juillet avec Armand Carrel, à des questions plus récentes avec M. Guizot ou M. Proudhon, M. Lanfrey se trouve conduit à envisager presque tout entier, du moins dans ses phases critiques et décisives, le cours de l’histoire contemporaine depuis les grandes dates de la fin du dernier siècle. Parmi ces études, toutes n’ont pas sans doute un égal intérêt ; il en est qui ne sont que des fragmens de polémique relevés de la poussière des combats d’hier ; d’autres, comme celle sur Armand Carrel, sont des études d’une large et supérieure critique, d’une fermeté et d’une élévation singulières, et dans son ensemble ce livre est certainement un de ceux qui décrivent avec le plus d’animation saisissante, non les vicissitudes et les accidens dramatiques, mais le sens général de l’histoire de notre temps.

L’auteur des Études et Portraits politiques n’est point un historien, disais-je, quoiqu’il s’attache à saisir le caractère des événemens et que son regard ne se détourne pas de cette réalité vivante ; ce n’est pas non plus un philosophe, quoiqu’il cherche de préférence dans les révolutions les principes et les idées, ni un écrivain littéraire facilement subjugué parle côté esthétique des choses. C’est un publiciste, et c’est précisément en cela que son talent est bien le fils de la société où il vit et des mouvemens intellectuels les plus récens. Qu’est-ce donc que cette société nouvelle telle qu’elle tend à se dégager de plus en plus et à se former? C’est un monde qui ne s’est point subitement métamorphosé sans doute dans ses mobiles permanens et dans ses tendances générales, mais qui s’est prodigieusement élargi et modifié dans ses cadres, dans ses perspectives et dans toutes ses conditions morales ou matérielles, — un monde qui n’exclut pas assurément les plus savantes et les plus patientes recherches de l’histoire, ni les plus hautes spéculations d’une philosophie désintéressée, mais oui es loisirs sont rares, où les goûts sont multiples, où les questions se pressent, où la vie est dévorante et rapide, où la littérature devient l’expression complexe de ce mouvement nouveau en même temps que l’auxiliaire, la complice d’une pensée universelle toujours en travail.

Qu’est-ce donc aussi qu’un publiciste? C’est un écrivain particulièrement des temps nouveaux, un homme qui, sans être exclusivement un historien ou un philosophe, est souvent l’un et l’autre, qui mêle la philosophie, la littérature et l’histoire, rassemblant sous une forme saisissante et rapide tous les élémens des questions à mesure qu’elles se succèdent, condensant parfois en quelques pages la vie d’une époque ou la vie d’un homme, suivant d’un esprit préparé par l’étude les luttes de l’intelligence, les évolutions de la pensée aussi bien que les événemens, mettant enfin un art invisible dans cette œuvre toujours nouvelle d’un enseignement substantiel et varié. De ce travail incessant que reste-t-il? Bien des fragmens disparaissent sans doute dans le tourbillon de tous les jours; il en reste assez pour former toute une littérature qui est peut-être la forme la plus originale de l’intelligence de notre temps. Il y a eu en effet, et sans sortir de notre siècle, des momens où l’imagination avait plus de fécondité et d’éclat, où l’intelligence littéraire se concentrait dans des œuvres plus achevées, plus savamment coordonnées. Je ne sais s’il y a eu bien des époques où se soient rencontrés à la fois plus de publicistes habiles à la discussion, plus d’esprits brillans ou sérieux portant dans l’étude courante des choses une sagacité délicatement ou énergiquement pénétrante, et l’auteur des Etudes et Portraits politiques est de cette légion nouvelle.

Je ne dis pas que dans cette carrière, qui a ses hasards, M. Lanfrey n’aille parfois, avec une intrépidité un peu dangereuse, jusqu’au bout de sa pensée, qu’il n’ait des vivacités extrêmes de jugement, que ses exécutions sommaires soient toujours le dernier mot de l’équité appliquée aux affaires humaines. L’auteur des Etudes a ce qu’on pourrait appeler des lignes droites : il y a des considérations politiques et littéraires dont il tient peut-être peu de compte, ou qu’il méconnaît; mais ce qui fait le charme sévère de son talent, c’est qu’il entre dans l’étude de l’histoire contemporaine avec ces deux choses que rien ne remplace, un sens supérieur de la moralité humaine et un goût viril, réfléchi et ardent de la liberté. C’est avec ces deux flambeaux, dont la lumière est trop souvent obscurcie, que M. Lanfrey pénètre dans ce prodigieux amas d’événemens, mêlés de tant de grandeur et de tant de désastres, de tant d’héroïsme et de si crians excès. Il y a bien des années déjà, M. Royer-Collard représentait le dernier demi-siècle, à partir de la révolution française, comme une grande école d’immoralité. Ce n’est pas certainement l’humiliant privilège de ce demi-siècle; d’autres périodes, sans avoir les mêmes grandeurs, n’ont pas été des écoles de morale, et M. Royer-Collard, après tout, se servait d’une expression grossissante pour caractériser d’un trait une époque où tout a pu arriver, où tout est arrivé en effet, où la conscience publique a plié également, et souvent sans protester, sous les catastrophes les plus diverses. C’est pour que cette école d’immoralité ne se perpétue pas par une sorte de transfiguration des faits, que celui qui raconte, devenant juge, est tenu, sous peine de se faire complice, de mesurer les événemens à la règle souveraine de la justice et du droit, non selon le succès et la durée.

Quelle que soit en principe la légitimité de la révolution française, cette légitimité ne suffit pas à couvrir les excès, les crimes qui ont été commis en son nom, qui se sont parés du voile trompeur de la nécessité, et qui se sont mis quelquefois à l’abri sous la probité reconnue des hommes. Carnot est justement un des témoins qu’invoque M. Lanfrey en étudiant sa vie. C’est assurément un des hommes les plus intègres, les plus dévoués, et qui en même temps, membre du comité de salut public, prête sa signature à des exécutions contre lesquelles son honnêteté se révolte en secret, qu’il ne ratifie, comme on l’a dit pour expliquer sa conduite, que pour ne pas affaiblir le gouvernement, pour ne pas rompre le lien de solidarité du terrible comité devant l’ennemi. Les services rendus par Carnot comme organisateur militaire, sa probité et son désintéressement privé, suffisent-ils à absoudre ces ratifications muettes par patriotisme, ce stoïcisme singulier qui livre les victimes pour ne pas élever une voix discordante au sein du comité? « Que cela soit d’une grande âme, dit M. Lanfrey, je le veux bien;... mais supposez que Carnot, au lieu d’être un héros, n’eût été qu’un caractère pusillanime, comment se serait-il conduit dans ces circonstances et dans les occasions si nombreuses où il ne refusa pas sa signature? Il n’eut pas agi autrement qu’il n’a fait….. Si une telle réhabilitation est acceptée, il ne faut plus parler de morale politique. » Poursuivons encore : certes Napoléon a surchargé la France de grandeur et de gloire au point de fasciner les regards du monde, et cependant ni gloire, ni grandeur, ni éblouissemens, ni prodiges du génie ne suffisent à absoudre dans l’histoire des actes comme l’exécution du duc d’Enghien et la guerre d’Espagne. Il n’est point de résolution humaine, si protégée qu’elle soit par les prestiges du génie, par les complaisantes nécessités d’état ou par une prétendue fatalité, qui ne vienne se heurter contre une puissance supérieure devant laquelle elle reprend son vrai caractère; cette puissance, c’est la loi morale. C’est là une vieille histoire, direz-vous; nous n’avons plus rien à voir dans le passé, occupons-nous de nos propres affaires et de notre vie présente. — Détrompez-vous : ce sont vos affaires plus que vous ne le pensez. Vous êtes-vous jamais demandé ce que les excès, les violences, les entraînemens d’arbitraire, les attentats contre le droit d’un homme ou d’un peuple ont jeté dans notre vie de troubles et d’obstacles contre lesquels nous nous débattons encore sans en soupçonner souvent la nature et les causes? Juger pour ce qu’elles sont ces scandaleuses violations de la loi morale dans l’histoire, c’est apprendre à ne plus les subir. M. Lanfrey, et c’est son mérite, a un instinct très haut, très fier, presque intraitable, de cette moralité, en dehors de laquelle la force et le hasard, de quelque nom qu’ils se déguisent, sont les dangereux maîtres des hommes.

Il y a chez l’auteur des Etudes et Portraits un autre sentiment profond et vif qui trouve son complément et sa règle dans cet instinct de la moralité dans l’histoire et dans la politique : c’est le goût, l’intelligence de la liberté, et ce n’est pas sans raison que M. Lanfrey dit dans une page qui ouvre ses essais : « Je n’ai pas été sans payer aussi mon tribut au goût de notre génération pour les apologies. Ces travaux, de ton et de sujets si divers, ont tous été écrits à la louange d’un seul et même personnage. Par lui, ce livre a son unité ni plus ni moins qu’une fiction, car chacun de ces fragmens ne reflète qu’une seule image, et par lui j’aurai eu, moi aussi, mon héros! Mon héros, c’est la liberté... » Il faut s’entendre sur ce mot, qu’il est de bon air d’invoquer, que tout le monde met sur son drapeau, car il est bien clair aujourd’hui que tout le monde n’aime et ne veut que la liberté, même ceux qui la tiendraient éternellement en lisière dans la prévoyante pensée de la préserver des faux pas. Ce que j’appelle le goût sérieux et réfléchi de la liberté, c’est le sentiment des conditions nécessaires sans lesquelles il n’y a point de vie réellement libre. La liberté, elle n’est point certainement dans les diminutions inintelligentes du pouvoir là où le pouvoir a un rôle naturel et légitime, mais dans tout ce qui étend la sphère de l’action indépendante de l’homme, dans tout ce qui fortifie l’initiative et les garanties individuelles, dans tout ce qui réduit cette tutelle ombrageuse et absorbante de l’état, qui dévore les gouvernemens eux-mêmes. Au fond, c’est là le vrai et simple libéralisme, celui auquel se rattache M. Lanfrey. De là les sévérités de l’auteur des études pour le consulat et l’empire, où tout se tient à ses yeux, où entre le commencement et la fin il ne distingue pas ces nuances qui ont pourtant quelque degré de vérité, où tout réside dès le premier jour dans ce pouvoir absolu, conçu et servi par le génie, qui conduit logiquement, fatalement à l’absorption de tous les droits politiques à l’ultérieur et à la dictature à l’extérieur, c’est-à-dire à la mort sous le poids des impossibilités nées de son principe même; de là encore l’antipathie de l’auteur pour les doctrines et la politique du jacobinisme dans la révolution d’autrefois aussi bien que pour les doctrines du socialisme dans les temps nouveaux. C’est un jeune girondin jugeant les événemens à cette mesure, pour ce qu’ils ont fait en faveur de la liberté, dans leur rapport avec ce grand principe qui a inspiré et dominé la révolution française, et sans lequel l’égalité elle-même n’est qu’un élément de servitude.

Sentiment supérieur de la moralité humaine, goût de la liberté, ce sont là les deux choses qui se retrouvent dans cette critique philosophique et politique, qui font son originalité et lui donnent un accent d’indépendance poussé parfois jusqu’à une certaine verdeur d’expression, et si on reproche par instans à l’auteur la sévérité de ses jugemens, il répondra que « par ce temps de critique relâchée ce qui semble excès de rigueur pourrait bien n’être que stricte justice. » Ce que le jeune écrivain poursuit donc dans l’histoire comme dans le présent, c’est la prédominance de la loi morale et de la liberté. Il a certes choisi deux clientes qui ont le droit de ne s’abaisser devant rien, ni devant le génie, ni devant le succès. Ce sont les deux nobles ouvrières de toutes les grandes choses qui se font dans le monde, et sans elles rien ne se fonde, rien ne dure ; le progrès lui-même, le tout-puissant progrès, est diminué dans sa signification et redevient, je le crains, cet assemblage assez confus, un peu subalterne, auquel M. Edmond About vient de chanter un hymne en cinq cents pages, — l’hymne d’un homme positif, spirituel, content de lui et assez habile pour ne se brouiller ni avec la république, ni avec les puissances du jour, en remuant toutes les questions de liberté et de progrès. On est ici, si je ne me trompe, dans une atmosphère bien différente de celle où se complaît l’énergique et sérieuse pensée de M. Lanfrey; on est avec un écrivain qui veut s’amuser et amuser en mettant en roman les problèmes politiques et les chiffres eux-mêmes. C’est là, au demeurant, ce livre du Progrès, où il y a un peu de tout, où l’auteur entreprend d’éclairer et de conduire le monde en l’égayant.

De ces jeunes écrivains qui ont grandi depuis moins de quinze ans, M. Edmond About est assurément un des plus brillans, des mieux armés et des plus heureux. Né dans l’Université, nourri de sérieuses études, il a secoué un jour cette enveloppe classique comme il aurait dépouillé la robe du professeur, et il est resté un esprit hardi et piquant, ayant l’allure indisciplinée d’un émancipé de la veille, aimant le bruit et le cherchant, libre de crainte et d’enthousiasme. Il est entré dans la vie littéraire en se jouant, et le succès qu’il a trouvé au premier pas, il l’a obtenu aux dépens de cette pauvre Grèce, qui avait pourtant donné l’hospitalité à ses jeunes années. Ce fut sa première œuvre et ce fut son coup de maître. Depuis ce moment, M. Edmond About a multiplié les tentatives dans la satire et dans le roman, au théâtre et dans la polémique politique. Il n’a point été également heureux dans toutes ses campagnes littéraires; mais il a rencontré chemin faisant assez de succès et assez de défaites pour se créer une personnalité distincte. Le roman surtout l’a tenté, et assez récemment encore il racontait cette étrange histoire de Madelon, où un réalisme d’une crudité sinistre apparaît à travers tous les pétillemens d’un sarcasme audacieux. M. Edmond About, sans avoir une invention féconde, a certainement la hardiesse de l’observation et le don du récit. C’est un conteur facile, léger et éblouissant d’ironie. Un des côtés les plus curieux de cet esprit cependant, une des choses qui expliquent le mieux comment, à travers toutes les aventures littéraires, il revient sans cesse à la politique ou à un certain genre de politique, écrivant tantôt la Question romaine, tantôt le Progrès, c’est qu’au fond il est moins encore un romancier qu’un polémiste.

Le vrai romancier a un bien autre caractère : il est tout entier à son observation et s’absorbe dans son œuvre; il dépouille en quelque sorte sa personnalité pour vivre de la vie des personnages qu’il met en scène, pour s’identifier avec eux, et ne leur prêter que les passions, les sentimens, le caractère et le langage de leur rôle. Il arrive ainsi quelquefois, par la puissance de l’observation et de l’imagination désintéressée, à un degré de vérité saisissante qui fait du roman la simple et fidèle peinture de la vie humaine. M. Edmond About n’est point, lui, de cette nature d’artistes désintéressés qui s’effacent dans leur œuvre; il a au contraire une personnalité impatiente de paraître, de piquer la curiosité et de prospérer. Il parle par la bouche de ses personnages, il met son cachet dans leur manière de sentir et d’agir, il les promène d’une main ironique. Toutes les fantaisies de son esprit, ses préoccupations du moment, passent dans ses fictions. Si peu qu’on l’en prie, il mettra en roman et avec la même verve courante le drainage des landes ou les merveilles de l’association agricole. Une raillerie légère, mordante, subtile et quelquefois prétentieuse est le trait essentiel de son talent. C’est une nature de polémiste qui passe de la politique à la littérature, de la fantaisie d’imagination à l’économie rurale ou sociale, de la guerre de broussailles à la réorganisation de l’Europe. Il en résulte que ses romans sont quelquefois des traités d’économie publique et que ses livres de politique sont des romans. M. Edmond About se croit évidemment le fils le plus direct et le plus légitime de Voltaire. Un fils, c’est un peu trop; un petit-fils, c’est beaucoup dire encore; un neveu, un arrière-neveu, on peut l’admettre, et c’est ainsi que par droit de famille l’Homme aux quarante écus, cette boutade étincelante de raison et d’ironie, qui avait déjà inspiré à l’auteur des Mariages de Paris l’histoire des Echasses de maître Pierre, se trouve aujourd’hui reprise et délayée dans le Progrès! Seulement l’Homme aux quarante écus tenait en quelques feuillets; le Progrès se déroule en cinq cents pages! Cinq cents pages de gaîté et d’amusement sur le budget, sur la part contributive des citoyens, sur la répartition du travail et sur le mécanisme administratif! M. Edmond About craint un peu de ne pas réussir et de n’être pas pris au sérieux parce qu’il ne fait pas bâiller. « Le Français, dit-il, veut être assommé, comme le lapin demande à être écorché vif : il n’estime pas ceux qui l’amusent. » Il n’est point certainement nécessaire d’instruire en ennuyant son monde, et l’esprit n’est jamais de trop, même dans les discussions les plus sérieuses. Qui sait pourtant si le badinage prolongé sur des questions qui ne prêtent pas absolument à rire ne finit pas par produire le même effet que la gravité prétentieuse?

Le malheur de M. Edmond About en réalité, ce n’est pas de traiter d’une plume vive et légère les affaires sérieuses de son temps, c’est de ne point atteindre autant qu’il le croit à son idéal d’agrément, de laisser dans l’esprit une impression tourbillonnante et confuse, d’exagérer certaines choses, d’en oublier beaucoup d’autres, de se perdre dans mille détails et de ne point faire avancer notablement en fin de compte le problème qu’il traîne après lui de sa verve fringante et agile. Qu’est-ce donc que ce livre du Progrès? C’est un hymne mêlé de chiffres et de calculs. M. Edmond About s’est dit sans doute que pour intéresser des hommes comme nous, des citoyens d’une société affairée, il fallait entrer dans le vif de toute chose, et il s’est mis à nous parler commerce, industrie, budget, procédés agricoles, association, chemins de fer, colonies, et le reste. C’est un homme singulièrement instruit, plein de connaissances variées, et d’abord il commence par une profession de foi quelque peu présomptueuse peut-être. «L’école à laquelle j’appartiens, dit-il, se compose d’esprits positifs, rebelles à toutes les séductions de l’hypothèse, résolus à ne tenir compte que des faits démontrés. » M. Edmond About, pour ne point sortir du domaine des faits naturels et démontrés, vous dira donc ce que c’est que le budget et en quoi il se décompose, quelle est votre part personnelle et distincte de contribution, ce que vous payez pour la liste civile, pour l’armée, pour la magistrature, pour votre préfet, pour les arts, pour l’Institut, pour le garde champêtre, pour l’exécuteur des hautes œuvres : 3 francs pour ceci, 5 francs pour cela, 20 centimes pour le bourreau! Il vous dira bien d’autres choses, ce que vous payez si vous consommez du sucre indigène, ce que doit et peut dépenser chaque ménage de campagne, ce que le purin a de vertu pour les terres, comment le progrès peut s’accomplir par l’association, qui centuple la richesse publique, par l’assainissement, qui diminue la mortalité, par le développement de l’initiative individuelle substituée à l’action de l’état, par les chemins de fer, qui multiplient les communications. M. Edmond About vous dira tout cela, et son idéal de progrès n’est point après tout d’un ordre démesuré : c’est un omnibus. « En vérité, je vous le dis, l’omnibus n’est pas seulement une voiture à quatre roues, c’est le char du progrès, le symbole de l’association pacifique fondée sur la liberté. On y entre quand on veut, on en sort sans demander la permission de personne, tous les voyageurs ont les mêmes droits... Le conducteur, autorité modèle, obéit poliment au public qui le nourrit... Ce fonctionnaire tout privé n’a pas d’opinion, ne fait pas de zèle, ne commet pas d’abus, attendu que l’omnibus est une association étrangère à la politique et à toutes ses absurdes conséquences. Comprenez-vous maintenant pourquoi les émeutiers, gent stupide et brutale, préludent toujours au renversement des lois par la culbute des omnibus ? »

Ce livre est vraiment plein de choses instructives et inattendues. Je ne méconnais pas assurément la haute signification morale de l’omnibus, ainsi troublé dans sa modestie par ce dithyrambe humoristique. Je ne me méprends pas du tout sur la part qu’ont dans le progrès général et définitif tous les avantages partiels et matériels qu’énumère la verve un peu prolixe de M. Edmond About. Que l’association transforme et accroisse la richesse publique, que la mortalité diminue encore après avoir diminué depuis un demi-siècle, que les perfectionnemens agricoles et le bien-être se développent dans les campagnes, que les chemins de fer et les fils électriques arrivent jusqu’aux derniers confins de la France et de l’Europe, ce seront de grands biens sans doute. Est-ce là cependant tout le progrès? S’il n’était que cela, il n’enflammerait pas tant d’esprits généreux, toujours occupés à en rechercher les lois et les conditions;, il perdrait la signification qu’il a pour les intelligences viriles, — celle de l’élévation graduée du niveau moral parmi les hommes, du développement de la justice parmi les peuples, de la prédominance croissante du droit sur la force. Il n’y a plus de doute alors, le chiffre de la production et de la consommation est la mesure du progrès! M. Edmond About, de sa plume preste et tranchante, a révélé lui-même la faiblesse de son ouvrage en disant : « Vous remarquerez peut-être, si vous lisez ce livre jusqu’au bout, que j’évite le mot devoir, quoiqu’il soit très sonore, très clair et très noble. C’est que je me suis interdit la plus furtive excursion dans la métaphysique. » Voilà le devoir exilé dans la métaphysique, dans le domaine des choses non démontrées ! Toute une partie morale de la civilisation disparaît comme une excroissance inutile, et c’est ainsi que cette liberté même, qui est l’idée-mère du livre de M. About, — puisque c’est par la liberté, par l’émancipation de l’initiative individuelle que l’auteur de Tolla cherche le progrès, — c’est ainsi que cette liberté devient un fait subalterne, matériel, un moyen de dégager le bien-être universel, de tirer le meilleur parti possible « d’une humble condition et d’une courte vie, » C’est ainsi en même temps que cette œuvre sur le progrès est un mélange singulier où circulent une multitude d’idées justes ingénieusement mises en lumière, et où l’ensemble est indigeste et confus. Dans cette carrière où il prodigue une impatiente activité, et où il sème les fruits de son imagination, M. Edmond About a trouvé déjà plus d’une mésaventure, sans compter le demi-succès qui attend vraisemblablement le Progrès. Jeune, hardi, gai, aimant l’aventure, il n’a pas toujours réussi auprès de la jeunesse elle-même, et il ne s’est pas demandé d’où lui venaient ces soudaines bourrasques d’impopularité littéraire. Il y a eu bien des causes peut-être; il y en a une qui tient au talent de l’auteur du Roi des Montagnes: c’est qu’avec de la netteté, de la sûreté et de la verve, il n’a pas ce qui attire, ce qui popularise un écrivain se servant de l’imagination pour répandre une idée sérieuse. Son talent pétille sans éclairer et sans échauffer; il s’agite sans émouvoir, parce qu’il a plus d’habileté, de subtilité et de sécheresse que de passion et d’élan. Avec ses éclats d’ironie, ses saillies étincelantes, c’est un esprit d’un ordre moyen, de l’ordre positif, comme il le dit, un esprit qui aime le succès, qui le cherche sous toutes les formes, et qui, après l’avoir vu fuir au théâtre, après l’avoir vivement conquis dans le roman, risque de ne pas le trouver dans l’économie sociale et la politique, même quand il cherche à répandre des idées justes, quand il s’attache à une cause qui est celle de tous. Il manquait évidemment quelque chose à M. Edmond About pour se donner le luxe d’élever en cinq cents pages un monument au dieu Progrès.

Ce qui est certain et ce qui ressort bien plus encore de toute une situation générale que de quelques œuvres jetées dans le mouvement de tous les jours, c’est qu’un souffle nouveau s’est élevé; un nouveau courant d’idées se forme, grossit à chaque instant, et ce courant porte vers la liberté. Bien des nuances peuvent se produire, bien des contestations de doctrines peuvent retentir encore; au fond, toutes les divergences s’effacent dans un sentiment unique qui se révèle à une multitude de signes, faits de la vie publique, discussions philosophiques et religieuses, travail des esprits. Ce n’est pas un ferment de révolte, c’est l’instinct gradué, tranquille et ferme de la nécessité d’une condition élargie. Si vous voulez être de votre temps, du temps d’aujourd’hui, et rester dans le vrai des choses, laïques et hommes d’église, il faut entrer sans crainte dans ce courant et y marcher avec la confiance d’esprits que la liberté n’effraie pas. Faites appel aux forces indépendantes de la raison. Agissez par la propagande du savoir, de l’éloquence, de la persuasion, et surtout n’appelez pas à votre aide la puissance des répressions, la périlleuse intervention des lois pénales. D’abord vous ne réussiriez pas; vous ne trouveriez pas même l’appui de quelque libéral en retraite converti sur ses vieux jours à l’excellence du droit de supprimer ou d’avertir les journaux. Et puis vous ressembleriez à quelque exhumation archéologique, à la résurrection étrange d’hommes reprenant un dialogue d’il y a quinze ans, d’il y a quatre-vingts ans peut-être, au sein d’une société qui se réveille et où la liberté redevient l’air vital aspiré et désiré par les âmes.


CH. DE MAZADE.

  1. Voyez sur ce livre la Revue du 15 mai 1855.