Les Idées de Nietzsche sur la musique/02

Société du Mercure de France (p. 19-46).

INTRODUCTION
LES DONNÉES GÉNÉRALES
DE L’ESTHÉTIQUE DE NIETZSCHE

I

LA « MÉTAPHYSIQUE D’ARTISTE »

Les premières idées de Nietzsche sur la musique se rattachent, ou du moins il les rattache à une conception métaphysico-esthétique de l’univers.

Il a exposé cette conception dans son premier livre : la Naissance de la Tragédie (1871)[1], qui est un livre de jeunesse et un livre de génie. La personnalité de penseur et d’artiste la plus singulière, la plus impérieuse, y éclate à toute ligne. Cependant, l’auteur de vingt-cinq ans s’évertue à faire parler dans le même sens les maîtres à bien des égards ennemis qui se sont profondément emparés de sa sensibilité : Schopenhauer, Wagner et les Grecs. Il déploie d’étonnantes ressources de dialectique allemande pour se convaincre que pessimisme, esthétique wagnérienne et hellénisme répondent à trois états de l’esprit et du sentiment inclus l’un dans l’autre et procédant de la même inspiration profonde. Il démontre que le génie grec a été essentiellement un génie musical, que ce génie, longtemps étouffé dans l’humanité par la philosophie socratique, puis par le christianisme, a reparu dans la musique moderne, surtout chez Richard Wagner, et qu’enfin l’instinct et le besoin de création musicale présupposent une vue pessimiste du monde.

Nous n’exposerons de ce système que ce qui est strictement nécessaire pour l’intelligence des théories de Nietzsche sur la nature essentielle de la musique, son rapport aux autres arts, son rôle dans la culture de l’esprit humain.


Le point de départ de la pensée de Nietzsche, c’est le panthéisme pessimiste. Il fait dériver le mal et le malheur radical dont souffre le monde de la nature même de sa cause immanente. Indéterminé et infini, l’Être absolu porte en soi une guerre sans bornes. Étant tout (ou, ce qui revient au même, n’étant rien), il est le chaos de tous les contradictoires. Cet état est, par définition, un état où il ne peut demeurer. La torture infinie de son indétermination est par elle-même une force qui contraint l’Être à se déterminer en des êtres finis. De là le monde ; il a pour mère la Douleur.

En dehors de l’Être absolu et de son mal absolu rien n’étant, rien ne règle la production de ces réalités finies en lesquelles il se détermine. L’univers, considéré dans son ensemble, n’offre pas trace de providence, ni de finalité, ni de logique. Dieu n’enfante pas, comme disait Leibniz, « le meilleur des mondes possibles », mais tous les mondes possibles pêle-mêle. L’univers est, spéculativement parlant, un non-sens.

Un Dieu « absolument dénué de scrupule et de morale » s’y distrait, monstrueux dilettante, de sa souffrance.


Il construit et détruit, il produit le bien et le mal avec un égal plaisir pour jouir de ce plaisir et de sa propre souveraineté ; il se délivre, en créant des mondes, du tourment de sa plénitude et de sa pléthore, de la souffrance des contrastes accumulés en lui[2].


Tout ce qui existe procède d’une rage infinie d’exister pour exister, qui est le fond des choses, qui ne se soumet à rien.

Seulement tout ce que nous voyons et croyons être n’est pas réellement. Le monde ou les mondes en lesquels l’être absolu se détermine ne sont que des àpparences de réalités. Métaphysiquement parlant, la vie est un rêve qui se nourrit de rêves, du négatif qui se prend pour du positif, un vain et éphémère essai de négation de la seule réalité véritable, de l’Être absolu, c’est-à-dire du chaos infini. La vie est le mirage ; la réalité c’est la mort. La vie est « représentation », quelque chose que l’Être absolu se représente être, pour apaiser la souffrance d’être ce qu’il est, un rêve organisé qu’il oppose, en manière de consolation, à son inorganisation absolue. Mais par delà les contours de ce rêve, l’esprit philosophique ne cesse pas d’apercevoir la nuit horrible qui l’engendre.

Entre toutes les représentations flottantes sur l’abîme de l’Être absolu, l’individu humain est celle qui, nourrissant la plus forte croyance à sa propre réalité comme à la réalité de tout ce qui a du rapport à elle, répond éminemment aux fins d’illusion enivrée de Dieu.

De cette étrange métaphysique, Nietzsche a écrit avec insistance que, si elle séduisit sa jeunesse, ce fut comme « métaphysique d’artiste »[3], en tant qu’elle faisait de l’art, et non de la morale, ni de la science, l’activité essentiellement métaphysique de l’homme.

En effet, le Dieu nietzschéen n’est-il pas le suprême esthète ? De même que l’artiste humain mal satisfait des objets et des individus défectueux, à demi avortés, que lui présente la nature, compose, dans un but exclusif de satisfaction contemplative, des formes plus harmonieuses, plus dignes de vivre que tout ce qui se présente à ses sens, pareillement l’Être absolu ne déroule dans les cadres illusoires de l’espace, du temps et de la causalité, le vain tableau du monde et de la vie, que pour se distraire du désordre et de la contradiction infinie qui le déchirent.

Mais l’activité esthétique, soit en Dieu, soit en l’homme, a une double nature. En tant qu’il « s’enchante des visions de l’apparence », on peut dire que Dieu rêve. En tant qu’il se ressent lui-même, comme débordant de son essence inépuisablé toutes les apparences qu’il crée et capable d’éternel enfantement, il est en proie à l’ivresse.

On en peut dire autant de l’artiste humain. D’une part, il aspire à la contemplation ou à la création de formes parfaitement harmonieuses, qui lui procurent, par opposition au chaos de l’universel devenir, l’impression consolante d’une réalité achevée, digne de constituer une fin en soi et de durer éternellement. D’autre part, il prend conscience de la réalité elle-même, des possibilités débordantes de l’universelle vie, qui est aussi l’universelle mort ; et cette perception métaphysique se confond avec le sentiment enivré qu’il a de ses propres forces créatrices.

Il y a là deux états psychologiques, deux formes de génie à la fois solidaires et contradictoires : l’état ou le génie apollinien ; l’état ou le génie dionysiaque.


Expériences psychologiques fondamentales : le nem d’apollinien désigne le ravissement soutenu en présence d’un monde créé par la fiction et le rêve, du monde de l’apparence belle qui nous affranchit du devenir ; d’autre part, le nom de Dionysos désigne le sentiment actif du devenir, la participation subjective à la volupté effrénée de créer, mêlée de la rage de détruire.

Antagonisme de ces deux expériences et des désirs auxquels elles se ramènent : le premier veut dans l’apparence le caractère d’éternité ; devant une apparence qui a ce caractère, l’homme devient silencieux, sans désirs, uni comme la mer, guéri, d’accord avec lui-même et avec toute existence ; le second pousse au devenir, à la volupté de travailler au devenir, c’est-à-dire à créer et à anéantir[4].


À la dualité des instincts esthétiques fondamentaux correspond une division étrange des arts. D’un côté, les arts apolliniens qui sont les arts plastiques et la littérature « épique » ; de l’autre, l’art dionysiaque, la musique, que son essence oppose à l’ensemble des autres arts.


Les deux divinités grecques de l’art, Apollon et Dionysos, représentent les deux termes de l’extraordinaire contraste que nous avons reconnu exister dans le monde grec entre l’origine et les fins de l’art plastique, art d’Apollon, et celles de l’art non pia. tique, de la musique, art de Dionysos[5].


Les arts apolliniens ont pour fin la beauté. Mais la beauté, bien loin d’être comme une esthétique vulgaire se l’imagine, la quintessence de la réalité, en est la plus haute négation[6]. La perfection dérobe à la mort les créations de la beauté et leur prête l’indéfectible jeunesse des dieux de l’Olympe, des personnages homériques, des figures du Corrège. Dans la réalité, rien ne dure, tout est devenir. L’inassouvissement éternel de l’Être brise, à mesure qu’il les détermine, les formes des êtres. La musique exprime directement le devenir divin qui roule la vie dans les flots du néant. Les autres arts sont les arts de l’apparence, du phénomène, du rêve. Elle surprend et traduit le « Noumène ».

Elle suit donc une loi radicalement différente des lois des autres arts. Elle n’a pas pour fin la beauté. Elle est étrangère et supérieure à la catégorie du beau. Il n’y a pas de beau musical. Le beau a pour caractère l’ordre et la mesure. Le caractère de la musique inspirée, c’est le tumulte d’une ivresse intérieure, le déchaînement, le « démesuré ». Quand elle cherche à procurer le plaisir qui s’attache aux belles formes, elle se trompe sur elle-même et dégénère.


Richard Wagner a établi dans son Beethoven que la musique doit être appréciée d’après de tout autres principes que tous les arts plastiques et, d’une façon générale, qu’elle ne doit point l’être d’après la catégorie du beau, bien qu’une esthétique égarée, serve d’un art faussé et dégénéré, partant de ce concept de beauté qui vaut pour le monde de la plastique, se soit habituée à exiger de l’art musical une action semblable à celle des arts plastiques, savoir la production du plaisir des belles formes[7].


Cependant, si opposées que soient entre elles l’inspiration apollinienne et l’inspiration dionysiaque, il ne s’ensuit pas qu’elles puissent s’affirmer indépendammentl’une de l’autre, du moins avec puissance.

Le ravissement apollinien est solidaire de l’ivresse dionysiaque, puisque c’est l’horreur et l’effroi de l’universelle destruction qui nous fait rêver l’éternité par le beau. Mais comme la réalité est antérieure à l’apparence, comme la loi absolue du devenir domine l’infinité de ce qu’il fait et défait, l’inspiration dionysiaque précède et domine l’inspiration apollinienne. La musique est donc la génératrice de tous les arts. L’élément musical est donc le levain de toutes les créations esthétiques. Les créations poétiques etplastiques les plus fermes en leur contour, dès lors qu’elles portent un puissant accent de vie, ont été tout d’abord musicalement pensées et la sensation la plus profonde qu’on en puisse avoir est de nature musicale.

La musique n’a pas pour but la beauté ! Il n’y a pas de beau musical ! La musique est la mère des autres arts ! Assertions téméraires, ou plutôt étranges, dont nous avons maintenant à suivre le développement et à rechercher la signification réelle, sur le terrain de l’esthétique, après en avoir montré la déduction métaphysique.

II

LA PSYCHOLOGIE DE L’ART


Auparavant, il importe de dégager du nuage de cette métaphysique quelques idées parfaitement positives et concrètes de psychologue qui en demeureront le résidu durable, quand le nuage, dans l’esprit même de Nietzsche, sera tombé.


Combien je regrette, écrivait-il quinze ans après la publication de la Naissance de la Tragédie, d’avoir péniblement cherché à exprimer, à l’aide de formules kantiennes et schopenhauériennes, des estimations nouvelles et insolites qui étaient radicalement opposées à l’esprit autant qu’au goût de Kant et de Schopenhauer[8].


Ces « estimations nouvelles et insolites », il continuait donc de leur trouver de la valeur. Il y a, en effet, une certaine psychologie de l’art sur laquelle Nietzsche n’a jamais varié. Elle est déjà présente dans la « métaphysique d’artiste », celle-ci en reçoit un intérêt qui compense et au delà son enchevêtrement dialectique.


1. — Tout d’abord il n’y a, aux yeux de Nietzsche, aucune différence entre le beau et l’agréable. Et l’agréable, c’est la fiction.

C’est une conception fort répandue parmi les esthéticiens philosophes (et on n’a garde de la repousser) que le beau est un degré supérieur du vrai, que l’art perfectionne les êtres ou les objets qu’il imite, mais dans leur propre sens, en dégageant des traits mélangés de l’individu le type qu’ils enveloppent réellement sans le laisser transparaître dans sa pureté et sa plénitude. Cette conception est, selon Nietzsche, l’interprétation philosophique fausse d’une donnée esthétique juste. Il est vrai que le but de l’œuvre d’art c’est de produire des types, des formes définies, consommées, parfaites. Mais ces types, ces formes, l’art ne les dégage pas du réel, il ne les y lit point, parce qu’ils n’y sont point du tout enveloppés ; il les crée. La philosophie de Nietzsche, se résolvant en phénoménisme absolu, n’admet d’autre réalité objective que l’écoulement éternel de toutes les parties de l’univers et ne saurait reconnaître dans la nature des choses ces linéaments fixes, ces moules permanents que nous appelons types, essences, genres, espèces. Assurément si la matière phénoménale ne se distribuait pour nos sens et notre intelligence en types, essences, genres, espèces, nous ne pourrions ni parler,ni penser. Qu’est-ce à dire ? que nos sens et notre intelligence sont essentiellement artistes. Ou plutôt l’artiste, c’est l’instinct vital (métaphysiquement parlant, la volonté) qui, maître des fonctions de l’esprit comme de toutes fonctions, nous compose cette croyance nécessaire à un certain degré d’ordre, de cohérence, d’harmonie, de stabilité et de finalité dans la nature et dispose devant nous, dans tous les sens, des perspectives conformes à cette croyance. L’illusion qui nous fait croire à une certaine unité et logique universelle des choses n’est, à vrai dire, que l’objectivation infiniment multipliée de l’illusion interne qu’a le moi de constituer lui-même une réalité une, stable, définie, harmonique. Il y a un degré minimum de cette illusion, indispensable à tout être qui pense, propre dès lors à accorder tous les hommes, correspondant à ce que nous appelons connaissance, représentation vraie, lequel est déjà en son fond création esthétique. Le besoin esthétique proprement dit, du moins sous sa forme « apollinienne », commence là où ce minimum d’ordre et de cohérence des parties qui caractérise la réprésentation vraie, définissable, comportant un nom, ne suffit plus à la latisfaction de l’esprit. Et la force de ce besoin se proportionne à la sensibilité et à l’énergie de l’instinct vital, lesquelles nous font d’autant plus souffrir de toute la désharmonie inhérente aux choses qu’elles sont elles-mêmes plus vives. Le « beau », qui apporte à ce besoin sa satisfaction, ne saurait donc consister dans cette imitation approfondie des objets dont parlent la plupart des esthéticiens philosophes. Il est au contraire une falsification idéale. Il efface de la figure des objets et des êtres toutes les traces du « devenir », de la contradiction interne que, même soumis à l’unité artificielle et superficielle du concept abstrait, ils ne laissent pas d’offrir, et qui les caractérisent comme réels ; il en défait « tous les plis », il en annule tout le désordre immanent pour leur prêter l’aspect de natures achevées, heureuses, épanouies dans la plénitude de leur essence. Platon enseignait que les objets sensibles n’ont, dans leur grossière imperfection, qu’une ombre d’existence et que les idées qui contiennent l’essence pure et parfaite des choses sont seules réelles. C’est tout l’opposé pour Nietzsche. Mais si l’idée est pour lui l’irréel, elle est pour lui comme pour Platon le beau et le bon, et cela en proportion de son idéalité.

Ma philosophie est platonisme retourné. Plus une chose est éloignée de la véritable existence, plus elle est pure, belle et bonne[9].


Fiction, tel est donc essentiellement le beau. Mais pourquoi composerions-nouset contemplerions-nous du fictif si ce n’est pour notre plaisir ? Le beau naît du plaisir, le plaisir en est le rseul signe.


Qu’est-ce que le beau ? Une sensation de plaisir… Le but du beau est de séduire à l’existence. Qu’est-ce, à proprement parler, que cette action séductrice ? Elle est négative. C’est un voile jeté sur le pénible, l’effacement de tous les plis, le regard serein émanant de l’âme de la chose.

« Voir Hélène dans chaque femme » ; l’ardeur de l’instinct vital nous cache ce qui n’est pas beau. Négation du pénible, ou véritable ou apparente négation du pénible, tel est le beau. Le son de la langue maternelle en terre étrangère est beau. Le plus mauvais morceau de musique peut encore être ressenti comme beau en comparaison d’un insupportable hurlement, tandis que, comparé il d’autres morceaux de musique, il est ressenti comme laid Il faut qu’il y ait rencontre entre le besoin de la négation du pénible et l’apparence d’une telle négation.

En quoi consiste maintenant cette apparence ? En ce que toutes traces de la violence, de l’avidité, de la mêlée des forces, des contorsions d’une chose qui se distend sont dérobées à la vue. La question essentielle est la suivante : comment cela est-il possible ?… Uniquement de manière subjective, par le moyen d’une représentation, d’un fantôme interposé... Le beau est un rêve heureux sur le visage d’un être dont les traits sourient d’espérance. Avec ce rêve, ce pressentiment en tête Faust voit « Hélène » dans chaque femme.

Chaque statue grecque peut nous enseigner que le beau n’est que négation…

La beauté apparaît lorsque les impulsions particulières marchent parallèlement, mais non pas l’une contre l’autre…

L’idée platonicienne est la chose avec la négation de l’impulsion ou l’apparence de cette négation[10].


On ne saurait affirmer avec plus de décision l’antinomie du beau et du réel. Le beau est, pour Nietzsche, la splendeur du non-vrai. Loin de rechercher le vrai des choses, le génie esthétique, selon cette théorie, s’en détourne avec innocence. Alors même que, faute d’avoir exactement compris ce qu’il fait, le poète s’imagine peindre les êtres tels qu’il les a vus, la vie telle qu’il l’a observée et éprouvée, il cède au vertige d’une espèce d’enchantement et il enchante tout ce qu’il touche.

2. — Étant donnée cette conception de la nature du beau, il est assez aisé de comprendre comment, selon Nietzsche, l’existence même de l’art postule la vérité du pessimisme. La démonstration métaphysique de cette relation est l’objet même de la Naissance de la Tragédie. Mais elle se conçoit, indépendamment de toute métaphysique, comme donnée de psychologie positive. Pourquoi l’amour du beau, c’est-à-dire de l’irréel, serait-il si profondément enraciné dans l’esprit et le cœur des hommes, si le spectacle de la réalité sans voile n’avait de quoi les tuer de désespoir ? Tous les besoins que nous a donnés la nature nous marquent autant de luttes nécessaires à soutenir contre la mort. Comment le besoin esthétique commun à toute l’humanité ne serait-il pas, lui aussi, un besoin vital ? C’est le besoin de la fiction. Donc la vérité est affreuse.


Mon premier livre est consacré à la dissidence de l’art et de la vérité ; la croyance à l’art professée dans la Naissance de la Tragédie a pour fond une autre croyance : à savoir qu’il n’est pas possible de vivre avec la vérité : que la Volonté de Vérité est déjà un symptôme de dégénérescence…[11].

L’unique possibilité de vivre est dans l’art. Ou bien il ne reste qu’à se détourner de la vie. Complet anéantissement de l’illusion, voilà la tendance des sciences : il s’ensuivrait le quiétisme — n’était l’art[12].

Quelle est l’origine de l’art ? Il est le remède de la connaissance.

La vie n’est possible que grâce à des fantômes esthétiques[13].


Si les Grecs présocratiques ont été par excellence le peuple artiste, créateur et amateur passionné de beaux mythes et de fables charmantes, c’est qu’ils avaient, avec plus de hardiesse intellectuelle que les autres peuples, me.surô la contradiction radicale, le non-sens de l’univers ; mais cette hardiesse leur fut facilitée par l’alacrité d’imagination et d’humeur qui leur permettait de « jouer avec la vie ».


Il fallait la facilité et l’aisance de l’imagination homérique pour assoupir et un moment supprimer la conscience démesurément passionnée, l’intelligence trop aiguisée des Grecs. La parole est-elle chez eux à l’intelligence : combien âpre et cruelle apparaît alors la vie ! Ils ne se font point d’illusion, mais ils entourent exprès la vie d’un jeu de mensonges. Simonide conseillait à ses compatriotes de prendre la vie comme un jeu ; le sérieux leur était trop connu pour une douleur (la misère des hommes est justement le thème sur lequel les dieux aiment entendre chanter), et ils savent que par l’art seul la. misère même pouvait devenir jouissance.


Quand Nietzsche dit que la culture et la jouissance du beau sont pour nous les seuls moyens d’échapper au sentiment mortel d’une réalité désespérante et de trouver le courage de « continuer de vivre », il veut parler pour lui-même et pour ses pareils. Car il reconnaît qu’il y a pour la nature humaine d’autres « stimulants » à la vie, d’autres mirages vers la possession desquels peuvent se tendre ses forces créatrices. Le plus puissant et le plus noble de tous après l’art c’est la foi en l’intelligibilité de l’univers. La prédication de Socrate l’apporta aux Grecs. Mais par là même il atrophia chez eux les instincts esthétiques dont la décadence date de lui. La philosophie socratique se représente l’univers comme réalisant dans sa totalité un enchaînement rationnel unique, un système de finalité auquel toutes ses parties se subordonnent et où chacune trouve son explication. S’il en était ainsi, l’intelligence humaine aurait lieu d’espérer du progrès de la connaissance une satisfaction adéquate au delà de laquelle elle n’aurait vraiment rien à souhaiter. Mais cette satisfaction ne comblerait pas moins le cœur et la conscience. Car s’il nous était possible de connaître complètement l’économie et les fins de la nature qui nous porte, il nous serait possible d’en déduire avec certitude les meilleures maximes de conduite et de ménager l’accord du bonheur avec la vertu. La philosophie et la science prenant dès lors une valeur absolue, la création esthétique deviendrait, en comparaison,la chose la plus frivole. Il n’est pas besoin de dire quelle illusion le rationalisme socratique constitue au regard de la philosophie de Nietzsche. À ceux qui dédaigneraient son esthétique au nom de la valeur du vrai, il répond que la poursuite de l’explication universelle par une synthèse philosophique ou scientifique quelconque est elle-même un « divertissement ».


C’est un phénomène éternel : toujours l’avide vouloir-vivre trouve un moyen pour maintenir ses créatures dans la vie et les forcer à continuer de vivre à l’aide d’une illusion répandue sur les choses. Celui-ci est attaché à la vie par le bonheur socratique de la connaissance et par la chimère de pouvoir grâce à elle guérir les éternelles blessures de l’existence ; celui-là est entouré du voile séducteur de la beauté de l’art qui flotte devant ses yeux[14].


3. La célèbre théorie kantienne qui fait du « désintéressement » la qualité distinctive du plaisir esthétique a eu sur la philosophie esthétique moderne l’influence la plus étendue. Il n’est pas possible de s’y opposer plus radicalement que Nietzsche. Plaçant nos idées, nos imaginations, nos tendances, nos goûts sous la dépendance suprême de l’instinct vital, il ne saurait y trouver un atome de désintéressement.


Depuis Kant, tout ce qui se dit de l’art, de la beauté, de la connaissance, de la sagesse, est dévirilisé et sali par le concept « désintéressé »[15].


Ces lignes sont d’une époque bien ultérieure à celle où nous nous plaçons. Mais c’était bien là sa pensée dès le début, quoiqu’il ne parlât de Kant que pour s’autoriser de sa philosophie à d’autres égards. À mesure que le pur psychologue se dégagera chez lui du métaphysicien, il s’appliquera à serrer de plus près, à définir en termes plus positifs la nature et les modes subtils de cet « intérêt » vital auquel pourvoit la jouissance esthétique. Il rêvera de faire de l’analyse des plaisirs esthétiques un chapitre de la biologie. Mais dès maintenant, en comparant à l’état de « rêve » et à l’état d’ivresse les deux formes de la sensibilité esthétique qu’il croit discerner, ne nous en propose-t-il pas une notion au fond toute physiologique ? Notion confuse et mal étudiée sans doute, mais qu’on n’invoque ici que comme indice de la méthode d’explication dont cet esprit se montre déjà si décidé à user à l’égard des choses communément rangées sous la catégorie de l’« idéal ». Une conséquence à remarquer de la psychologie esthétique de Nietzsche, c’est que l’élite se trompe profondément en déniant aux plaisirs d’art du vulgaire la qualité esthétique. Les siens ne sont pas plus désintéressés. Il en est à qui la plus fade ritournelle italienne fait plaisir. Il en est à qui un adagio de Beethoven fait plaisir. C’est la même espèce de plaisir. Seulement la multiplicité des expériences et des points de comparaison permet aux connaisseurs une sélection raffinée.

Telles sont parmi les premières idées de Nietzsche sur l’esthétique, celles auxquelles ils demeurera toujours fidèle. Elles appartiennent au fond même de sa personnalité intellectuelle. Elles marquent, pour ainsi dire, les limites entre lesquelles évoluera sa conception de l’art. On avoue d’ailleurs que si elles ont du prix, celui-ci se révélera surtout dans leur application aux mille problèmes concrets d’esthétique que Nietzsche creuse ou soulève dans ses écrits.

Sur deux points essentiels il complétera ou modifiera sa conception première. Mais les idées sur la musique et sur Wagner dont l’analyse forme l’objet du présent ouvrage appartenant précisément au travail d’esprit qui a conduit Nietzsche à reconnaître soit l’insuffisance, soit l’erreur de cette conception, nous ne saurions exposer ici des résultats dont nous avons à faire connaître la genèse. Bornons-nous à indiquer très sommairement l’un d’eux.

Tout d’abord, sans cesser de voir dans le sentiment pessimiste la raison d’être et le besoin de la création esthétique, Nietzsche distinguera par la suite entre un « pessimisme de la force » et un « pessimisme de la faiblesse ». Et cette distinction fournira un élément capital de toutes ses théories. La signification en est à peu près la suivante.

L’idée du non-sens de l’univers, de l’absurdité et de la contradiction naturelles de la condition humaine peut par elle-même aussi bien exalter que déprimer l’énergie. L’effet dépend des dispositions des âmes qui la conçoivent. Les forces créatrices de l’homme peuvent trouver un souverain excitant dans cette pensée que rien de bon et de beau, de propre à honorer, à orner la vie et à la faire aimer ne saurait exister que par leur œuvre. Nous pouvons également nous sentir accablés par la dérision que la nature des choses et notre propre nature opposent à nos vœux, dès lors nous aspirerons à tout ce qui peut assoupir et éteindre en nous le sentiment d’être. Entre cette « attitude pour vivre » et cette « attitude pour mourir », la logique ne se prononce pas. Selon que l’activité esthétique fonctionne au service de la première ou de la seconde, l’art est sain ou malsain, classique ou romantique.

Dans la période qui va nous occuper, Nietzsche ne vise et ne décrit que le « pessimisme de la force » ; mais il se reprochera plus tard d’en avoir aveuglément prêté les caractères à des œuvres inspirées par le pessimisme de la faiblesse.

Le second point sur lequel : Nietzsche aura à réformer sa primitive conception de l’art, c’est la théorie qui distingue et qui oppose entre elles comme étant de nature essentiellement différente et pouvant s’exercer séparément l’une de l’autre, comme aussi se réunir et conspirer ensemble, deux espèces d’inspiration et de création esthétique : l’« apollinienne » et la « dyonisiaque ». Mais précisément ses premières idées sur la musique et sur Wagner sont tout imprégnées de cette théorie. En constatant les embarras qu’elle crée à Nietzsche, nous nous rendrons compte des raisons qui devaient la lui faire sinon désavouer, du moins abandonner par la suite.

  1. La Naissance de la Tragédie fut mise en vente en janvier 1872.
  2. Naissance de la Tragédie, préface de 1886, p. 8.
  3. Œuvres, t. XIV, p. 365.
  4. T. XIV, p. 364.
  5. Naissance de la Tragédie, p. 19.
  6. T. IX, pp. 201 et 202.
  7. Naissance de la Tragédie, p. 111.
  8. Naissance de la Tragédie, préface de 1886, p. 10.
  9. T. IX, p. 290.
  10. T. IX, pp. 201-202.
  11. T. XIV, p. 368.
  12. T. IX, p. 82.
  13. Ibid.,p. 189.
  14. Naissance de la Tragédie, p. 125.
  15. T. XIV, p. 132.