Les Idées de Nietzsche sur la musique/08

Société du Mercure de France (p. 130-143).
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CHAPITRE VI

CRITIQUE DE L’OPÉRA


Des conditions que Nietzsche assigne à la légitime association de musique, de poésie et de mimique, on pourrait inférer son opinion sur l’opéra. Il a fait de ce genre une critique fort curieuse. À vrai dire, elle s’inspire moins directement de sa théorie sur les rapports normaux des trois formes d’expression que de ses idées sur l’autonomie de la musique. Il faut noter entre ces idées et cette théorie un désaccord beaucoup plus apparent que réel. D’un côté, Nietzsche professe que la musique ne saurait traduire ni des images ni des situations morales, ni des sentiments définis, qu’une musique puissamment inspirée d’ailleurs « réduit à rien notre sensibilité à l’image et à la parole » et doit être sentie et goûtée comme musique pure. D’autre part, il reconnaît dans le sentiment, à côté d’éléments que seule la musique peut exprimer, d’autres éléments qui relèvent de l’expression poétique et il se demande grâce à quel progrès de l’art ces deux modes d’expression pourront, à l’égard d’un même sentiment, se produire ensemble et se développer de conserve sans se faire tort l’un à l’autre. Dans les deux cas, il dénie absolument à la musique le caractère d’un art d’imitation. Tant que l’association de musique et de paroles ne sera pas fondée sur une distinction précise de leurs domaines d’expression respectifs, tant que le musicien et le poète s’imagineront traduire chacun dans sa langue la totalité d’un même sentiment et ne s’associeront. qu’en vue d’une plus grande intensité d’effet, il est, pense Nietzsche, inévitable ou que la poésie tue la musique ou que la musique tue la poésie. C’est cette seconde hypothèse qui se réalisera, quelque belle que soit la poésie, si i la musique est vraiment inspirée, dionysiaque. Mais dans ce cas un auditeur réellement capable d’enthousiasme musical ne veut pas entendre les paroles, ni s’en représenter le sens ; l’élan dithyrambique de son âme en serait brisé. Ce que Nietzsche a dit à ce propos de la Neuvième symphonie, il le répète d’« une messe de Palestrina, d’une cantate de Bach, d’un oratorio de Hændel[1] ». Le texte, ajoutet-il, n’existe que pour les chanteurs. Pour l’auditeur, c’est de la musique simplement, et cela précisément parce que c’est de la grande musique. L’opéra a commencé avec le besoin qu’a éprouvé un public, chez qui la prédominance de l’esprit rationaliste avait éteint la faculté d’enthousiasme dionysiaque, de percevoir avant tout le sens des paroles[2]. Cette prétention rabaissait la musique au rang d’art d’imitation, elle opposait un invincible obstacle à l’expansion de sa puissance interne, elle la dénaturait.


Mettre la musique au service d’un enchaînement d’images et de concepts, en user comme d’un moyen pour y ajouter plus de force et plus de clarté, cette étrange prétention, contenue dans le concept de l’« opéra », me fait penser au ridicule personnage qui essaye de s’élever en l’air par la seule aide de ses bras : ce que tente cet insensé et ce que tente l’opéra, ainsi conçu, est pure impossibilité. Cette conception de l’opéra n’exige pas qu’on use mal de la musique, elle lui demande, comme je le disais, l’impossible. La musique ne peut jamais devenir moyen, de quelque façon qu’on la secoue, qu’on la pressure, qu’on là tourmente[3].


Comment la musique s’acquitte-t-elle d’une obligation au-dessus ou plutôt en dehors de sa puissance ? Au moyen d’un symbolisme conventionnel dans lequel la convention a desséché toute sève naturelle et où la musique exténuée n’est plus qu’un memento[4]. Nietzsche fait allusion à l’étroite nécessité qui ne laisse au compositeur d’opéra d’autre ressource pour avertir le public que tel personnage est en proie à un sentiment belliqueux, qu’une sonnerie de trompette, et qui attache à la fureur, à l’amour, au désespoir, à la rêverie, à la prière, à la pluie et au beau temps, des formules également nécessaires et consacrées.


Le public philistin jouit par tous les pores de cette a musique dramatique » qui a toujours honte d’ellemême, sans rien remarquer de sa honte et de sa contrainte[5].


Si le compositeur a du génie, il lui arrivera à tout instant d’échapper au lit de Procuste du genre pour se livrer à l’inspiration dionysiaque et écrire des pages de véritable musique. En ce cas il vaut mieux que le drame ait peu d’intérêt et de mouvement en lui-même, et que « le librettiste n’ait fait que mettre à la disposition du musicien les types dramatiques usuels esquissés avec la roideur immuable des figures égyptiennes ». Abandon à l’émotion musicale et intérêt actif pris au drame formant deux états incompatibles, il vaut mieux que le passage ou la chute de l’un à l’autre soit chez le spectateur le moins brusque, le moins marqué possible ; et c’est à quoi conviendra un drame sans portée auquel on n’aura demandé que la qualité négative de n’être pas ridicule.

En principe, le genre traditionnel de l’opéra est condamné par Nietzsche, parce qu’il prétend faire de force de la musique ce qu’elle ne peut pas être : un art d’imitation. En fait, les meilleurs opéras offensent sa raison esthétique par leur constitution essentiellement hybride, et absolument exclusive de l’unité d’impression.


Cette alternance de discours passionnés, émouvants, bien que chantés à moitié seulement, et d’exclamations complètement chantées, qui est dans l’essence du stilo rappresentativo, les brusques fluctuations de cet effort qui s’évertue il agir tantôt sur l’intelligence et l’imagination, tantôt sur le fond musical de l’auditeur, sont quelque chose de si anti-naturel, de si intimement contradictoire aussi bien à l’instinct esthétique dionysiaque qu’à Fapollinien, que l’on en doit conclure que le récitatif [entendez : l’opéra traditionnel] a trouvé son origine en dehors de tous les instincts artistiques[6].


Outre cette critique, qui s’adresse à la constitution technique de l’opéra, Nietzsche en propose une autre qui concerne ce qu’on pourrait appeler la poétique du genre.

Il reconnaît dans l’opéra une création de l’esprit optimiste. Les inventeurs italiens de l’opéra crurent que le bel art grec, l’art radieux d’Homère, était l’expression primitive, l’épanouissement spontané du génie hellénique, auquel ils attribuaient à tort le caractère de ses créations apolliniennes, sérénité, amabilité enchanteresses. Ils se représentèrent sur le même type la musique primitive et crurent l’avoir retrouvée.


Le nouveau style passa pour une résurrection de la musique la plus puissamment expressive, celle des anciens Grecs. Et même, grâce à la conception unanimement acceptée et tout à fait populaire que l’on s’était formée du monde homérique comme étant le monde primitif, on put se laisser aller au rêve d’un retour aux commencements paradisiaques de l’humanité, où la musique aussi devait nécessairement avoir possédé cette pureté non surpassée, cette puissance, cette innocence que, dans leurs pastorales, les poètes savaient évoquer d’une manière si touchante. Ici nous pénétrons, dans ce qu’il a de plus intime, le principe générateur de ce genre d’art tout spécialement moderne, l’opéra : un besoin puissant se crée à soi-même un art, mais un besoin de qualité inesthétique : l’attrait passionné pour l’idylle, la croyance à l’existence d’un être humain artiste et bon à l’origine des temps. Le récitatif passa pour le langage reconstitué de cet homme primitif, l’opéra pour la patrie retrouvée de cet être d’une bonté idyllique ou héroïque, qui obéit dans toutes ses actions en même temps à un instinct artistique naturel, qui, à propos de tout ce qu’il a à dire, chante pour le moins quelque chose, et sous l’influence de la plus légère excitation du sentiment, chante soudain à pleine voix. Peu nous importe aujourd’hui qu’à l’aide de cette image nouvellement créée de l’artiste paradisiaque les humanistes de l’époque combattissent la vieille conception de l’Eglise sur la nature humaine corrompue et damnée : de ce point de vue il faut comprendre l’opéra comme la doctrine d’opposition qui professe la bonté de l’homme ; mais en même temps on avait trouvé en lui un moyen de consolation contre ce pessimisme auquel précisément les esprits sérieux de ce temps, au milieu de l’épouvantable insécurité de toutes les conditions, étaient incités avec le plus de force. Il nous suffit d’avoir reconnu que le charme propre et par suite la genèse de cette nouvelle forme d’art résultent de la satisfaction d’un besoin complètement inesthétique, de la glorification optimiste de l’homme en soi, de la conception qui fait de l’homme primitif l’homme artiste et bon de nature.


L’idée est ingénieuse et son développement agréable. Mais Nietzsche ne commet-il pas une confusion ? Autre chose est ce paganisme aimable, un peu béat, qui confond l’art avec la bergerie, qui exprime jusqu’aux extrêmes violences du sentiment en périphrases de cour et qui fait en effet partie de ce qu’on pourrait appeler la tradition vulgaire de l’opéra ; autre chose cette noblesse choisie de langage de Racine, de Rameau ou de Gluck, qu’un barbare peut bien qualifier de convention, mais qui est, à vrai dire, le style, c’est-à-dire l’art lui-même. Jecrains, dis-je, que Nietzsche, le Nietzsche de 1871, ne fasse pas suffisamment cette distinction, parce qu’il esttrès rare que les Allemands la fassent et qu’il était encore bien Allemand, et aussi pour cette raison plus précise, qu’il applique à l’œuvre de théâtre « idyllique », qu’il vient de caractériser, le nom général de « spectacle latin » (romanisches Schauspiel)[7], qu’il y voit la réalisation esthélique de la « pensée latine ».

La glose que Nietzsche a consacrée à Tristan pourrait nous convaincre que Richard Wagner lui apparaissait alors comme le restaurateur de l’inspiration pessimiste dionysiaque dans l’art. C’est aussi nettement que possible le caractère que toutes les pages de la Naissance de la Tragédie veulent lui prêter aux yeux du public allemand. Mais certaines notes, d’ailleurs très fragmentaires et confuses, qui appartiennent à la préparation de cet ouvrage, nous révèlent chez Nietzsche une arrière-pensée fort curieuse. Wagner y est présenté non comme un révolutionnaire à l’égard du genre de l’opéra, mais comme le consommateur de l’évolution du genre. Ses œuvres seraient encore de l’opéra, et géniales précisémenten ceci que la tendance idyllique, optimiste, y atteint son apogée et y devient quelque chose de très puissant. Mais par là même les limites traditionnelles du genre se trouvent débordées et rompues. Tant que le rêve de la félicité et de la bonté naturelles de l’homme ne se proposait qu’au besoin de divertissement et à la complaisance sentimentale d’un public frivole, du moins à l’égard de l’art, il trouvait sa traduction musicale dans la romance et dans les agréments de la mélodie régulière. Mais la conscience de l’homme moderne a pris ce rêve terriblement au sérieux ; elle s’est surtout attachée à son côté moral ; et ce rêve lui paraissant vérité, elle a jugé à sa lumière l’horreur du monde moderne. La forme d’expression musicale de ces manières de sentir nouvelles, non par leur nature, mais par leur puissance, ne peut être que « la plus vaste symphonie »[8]. Wagner a libéré la symphonie du schématisme latin, brisé les chaînes du rythme[9].


Devant son esprit flotte une musique allemande, affranchie du joug latin : il ne la trouve, d’abord, que comme idyllique radical, comme consommateur de l’idée latine.


De cette musique ainsi libérée de toutes les servitudes particulières de l’opéra, et qui n’en retient que l’inspiration fondamentale, à la musique absolument libérée, dionysiaque, il n’y a qu’un pas. On pourrait supposer avec beaucoup de vraisemblance que Nietzsche trouvait ce pas franchi dans Tristan, mais qu’il rangeait Lohengrin, peut-être Siegfried, dans le domaine de l’« idylle ». Le texte suivant nous laisse assez incertains sur la valeur de cette interprétation.


Richard Wagner, c’est l’Idylle dans notre époque : ni la légende, ni le vers ne sont, chez lui, de qualité populaire, et cependant ils sont allemands tous deux. Avec lui nous ne dépassons pas encore l’Idylle. Wagner a poussé la tendance originaire de l’opéra, la tendance idyllique, jusqu’à ses conséquences, conçu la musique, le vers, le mythe comme idylliques (en en brisant les formes). En cela, il nous donne la plus haute jouissance sentimentale : jamais il n’est naïf[10].


En général, ces premières vues sur le rapport de l’art wagnérien avec le genre traditionnel de l’opéra ne sont pas très précises ; du moins l’expression en est-elle obscure[11]. Qu’elles diffèrent très sensiblement de la doctrine soutenue dans la Naissance de la Tragédie sur la nature et la signification de cet art, ce n’est pas douteux, Inconsciemment peut-être Nietzsche a sur le même sujet une conception ésotérique et une conception exotérique. Ou bien il n’ose pas, vis-à-vis de lui-même, penser tout haut, publiquement, ce qu’il pense tout bas : à savoir, que si l’œuvre de Wagner est du grand opéra à la centième puissance, c’est tout de même du grand opéra. Comment s’explique cette ambiguïté ? Par des raisons assez générales que nous essayerons de résumer.

  1. T. IX, p. 324.
  2. Ibid. Cf. Naissance de la tragédie, § 19.
  3. T. IX, p. 225.
  4. Ibid., p. 227.
  5. T. IX, p. 228.
  6. Naissance de la Tragédie, p. 131.
  7. T. IX, p. 238, Nietzsche caractérise le « spectacle latin » comme celui où le « sentiment apris la place du fond musical », ce qui signifie la substitution d’une vision optimisteet sentimentale de l’univers et de la vie au pessimisme qui est le fond nécessaire du théâtre tragique. Ce qualificatif « latin » joint à d’autres textes plus précis (IX, § 173, etc.) ne nous permet pas de douter que Nietzsche pensât de la tragédie classique française ce qu’il dit ici de l’opéra, qu’il considérât Racine comme optimiste et sentimental. Cette erreur d’optique est commune à beaucoup d’Allemands »
  8. T. IX, p. 254.
  9. Ibid.,p. 251.
  10. T. IX, 256.
  11. On contrôlera la valeur de notre commentaire par l’examen des §§ 164, 170, 172, 175, 177, 180, 182 et 186, et 190 du tome IX.