Les Idées de Nietzsche sur la musique/11

Société du Mercure de France (p. 168-210).

CHAPITRE IX

L’APOLOGIE DE WAGNER DANS
« RICHARD WAGNER À BAYREUTH »


Les raisons sentimentales expliquent en partie que Nietzsche, désenchanté au point où nous venons de le voir, de l’art wagnérien, en ait composé, deux ans plus tard, une apologie dont Wagner pouvait lui écrire : « Ami ! votre livre est colossal[1] ! »

L’histoire des sentiments personnels de Nietzsche à l’égard de Wagner, depuis l’aube de leur amitié jusqu’au refroidissement et à la rupture, a été écrite dans tout le détail et avec toute la pénétration désirables par Mme  Förster-Nietzsche. Elle n’appartient pas à notre sujet, qui se restreint à l’investigation des idées. Il suffira, pour montrer l’étendue de la dette intellectuelle que Nietzsche s’était un moment sentie, et qu’au fond il continuera de se sentir via-à-vis de Wagner, mais en l’expliquant d’une autre façon, de citer ces fragments de sa correspondance avec son ami Rohde :


Tu m’as causé une grande joie qui m’a été au cœur par la lettre que tu as envoyée à Wagner. Nous n’avons en définitive, pour ce que nous voulons de meilleur et de plus noble, aucun autre patron ; aussi a-t-il droit à l’offrande de tout ce qui pousse sur notre propre champ. Si quelque chose me manque péniblement, c’est, et pour cette raison même, ta présence : nous devrions toujours ensemble chercher en lui notre édification et progresser dans la connaissance de ses œuvres[2].


Dans une autre lettre au même, parlant avec une extrême ardeur, mais d’ailleurs avec toute l’indétermination d’un jeune romantique, des grandes fins qu’il assigne à ses efforts, à sa vie, il ajoute :

Pour le jugement d’un spectateur tel que Wagner j’abandonnerais volontiers toutes les couronnes que le présent peut distribuer ; le désir de le satisfaire m’excite et m’exalte plus qu’aucune puissance au monde.


On conçoit très bien que Nietzsche, au moment où il était donné enfin à Wagner de produire son œuvre devant l’Europe dans les bonnes conditions de présentation et d’exécution qui lui avaient cruellement fait défaut jusque-là, se soit senti le devoir de se remettre dans l’état d’esprit enthousiaste qu’il avait traversé. Mais sa pensée avait été si loin dans le sens contraire, sa secrète critique avait si radicalement flétri l’objet de sa piété qu’on se demande comment il y a pu réussir. Quand on compare les notes de 1874 au ton de certaines pages de Richard Wagner à Bayreuth, cette véhémence dans la palinodie déconcerte. On se dit qu’il y a quelque énigme.

Cette énigme, Nietzsche lui-même en proposait douze ans plus tard une solution assez brutale ;


Un psychologue aurait le droit de dire que ce que mes jeunes années entendaient dans la musique de Wagner n’a rien absolument à voir avec Wagner ; que, lorsque je décrivais la musique dionysiaque, je décrivais ce que j’avais, moi, entendu ; que je traduisais et transfigurais tout dans le sens du nouvel esprit que je portais en moi. La preuve (aussi forte qu’une preuve peut l’être) en est mon écrit Wagner à Bayreuth ; à tous les passages qui sont décisifs quant à la signification psychologique, il n’est question que de moi, — on peut sans réserve substituer mon nom ou le mot « Zarathustra », là où le texte porte le mot Wagner. Le portrait tout entier de l’artiste dithyrambique est le portrait du poète en moi préexistant du Zarathustra, dessiné avec une profondeur radicale et sans effleurer un seul instant la réalité wagnérienne. Wagner lui-même en eut l’idée ; il ne se reconnut pas[3],[4]. De même la « Pensée de Bayreuth » s’était transformée en quelque chose qui ne sera pas pour ceux qui ont pénétré mon Zarathustra une conception énigmatique : je veux dire ce grand midi, qui voit les élus d’entre les élus se consacrer à la plus grande de toutes les tâches… Qui sait ? C’était la vision d’une fête qu’il pourrait encore m’être donné de voir.


Assurément il y a dans Richard Wagner à Bayreuth bien des pages et un accent général inspirés par la sorte d’exaltation qui atteindra son comble dans le Zarathustra. Mais Nietzsche, à distance de son écrit, le simplifie trop. Le tissu en est beaucoup plus complexe. On y trouve un portrait de Wagner et une analyse de son art dont bien des parties ne diffèrent des terribles critiques que nous connaissons qu’en ce que l’auteur tourne à fin de louange ce dont il faisait naguère un motif de dépréciation. Des manières de penser et de sentir y sont admirativement prêtées à Wagner que Zarathustra eût désavouées avec dégoût. Des théories y sont professées sur la musique en général, contre une partie desquelles Nietzsche lui-même va bientôt exercer dans Humain trop Humain sa plus âpre satire. La rencontre aventureuse de tous ces éléments et de bien d’autres fait de Richard Wagner à Bayreuth un des écrits de Nietzsche les plus importants pour celui qui s’intéresse à son histoire intellectuelle, mais au contraire l’un des plus rebutants à lire (en dépit, faut-il le dire ? de bien des beautés) pour celui qui, cherchant dans la lecture instruction et plaisir, supporte mal les esprits, même géniaux, insuffisamment surs de ce qu’ils pensent et de ce qu’ils sentent.

Je voudrais faire un départ rapide des divers éléments qui se mêlent et luttent dans la pensée de Nietzsche au moment où il a écrit cet ouvrage qui fut un acte.

I


Bien que cette étude se restreigne à l’esthétique, il y a lieu, pour ne pas mutiler le sujet, de dire un mot sommaire de l’état d’esprit auquel ou du moins à l’aube duquel Nietzsche lui-même rapportait (trop exclusivement) l’inspiration du Richard Wagner et qu’il désigne de la façon la plus nette, en y attachant le nom de Zarathustra. Cet état d’esprit n’est pas tout Nietzsche. Il en est, si l’on veut, la moitié. Il est l’impénitente moitié romantique, fanatique et barbare de cet amant du classicisme, de la Grèce, de la Renaissance et de la Méditerranée.

Comme philosophe, comme artiste, Nietzsche est avant tout un critique, très puissant, très aigu, de la civilisation moderne. Au début, il rattache cette critique à des spéculations métaphysico-esthétiques à demi d’emprunt. Mais on sent bien qu’elle est excitée et approvisionnée d’informations extraordinairement pénétrantes par son tact de psychologue et sa sensibilité morale merveilleusement susceptible. La valeur d’une civilisation se juge par la qualité du type humain dans l’élite. Or, de bonne heure, Nietzsche a été averti par des impressions délicates et douloureuses de tares profondes dans l’intelligence et la sensibilité de l’élite moderne : désenchantement de Schopenhauer, de Wagner, des penseurs, des savants et des artistes qui portent la marque du XIXe siècle. Ç’a été là le primum movens et le centre des réflexions et des analyses portées par ce puissant esprit dans toutes les directions de la psychologie, de l’esthétique et de l’histoire.

En tant qu’elle suit ce dessein et, que l’ardeur de sensibilité personnelle du critique ne sert qu’à faire de ses observations des flèches qui s’enfoncent dans l’objet observé, l’œuvre de Nietzsche est une des plus dignes de méditation du XIXe siècle. Nulle ne fait plus penser.

Malheureusement, tandis qu’il scrute et juge son époque et qu’il découvre (pour son compte au moins) dans cette expérience particulière de l’histoire tant de lois générales de la nature humaine et de la civilisation ; Frédéric Nietzsche occupe excessivement l’esprit de Frédéric Nietzsche. Ses grandes clairvoyances, il les a acquises par des désillusions pénibles assurément ; mais la joie de comprendre pouvait en adoucir l’amertume, et, après tout, est-ce un lot si rare que d’acquérir quelque sagesse au prix de défaites et de cuissons personnelles ? En tout cas, l’histoire de son esprit et de sa personnalité intime ne devrait pas le fasciner au point qu’on se demande s’il est attaché aux vérités dont il croit s’être rendu maître, comme vérités, ou comme épisodes d’une destinée intellectuelle tragique. Et c’est sur un ton à suggérer toujours ce doute que parle, pour dire souvent des choses précieuses, Zarathustra. Or on ne discerne pas dans l’évolution philosophique de Nietzsche d’autre tragédie que celle précisément d’avoir été imaginée par lui comme tragique. Et il y a là, pour ainsi dire, un coefficient d’hallucination. La hantise de sa propre individualité n’asservit pas, ne fausse pas l’intelligence de Nietzsche (en quoi il s’oppose radicalement à Rousseau et aux romantiques), mais elle mêle parfois à l’expression de ses idées les plus justes une crispation qui en altère certainement la vérité. Veritas in dicto, non in re, a dit Hobbes. C’est excessif. Mais la façon de dire peut ôter bien de la valeur à ce qu’on dit. La mesure fait partie de la vérité.

En outre, un fond de fièvre fanatique, d’âpreté religieuse bien étrange chez un homme qui voulait restaurer la conception grecque de la vie. Épris de l’idéal antique de l’honnête homme maître de soi, du philosophe athlète et musicien, du héros grec à la langue subtile, adorateur de la Renaissance, des humanistes, des tyrans italiens et des princes de l’Église amis de la beauté, contempteur de la Réforme, il parlera du mouvement d’idées qui va le conduire à ces points de vue comme on raconterait le voyage à Pathmos ; pour guérir les plaies des âmes modernes (plaies chrétiennes, selon lui), pour leur rendre une floraison de vigueur et d’amour ingénu pour la vie, il ira les invectivant, les aiguillonnant avec la fureur sacrée d’un prédicant de « régénération » et de « salut ».

Contradiction radicale entre la qualité de la sensibilité et la nature des idées, survivance de l’attitude individuelle romantique dans la glorification des principes classiques, frénésie mystique dans l’impiété païenne, voilà, je crois, de quoi se compose l’état d’esprit de Zarathustra, ce qui détermine son ton et son allure. Pour moi, j’avoue goûter Nietzsche et en tirer profit dans la mesure où ses pages ne grimacent pas de cette manie, de ce tic romantico-apocalyptique. Il en a écrit infiniment qui en sont tout à fait pures. Mais il est certain que Richard Wagner à Bayreuth est conçu dans ce sentiment et dans cette manière, et c’est, je le répète, ce qui, à mon goût, en rend l’ensemble fort pénible.

Nietzsche y fait de Wagner un rénovateur de toute culture. C’était de lui-même, a-t-il dit plus tard, qu’il voulait parler. C’est en réalité de Wagner et de lui tout à la fois. L’ouvrage contient à l’égard de la culture scientifique et esthétique modernes des morceaux de critique qui s’ajoutent aux meilleures pages du David Strauss, du Schopenhauer éducateur. Mais on dirait toujours que le héros mal déterminé au nom duquel Nietzsche annonce ce renouveau universel monte au Golgotha.

Cela dit en ce qui concerne l’inspiration générale et, en quelque sorte, la sphère aventureuse dans laquelle l’œuvre a été pensée, rendons-nous compte de ce qui concerne particulièrement l’art wagnérien et la musique.

II


C’est un cas très curieux de psychologie littéraire de voir Nietzsche utiliser pour la glorification de Wagner les caractéristiques qu’il lui appliquait à part lui dans un esprit de dépréciation.

L’idée dominante de ses notes de 1874, c’est que Wagner n’est pas né musicien, que le beau musical n’est nullement le but de son labeur musical ; qu’il n’a pas de piété pour la musique, mais s’est jeté sur elle comme sur un moyen et l’a broyée pour s’en servir ; qu’il n’a pas de piété pour l’art en général ; qu’il n’est artiste grand et sincère en aucun genre, mais que c’est un acteur aussi ambitieux que puissant, possédé de la rage de dominer et de fasciner son époque et qui a trouvé dans une forme de théâtre qui accumule toutes les puissances d’action du théâtre, un merveilleux instrument de la tyrannie qu’il rêve d’exercer sur l’esprit et la sensibilité des foules modernes.

Or, tous ces traits, on les retrouve dans Richard Wagner à Bayreuth, mais atténués ou transfigurés et accompagnés de touches embellissantes, peu compatibles avec eux, peut-être moins énergiques.

On se rappelle ce que Nietzsche écrivait pour lui-même de la nature protéiformeet du « dilettantisme » natif de Wagner :


La jeunesse de Wagner est celle d’un dilettante universel dont il ne veut advenir rien de bon :


Pour le public il s’exprimait ainsi :


Il y eut une partie de la vie de Wagner, son enfance et sa jeunesse, dont on ne peut sortir sans rencontrer des énigmes. Rien encore ne semble l’annoncer lui-même ; et ce qu’on pourrait peut-être aujourd’hui comprendre rétrospectivement comme des présages, apparaît d’abord comme une juxtaposition d’aptitudes plus propre à inspirer de l’inquiétude que des espérances : un esprit d’agitation, d’irritabilité, une hâte nerveuse à se saisir de mille choses, un plaisir passionné à des états d’âme surexaltés, presque maladifs, des sautes brusques d’une paix toute pleine d’âme à des dispositions violentes et tumultueuses. Le foyer paternel ne lui offrait aucune tradition, aucune discipline d’art : la peinture, la poésie, l’art du comédien le sollicitaient tout autant que l’éducation et la carrière du savant ; celui qui l’observait superficiellement pouvait le croire né pour le dilettantisme[5].


Nietzsche, même au temps de la Naissance de la Tragédie, contestait (in petto) à Wagner la « naïveté », entendons la naïveté d’un Raphaël, d’un Corrège, d’un Mozart, que les riches spectacles de la vie enchantent par eux-mêmes, non pas en vertu de tel rapport moral, philosophique ou religieux, et dont les conceptions n’obéissent absolument à d’autre attrait, à d’autre cause finale, pourrait-on dire, que le charme et la beauté. Ce n’est pas précisément démentir cette assertion, mais plutôt la tempérer justement, que de reconnaître à Wagner, comme il le fait maintenant, une naïveté acquise et tardive. C’est le lot, ajoute Nietzsche, de tous les artistes modernes, que la complexité et le tumulte tyrannique des impressions et des notions de la vie moderne disputent trop longtemps et de trop de manières à l’ingénuité de la sensation et du sentiment, que le bruit de trop de voix empêche en quelque sorte d’écouter « leurs voix ». La théorie est exprimée avec force[6]. Nous ne la croyons point vraie. Ce manque de fraîcheur qui caractérise la plupart des créations de l’art du XIXe siècle, ce « fard » que Carlyle trouvait à presque toute la littérature européenne depuis Rousseau, tient bien à un défaut de naïveté. Ce défaut lui-même a, nous semble-t-il, une cause non extérieure, mais intérieure : l’obsession du moi, l’orgueil individualiste. De ce point de vue, nos griefs contre les choses, nos exigences à leur égard sont infinis et nous ne nous en désempètrerons jamais. Nulle disposition n’est plus ennemie de la vision séduite et sans arrière-pensées de l’artiste. Nous rectifierions en ce sens l’explication que Nietzsche donne du manque de naïveté des artistes modernes et de la flétrissure qui en peut résulter pour l’art. Cette réserve n’ôte rien à la justesse psychologique de son observation et l’on goûtera plus que de la justesse, des trésors de discernement, dans ces trois lignes :


Le type étonnamment sévère de l’adolescent, le Siegfried de l’Anneau du Nibelung, seul, un homme pouvait l’engendrer et, à la vérité, un homme qui a trouvé tard sa propre jeunesse[7].


Le personnage de Siegfried, reconstitution nostalgique d’une jeunesse que l’âme n’a pas connue, et non pas souvenir direct et naïf des sensations de l’adolescence, que cela est finement vu ! Non ! Siegfried lui-même n’est pas homérique !

Nietzsche, apologiste, ne cache pas précisément, mais atténue ou plutôt transpose ce qu’il pense au fond, de cette ambition effrénée de domination que l’art a été pour Wagner un moyen de satisfaire. Dans ses notes de 1874, comme aussi dans des notes prises pour la composition même de Richard Wagner à Bayreuth, il lui attribue tous les caractères des tyrans.


La « fausse toute-puissance » développe chez Wagner la nature tyrannique…

[Il a] le sentiment d’être sans héritiers… Le tyran ne veut qu’on reconnaisse de mérite à aucune autre individualité que la sienne et celle de ses intimes[8]

Il y a chez Wagner des penchants dangereux : le goût du démesuré… le penchant à la pompe et au luxe… la jalousie… de la ruse et de l’art pour donner le change… avoir toujours raison[9]… — La nature de Wagner est de dominer ; alors seulement il est dans son élément, alors seulement il est sûr de lui, modéré et ferme ; les entraves mises à cet instinct le rendent outrancier, excentrique, intraitable[10]. — On ne doit pas être injuste et ne pas exiger d’un artiste la pureté et le désintéressement qu’on trouve chez un Luther par exemple. Cependant il y a chez Bach et Beethoven le rayonnement d’une nature plus pure[11].


Le sens de ces remarques, c’est que Wagner a passé dans le royaume de l’art comme un Napoléon qui édifie sa gloire et son œuvre éblouissante en ruinant la postérité. Il a surmené, mis hors d’usage les moyens d’expression de l’art et accoutumé aux excès la sensibilité musicale de l’auditeur. Les Bach, les Beethoven se sentaient les usufruitiers d’une tradition qu’ils mettaient leur honneur à laisser après eux plus riche et plus pure.

La caractéristique morale que Nietzsche donne ici de Wagner s’applique dans sa pensée à l’artiste. Le danger qu’il ne bouleversât l’art venait du manque d’ordre et de noblesse de sa nature géniale.

Dans cette nature, Nietzsche reconnaissait que l’âge et aussi la terrible discipline personnelle, nécessaire à la réussite d’une entreprise d’art, même composite, anarchique et décadente, quand elle a des proportions fabuleuses, avaient développé des parties hautes et graves.


Sa nature se partage peu à peu : à côté de Siegfried, Walther, Tannhäuser, s’avancent Sachs, Wotan. Il arrive à comprendre l’homme très tard. Tannhäuser et Lohengrin sont élucubrations d’un adolescent[12].


Ailleurs il l’appelle « un homme discipliné par l’instinct qui le pousse à l’art ».

Ces indications psychologiques très justes, que Nietzsche ne creuse pas, se trouvent dans ses notes. Dans Richard Wagner, il s’exprime avec beaucoup plus d’étendue sur la lutte des deux natures en Wagner, mais surtout dans un sens bien différent. Et c’est à ce propos que nous osons dire : Non, quoi qu’il ait prétendu plus tard, dans un souvenir sans doute trop sommaire de son écrit, ce n’est pas Nietzsche que Nietzsche a peint ici. Ces traits conviennent-ils à Wagner ? Ils n’ont jamais convenu à Nietzsche. Et je ne sais même comment accorder la conception morale dont ce portrait s’inspire avec l’« immoralisme », que Nietzsche se louait d’avoir professé dès le début et qu’il montre déjà présent dans l’inspiration de son ouvrage de jeunesse : la Naissance de la tragédie. Le développement intellectuel et esthétique qui a porté un grand artiste au sommet de sa puissance créatrice et à toute l’ampleur de sa manière y apparaît identifié à l’amélioration morale ou à la conversion mystique d’un homme possédé par des instincts diaboliques.


Avec l’apparition de sa puberté intellectuelle et morale commence aussi le drame de sa vie. Et comme le spectacle en est alors changé ! Sa nature paraît simplifiée d’une manière effrayante, déchirée en deux instincts ou sphères. Tout au fond bouillonne, fougueux torrent, une volonté violente, qui veut, pour ainsi dire, percer jusqu’à la lumière par tous les chemins, tous les ravins, toutes les gorges et aspire à la puissance. Seule une force complètement pure et libre était capable de montrer à cette volonté la voie qui mène à ce qui est bon et bienfaisant. Combinés avec une intelligence étroite, les désirs tyranniques et sans frein d’une telle volonté eussent pu devenir fatals ; en tout cas, il était nécessaire qu’une issue vers le grand air se trouvât bientôt et qu’une atmosphère limpide, la lumière du soleil pénétrassent. Un puissant effort, que nous voyons perpétuellement condamné à ne pas réussir, rend méchant. L’échec peut quelquefois tenir aux circonstances, à l’immutabilité du destin, non pas au manque de force ; mais celui qui, malgré cet échec, ne peut renoncer à son effort, commence, pour ainsi dire, à souffrir d’un ulcère interne qui le rend irritable et injuste. Peut-être cherche-t-il dans les autres les causes de son insuccès ; et même il peut aller, dans une haine passionnée, jusqu’à traiter l’univers en coupable ; peut-être encore se jette-il, bravant tout, en des chemins détournés et tortueux ; ou exerce-t-il la violence ; c’est ainsi qu’il arrive que des natures bonnes tournent au farouche dans leur marche même vers le meilleur. Même parmi ceux qui ne poursuivaient que leur propre purification morale, cénobites et moines, il se trouve de ces natures devenues farouches, et malades jusqu’à la dernière fibre, de ces hommes minés et rongés par l’insuccès. Il y avait un esprit plein d’amour, surabondant en bonté et en douceur, tendrement persuasif, haïssant l’action violente et la destruction de soi-même et ne voulant voir de chaînes à personne : cet esprit parla à Wagner. Il s’abaissa vers lui, l’enveloppa, consolateur, de ses ailes et lui montra la voie ! Nous jetons un regard dans l’autre sphère de la nature de Wagner ! Mais comment la décrire[13] ?


Psychologie nébuleuse, dira-t-on ! En apparence seulement. Et cette apparence vient d’un certain pathos, bien peu selon le goût français. Du moins ce portrait n’est-il pas sans ressemblance avec celui que Rousseau et tous ses élèves ont tracé d’eux-mêmes. Ce mélange d’ange et de démon, de maladie et de sublime, de misère et d’idéalisme, d’enfer et de ciel, a les plus mauvais relents. Tout comme il prend maintenant en bonne part ses observations au fond les plus négatives sur l’art de Wagner, Nietzsche n’aura plus tard qu’à prendre en mauvaise part cette psychologie pour en faire la pathologie des natures romantiques.

Mais qu’il l’applique présentement à lui-même ou à Wagner, il faut qu’un profond désordre règne encore dans certaines parties de son esprit pour que l’homme qu’il peint sous cette figure convulsée, et surtout équivoque, disputée entre l’abandon aux plus violents instincts et l’extase effrénée, soit présenté par lui comme le rénovateur de la culture intellectuelle, esthétique et morale, un maître des idées, des sentiments et des mœurs[14].

Et c’est ici qu’après avoir cherché à ne voir entre la pensée secrète et la pensée publique de Nietzsche que la différence du coup de pouce, nous sommes bien obligés d’avouer l’étendue de la contradiction criante et curieuse.

Que disait Nietzsche dans ses notes de 1874 ? Ceci :


Comment Wagner se recruta-t-il des partisans ? Ces partisans furent des chanteurs qui devinrent intéressants comme artistes dramatiques et à qui s’offrait ainsi un moyen tout à fait nouveau de faire effet, peut-être avec peu de voix ; des musiciens, qui du maître de la déclamation apprirent ceci : la déclamation doit être si géniale qu’elle ne laisse pas prendre conscience de ce qui est l’œuvre elle-même ; des musiciens d’orchestre de théâtre, qui auparavant s’ennuyaient ; des compositeurs qui pratiquaient les procédés matériels pour enivrer ou fasciner l’auditeur et qui apprirent à manier les effets de couleur de l’orchestre wagnérien ; toutes les sortes de mécontents, lesquels à chaque bouleversement espéraient avoir quelque chose à gagner ; des hommes qui s’enthousiasment pour chaque soi-disant « progrès » ; ceux-là que la musique antérieure à Wagner ennuyait et qui trouvaient maintenant leurs nerfs plus fortement remués ; ceux encore qui s’emballent pour tout ce qui est téméraire et audacieux. — Il avait pour lui tantôt les virtuoses, tantôt une partie des compositeurs ; — ou les uns ou les autres se passeraient difficilement de lui. Il avait encore des littérateurs qu’agitent toutes sortes d’obscurs besoins de réforme ; des artistes qui admirent la vie indépendante[15].


Il écrivait encore ceci :


On doit bien songer quelle sorte d’époque se crée ici un art : une époque en dissolution, hors d’haleine, sans piété, cupide, sans forme, mal assurée sur ses fondements, presque désespérée, sans naïveté, entièrement consciente, sans noblesse, violente, lâche[16].


Richard Wagner à Bayreuth est une apologie. Mais quel est exactement le sens de cette apologie ?

L’art de Wagner est une école d’héroïsme.


Pour nous Bayreuth signifie la consécration matinale au jour de combat[17].


Et quel combat ? Celui qu’une jeunesse généreuse rêve d’entreprendre contre le règne de « la violence, du mensonge, de l’injustice, de l’ignorance ». Wagner ne livre pas précisément ce combat, mais il en rend les âmes capables :


Les luttes qu’il représente sont des simplifications des luttes réelles de la vie ; ses problèmes sont des abréviations du calcul infiniment compliqué des actions et volitions humaines. Mais la grandeur et la nécessité de l’art consistent précisément en ce qu’il suscite l’apparence d’un monde plus simple, d’une solution plus brève des énigmes de la vie[18].


Par opposition à l’art moderne qui « se propose pour tâche de procurer l’apathie ou l’ivresse[19] » et par là d’endormir « la mauvaise conscience », Nietzsche appelle ici Wagner « le nouveau porteur de lumière[20] ». Mais cette caractéristique de l’art Moderne ne se rapproche-t-elle pas étrangement de celle qu’il appliquait tout à l’heure à l’art de Wagner ?

Une des idées sur lesquelles Nietzsche insiste le plus dans Richard Wagner à Bayreuth, c’est que Wagner, par son inspiration, est l’interprète de l’âme populaire, cette réserve de poésie et de génie d’une société tyrannique et factice, et par là le libérateur et l’éducateur du « peuple ».


Il était devenu révolutionnaire par pitié pour le peuple. Dorénavant il l’aima et aspira vers lui comme il aspirait vers son art, car, hélas ! en lui seul, en ce peuple disparu, dont on ne pouvait presque plus se faire une image, artificiellement dérobé au regard, il voyait maintenant l’unique spectateur et auditeur seul digne, de la puissance de l’œuvre d’art qu’il rêvait et seul capable de la sentir[21].

Tandis qu’il avançait en silence sa grande œuvre et ajoutait partitions à partitions, il se passa quelque chose qui lui fit prêter l’oreille : les amis vinrent lui annoncer un mouvement souterrain d’un grand nombre d’âmes — ce n’était pas encore le « peuple » qui s’agitait et s’annonçait ici, il s’en fallait de beaucoup, mais peut-être le germe, la première source de vie d’une société destinée à la perfection dans un avenir lointain, vraiment humaine[22].


Bref, l’œuvre de Wagner est, dans toute l’acception du mot, la « bonne nouvelle ». Elle porte en elle rajeunissement, régénération de la société par le peuple.

Or, comment, dans ses cahiers, Nietzsche parlait-il du rapport de l’œuvre de Wagner au peuple ?


Ne pas oublier ceci : c’est une langue de théâtre que parle l’art de Wagner ; elle n’appartient pas à la « chambre ». C’est éloquence pour le peuple, genre qui exige qu’on rende fortement grossier même ce qu’il y a de plus noble. Il s’agit de forcer à grande distance et de cimenter le chaos populaire. Exepiple : la marche impériale[23].


Nous pourrions prodiguer les exemples de ces contradictions brutales d’idées et de sentiments. Il nous suffit que ceux allégués soient caractéristiques.

Une solution facile est celle que Nietzsche nous a proposée lui-même et qui a déja été repoussée en partie : dans ses cahiers, Wagner est mis pour Wagner et dans son écrit public Wagner est mis pour Nietzsche. Le restaurateur de la culture européenne dont il est question ici, c’est lui, c’est Zarathustra. Malheureusement la psychologie la plus élémentaire nous interdit de penser que cette substitution ait été une ruse consciente. C’est instinctivement que Nietzsche se cherche lui-même dans le héros qu’il semble célébrer. Or, il n’y a pas d’état de l’esprit ni de l’âme plus trouble, plus mal assis que celui où l’écrivain est asservi à sa propre personnalité au point d’être impuissant à traiter d’autre chose que d’elle, quel que soit l’objet apparent de sa dissertation. Cet objet ne laissant pas de s’imposer jusqu’à un certain point, les traits se mêlent, la pensée se meut dans un domaine incertain qui n’est ni le moi ni le non-moi. De là le caractère d’ambiguïté de Richard Wagner pris dans son ensemble.

La part faite et largement faite à cette ambiguïté, et à prendre Richard Wagner pour la glorification de Wagner que personne ne douta qu’il ne fût, le parti, au premier abord si bizarre, formé par Nietzsche, d’écrire l’apologie d’un artiste et d’un art dont il était si profondément désillusionné, se peut d’un certain point de vue, et, jusqu’à un certain point, légitimer. Au milieu même des notes les plus déprédatrices, les textes suivants, tout en confirmant nettement la critique et la satire, amorcent, si j’ose ainsi dire, l’apologétique.


La musique ne vaut pas grand’chose, la poésie non plus, le drame non plus, l’art théâtral n’est souvent que rhétorique — mais le tout vu en grand est un et à la même hauteur[24].

Sérieusement, il est possible que Wagner détruise chez les Allemands le goût des arts particuliers pris séparément. Peut-être même est-ce une répercussion de son œuvre qui a fait concevoir l’image d’une culture d’ensemble, laquelle ne peut être atteinte par l’addition de talents et de connaissances particulières.

Il a le sentiment de l’unité dans la différence — c’est pourquoi je le tiens pour un porteur de culture[25].


En d’autres termes, tous les éléments dont se compose l’œuvre d’art wagnérienne, drame, idées, poésie, musique, décor, mise en scène, sont, pris à part, de peu de valeur. La combinaison de tous ces éléments, en vue d’un effet colossal, est, du point de vue esthétique, tout ce qu’il y a de plus suspect, de moins pur. Mais il y a, dans l’entreprise souverainement audacieuse d’avoir réuni tous ces éléments, associé dans une œuvre unique les moyens de tous les arts, quelque chose de grand et qui s’impose. Et ce n’est pas tout. Wagner a conçu et présenté son œuvre comme un centre de perspective nouveau sur la religion, la politique, la morale. Il a voulu être par œuvre réformateur universel.

Or, si cette entreprise de refonte et de réforme de toutes les parties de l’institution et de la culture humaine est une nécessité vitale pour l’époque moderne, il n’est pas nécessaire que Wagner en ait compris les véritables principes et la véritable direction pour êfre grand. Il suffit qu’il en ait aperçu la nécessité et qu’il n’ait pas tenté moins. En imposant à tous les arts, à tous leurs moyens, un emploi qu’ils n’avaient jamais reçu, si forcé et même si peu à imiter soit-il pour l’avenir, il a remis en question toute l’esthétique et, par elle, de proche en proche, tous les éléments de la culture, des mœurs et de l’ordre social.

Parce que Wagner, après avoir arraché à leur domaine, à leurs destinations et à leurs disciplines traditionnelles toutes les forces esthétiques, en a refait, en prodigieux « improvisateur », la synthèse dans son œuvre d’art, cette synthèse fût-elle au fond grossière et fragile, Wagner n’en mérite pas moins d’être appelé un « simplificateur du monde[26] ». C’est le titre qui convient à tous les esprits de qui partent les grandes impulsions et rénovations.

Voilà, je crois, l’idée plus ou moins consciente, qui s’ajouta aux raisons sentimentales tirées de l’amitié et du souvenir pour mettre la plume à la main de Nietzsche célébrateur de Wagner. On remarquera qu’elle lui permettait de prêter en partie à Wagner ses conceptions propres, ses rèves, sa personnalité, sans être précisément insincère. C’est une idée qu’il faut bien appeler révolutionnaire et prophétique. On ne la juge pas et on se garde surtout de l’approuver en elle-même. On veut dire qu’elle fournit une interprétation d’ensemble de Richard Wagner à Bayreuth, qui supprime dans une large mesure le scandale logique et moral qui résulterait d’une comparaison détaillée du contenu de cet écrit apologétique avec les notes personnelles de Nietzsche sur Wagner.

III


Richard Wagner à Bayreuth contient en outre deux théories dignes d’attention sur la musique en général.

L’une n’est que l’extension des idées déjà connues de Nietzsche sur l’hégémonie de l’art musical. Si nous avons pu discuter celles-ci dans leur application à un problème esthétique précis (le rapport de la musique et du drame), il nous paraît malaisé d’exposer d’une façon vraiment consistante les raisons pour lesquelles Nietzsche attend de l’influence de la musique une rénovation totale des rapports entre les hommes.


Il y a une misère qui s’étend aujourd’hui aussi loin que la civilisation des peuples : partout le langage est atteint de maladie et sur tout l’ensemble du développement de l’humanité pèse le fardeau de cette maladie monstrueuse[27] !


Cette maladie consiste en ce que le langage, dont la destination primitive est l’expression du sentiment, a dû se prêter, à mesure des progrès de la science et de la civilisation, à l’expression de l’abstrait. Il s’y est desséché au point de perdre sa vertu première et de se rendre «  incapable du service qui est sa seule raison d’être : aider ceux qui souffrent [c’est-à-dire les hommes] à s’expliquer les uns aux autres sur les plus simples souffrances de la vie. » Bien plus, le langage, ayant perdu son contact avec la nature, est devenu par lui-même un pouvoir qui fausse l’esprit des hommes ; les idées toutes faites, les mots sonores prennent la place des pensées sincères et font des cerveaux artificiels.


Quand donc, dans une humanité atteinte de si profondes blessures, résonne la musique de nos maîtres allemands, à proprement parler, que nous fait-elle entendre ? Précisèrent rien autre chose que le sentiment juste qui est l’ennemi de toute convention, de tout ce qui rend artificiellement l’homme étranger et inintelligible à l’homme : cette musique est retour à la nature, en même temps qu’elle est purification et transformation de la nature ; car, dans l’âme des hommes les plus pleins d’amour, la contrainte à ce retour à la nature a surgi, et dans leur art retentit la pâture transformée en amour.


On pourrait demander à Nietzsche si vraiment, dans les poésies de Gœthe, et des grands poètes allemands, le langage se montre si malade et impuissant à exprimer les subtils secrets du cœur. Mais visiblement cette théorie doit, en tant que théorie, être mise au compte des grandes étourderies romantiques. La tendance cependant en est très importante. Elle ne va pas à moins qu’à faire usurper par la musique la fonction de la poésie.

C’est, dirait Nietzsche, que la poésie ne peut plus la remplir. Ne serait-ce pas que les sensibilités sont devenues moins fines et que l’habitude des émotions plus matérielles de la musique a contribué précisément à amortir et alourdir leur réaction aux rythmes plus secrets, et aux nuances intellectuelles de la poésie ?

La seconde des théories auxquelles il a été fait allusion a pour objet une caractéristique comparative de la musique ancienne et de la moderne. Nietzsche ne cessera désormais de préciser cette comparaison, dont on peut même dire qu’elle fournira les fondements de son esthétique musicale définitive. Déjà il se montre sur ce sujet singulièrement pénétrant et ingénieux, bien que la préoccupation de glorifier la musique de Wagner fausse, à un certain degré, sa perspective historique.

Il dit que la composition musicale pré-beethovenienne s’inspirait d’un état émotionnel déterminé et s’attachait à en épuiser l’expression, sans admettre au moindre degré qu’un même morceau pût refléter et mêler deux émotions de qualités ou de nuances différentes, ce qui eût passé pour la rupture du style. Un état émotionnel susceptible de durer assez pour soutenir un développement musical prolongé et complet ne saurait être de nature violente ; c’est pourquoi l’ancienne musique était limitée à la traduction des sentiments graves, sévères, modérés. De là sa roideur. Un pas décisif vers la complexité d’où naît la chaleur de la vie fut accompli lorsque l’on admit dans un même morceau deux thèmes de qualités émotionnelles contrastantes, l’un fort, mâle, l’autre doux, féminin. (On sait que la forme symphonique est encore bâtie sur cette dualité des thèmes générateurs et beaucoup d’artistes considèrent que ce n’est pas là une condition conventionnelle, locale, de l’art symphonique, comme l’unité de temps et de lieu de notre ancienne tragédie, mais une condition dictée par la raison et la nature des choses, comme l’unité d’action dans le drame.) Beethoven, poursuit Nietzsche, fit le premier parler à la musique un nouveau langage, le langage jusque-là interdit de la passion. Mais parce qu’il se sentait encore justiciable de la forme traditionnelle, il souffrit d’une contradiction radicale entre ce qu’il voulait dire et la langue dans laquelle il pouvait le dire. Car la passion est essentiellement dramatique, elle lutte contre l’âme entière et contre soi-même, elle retombe de l’exaltation à la dépression ; elle espère et désespère, supplie et repousse, adore et maudit. L’ancienne forme était moulée sur la courbe régulière ou majestueuse d’une disposition d’âme capable de constance et de fidélité soutenue à soi-même. Nietzsche explique avec autant de bonheur que de témérité comment Beethoven, dans sa dernière manière, résolut la difficulté dont son art avait été opprimé jusque-là. Dans le développement orageux de la passion, il choisit des points isolés, de courtes phrases, les exprima avec une vérité minutieuse dans les morceaux successifs de l’œuvre instrumentale, laissant à l’imagination de l’auditeur le soin de concevoir les intermédiaires et de recomposer l’ensemble, accordant ainsi l’unité formelle de chaque partie avec la liberté débordante du tout.

De ce rapide aperçu sur l’histoire de la musique découle l’objet de la tâche propre que Nietzsche loue ici Wagner d’avoir accomplie dans le domaine propre de cet art :


Tout l’effort de Wagner se dépensa à trouver tous les moyens qui servent à la clarté ; pour cela il lui fut avant tout nécessaire de s’affranchir des habitudes étroites et des exigences de la vieille musique des états d’âme et de faire parler à sa musique, qui est le mouvement même du sentiment et de la passion sous forme sonore, un langage au sens parfaitement déterminé… Toute musique antérieure, mesurée à celle de Wagner paraît raide ou timorée, comme si on n’avait pas le droit de la regarder de tous les côtés, comme si elle avait honte. Wagner s’empare de chaque degré et de chaque nuance du sentiment avec la plus grande fermeté et précision ; il prend dans sa main l’émotion la plus tendre, la plus subtile, la plus douce, sans peur de la laisser échapper, et il la retient comma une chose devenue solide et dure, alors même qu’elle nous semblerait à tous un insaisissable papillon. Sa musique n’est jamais imprécise, elle n’a rien [du vague] des dispositions émotionnelles ; tout ce qui parle par elle, homme ou nature, a une passion rigoureusement individualisée ; la tempête et le feu prennent chez lui la puissance impérieuse d’une volonté personnelle[28].


Cette description de la musique wagnérienne nous ramène à notre perpétuel propos : contradiction et accord. Contradiction entre l’intention de louange dans laquelle une certaine chose est dite ici et l’intention de blâme dans laquelle cette même chose est dite ailleurs ; accord entre les caractéristiques qui servent de considérants soit à l’admiration, soit à la critique. Cette « clarté », cette exactitude, ce « vérisme » ou naturalisme musical, n’est-ce pas très précisément ce que nous avons vu Nietzsche reprocher à Wagner ? Ne disait-il pas que, par son application à peindre les mouvements de la passion dans la crudité de leur violence, Wagner était sorti des possibilités, avait attenté à l’être de la musique ? N’ajoutait-il pas qu’il ne s’était composé ce langage musical destiné à tout imiter, à tout peindre, même ce qu’il y a de moins musical, qu’au moyen d’une masse d’emprunts, de « citations » empruntées à toute la musique du passé ?


Il faut [qu’un artiste comme Wagner] ait à sa disposition une musique parvenue à une extrême richesse de développement, dans laquelle d’innombrables émotions possèdent une forme d’expression déterminée, reconnaissable et habituelle.


Mais s’il en est ainsi, c’est « cette vieille musique des émotions définies » qui a fourni à Wagner tous les éléments de sa langue, et celle-ci n’en est que la mosaïque, nouvelle seulement par la « complexité avec laquelle les éléments empruntés « s’entrelacent » à l’infini.

« Avec la nature sans style aucun, disait encore Nietzsche, l’art n’a rien à faire. » C’était implicitement donner pour une grandeur ce qu’il explique maintenant avoir été pour Beethoven une oppression et une contrainte. Que Beethoven ait jeté dans le lit de la musique un torrent de sensibilité et de passion, il n’est si grand artiste que pour avoir su le faire sans en rompre les bords. Comme la puissance des flots n’est rendue sensible que par la résistance du roc, ainsi « l’ivresse dithyrambique » de la belle musique ne peut s’exalter que par sa lutte contre la majesté etla haute intransigeance dela forme et du style qui la domptent. Donner du style à la passion, n’est-ce pas le tout de l’art ?

IV


Tel fut, de son adolescence aux environs de sa trentième année, le mouvement des idées de Nietzsche sur l’esthétique musicale. Nous n’avons d’autre prétention que d’avoir élucidé et rapproché les textes, pour la plupart obscurs ou disséminés, où ces idées s’expriment. L’intérêt de ces textes paraîtra vif à ceux-là surtout qui partagent notre conviction sur le profond désarroi doctrinal où l’influence à la fois féconde et perturbatrice de Wagner a jeté la musique, et sur la stérilité qui résulterait finalement de ce désarroi, si une investigation serrée des principes, des règles et des fins esthétiques de la musique n’aboutissait bientôt à la restauration de la doctrine.


FIN
  1. E. Förster-Nietzsche : Das Leben Friedrich Nietzsche’s, t. II, p. 242.
  2. E. Förster-Nietzsche : Das Leben Friedrich Nietzsche’s, t. II, p. 205.
  3. Assertion peu compatible avec une lettre déjà citée, où Wagner, en réponse à l’envoi de l’écrit de Nietzsche, lui demande : « Mais d’où tirez-vous donc cette expérience de ce que je suis ? » (Förster-Nietzsche, II, p. 242.) Nietzsche lui-même, deux ans après la composition de Wagner à Bayreuth, s’expliquait tout autrement sur le rapport du portrait au modèle : « Mon portrait de Wagner n’est décidément pas individuel ; beaucoup dirent que ce portrait était le vrai. Parmi les effets puissants que produisent de telles natures, c’en est un que de tromper le peintre… » (t. XI, § 381).
  4. Förster-Nietzsche, II, p. 259.
  5. Richard Wagner in Bayreuth, p. 502.
  6. Richard Wagner in Bayreuth, p. 503.
  7. Richard Wagner in Bayreuth, p. 503.
  8. T. X, p. 445.
  9. Ibid, p. 453.
  10. T. X, p. 441.
  11. Ibid., p. 433.
  12. T. X, p. 444.
  13. R. W. in B…, p. 504.
  14. Il écrivait en 1878 : « Mon portrait de Wagner passait par-dessus sa tête ; j’avais dépeint un monstre idéal, mais qui est peut-être capable d’enflammer des artistes » (t. X, p. 381).
  15. T. X, p. 446.
  16. Ibid., p. 448.
  17. R. W. in B., p. 520.
  18. Ibid., p. 522. À la lettre, le texte parle de l’art en général, mais s’applique dans la pensée de l’auteur à l’art de Wagner.
  19. R. W. in B., p. 535.
  20. Ibid., p. 536. « Ils haïssent la lumière qui les éclaire sur eux-mêmes, ils se dérobent au nouveau porteur de lumière ; mais il s’attache à leur pas, contraint par l’amour, dont il est né et il veut les contraindre. « Vous devez traverser mes mystères, leur crie-t-il ; vous y trouverez les purifications et les commotions dont vous avez besoin. Osez-le pour votre salut et laissez une bonne fois ce fragment de la nature et de la vie éclairé d’un jour trouble ; que vous paraissez seul connaître ; je vous conduis dans un royaume qui est également réel : vous-mêmes direz en revenant de ma caverne à votre jour quelle vie est la plus réelle et où est, à proprement parler, le jour, où la caverne. La nature est, à mesure qu’on pénètre en son fond, plus riche, plus puissante, plus radieuse, plus terrible ; vous ne la connaissez pas, vivant comme vous êtes habitués à vivre ; apprenez à redevenir nature vous-mêmes et laissez-vous ensuite transformer avec elle et en elle par mon charme d’amour et de feu. » C’est la voix de l’art de Wagner qui parle ainsi aux hommes. Et qu’à nous, enfants d’une époque lamentable, il ait été donné d’entendre les premiers sa voix, cela montre combien cette époque précisément est digne de pitié. »

    Ce passage donnera le ton de tous ceux où l’art wagnérien est proposé comme « régénérateur » de l’âme moderne. Mais répétons une remarque dont l’occasion s’est plusieurs fois produite. Quand Nietzsche en viendra à professer la haine de l’art de Wagner, il n’aura pas besoin d’autres caractéristiques que celle qu’il emploie ici. Que nous « redevenions nature », c’est-à-dire que l’âme cesse de se posséder elle-même sous les impressions de la musique de Wagner, c’est justement ce dont il se plaindra. Et il jugera notre époque « digne de pitié » pour avoir trouvé son expression dans cet art. Il n’aura qu’à redire les mêmes choses sèchement, sans lyrisme, avec le mot propre, au demeurant avec ou sans équité.

  21. R. W. in B., p.550.
  22. R. W. in B., p.555.
  23. Ibid., p. 449.
  24. T. X, p. 301.
  25. T. X, p. 450.
  26. R. W. in B., p.524.
  27. R. W. in B., p. 525.
  28. R. W. in B, p. 569.