Les Idées de Nietzsche sur la musique/04

Société du Mercure de France (p. 59-82).
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CHAPITRE II

AUTONOMIE DE L’INSPIRATION
MUSICALE


Si les conclusions de Schopenhauer sont inadmissibles, elles impliquent du moins la négation d’une grave hérésie esthétique. Pour dégager avec précision cet élément de vérité des erreurs qui l’enveloppent et le neutralisent, nous pouvons réduire la théorie aux trois propositions suivantes :

1o Les idées musicales animées d’une inspiration sincère ne naissent pas d’idées non musicales (conceptions poétiques, visions pittoresques) ;

2o La musique inspirée exprime le fond absolu des choses ;

3o Il est dans l’essence de l’émotion musicale d’exciter l’activité de l’imagination visuelle et sentimentale, et là est un des éléments nécessaires de la séduction qu’elle exerce.

Logiquement, ces trois propositions se juxtaposent sans se commander ni s’exclure. Mais, au point de vue de la signification et des conséquences esthétiques, la troisième détruit la première, qui est la seule juste ; (la seconde, si elle ne va pas jusqu’à la détruire aussi, du moins l’obscurcit et lui ôte une partie de sa vertu). En effet, que l’idée non musicale engendre l’idée musicale ou qu’elle soit engendrée par elle, du moment qu’il y a de l’une à l’autre passage nécessaire, dans les deux cas la possibilité d’une création musicale se suffisant, ayant en soi sa propre fin, capable de susciter par elle-même une jouissance esthétique complète, est également niée. C’est la position que nous reprochons à Schopenhauer.

Nietzsche fait profession d’adopter toute sa théorie, et il l’adopte si bien qu’il la pousse jusqu’à des conséquences extrêmes, rigoureuses peut-être, mais follement aventureuses et que Schopenhauer eût sans doute désavouées. Nous les exposerons dans le prochain chapitre.

Comment se fait-il que, dans le temps où il s’emportait à ces excès théoriques, il ait développé des vues toutes contraires, où, des trois propositions de Schopenhauer, il retient celle qui affirme l’indépendance de l’inspiration musicale par rapport aux représentations poétiques et pittoresques, celle aussi malheureusement qui a rapport à sa prétendue signification métaphysique, mais où il rejette, comme caractérisant une disposition esthétique inférieure, la thèse d’après laquelle l’émotion musicale devrait nécessairement suggérer des sentiments et des images et se rendrait agréable par cette propriété même ?

C’est dans la Naissance de la Tragédie qu’il suit et dépasse Schopenhauer. C’est principalement dans un petit traité posthume Sur la Musique et la Parole qu’il s’explique sur l’autonomie de la création musicale. Or, non seulement la composition de ce petit traité est contemporaine de celle de la Naissance de la Tragédie, mais, chose curieuse, il fait partie des notes et projets préparatoires de cet ouvrage.

Nous voyons donc que, dès le début, la pensée de Nietzsche suit, en ce qui concerne l’esthétique musicale, deux directions opposées. Cette contradiction s’explique par la coexistence en lui d’un jeune dogmatique enivré et d’un très fin connaisseur de musique qui forme ses idées par la sensation et l’observation directe des œuvres d’art. Nous constaterons bientôt que la première de ces directions le conduisait à un enthousiasme sans tempérament pour Wagner, tandis que la seconde devait finir par faire de lui l’ennemi de l’art wagnérien.

Analysons tout d’abord les précieuses démonstrations de Nietzsche sur l’autonomie de la musique.

I


C’est une illusion très commune de croire que, dans la musique sur des paroles, les paroles, le poème « inspirent », dictent, en quelque sorte, la musique. Cette illusion a en sa faveur la logique et la vraisemblance. Dans les chefs-d’œuvre de la musique chantée, musique et paroles ne font qu’un corps et qu’une âme. Il faut donc ou qu’ils soient nés simultanément d’un acte unique de l’esprit ou que l’un ait engendré l’autre de lui-même. Mais comme en fait la musique est écrite sur le poème, lequel est presque toujours d’un autre auteur, comme il semble impossible d’adapter à une musique préexistante un poème qui ne soit pas d’effet ridicule, n’est-on pas contraint de dire que, dans la musique sur des paroles tout au moins, c’est l’idée non musicale qui a inspiré et déterminé l’idée musicale, les paroles qui sont la cause, le texte, et la musique qui est l’effet, la traduction ?

C’est là l’apparence et, semble-t-il, la logique. Ce n’est point la réalité. Le lecteur saura reconnaître la finesse de l’observation psychologique et esthétique directe sous les façons inutilement obscures de s’exprimer, allusions de Nietzsche à sa métaphysique musicale.


Représentons-nous… quelle téméraire entreprise ce doit être que de faire de la musique pour une poésie, en d’autres termes, de vouloir illustrer une poésie par de la musique et par là forcer la musique à se faire langage des idées : c’est le monde renversé ! C’est comme si un fils voulait engendrer son père ! La musique peut engendrer d’elle-même des images, qui ne sont jamais que des schèmes, des exemples particuliers, pour ainsi dire, par rapport à l’universel qui est son contenu propre. Mais comment l’image, la représentation pourrait-elle tirer d’elle-même, enfanter de la musique ! À plus forte raison, le concept ou, comme on l’a dit, « l’idée poétique » ne saurait en être capable ! Autant il est certain que du mystérieux château du musicien un pont conduit dans la libre terre des images — et le lyrique franchit ce pont — autant il est impossible de suivre le chemin inverse, bien que quelques-uns s’imaginent l’avoir parcouru[1].


Nietzsche se fait à lui-même une objection, qui se présente assez naturellement à l’esprit et qui l’amène à rectifier une allégation de Schopenhauer.


Se fondant sur une conception esthétique courante, on va encore nous répéter cette phrase : «  Ce n’est pas le poème, mais le sentiment engendré par le poème, qui enfante la composition musicale[2]. »


La musique, disait Schopenhauer, n’exprime pas telle joie, telle douleur particulières, tel sujet de douleur ou de joie, mais la Joie, la Douleur en général. Nietzsche réplique que la musique exprime quelque chose de plus général encore : l’Émotion, l’Émotion pure et indéterminée, la puissance émotionnelle de l’âme. De telle sorte que ce n’est pas seulement en imaginant, sous l’impression d’une certaine musique, des scènes de joie ou de douleur, que l’auditeur ajouterait à cette musique un commentaire factice. Il ferait preuve, bien que moins grossièrement, de la même impuissance à ressentir la signification intime et profonde de la musique, si, pour l’intéresser et l’émouvoir, il fallait qu’une œuvre musicale pût être entendue par lui comme une expression de la Joie, de la Douleur, de l’Amour, du Regret, de l’Espérance ou de tout autre sentiment dans sa généralité. La musique n’exprime pas un genre déterminé de sentiments, mais l’exaltation de la faculté de sentir elle-même.

Nous analysons, avant de le citer, le texte où Nietzsche s’explique sur ce point (que l’on peut qualifier d’ésotérique), parce que le texte est un peu sibyllin, mais le sens n’en est pas douteux :


Qu’on prenne, par exemple, les sentiments de l’Amour, de la Crainte et de l’Espérance : la musique ne peut directement en tirer rien du tout… Au contraire ces sentiments peuvent servir de symboles à la musique. Telle est la position du poète lyrique par rapport à cette sphère [métaphysique] de la « Volonté », dont aucun concept, aucune image ne nous rapproche et qui est le contenu et l’objet propre de la musique : il s’en donne une traduction allégorique sous la forme de sentiments. Il en va de même de tous ces auditeurs qui éprouvent une action de la musique sur leurs états affectifs. La puissance de la musique, lointaine et hors de portée, s’adresse, chez eux, à un monde intermédiaire qui leur donne comme un avant goût, une prénotion symbolique de la musique proprement dite, et ce monde est celui des sentiments… Mais à tous ceux sur qui la musique n’a prise que par le moyen des sentiments, il faut dire qu’ils demeureront toujours dans le parvis et n’auront pas accès au sanctuaire de la musique, puisque celui-ci, comme je le disais, ne peut être manifesté, mais seulement symbolisé par le sentiment[3].


Et éclairant par la même théorie qui lui sert à distinguer entre les émotions musicales de l’auditeur sentimental et celles de l’auditeur artiste le phénomène de l’invention musicale chez le compositeur inspiré :


Lorsque le musicien, dit-il, compose un lied, ce ne sont ni les images ni les sentiments exprimés dans le texte qui l’inspirent comme musicien : mais une inspiration musicale venue de tout autres sphères choisit ce texte comme propre à l’exprimer symboliquement elle-même. D’une relation nécessaire entre le poème et la musique il ne peut donc être question : les deux mondes du son et de l’image mis ici en contact, sont trop loin l’un de l’autre pour pouvoir contracter plus qu’un lien extérieur ; le poème n’offre qu’un symbole et est à l’égard de la musique ce qu’est l’hiéroglyphe égyptien de la bravoure par rapport au guerrier valeureux lui-même. Les plus hautes révélations de la musique nous font sentir malgré nous la grossièreté de toute représentation imagée et de tout sentiment auquel on prétendrait trouver quelque analogie avec elles. Ainsi les derniers quatuor de Beethoven font honte à toute représentation sensible, et d’une façon générale à tout le domaine de la réalité empirique. Le symbole ici n’a plus en présence du Dieu souverain qui véritablement se révèle aucune signification : et même il offense par sa matérialité[4].


Négligeons le « Dieu souverain » et les autres allusions transcendantes. Nietzsche affirme que la véritable musique est la musique pure, nourrie et soutenue d’inspiration purement musicale et que la façon supérieure et vraiment artiste de goûter la musique, c’est de la goûter comme musique pure. Il élucide le véritable rapport du poème avec le chant par la distinction de l’occasion et de la cause. Ce n’est pas le texte poétique qui, en émouvant la sensibilité du compositeur, fait naître dans son esprit une inspiration musicale modelée, en quelque sorte, sur le sens de ce texte. Le texte apporte à l’inspiration l’occasion de se déployer et comme un soutien pour son déploiement. L’inspiration musicale préexiste, pure expression de l’âme du compositeur de génie, et s’enroule sur des paroles propices. Rapport plus facile à imaginer, on en convient, qu’à définir par des mots, mais qu’une expérience familière à tout amateur un peu informé de musique peut éclaircir. N’est-il point vrai que quand nous lisons les gracieux poèmes de Wilhelm Müller sur lesquels Schubert a écrit le cycle des Müllerlieder ou les beaux poèmes de Chamisso et de Heine qui ont fourni à Schumann le texte de ses deux cycles de lieds les plus célèbres, n’est-il point vrai que les mots eux-mêmes chantent obstinément dans notre mémoire les mélodies immortelles et n’existent pour ainsi dire plus, indépendamment de la musique ? Au contraire, le souvenir musical garde la plus grande partie de son charme, même quand les paroles ont fui de notre esprit. Preuve que la poésie ne s’est nullement subordonné la musique, mais qu’au contraire la musique a fait sienne la poésie.

L’exemple tiré de la musique instrumentale, dans les dernières lignes du texte cité, est du plus haut intérêt. La musique ne peut avoir deux natures, selon qu’elle est instrumentale ou chantée. Si la musique chantée naissait du poème, il y aurait dans la musique instrumentale un poème, un sujet, une idée latente, et les poèmes, sujets ou idées que l’imagination de l’auditeur recompose librement en écoutant l’orchestre seraient des équivalents de celui qui a inspiré le compositeur. En suggérant des idées non musicales, l’idée musicale ne ferait que restituer ce qu’elle contient réellement. Telle est, pense Nietzsche, la fausseté de cette conception que, quand la musique avec chant atteint un haut degré d’enthousiasme, non seulement il est impossible de rapporter cet enthousiasme aux sentiments exprimés par le poème, mais le poème lui-même n’entre pour rien dans l’impression et n’y pourrait entrer d’ailleurs qu’au détriment de la grandeur de l’impression ; si la voix humaine concourt merveilleusement à la puissance et à l’expression de l’ensemble, c’est en tant que voix humaine, comme le plus pathétique et le plus noblement sonore des instruments. Quelque exagération que l’on puisse trouver dans ces idées, les artistes conviendront que Nietzsche en fait une application très conforme à la réalité dans cette analyse de la dernière partie de la neuvième Symphonie de Beethoven avec chœurs :


Que l’ode de Schiller « À la Joie » n’ait aucune espèce de convenance à l’ivresse dithyrambique rédemptrice de cette musique, et même qu’elle soit submergée comme un pâle rayon de lune dans cette mer de flamme, qui voudrait m’enlever ce sentiment très sûr ? Bien plus, à parler net, qui me contesterait que, si ce sentiment ne s’affirme pas d’une façon criante à l’audition de cette musique, c’est que, la musique réduisant déjà à rien notre sensibilité à l’image et à la parole, nous n’entendons rien du tout du poème de Schiller ? Tout ce noble élan, la sublimité même des vers de Schiller, à côté de la vérité naïvement innocente de la mélodie populaire de la joie, trouble, inquiète, va jusqu’à causer une impression grossière et injurieuse : heureusement qu’au milieu du déploiement toujours plus riche du chant choral et des masses orchestrales, on ne l’entend pas et c’est la seule chose qui nous préserve de cette sensation d’inconvenance. Que penser donc de cette monstrueuse superstition esthétique d’après laquelle cette quatrième partie de la Neuvième eût constitué, de la part de Beethoven lui-même, une solennelle profession de foi sur les bornes de la musique pure et même ouvert en quelque manière les portes à un art nouveau, dans lequel la musique, devenue capable de représenter jusqu’à l’image et au concept, s’expliquerait parfaitement par là même à « l’esprit conscient[5] ? »


Cette « monstrueuse superstition esthétique », ce n’était pas autre chose (Nietzsche s’en avisera bientôt) qu’un dogme wagnérien. Wagner et son entourage se plaisaient à professer qu’avec Beethoven la musique instrumentale avait dit son dernier mot, épuisé son pouvoir, et que Beethoven, par l’introduction du chœur dans sa dernière symphonie, avait voulu précisément proclamer cette fin de règne. Une telle opinion avait pour effet de rejeter à un rang fort secondaire les grands compositeurs instrumentaux contemporains de Wagner (Mendelssohn, Schumann, Chopin) ; elle expliquait, à l’avantage de Wagner, que, seul de tous les grands compositeurs de musique, il ne se fût jamais essayé dans la musique instrumentale pure, abstention dont une critique hardie surprendrait peut-être la cause dans une certaine impuissance à construire. Enfin Wagner se trouvait haussé à un degré au-dessus de Beethoven sur l’échelle du progrès musical.


Et que nous dit Beethoven lui-même, continue Nietzsche, en introduisant ce chant choral par un récitatif : « Ah ! mes amis ! pas ces accents ! mais de plus agréables et de plus joyeux » ! Plus agréables et plus joyeux ! Pour cela il avait besoin du son persuasif de la voix humaine, pour cela il avait besoin du rythme innocent du chant populaire. Ce n’est pas au verbe, mais à l’élément sonore « plus agréable », ce n’est pas au concept, mais au son chanté qui parle à l’âme et déborde d’allégresse, qu’eut recours le maître sublime, dans son ardent désir de mettre le plus de sentiment possible dans la sonorité d’ensemble de son orchestre.


En définitive, Nietzsche reconnaît comme un fait psychologique non douteux que beaucoup d’auditeurs ne goûtent le plaisir musical qu’au moyen d’une certaine illustration, d’un certain commentaire poétique, dramatique, pittoresque, ou même métaphysique, que leur imagination compose à la musique. Mais ce fait, loin de lui paraître universel et nécessaire, caractérise, à ses yeux, une certaine catégorie d’auditeurs, ceux qui « demeurent dans le parvis et n’ont pas accès au sanctuaire ». Cette illustration subjective de la musique est un succédané, une ressource esthétique inférieure pour ceux qui ne savent pas jouir de la beauté du langage musical en lui-même.

II


Qu’est-ce pourtant que la Pastorale, que l’Héroïque, sinon les traductions symphoniques, l’une de tableaux champêtres, l’autre d’une destinée de grand homme, en d’autres termes, des compositions musicales sur un sujet bucolique ou épique ?

À cette objection si naturelle, que Nietzsche ne se fait pas, du moins sous une forme aussi précise, nous proposerons une réponse qui n’est pas tirée du texte de ses écrits, mais où l’on peut voir une application ou plutôt un prolongement de celles de ses idées que nous venons d’exposer.

Toute invention esthétique sincère et vivante naît d’une émotion. Les émotions esthétiques de l’artiste plastique ou littéraire s’attachent à des objets représentés par les sens ou l’intelligence. Un visage, un paysage, un caractère, une action, un événement saisissent sa sensibilité par la richesse de signification qu’il perçoit en eux. Au contraire, l’émotion du musicien créateur s’éprouve, pour ainsi dire, les yeux fermés et ne s’alimente qu’à la source intérieure de sa sensibilité. Cependant il est impossible, en raison de la sympathie qui unit entre eux les divers domaines de la vie psychique, que cette émotion toute subjective se prolonge sans exciter jusqu’à un certain point l’activité de l’imagination visuelle, sentimentale ou même intellectuelle. Indépendante de toute idée, elle s’accompagne nécessairement (qu’on nous passe un mot technique) de quelque « idéation ». Voilà pourquoi il flotte autour de l’émotion du musicien créateur un certain halo d’évocations plastiques ou sentimentales qui ne sont pas la cause de cette émotion, ni son objet, mais en émanent plutôt par une sorte d’irradiation. Il se peut d’ailleurs que ces images séduisantes et peu déterminées favorisent, soutiennent l’effort du compositeur à la poursuite de l’invention qui apaisera son inquiétude créatrice. L’invention accomplie, elles s’éclipsent. Cette invention, c’est un « thème », une forme mélodique, s’il s’agit de composer un lied ou une petite pièce instrumentale ; c’est, s’il s’agit de quelqu’un des grands genres musicaux (sonate, quatuor, symphonie, etc.), un groupe de thèmes ou formes mélodiques génératrices destinées à fournir par leurs développements et combinaisons la matière de l’édifice sonore. Ces formes sont-elles heureusement venues, grandes et fortes, pleines de sens en elles-mêmes, sont-elles vraiment des idées et non pas des larves d’idées musicales ? Que nous importent alors l’obscure histoire des tâtonnements subjectifs de la création, la connaissance des secrets excitants qui ont soutenu le labeur inventif du compositeur ? Les thèmes générateurs des symphonies, des sonates ou des quatuors de Beethoven valent par eux-mêmes à titre de beaux êtres sonores, ils ont la pureté et la perfection de la ligne, la puissance du mouvement, la solidité de l’équilibre, l’aisance de la grâce ou une ample majesté. Que nous importe que la rêverie d’où ils sont sortis, grâce d’ailleurs à une concentration puissante de l’attention et de la volonté, ait eu lieu par une journée de soleil ou par un jour de pluie ? Les noms que Beethoven a donnés à deux de ses symphonies, alors que toutes les autres ne sont désignées que par le numéro d’ordre ou la tonalité, n’offrent pas du tout une clé explicative de la musique : ce sont allusions aux circonstances subjectives de l’invention, quelque chose comme l’indication du lieu et de la date de composition d’un poème, renseignement sympathique aux amis de ce poème, mais, après tout, inutile, si du moins le poème est suffisamment intéressant et beau par lui-même.

L’idée musicale est, par rapport à l’émotion ardente et fluide, à la vague activité psychique qui en précède l’avènement, ce qu’est la « forme d’Aristote par rapport à la « matière», ce qu’est le fruit mûr à la végétation sourde de l’arbre. Une fois apparue, elle se développe, conformément aux lois de la composition, à l’aide de toutes les ressources de la technique, par un pur jeu de musique. Sa signification est purement musicale et elle n’a d’autres fins que de procurer à l’auditeur la « délectation » de la beauté musicale.

Ces explications seraient tout à fait conformes aux idées de Nietzsche sur l’autonomie de la musique, si l’on pouvait oublier qu’il reste d’ailleurs fidèle à la théorie de Schopenhauer sur la signification métaphysique de l’inspiration musicale. Car cette théorie aboutit elle-même à faire de la musique un art d’imitation, à lui couper les ailes. En effet, Nietzsche nous dit bien que la musique n’a à traduire et ne saurait d’ailleurs traduire ni des images, ni des sentiments définis, ni des idées, qu’elle n’est la servante ni l’adjuvant d’aucun autre art, qu’elle se meut par ses propres forces dans sa propre sphère. Elle traduirait cependant quelque chose. Quoi donc ? La réalité métaphysique, l’essence supra-sensible de l’univers. Il faut dès lors que le musicien inspiré ait quelque perception de cette réalité, de cette essence infinie. Perception nécessairement obscure, et qui serait sans doute engagée dans cette émotion créatrice, ce trouble fécond qui précède l’invention et qui est d’ailleurs un fait psychologique indéniable.

Une telle conception renverse complètement le rapport que nous avons dit exister entre l’émotion et l’invention. Nous avons dit que l’émotion est la « matière » et l’invention la « forme », l’une le « moyen », l’autre la « fin », l’une le sourd travail de la germination, l’autre le fruit, que l’intérêt de l’obscure et complexe activité psychique qui a préparé l’avènement de l’idée est éclipsé ou plutôt annulé par l’idée elle-même au prix, au sens, à la beauté de laquelle la connaissance que nous pourrions avoir de sa genèse subjective n’ajoute rien, tant s’en faut ! Ainsi les efforts tâtonnants de méditation par lesquels un géomètre ancien parvint à imaginer le théorème du carré de l’hypoténuse n’entrent pour rien dans la substance de ce théorème, lequel, dès lors qu’il est démontré, n’existe qu’en vertu de sa vérité objective.

Au regard de la théorie schopenhauérienne, tout au contraire, l’émotion qui provoque l’artiste musicien à créer a un sens par elle-même, et quel sens ! un sens divin. Elle n’est plus dès lors un simple fait psychologique, le ressort, le stimulant subjectif d’une création qui se montrera belle et intelligible pour ceux qui en ignoreront le secret. Elle se comporte à l’égard de l’idée musicale comme le modèle à imiter à l’égard du moyen d’expression qui l’imite. L’idée musicale et son développement ne devront donc pas s’épanouir conformément à une loi objective d’équilibre, d’harmonie, de beauté, de perfection, mais se façonner continûment sur ce modèle intérieur, en suivre le « devenir », la fluidité. La musique ne sera plus création, à vrai dire, mais imitation ; imitation non des « objets », mais de ce qu’il y a de plus subjectif dans le « sujet ». Ce qu’elle aura à imiter étant de sa nature même indéfini, ce serait une erreur de sa part de chercher la ligne, la « belle forme ». De là la théorie connue de la « mélodie infinie ». Nous comprenons avec quelle exactitude Wagner dégageait la conséquence de la doctrine de son maître quand il déclarait « que la musique ne doit pas être appréciée d’après la catégorie du beau ».

  1. T. IX, p. 216.T. IX, p. 216.
  2. T. IX, p. 217.
  3. T. IX, p. 218.
  4. T. IX, p. 220.
  5. T. IX, p. 220.