Les Hypothèses sur l’immoralité dans la philosophie de l’évolution

Les Hypothèses sur l’immoralité dans la philosophie de l’évolution
Revue des Deux Mondes3e période, tome 77 (p. 176-200).
LES
HYPOTHÈSES SUR L’IMMORTALITÉ
DANS LA PHILOSOPHIE DE L’ÉVOLUTION

L’idée décourageante par excellence, dans la théorie de révolution aujourd’hui en faveur, c’est celle de dissolution, qui y semble d’abord invinciblement liée. Depuis Héraclite jusqu’à M. Spencer, les philosophes n’ont jamais séparé ces deux idées. Toute évolution ne doit-elle pas aboutir, par un rythme nécessaire, à la dissolution finale et à la mort? L’expérience que nous avons des individus et des mondes parait en effet, jusqu’à présent, répondre par l’affirmative. Nous ne connaissons que des mondes qui ont fait ou feront naufrage. Quand le cadavre d’un marin a été jeté à la mer, les compagnons qui l’ont aimé relèvent le point exact de latitude et de longitude où son corps a disparu dans l’océan : deux chiffres sur un feuillet de papier sont le seul vestige qui subsiste alors d’une vie humaine. On peut croire qu’un sort analogue est réservé au globe terrestre et à l’humanité entière : ils doivent un jour sombrer dans l’espace et se dissoudre sous les ondes mouvantes de l’éther ; à ce moment, si de quelque astre voisin et ami on nous a observés, on marquera le point de l’abîme céleste où notre globe a disparu, on relèvera l’ouverture de l’angle que formaient pour des yeux étrangers les rayons partis de notre terre, et cette mesure de l’angle de deux rayons éteints sera l’unique trace laissée par tous les efforts humains dans le monde de la pensée. La théorie de l’évolution paraît aboutir à la dissolution des individus plus sûrement encore qu’à celles des mondes et des espèces vivantes. La forme individuelle et la forme spécifique ne semblent pas avoir plus de fixité l’une que l’autre. « Le dernier ennemi qui sera vaincu, c’est la mort. » Peut-être aussi la mort est-elle le dernier secret qui sera pénétré par la pensée humaine. La philosophie, comme la religion, est en majeure partie une « méditation de la mort ». Quand Platon arrivait devant ce problème de la destinée, il ne craignait pas de se lancer en plein dans les hypothèses philosophiques et même dans les mythes poétiques. Nous voudrions examiner quelles sont aujourd’hui les suppositions ou, si l’on veut, les rêves qu’on peut faire encore sur la destinée à venir en s’inspirant de la philosophie dominante à notre époque, celle de l’évolution. Dans la conception actuelle de la nature, Platon trouverait-il encore quelque refuge pour ces « belles espérances » dont il faut, dit-il, « s’enchanter soi-même? » En Allemagne et surtout en Angleterre, on se plaît à chercher ce qui peut subsister des croyances religieuses dans les hypothèses scientifiques et philosophiques, fût-ce sous la forme la plus problématique et la plus incertaine[1]. Nous voudrions faire ici, à propos de l’immortalité, un travail analogue, aussi conjectural que peut l’être toute perspective sur le mystère des destinées. Est-il besoin de dire que nous ne prétendons nullement « démontrer » ni l’existence ni même la probabilité scientifique d’une vie supérieure? Notre dessein est plus modeste : c’est déjà beaucoup de faire voir que l’impossibilité d’une telle vie n’est pas prouvée et que, devant la science moderne, l’immortalité demeure toujours un problème : si ce problème n’a pas reçu de solution positive, il n’a pas reçu davantage, comme on le prétend parfois, une solution négative. En même temps, nous rechercherons quelles hypothèses hardies il faudrait faire aujourd’hui pour traduire et transposer en un langage philosophique les symboles sacrés des religions sur la « destinée des âmes. »


I.

Commençons par ce qui est le plus voisin de l’expérience positive et cherchons dans ce domaine ce dont la doctrine évolutionniste permet au sentiment religieux d’espérer l’immortalité. Il y a, pour ainsi dire, dans la sphère de la conscience, des cercles concentriques qui vont se rapprochant de plus en plus du centre insondable : la personne. Passons en revue ces diverses manifestations de la personnalité pour voir si elles offriront quelque chose d’impérissable.

La sphère du moi la plus extérieure en quelque sorte et la plus observable, ce sont nos œuvres et nos actions. Quand il ne s’agit que d’œuvres toutes matérielles, comme une maison qu’on a construite, un tableau qu’on a peint, une statue qu’on a sculptée, on peut trouver qu’il y a trop de distance et une séparation trop grande entre l’ouvrier et l’œuvre. « Être immortel dans ses œuvres » ressemble trop alors à une sorte d’illusion d’optique. Mais, s’il s’agit d’œuvres intellectuelles et surtout morales, il y a déjà un rapprochement entre l’effet et la cause d’où il est sorti. On comprend alors ce que peut renfermer de vrai cette doctrine de haute impersonnalité et d’entier désintéressement selon laquelle on vit là où on agit. Il y a ici mieux qu’une œuvre matérielle, il y a une action d’ordre intellectuel et moral. L’homme de bien est précisément celui qui veut avant tout vivre et revivre dans ses bonnes actions ; le penseur, dans les pensées qu’il a léguées au patrimoine humain et qui continuent la sienne. Cette doctrine se retrouve au fond de presque toutes les grandes religions, et c’est celle qui peut le mieux subsister même dans la conception purement scientifique de l’évolution universelle. Selon les bouddhistes modernes de l’Inde, nos actions sont « l’âme de notre vie ; » c’est cette âme qui reste après l’existence d’un jour, et la transmigration des âmes n’est que la transformation constante du bien dans le mieux, du mal dans un mal plus hideux : l’immortalité de notre âme est l’immortalité de notre action même, se mouvant à jamais dans le monde et le mouvant à son tour selon sa propre force ou, ce qui revient au même, selon sa propre valeur.

Suivons l’action dans ses effets, dans les mouvemens où elle se prolonge, dans les traces qui sont comme les résidus de ces mouvemens. Notre action va plus loin que notre savoir et étend à l’infini ses conséquences. Même au point de vue de l’évolution purement physique et physiologique, le bien pensé n’est pas perdu, le bien tenté n’est pas perdu, puisque la pensée, le désir même façonne les organes. L’idée même de ce qui est aujourd’hui une chimère implique un mouvement réel de notre cerveau ; elle est encore une « idée-force, » qui contient son élément de vérité et d’influence. Nous héritons non-seulement de ce que nos pères ont fait, mais de ce qu’ils n’ont pu faire, de leur œuvre inachevé, de leur effort en apparence inutile.. Nous frémissons encore des dévoûmens et des sacrifices de nos ancêtres, des courages dépensés même en vain, comme nous sentons, au printemps, passer sur nos cœurs le souffle des printemps antédiluviens et les amours de l’âge tertiaire.

Puisque l’essor des générations présentes a été rendu possible par une série de chutes et d’avortemens passés, ce passé même, ce passé ébauché et embryonnaire, devient la garantie de notre avenir. Il est, dans le domaine moral comme dans le domaine physiologique, des fécondations encore mal expliquées. Parfois, longtemps après la mort de celui qui l’a aimée le premier, une femme met au monde un enfant qui ressemble à celui-là : c’est ainsi que l’humanité pourra enfanter l’avenir sur un type entrevu et chéri dans le passé, même quand le passé semblait enseveli pour toujours, si dans ce type il y avait quelque obscur élément de vérité et, par conséquent, de force impérissable. Ce qui a vraiment vécu une fois revivra donc; ce qui semble mourir ne fait que se préparer à renaître. La loi scientifique de l’atavisme devient ainsi un gage de « résurrection. » Concevoir et vouloir le mieux, tenter la belle entreprise de l’idéal, c’est y convier, c’est y entraîner toutes les générations qui viendront après nous. Nos plus hautes aspirations, qui semblent précisément les plus vaines, sont comme des ondes qui, ayant pu venir jusqu’à nous, iront plus loin que nous et peut-être, en se réunissant, en s’amplifiant, ébranleront le monde. Je suis bien sûr que ce que j’ai de meilleur en moi me survivra. Non, pas un de mes rêves, peut-être, ne sera perdu : d’autres les reprendront, les rêveront après moi, jusqu’à ce qu’ils s’achèvent un jour. C’est à force de vagues mourantes que la mer réussit à façonner sa grève, à dessiner le lit immense où elle se meut.

En définitive, vie et mort sont, pour la philosophie de l’évolution, des idées relatives et corrélatives ; la vie en un sens est une mort, et la mort est le triomphe de la vie même sur une de ses formes particulières. On ne pouvait voir et saisir le Protée de la fable sous une forme arrêtée que pendant le sommeil, image de la mort : ainsi en est-il de la nature ; toute forme n’est pour elle qu’un sommeil, une mort passagère, un arrêt dans l’écoulement éternel et l’insaisissable fluidité de la vie. Le devenir est essentiellement informe, la vie est informe. Toute forme, tout individu, toute espèce ne marque donc qu’un engourdissement transitoire de la vie : nous ne comprenons et nous ne saisissons la nature que sous l’image de la mort. Et ce que nous appelons la mort, — la mienne ou la vôtre, — est encore un mouvement latent de la vie universelle, semblable à ces vibrations qui agitent le germe pendant des mois d’apparente inertie et préparent son évolution. La nature ne connaît pas d’autre loi qu’une germination éternelle. La mort, après tout, qu’est-ce autre chose, dans l’ensemble de l’univers, qu’un degré moindre de la température vitale, un refroidissement plus ou moins passager? Elle ne peut être assez puissante pour flétrir à jamais le rajeunissement perpétuel de la vie, pour empêcher la propagation et la floraison à l’infini de la pensée et du désir.


II.

— Oui, je survivrai dans le tout et je survivrai dans mes œuvres ; mais cette immortalité scientifique de l’action et de la vie est-elle suffisante pour le sentiment religieux? Comme individu, qu’est-ce que la science, qu’est-ce que la philosophie de l’évolution peuvent me promettre ou du moins me laisser espérer? De l’immortalité en quelque sorte extérieure et impersonnelle pouvons-nous passer à l’immortalité intérieure et individuelle?

Assurément, ce n’est point à la science proprement dite que l’individualité peut demander des preuves de sa durée. La génération, aux yeux du savant, est comme une première négation de l’immortalité individuelle; l’instinct social, qui ouvre notre cœur à des milliers d’autres êtres et le partage à l’infini, en est une seconde négation ; l’instinct scientifique lui-même et l’instinct métaphysique, qui fait que nous nous intéressons au monde entier, à ses lois et à ses destinées, diminue encore, pour ainsi dire, notre raison d’être comme individus bornés. Notre pensée brise le moi où elle est enfermée, notre poitrine est trop étroite pour notre cœur. Oh! comme on apprend rapidement, dans le travail de la pensée ou de l’art, à se compter pour peu soi-même ! Cette défiance de soi ne diminue en rien l’enthousiasme ni l’ardeur; elle y mêle seulement une sorte de virile tristesse, quelque chose de ce qu’éprouve le soldat qui se dit : « Je suis une simple unité dans la bataille, moins que cela, un cent-millième ; si je disparaissais, le résultat de la lutte ne serait sans doute pas changé; pourtant je resterai et je lutterai. »

Toute individualité, au point de vue scientifique, est une sorte de patrie provisoire pour nous. Toute patrie, d’autre part, est une sorte de grand individu ayant sa conscience propre faite d’idées et de sentimens qu’on ne retrouve pas ailleurs. Aussi peut-on aimer sa patrie d’un amour plus grand et plus puissant qu’on n’aime tel ou tel individu. Cet amour ne nous empêche pas de comprendre que notre patrie ne sera pas immortelle comme nation, qu’elle aura sa période d’accroissement et de dissolution, que les obstacles qui séparent les peuples sont faits pour tomber ici et pour se relever là, que les nations sans cesse se défont, se refont et se mêlent. Pourquoi, lorsque nous aimons notre être individuel, ne consentons-nous pas à faire le même raisonnement et voudrions-nous le murer à jamais dans son individualité? Quand une patrie meurt, pourquoi un homme ne pourrait-il pas mourir? Si c’est parfois deviner l’avenir que de s’écrier en tombant dans la bataille : Finis patriœ ! n’est-ce pas le deviner aussi sûrement que de s’écrier, en face de sa propre dissolution: Finis individui ! Kosciuszko se serait-il reconnu à lui-même le droit de vivre lorsqu’il sentait se disperser toutes ces idées et ces croyances communes qui avaient fait la Pologne dans l’histoire, se déchirer cette patrie dont l’idée l’avait toute sa vie soutenu et avait fait le plus profond de sa vie même?

Une jeune fille de ma famille, se sentant mourir et déjà rendue muette par la mort, demanda par gestes un morceau de papier sur lequel elle commença à écrire, de sa main refroidie : «Je ne veux pas... » Brusquement la mort survint, brisant cette volonté qui cherchait à s’affirmer contre elle, avant même qu’elle eût pu trouver une formule : l’être pensant et l’expression même de sa pensée semblèrent anéantis du même coup ; la protestation de l’enfant, inachevée comme sa vie même, se perdit comme elle. C’est qu’on ne peut pas vouloir contre la mort, c’est qu’il est inutile de se raidir dans la grande chute finale. La seule supériorité de l’homme dans la mort consiste, au contraire, à la comprendre et à pouvoir même l’accepter en ce qu’elle a de rationnel : le roseau pensant de Pascal non-seulement peut, comme tout roseau, être contraint à plier, mais il peut volontairement s’incliner lui-même, respecter la loi qui le tue. Après la conscience de son pouvoir, un des plus hauts privilèges de l’homme, c’est de prendre conscience de son impuissance, au moins comme individu. De la disproportion même entre l’infini qui nous tue et ce rien que nous sommes, naît le sentiment d’une certaine grandeur en nous : nous aimons mieux être fracassés par une montagne que par un caillou ; à la guerre, nous aimons mieux succomber dans une lutte contre mille que contre un ; l’intelligence, en nous montrant pour ainsi dire l’immensité de notre impuissance, nous ôte le regret de notre délaite.

Vouloir éterniser l’individu, plus ou moins physique jusque dans son moral, c’est, aux yeux du savant, un dernier reste d’égoïsme. Le savant accepte la perspective même de la mort individuelle par une sorte de dévoûment intellectuel analogue à celui qui nous fait accepter la mort pour la patrie. Nous sommes individuellement trop peu, selon la science, pour vivre toujours individuellement.

Devons-nous donc consentir, de gaîté de cœur, au sacrifice définitif du moi, mourir sans révolte pour la vie universelle ? — Tant qu’il s’agit de soi, on peut encore marcher légèrement au sacrifice. Mais la mort pour les autres, l’anéantissement pour ceux qu’on aime, voilà ce qui est inacceptable aux yeux de l’homme, être pensant et aimant par essence. Le stoïcisme scientifique ou philosophique a beau répondre, avec Épictète, qu’il est « naturel » qu’un vase, étant fragile, se brise, et qu’un homme, étant mortel, meure. — Oui, mais reste à savoir si ce qui est naturel et scientifique doit suffire, comme le prétendaient les stoïciens, à contenter ma raison, mon amour. De fait, en aimant véritablement une autre personne, ce n’est pas la chose fragile que je cherche à aimer, ce n’est pas seulement le « vase d’argile ; » mais, dégageant l’intelligence et le cœur de cette argile dont Épictète ne veut point les séparer, je m’attache à eux comme s’ils étaient impérissables : je corrige, je transfigure la nature même ; je dépasse par ma pensée la brutalité de ses lois, et c’est peut-être là l’essence même de l’amour d’autrui. Et si ensuite les lois de la nature, après avoir paru un moment suspendues et vaincues par la force de mon amour désintéressé, le brisent violemment, quoi d’étonnant à ce qu’il s’affirme encore contre elles et à ce que je sois « dans le trouble ? » Ce n’est pas seulement de la peine que j’éprouve alors, c’est de l’indignation, c’est le sentiment d’une sorte d’injustice de la nature. La sérénité des stoïques n’a vu, dans toute douleur, qu’une affection passive de la sensibilité ; mais la douleur morale, c’est aussi la volonté luttant contre la nature et, comme ils le disaient eux-mêmes, travaillant, « peinant » pour la redresser. C’est même à ce titre que la douleur est bonne ; son rôle, ici-bas, est d’opposer sans cesse notre idéal moral et social à notre nature physique, et de forcer, par ce contraste, notre nature elle-même à se perfectionner. La douleur est le principe die toute évolution de la vie, et s’il existe quelque moyen de vaincre la mort, c’est sans doute à force de douleur que nous pourrons y parvenir. Nous avons donc raison de nous révolter contre la nature qui tue, si elle tue ce qu’il y a de meilleur moralement en nous et en autrui.

L’amour vrai ne devrait jamais s’exprimer dans la langue du temps. Nous disons : « j’aimais mon père de son vivant ; j’ai beaucoup aimé ma mère ou ma sœur. » Pourquoi ce langage, cette affection mise au passé ? Pourquoi ne pas dire toujours : « j’aime mon père, j’aime ma mère ? » l’amour ne veut-il pas et ne doit-il pas être un éternel présent ? Comment dire à une mère qu’il n’y a rien de vraiment et définitivement vivant, de personnel, d’unique, dans les grands yeux sourians et pourtant réfléchis de l’enfant qu’elle tient sur ses genoux ; que ce petit être, qu’elle rêve bon, grand, en qui elle pressent tout un monde, est un simple accident de l’espèce? Non, son enfant n’est pas semblable à ceux qui ont vécu, ni à ceux qui vivront ; nul aura-t-il jamais ce même regard? Tous les sourires qui passent successivement sur le visage des générations ne seront jamais un certain sourire qui illumine là, près de moi, le visage aimé. La nature entière n’a pas d’équivalent pour l’individu, qu’elle peut écraser, non remplacer. Ce n’est donc pas sans raison que l’amour ne peut consentir à cette substitution des vivans les uns aux autres, qui constitue le mouvement même de la vie; il ne peut accepter le tourbillonnement éternel de la poussière de l’être : il voudrait fixer la vie, arrêter le monde en sa marche. Et le monde ne s’arrête pas : l’avenir appelle sans cesse les générations, et cette puissante force d’attraction est aussi une force de dissolution. La nature n’engendre qu’avec ce qu’elle tue, et elle ne fait la joie des amours nouveaux qu’avec la douleur des amours brisés.

Cette protestation de l’amour contre la mort, contre la dissolution de l’individu, s’étend même aux êtres inférieurs à l’homme. Un chien, semble-t-il, n’a qu’une valeur vénale, et cependant, pourrai-je jamais racheter celui qui est mort les yeux dans mes yeux, me léchant une dernière fois la main? Celui-là aussi m’aimait de toutes les forces de son pauvre être inférieur, et il eût voulu me retenir en s’en allant, et moi j’eusse voulu le retenir aussi, ne pas le sentir se fondre sous ma main. Tout être qui aime n’acquiert-il pas un titre à l’immortalité? Oui, l’idéal de l’affection serait d’immortaliser tous les êtres, et même elle ne s’arrêterait pas là : le poète, qui sent tout ce qu’il y a d’individuel même dans une fleur, même dans le rayon de lumière qui la colore, même dans la goutte d’eau qui la désaltère, voudrait immortaliser la nature entière; il voudrait l’éternité pour une goutte d’eau diaprée, pour l’arc-en-ciel d’une bulle de savon. Est-ce que deux bulles seront jamais les mêmes dans la nature? Et tandis que le poète voudrait ainsi tout retenir, tout conserver, ne souffler sur aucun de ses rêves, enchaîner l’océan de la vie, le savant répond qu’il faut laisser couler le flot éternel, monter la grande marée grossie de nos larmes et de notre sang, laisser la liberté à l’être et au monde. Il est, dit le savant, quelque chose de plus sacré que l’amour individuel, c’est le flux, le reflux et le progrès de la vie.

Ainsi, dans la question de l’immortalité individuelle, deux grandes forces tirent en sens contraires la pensée humaine : la science, au nom de révolution naturelle, est portée à sacrifier partout l’individu; l’amour, au nom d’une évolution supérieure, morale et sociale, voudrait le conserver tout entier. C’est l’une des plus inquiétantes antinomies qui se posent devant l’esprit du philosophe.

Doit-on accorder entièrement gain de cause à la science, ou bien faut-il croire qu’il y a quelque chose de véridique dans l’instinct social qui fait le fond de toute affection, comme il y a un pressentiment, une anticipation de vérité dans tous les autres grands instincts naturels? L’instinct social a ici d’autant plus de valeur aux yeux du philosophe, qu’on tend aujourd’hui à considérer l’individu même comme une société, l’association comme une loi universelle de la nature, dont les sociétés humaines ne sont qu’un cas particulier. L’amour, qui est le plus haut degré de la force de cohésion dans l’univers, a peut-être raison de vouloir retenir quelque chose de l’association entre les individus. Son seul tort est d’exagérer ses prétentions ou de mal placer ses espérances. Après tout, il ne faut pas être trop exigeant ni demander trop à la nature. Un vrai philosophe doit savoir faire, même pour ceux qu’il aime, la part du feu de la vie. La mort est l’épreuve de la flamme, qui ne purifie qu’en consumant.

La science qui semble si opposée à la conservation de l’individu, c’est surtout la mathématique, qui ne voit dans le monde que des chiffres toujours variables et transformables l’un dans l’autre, et qui joue trop avec des abstractions. Au contraire, la plus concrète peut-être des sciences, la sociologie, voit partout des « groupemens » de réalités : elle ne peut donc faire aussi bon marché ni des rapports d’association, ni des termes eux-mêmes entre lesquels ils existent. Cherchons si, à ce point de vue supérieur d’une science plus complète et plus concrète, la conscience, principe de la personnalité vraie, exclut nécessairement et exclura toujours cette possibilité de durée indéfinie que toutes les grandes religions attribuent à l’esprit.


III.

L’ancienne métaphysique s’est trop préoccupée des questions de substance, se demandant si « l’âme » est faite d’une « substance » simple ou d’une substance composée. C’était se demander si l’esprit est fait d’une sorte de matière indivisible ou divisible ; c’était prendre pour base la représentation imaginative et, en quelque sorte, étendue des opérations mentales. C’est sur cette ontologie des substances simples qu’on fondait la « démonstration » de l’immortalité. La philosophie évolutionniste tend aujourd’hui à considérer en toutes choses non la substance, mais les actions, qui, physiquement, se traduisent en mouvemens, La conscience est une certaine action, accompagnée d’un certain ensemble de mouvemens ; existât-elle en une substance, ce n’est pas la durée de cette substance qui nous intéresserait, mais celle de son action même, puisque c’est cette action qui constituerait vraiment la conscience, l’esprit.

Wundt est un de ceux qui ont le mieux montré, après Aristote, Hume, Berkeley, Kant et Schelling, ce qu’il y a d’illusoire à chercher sous la conscience une substance simple. C’est seulement l’expérience interne, dit-il, c’est seulement la conscience même qui est pour nous «immédiatement certaine. » Or, ceci implique, ajoute-t-il, « que toutes ces substances auxquelles le spiritualisme attache et lie l’expérience interne ou externe sont ce qu’il y a de plus incertain, car elles ne nous sont données dans aucune expérience. Ce sont des fictions volontaires à l’aide desquelles on essaie d’expliquer la connexion des expériences. » La vraie explication de cette connexion doit être cherchée ailleurs, dans une continuité de fonction, non dans une simplicité de substance. « Les effets consécutifs des états antérieurs se combinent avec ceux qui arrivent nouvellement : de cette manière peut prendre naissance une continuité aussi bien des états internes que des mouvemens externes, continuité qui est la condition d’une conscience. » La liaison des états mentaux successifs manque dans les corps, quoiqu’ils doivent déjà envelopper le germe de l’action et de la sensation. Pour cette raison, Leibniz n’avait pas tort de dire que les corps sont des « esprits momentanés, » où tout est oublié immédiatement, où rien ne déborde du présent dans le passé et dans l’avenir ; la vie consciente, au contraire, réalise à travers des élémens qui changent une continuité de fonctions mentales, une habitude, une mémoire, une durée. Cette continuité n’est pas un résultat de la simplicité, mais, au contraire, de la complexité supérieure qui appartient aux fonctions mentales. « Par son côté physique, dit Wundt, comme par son côté mental, le corps vivant est une unité; cette unité n’est pas fondée sur la simplicité, mais, au contraire, sur la composition très complexe. La conscience, avec ses états multiples et cependant unis étroitement, est pour notre conception interne une unité analogue à celle qu’est l’organisme corporel pour notre conception externe. La corrélation absolue entre le physique et le mental suggère l’hypothèse suivante : Ce que nous appelons l’âme est l’être interne de la même unité que nous envisageons, extérieurement, comme étant le corps qui lui appartient. Cette manière de concevoir le problème de la corrélation entre le physique et le mental pousse inévitablement à supposer que l’être intellectuel est la réalité des choses, et que la propriété la plus essentielle de l’être est le développement, l’évolution. La conscience humaine est, pour nous, le sommet de cette évolution : elle constitue le point nodal dans le cours de la nature, où le monde se rappelle à soi-même. Ce n’est pas comme être simple, mais comme le produit évolué d’innombrables élémens, que l’âme humaine est, selon l’expression de Leibniz, un miroir du monde, »

À ce point de vue moderne qui, comme on le voit, est un développement du point de vue d’Aristote[2], la question de l’immortalité revient à savoir jusqu’où peut s’étendre la continuité des fonctions mentales de « l’être intellectuel » ou spirituel, qui est « l’unité interne d’une multiplicité complexe se saisissant elle-même. »

Remarquons d’abord que, dans l’ordre même des choses matérielles, nous avons des exemples de composés indissolubles. Les prétendus atomes simples sont des composés de ce genre. L’atome d’hydrogène est probablement déjà un tout d’une complexité extrême, un monde formé de mondes en gravitation. L’idée même d’un atome vraiment indivisible est philosophiquement enfantine. W. Thomson et Helmholtz ont montré que nos atomes sont des tourbillons, et ils ont réalisé expérimentalement des tourbillons analogues formés de fumée (par exemple, la fumée de chlorhydrate d’ammoniaque). Chaque « anneau-tourbillon » est toujours composé des mêmes particules ; on ne peut en séparer une seule des autres : il a ainsi une individualité fixe. Qu’on essaie de couper les anneaux-tourbillons, ils fuiront devant la lame ou s’infléchiront autour d’elle, sans se laisser entamer : ils sont insécables. Ils peuvent se contracter, se dilater, se pénétrer en partie l’un l’autre, se déformer, mais jamais se dissoudre. Et de là certains savans ont conclu : «Nous avons donc une preuve matérielle de l’existence des atomes. » Oui, à condition d’entendre par atome quelque chose d’aussi peu simple, d’aussi peu primordial, d’aussi énorme relativement qu’une nébuleuse. Les atomes sont « insécables » comme une nébuleuse est insécable pour un couteau, et l’atome d’hydrogène a à peu près la même « simplicité » que notre système solaire.

Maintenant, n’y a-t-il d’indissoluble dans le monde que les prétendus atomes, ces « individus » physiques, et ne peut-on supposer dans le domaine mental des individus plus dignes de ce nom, qui en leur complexité même trouveraient des raisons de durée ? Selon les doctrines aujourd’hui dominantes dans la physiologie et la psychologie expérimentale, la conscience individuelle serait un composé où se fondent des consciences associées, celles des cellules formant l’organisme[3]. L’individu enveloppant ainsi une société, le problème de la mort revient à se demander s’il peut exister une association d’ordre mental tout à la fois assez solide pour durer toujours, et assez subtile, assez flexible pour s’adapter au milieu toujours changeant de l’évolution universelle.

Ce problème, remarquons-le d’abord, est précisément celui que cherchent à résoudre les sociétés humaines. Au premier degré de l’évolution sociale, la solidité et la flexibilité d’adaptation ont été rarement unies ; l’immuable Égypte, par exemple, n’a pas été très progressive. Au second degré, à mesure que la science avance et que, dans l’ordre pratique, la liberté grandit, la civilisation se montre tout ensemble plus solide et plus indéfiniment flexible. Un jour, quand la civilisation scientifique sera une fois maîtresse du globe, elle aura à son service une force plus sûre que les masses les plus compactes et en apparence les plus résistantes ; elle sera plus inébranlable que les pyramides mêmes de Chéops. En même temps, cette civilisation scientifique se montrera de plus en plus flexible, progressive, plus capable d’appropriation à tous les milieux : ce sera la synthèse finale de la complexité et de la stabilité. Le caractère même de la pensée est d’être une faculté d’adaptation croissante : plus l’être s’intellectualise, plus il augmente sa puissance d’appropriation. L’œil, plus intellectuel que le tact, fournit aussi un pouvoir d’adaptation à des milieux plus larges, plus profonds, plus divers. La pensée, allant encore plus loin que l’œil, se met en harmonie avec l’univers même, avec les soleils et les étoiles de l’immensité comme avec les atomes de la goutte d’eau. Si la mémoire est un chef-d’œuvre de fixation intellectuelle, le raisonnement est un chef-d’œuvre de flexibilité, de mobilité et de progrès. Donc, qu’il s’agisse des individus ou des peuples, les plus intellectuels sont aussi ceux qui ont à la fois le plus de stabilité et le plus de malléabilité. Le problème social est de trouver la conciliation de ces deux choses ; le problème de l’immortalité est au fond identique à ce problème social. Seulement, il porte sur la conscience individuelle conçue comme une sorte de conscience collective. À ce point de vue, il est probable que, plus la conscience personnelle est parfaite, plus elle réalise à la fois une harmonie durable et en même temps une puissance de métamorphose indéfinie. Par conséquent, en admettant même ce que disaient les pythagoriciens, que la conscience est un nombre, une harmonie, un accord de voix, on peut encore se demander si certains accords ne deviendront pas assez parfaits pour retentir toujours, sans cesser pour cela de pouvoir toujours entrer comme élémens dans des harmonies plus complexes et plus riches. Il existerait, dans l’ordre mental, des sons de lyre vibrant à l’infini sans perdre leur tonalité fondamentale sous la multiplicité de leurs variations. Il doit y avoir une évolution dans l’organisation des consciences, comme il y en a une dans l’organisation des molécules et des cellules vivantes, et, là aussi, ce sont les combinaisons les plus vivaces, les plus durables et les plus flexibles tout ensemble, qui doivent l’emporter à la fin dans la lutte pour la vie..

La conscience est un ensemble d’associations d’idées et conséquemment d’habitudes, groupées autour d’un centre ; or nous savons que l’habitude peut avoir une durée indéfinie. Pour la philosophie contemporaine, les propriétés mêmes des élémens matériels sont déjà des habitudes, des associations indissolubles. Une espèce végétale ou animale est aussi une habitude, un type de groupement et de forme organique qui subsiste à travers les siècles. Il n’est pas prouvé que les habitudes d’ordre mental ne puissent, par le progrès de l’évolution, arriver à une fixité et à une durée dont nous ne connaissons aujourd’hui aucun exemple. Il n’est pas prouvé que l’instabilité soit le caractère définitif et perpétuel des fonctions les plus élevées de la conscience. L’espérance philosophique de l’immortalité est fondée sur la croyance opposée, selon laquelle, au dernier stade de l’évolution, la lutte pour la vie deviendrait une lutte pour l’immortalité. La nature en viendrait alors, non à force de simplicité, mais à force de complexité savante, à réaliser une sorte d’immortalité progressive, produit dernier de la sélection. Les symboles religieux ne seraient que l’anticipation de cette période finale.


Considérons maintenant les consciences dans leur rapport mutuel. La psychologie contemporaine tend à admettre que des consciences différentes ou, si l’on préfère, des agrégats différens d’états de conscience peuvent s’unir et même se pénétrer; c’est quelque chose d’analogue à ce que les théologiens ont appelé la pénétration des âmes. Dès lors, il est permis de se demander si les consciences, en se pénétrant, ne pourront un jour se continuer l’une dans l’autre, se communiquer une durée nouvelle, au lieu de rester, selon le mot de Leibniz, plus ou moins « momentanées. »

Dans les intuitions mystiques des religions on entrevoit parfois le pressentiment de vérités supérieures : saint Paul nous dit que les cieux et la terre passeront, que les prophéties passeront, que les langues passeront, qu’une seule chose ne passera point, la charité, l’amour. Pour interpréter philosophiquement cette haute doctrine religieuse, il faut admettre que le lien de l’amour naturel, qui est le moins simple et le moins primitif de tous, sera cependant un jour le plus durable, le plus capable aussi de s’étendre et d’embrasser progressivement un nombre d’êtres toujours plus voisin de la totalité, de la « cité céleste. » c’est par ce que chacun aurait de meilleur, de plus désintéressé, de plus impersonnel et de plus aimant qu’il arriverait à pénétrer de son action la conscience d’autrui. Et ce désintéressement coïnciderait avec le désintéressement des autres, avec l’amour des autres pour lui : il y aurait ainsi fusion possible, il y aurait pénétration mutuelle si intense que, de même qu’on souffre à la poitrine d’autrui, on en viendrait à vivre dans le cœur même d’autrui. Certes, nous entrons ici dans le domaine des rêves, mais nous nous imposons comme règle que ces rêves, s’ils sont ultrascientifiques, ne soient pas antiscientifiques. Transportons-nous donc vers cette époque problématique, quoique non contradictoire pour l’esprit, où les consciences, arrivées toutes ensemble à un degré supérieur de complexité et d’unité interne, pourraient se pénétrer beaucoup plus intimement qu’aujourd’hui sans qu’aucune d’elles disparût par cette pénétration. Elles communiqueraient ainsi entre elles, comme, dans le corps vivant, les cellules sympathisent et contribuent chacune à former la conscience collective : « Tous en un, un en tous. » On peut imaginer des moyens de communication et de sympathie beaucoup plus subtils et plus directs que ceux qui existent aujourd’hui entre les divers individus. La science du système nerveux et cérébral ne fait que commencer ; nous ne connaissons encore que les exaltations maladives de ce système, les sympathies et suggestions à distance de l’hypnotisme ; mais nous entrevoyons déjà tout un monde de phénomènes où, par l’intermédiaire de mouvemens d’une formule encore inconnue, tend à se produire une communication de consciences, et même, quand les volontés mutuelles y consentent, une sorte d’absorption de personnalités l’une dans l’autre. Cette complète fusion des consciences, où d’ailleurs chacune pourrait garder sa nuance propre tout en se composant avec celle d’autrui, est ce que rêve et poursuit dès aujourd’hui l’amour, qui, étant lui-même une des grandes forces sociales, ne doit pas travailler en vain.

Si l’on suppose que l’union des consciences individuelles va sans cesse en se rapprochant de cet idéal, la mort de l’individu rencontrera évidemment une résistance toujours plus grande de la part des autres consciences qui voudront le retenir; et, en fait, elles retiendront d’abord de lui un souvenir toujours plus vivace, toujours plus vivant pour ainsi dire. Le souvenir, dans l’état actuel de notre humanité, n’est qu’une représentation absolument distincte de l’être qu’elle représente, comme une image qui resterait frissonnante dans l’éther en l’absence même de l’objet reflété. C’est qu’il y a encore absence de solidarité intime et de communication continue entre un individu et un autre. Mais on peut concevoir une image qui se distingue à peine de l’objet représenté, qui soit ce qu’il y a de lui en moi, qui soit comme l’action et le prolongement d’une autre conscience dans ma conscience. Ce serait comme une partie commune et un point de contact entre les deux moi. De même que, dans la génération, les deux facteurs arrivent à se combiner en un troisième terme, leur commun représentant, de même cette image animée et animante, au lieu de demeurer passive, serait une action entrant comme force composante dans la somme des forces collectives ; ce serait une unité dans ce tout complexe existant non-seulement en soi, mais pour soi, qu’on nomme une conscience.

Dans cette hypothèse, le problème serait d’être tout à la fois assez aimant et assez aimé pour vivre et survivre en autrui. Le moule de l’individu, avec ses accidens extérieurs, sombrerait, disparaîtrait comme celui d’une statue : le dieu intérieur revivrait en l’âme de ceux qu’il a aimés, qui l’ont aimé. Un rayon de soleil peut conserver pour un temps, sur un papier mort, les lignes mortes d’un visage; l’art humain peut aller plus loin, donner à une œuvre les apparences les plus raffinées de la vie ; mais l’art ne peut encore animer sa Galatée. Il faudrait que l’amour y parvînt, il faudrait que celui qui s’en va et ceux qui restent s’aimassent tellement que les ombres projetées par eux dans la conscience universelle n’en fissent qu’une; et alors, cette image désormais unique, l’amour l’animerait constamment de sa vie propre. L’amour ne fixe pas seulement des traces immobiles, comme la lumière ; il ne donne pas seulement les apparences de la vie, comme l’art; il peut faire vivre en lui et par lui. La désunion deviendrait donc impossible, comme dans ces atomes-tourbillons dont nous avons parlé plus haut, qui semblent ne former qu’un seul être parce que nulle force ne peut réussir à les couper; leur unité ne vient pas de leur simplicité, mais de leur inséparabilité. De même, dans l’ordre de la pensée, un infini viendrait aboutir à un faisceau vivant qu’on ne pourrait rompre, à un anneau lumineux qu’on ne pourrait ni diviser, ni éteindre. L’atome, a-t-on dit, est « inviolable ; » la conscience finirait, elle aussi, par être inviolable de fait comme elle l’est de droit.

Le foyer secondaire de chaleur et de lumière vitale serait même devenu plus important, que le foyer primitif, si bien qu’une sorte de substitution graduelle pourrait se faire de l’un à l’autre ; la mort ne serait que cette substitution, et, de plus en plus, elle s’accomplirait sans secousse. Nous nous sentirions entrer et monter dès cette vie dans l’immortalité de l’affection. Ce serait une sorte de création nouvelle. La moralité, la religion même n’est, selon nous, qu’un phénomène de fécondité morale, l’immortalité serait la manifestation ultime de cette fécondité. Alors on verrait disparaître, dans une synthèse finale, cette opposition que le savant croit apercevoir aujourd’hui entre la génération de l’espèce et l’immortalité de l’individu. Si on ferme les yeux dans la mort, on les ferme aussi dans l’amour, et l’amour pourrait devenir fécond jusque par-delà la mort.

Le point de contact serait ainsi trouvé entre la vie et l’immortalité. A l’origine de l’évolution, dès que l’individu s’engloutissait dans la mort, tout était fini pour lui, l’oubli complet se faisait autour de cette conscience individuelle retombée à la nuit. Par le progrès moral et social, le souvenir augmente toujours tout ensemble d’intensité et de durée ; une image survit au mort qui ne s’efface que par degrés, meurt plus tardivement. Le souvenir des êtres aimés, en augmentant de force, peut finir un jour par se mêler à la vie et au sang des générations nouvelles, passant de l’une à l’autre, rentrant avec elles dans le courant éternel de l’existence consciente. Ce souvenir persistant de l’individu serait un accroissement de force pour l’espèce ; car ceux qui se souviennent savent mieux aimer que ceux qui oublient, et ceux, qui savent mieux aimer sont supérieurs au point de vue même de l’espèce. On peut donc prévoir un triomphe graduel du souvenir par voie de sélection ; on peut rêver un jour où l’individu se serait lui-même si bien mis tout entier dans son image, comme l’artiste se mettrait dans une œuvre s’il pouvait créer une œuvre vivante, que la mort deviendrait presque indifférente, secondaire, moins qu’une absence: l’amour produirait la « présence éternelle. »

Dès maintenant il se rencontre parfois des individus si aimés qu’ils peuvent se demander si, en s’en allant, ils ne resteraient pas encore presque tout entiers dans ce qu’ils ont de meilleur, et si leur pauvre conscience, impuissante encore à briser tous les liens d’un organisme trop grossier, n’a pas réussi cependant, — tant elle a été aidée par l’amour de ceux qui les entourent, — à passer presque tout entière en eux : c’est en eux déjà qu’ils vivent vraiment, et de la place qu’ils occupent dans le monde, le petit coin auquel ils tiennent le plus et où ils voudraient rester toujours, c’est le petit coin qui leur est gardé dans deux ou trois cœurs aimans.

Ce phénomène de palingénésie mentale, d’abord isolé, irait s’étendant de plus en plus dans l’espèce humaine. L’immortalité serait une acquisition finale, faite par l’espèce au profit de tous ses membres. Toutes les consciences finiraient par participer à cette survivance au sein d’une conscience plus large. La fraternité envelopperait toutes les âmes et les rendrait transparentes l’une pour l’autre. L’idéal religieux et moral serait réalisé.

Ce sont là des spéculations dans un domaine qui, s’il ne sort pas de la nature, sort de notre expérience et de notre science naturelle. Mais la même raison qui frappe d’incertitude toutes ces hypothèses est aussi celle qui les rend et les rendra toujours possibles : notre ignorance irrémédiable du fond même de la conscience. Quelque découverte que la science puisse faire un jour sur la conscience et ses conditions, on n’arrivera jamais à en déterminer scientifiquement la nature intime, ni, conséquemment, la nature durable ou périssable. Qu’est-ce, psychologiquement et métaphysiquement, que l’action consciente et le vouloir? Qu’est-ce même que l’action qui paraît inconsciente, la force, la causalité efficace? Nous ne le savons pas; nous sommes obligés de définir l’action interne et la force par le mouvement externe, qui n’en est pourtant que l’effet et la manifestation. Mais un philosophe restera toujours libre de nier que le mouvement, comme simple changement de relations dans l’espace, soit le tout de l’action, et qu’il n’y ait que des mouvemens sans moteurs, des relations sans termes réels et agissans qui les produisent. Dès lors, comment savoir jusqu’à quel point la véritable action est durable en son principe radical, dans la force interne dont elle émane, dont le mouvement local est comme le signe visible, dont la conscience est la révélation intime? Nous retenons toujours quelque chose de nous, dans l’action comme dans la parole ; peut-être pourrons-nous retenir quelque chose de nous-même dans le passage à travers cette vie. Il est possible que le fond de la conscience personnelle soit une puissance incapable de s’épuiser dans aucune action comme de tenir dans aucune forme.

En tout cas, il y a là et il y aura toujours là un « mystère » philosophique, qui tient à ce que la conscience, la pensée est une chose sui generis, sans analogie, absolument inexplicable, dont le fond demeure à jamais inaccessible aux formules scientifiques, par conséquent à jamais ouvert aux hypothèses métaphysiques. De même que l’être est le grand genre suprême, genus generalissimum, enveloppant les espèces de l’objectif, la conscience est le grand genre suprême enveloppant et contenant toutes les espèces du subjectif ; on ne pourra donc répondre jamais entièrement à ces deux questions : Qu’est-ce que l’être ? qu’est-ce que la conscience ? ni, par cela même à cette troisième question, qui présupposerait la solution des deux autres : La conscience sera-t-elle ?

On lit sur un vieux cadran solaire d’un village du midi : Sol non occidat ! — Que la lumière ne s’éteigne pas ! Telle est bien la parole qui viendrait compléter le Fiat lux. La lumière est la chose du monde qui devrait le moins nous trahir, avoir ses éclipses, ses défaillances ; elle aurait dû être créée « à toujours, » εἰς ἀεί, jaillir des cieux pour l’éternité. Mais peut-être la lumière intellectuelle, plus puissante, la lumière de la conscience finira-t-elle par échapper à cette loi de destruction et d’obscurcissement qui vient partout contre-balancer la loi de création ; alors seulement le Fiat lux : sera pleinement accompli : Lux non occidat in œternum !

IV.

Si nous généralisons les hypothèses qui précèdent et si nous supposons la sphère de la conscience s’étendant de plus en plus dans la nature, la dissolution universelle ne semble plus une loi aussi inéluctable de la destinée. Il importe de ne pas étendre sans preuve à l’avenir ce que le passé seul a vérifié. Jusqu’à présent, il n’est pas d’individu à nous connu, pas de groupe d’individus, pas de société, pas de monde qui soit arrivé à une pleine conscience de soi, à une connaissance complète de sa vie et des lois de cette vie. Nous ne pouvons donc pas affirmer ni démontrer que la dissolution soit essentiellement et éternellement liée à l’évolution par la loi même de l’être : la loi des lois nous demeure x, Pour la saisir un jour, il faudrait un état de la pensée assez élevé pour se confondre avec cette loi même. On peut, d’ailleurs, rêver un pareil état, et s’il est impossible de prouver son existence, il est encore plus impossible de prouver sa non-existence. Peut-être qu’un jour, si la pleine connaissance de soi, la pleine conscience était réalisée, elle produirait une puissance correspondante assez grande pour arrêter désormais le travail de dissolution, à partir du point où elle serait arrivée à l’existence. Les êtres qui sauraient, dans l’infinie complication des mouvemens du monde, distinguer ceux qui favorisent son évolution de ceux qui tendent à le dissoudre, de tels êtres seraient peut-être capables de s’opposer aux seconds, le salut définitif du monde serait assuré. Pour franchir la mer, il faut que l’aile d’un oiseau ait une certaine envergure; c’est une question de quelques brins de plume, son sort se joue sur ces plumes légères. Jusqu’à ce que leur aile ait été assez forte, les oiseaux de mer qui s’écartaient du rivage ont sombré l’un après l’autre. Un jour leur aile a grandi et ils ont pu traverser l’Océan. Il faudrait aussi que grandît, pour ainsi dire, l’envergure des mondes et des êtres, que s’élargît en eux la part de la conscience : peut-être alors se produirait-il des êtres capables de traverser l’éternité sans sombrer ; peut-être l’évolution pourrait-elle être mise à l’abri d’un recul : pour la première fois dans la marche de l’univers un résultat définitif aurait été obtenu. Selon les symboles souvent profonds de la religion grecque, le Temps est le père des mondes. La force de l’évolution, que les modernes placent au-dessus de toute chose, c’est toujours l’antique Saturne qui crée et dévore : lequel de ses enfans le trompera et le vaincra? Quel Jupiter sera un jour assez fort pour enchaîner la force divine et terrible qui l’aura engendré lui-même? Pour ce nouveau-né de l’univers, pour ce dieu de lumière et d’intelligence, le problème serait de limiter l’éternelle et aveugle destruction sans arrêter la fécondité éternelle. Rien, après tout, ne peut nous faire affirmer scientifiquement qu’un tel problème soit à jamais insoluble.

La grande ressource de la nature, en effet, c’est le nombre, dont les combinaisons possibles sont elles-mêmes innombrables et constituent la mécanique éternelle. Les hasards de la mécanique et de la sélection, qui ont déjà produit tant de merveilles, peuvent en produire de supérieures encore. C’est là-dessus que les Héraclite, les Empédocle, les Démocrite, comme plus tard les Laplace, les Lamark, les Darwin ont fondé leur conception du jeu qui se joue dans la nature et de tous les sorts divers qui sont en même temps des destinées. Il est sans doute dans la marche des mondes et dans leur histoire, — comme dans l’histoire des peuples, des croyances, des sciences, — un certain nombre de points où les voies se bifurquent, où la moindre poussée d’un côté ou de l’autre suffit à perdre ou à sauver l’effort accumulé des siècles. Nous avons dû franchir heureusement une infinité de carrefours de ce genre pour arriver à devenir l’humanité que nous sommes. A chaque carrefour nouveau que nous rencontrons, le risque se pose toujours devant nous, toujours tout entier. Certes, le nombre de fois qu’un soldat heureux a évité la mort ne fera pas dévier d’un millimètre la balle qui peut être tirée sur lui d’un instant à l’autre dans l’éternelle mêlée ; toutefois, si les risques auxquels on a échappé ne garantissent point l’avenir, les insuccès passés ne sont point non plus une preuve d’insuccès éternel.

L’objection la plus grave peut-être à l’espérance, — objection qui n’a pas été assez mise en lumière jusqu’ici et que M. Renan lui-même n’a pas soulevée dans les rêves trop optimistes de ses Dialogues, — c’est l’éternité a parte post, c’est le demi-avortement de l’effort universel qui n’a pu aboutir encore qu’à ce monde. Néanmoins, s’il y a là une raison pour restreindre notre confiance dans l’avenir de l’univers, ce n’est pas un motif de désespérer. Des deux infinis de durée que nous avons derrière nous et devant nous, un seul s’est écoulé stérile, du moins en partie. Même en supposant l’avortement complet de l’œuvre humaine et de l’œuvre que poursuivent sans doute avec nous une infinité de frères extraterrestres, il restera toujours mathématiquement à l’univers au moins une chance sur deux de réussir : c’est assez pour que le pessimisme ne puisse jamais triompher dans l’esprit humain. Si les coups de dé qui, selon Platon, se jouent dans l’univers, n’ont produit encore que des mondes mortels, des civilisations bientôt fléchissantes, des individualités toujours fragiles, le calcul des probabilités démontre qu’on ne peut, même après une infinité de coups, prévoir le résultat du coup qui se joue en ce moment ou se jouera demain. L’avenir n’est pas entièrement déterminé par le passé connu de nous. L’avenir et le passé sont dans un rapport de réciprocité, et on ne peut connaître l’un absolument sans l’autre, ni conséquemment deviner l’un par l’autre.

Supposez une fleur épanouie à un point quelconque de l’espace infini, une fleur sacrée, celle de la pensée. Depuis l’éternité, des mains cherchent en tous sens dans l’espace obscur à saisir la fleur divine. Quelques-unes y ont touché par hasard, puis se sont égarées de nouveau, perdues dans la nuit. La fleur divine sera-t-elle jamais cueillie ? Pourquoi non ? Toute négation ici n’est qu’une prévention née du découragement ; ce n’est pas l’expression d’une probabilité. Supposez encore un rayon franchissant l’espace en ligne droite sans y être réfléchi par aucun atome solide, aucune molécule d’air, et des yeux qui, dans l’éternelle obscurité, cherchent ce rayon sans pouvoir être avertis de son passage, tâchent de le découvrir au point précis où il perce l’espace. Le rayon va, s’enfonce dans l’infini, ne rencontre toujours rien, et cependant des yeux ouverts, une infinité d’yeux ardens le désirent et croient parfois sentir le frissonnement lumineux qui se propage autour de lui et accompagne sa percée victorieuse. Cette recherche sera-t-elle éternellement vaine ? S’il n’y a pas de raison définitive et sans réplique pour affirmer, il y a encore moins de raison catégorique pour nier. Affaire de hasard, dira le savant; de persévérance aussi, dira le philosophe. La possibilité même où nous nous trouvons aujourd’hui de nous poser de tels problèmes sur l’avenir des mondes, des sociétés, des individus, semble indiquer un rapprochement de fait par rapport à cet avenir : la pensée ne peut être en avant sur la réalité que jusqu’à un certain point ; la conception d’un idéal en présuppose la réalisation plus ou moins ébauchée. A l’âge tertiaire, nul animal ne spéculait sur la « société universelle. »

Outre l’infinité des nombres et l’éternité des temps, une nouvelle raison d’espérance, c’est l’immensité même des espaces, qui ne nous permet pas de juger l’état général du monde uniquement sur notre système solaire et même stellaire. Sommes-nous les seuls êtres pensans dans l’univers? Malgré l’imagination qu’a montrée la nature sur notre globe même dans la variété de ses flores et de ses faunes, on peut supposer que le génie de la vie sur notre terre offre des points de similitude avec le génie qui travaille sur les autres globes. Malgré l’intervention des différences de température, de lumière, d’attraction, d’électricité, les espèces sidérales, si différentes qu’elles soient des nôtres, ont dû être poussées par les éternelles nécessités de la vie dans le sens du développement intellectuel et sensitif, et, dans cette voie, elles ont dû aller tantôt plus loin que nous, tantôt moins loin. On peut donc admettre, sans trop d’invraisemblance, une infinité d’humanités analogues à la nôtre pour les facultés essentielles, quoique peut-être très différentes pour la forme des organes, et supérieures ou inférieures en intelligence. Ce sont nos frères planétaires. Peut-être quelques-uns d’entre eux sont-ils comme des dieux par rapport à nous ; c’est là ce qui reste scientifiquement de possible ou de vrai dans les antiques conceptions religieuses qui peuplent les cieux d’êtres divins. Le témoignage de nos sens et de notre intelligence, quand il s’agit de l’existence de tels êtres, n’a pas plus de valeur que celui d’une fleur de neige des régions polaires, d’une mousse de l’Himalaya ou d’une algue des profondeurs de l’Océan-Pacifique, qui déclareraient la terre vide d’êtres vraiment intelligens parce qu’ils n’ont jamais été cueillis par une main humaine. S’il existe quelque part des êtres véritablement dignes du nom de dieux, des « immortels, » ils sont tellement éloignés de nous qu’ils nous ignorent, comme nous les ignorons. Ils réalisent peut-être notre idéal, et cependant cette réalisation de notre rêve restera toujours étrangère à nos générations. On admet aujourd’hui qu’à toute pensée correspond un mouvement. Supposez qu’une analyse plus délicate que l’analyse spectrale nous permette de fixer et distinguer sur un spectre non-seulement les vibrations de la lumière, mais les invisibles vibrations de la pensée qui peuvent agiter les mondes, nous serions peut-être surpris de voir, à mesure que décroît la trop vive lumière et la trop intense chaleur des astres incandescens, y éclore par degrés la conscience, — les plus petits et les plus obscurs des astres étant les premiers à la produire, tandis que les plus éblouissans et les plus énormes, les Sirius et les Aldébaran, seront les derniers à ressentir ces vibrations plus subtiles, mais verront peut-être une éclosion plus considérable de force intellectuelle, une humanité de plus grandes proportions et en rapport avec leur énormité. Si la partie est gagnée quelque part, elle peut et doit l’être sur bien des points à la fois ; seulement l’ondulation du bien ne s’est pas encore répandue jusqu’à nous. La lumière intellectuelle va moins vite que celle du soleil et des étoiles ; et cependant, que de temps il faut à un rayon de la Chèvre pour arriver jusqu’à notre terre !


V.

— Mais, nous dira-t-on, ceux qui ne se laissent pas prendre aux tentations de toutes ces belles et lointaines hypothèses sur l’au-delà de l’existence, ceux qui voient la mort dans toute sa brutalité, telle que nous la connaissons, et qui penchent vers la négative en l’état actuel de l’évolution, — quelle consolation, quel encouragement avez-vous pour eux au moment critique? Que leur direz-vous sur le bord de l’anéantissement? — Rien de plus que les préceptes du stoïcisme antique, trois mots très simples et un peu durs : « ne pas être lâche. » Autant le stoïcisme avait tort lorsque, devant la mort d’autrui, il ne comprenait pas la douleur de l’amour, — condition de sa force même et de son progrès dans les sociétés humaines, — lorsqu’il osait interdire l’attachement et ordonnait l’impassibilité ; autant il avait raison quand, nous parlant de notre propre mort, il recommandait à l’homme de se mettre au-dessus d’elle. De consolation point d’autre que de pouvoir se dire qu’on a bien vécu, qu’on a rempli sa tâche, et de songer que la vie continuera sans relâche après vous, peut-être un peu par vous ; que tout ce que vous avez aimé vivra, que ce que vous avez pensé de meilleur se réalisera sans doute quelque part, que tout ce qu’il y avait d’impersonnel dans votre conscience, tout ce qui n’a fait que passer à travers vous, tout ce patrimoine immortel de l’humanité et de la nature que vous aviez reçu et qui était le meilleur de vous-même, tout cela vivra, durera, s’augmentera sans cesse, se communiquera de nouveau sans se perdre ; qu’il n’y a rien de moins dans le monde qu’un miroir brisé; que l’éternelle continuité des choses reprend son cours, que vous n’interrompez rien. Acquérir la parfaite conscience, de cette continuité de la vie, c’est par cela même réduire à sa valeur cette apparente discontinuité, la mort de l’individu, qui n’est peut-être que l’évanouissement d’une sorte d’illusion vivante. Donc, encore une fois, — au nom de la raison, qui comprend la mort et doit l’accepter comme tout ce qui est intelligible, — ne pas être lâche.

Le: désespoir serait grotesque d’ailleurs, étant parfaitement inutile: les cris et les gémissemens chez les espèces animales, —-du moins ceux qui n’étaient pas purement réflexes, — ont eu pour but primitif d’éveiller l’attention ou la pitié, d’appeler au secours : c’est l’utilité qui explique l’existence et la propagation dans l’espèce du langage de la douleur ; mais, comme il n’y a point de secours à attendre devant l’inexorable, ni de pitié devant ce qui est conforme au tout et conforme à notre pensée elle-même, la résignation seule est de mise, et bien plus un certain consentement intérieur, et, plus encore, ce sourire détaché de l’intelligence qui comprend, observe, s’intéresse à tout, même au phénomène de sa propre extinction. On ne peut pas se désespérer définitivement de ce qui est-beau dans l’ordre de la nature.

Si quelqu’un qui a déjà senti les « affres de la mort » se moque de notre prétendue assurance en face d’elle, nous lui répondrons que nous ne parlons pas nous-même en pur ignorant de la perspective du « moment suprême. » Nous avons eu l’occasion de voir plus d’une fois, et pour notre propre compte, la mort de très près, — moins souvent sans doute qu’un soldat; mais nous avons eu plus le temps de la considérer tout à notre aise, et nous n’avons jamais eu à souhaiter qu’un voile vînt s’interposer entre elle et nous. Mieux vaut voir et savoir jusqu’au bout, ne pas descendre les yeux bandés les degrés de la vie. Il nous a semblé que le phénomène de la mort ne valait pas la peine d’une atténuation, d’un mensonge. Nous en avons eu plus d’un exemple sous les yeux.

Remarquons-le, le progrès des sciences, surtout des sciences physiologiques et médicales, tend à multiplier aujourd’hui ces cas où la mort est prévue, où elle devient l’objet d’une attente presque sereine ; les esprits les moins stoïques se voient; parfois entraînés vers un héroïsme qui, pour être en partie forcé, n’en a pas moins sa grandeur. Dans certaines maladies à longue période; comme la phtisie, le cancer, celui qui en est atteint, s’il possède quelques connaissances scientifiques, peut calculer les probabilités de vie qui lui restent, déterminer à quelques jours près le moment de sa mort : tel Bersot, que j’ai connu, tel encore Trousseau, bien d’autres. Se sachant condamné, se sentant une chose parmi les choses, c’est d’un œil pour ainsi dire impersonnel qu’on en vient alors à se regarder soi-même, à se sentir marcher vers l’inconnu.

Si cette mort, toute consciente d’elle-même, a son amertume, c’est pourtant celle qui séduirait peut-être le plus un pur philosophe, une intelligence souhaitant jusqu’au dernier moment n’avoir rien d’obscur dans sa vie, rien de non prévu et de non raisonné. D’ailleurs, la mort la plus fréquente surprend plutôt en pleine vie et dans l’ardeur de la lutte ; c’est une crise de quelques heures, comme celle qui a accompagné la naissance; sa soudaineté même la rend moins redoutable à la majorité des hommes, qui sont plus braves devant un danger plus court : on se débat jusqu’au bout contre ce dernier ennemi avec le même courage obstiné que contre tout autre. Au contraire, lorsque la mort vient à nous lentement, nous ôtant par degrés nos forces et prenant chaque jour quelque chose de nous, un autre phénomène assez consolant se produit.

C’est une loi de la nature que la diminution de l’être amène une diminution proportionnée dans tous les désirs, et qu’on aspire moins vivement, à ce dont on se sent moins capable : la maladie et la vieillesse commencent toujours par déprécier plus ou moins à nos propres yeux les jouissances qu’elles nous ôtent, et qu’elles ont rendues amères avant de les rendre impossibles. La dernière jouissance, celle de l’existence nue pour ainsi dire, peut être aussi graduellement diminuée par l’approche de la mort. L’impuissance de vivre, lorsqu’on en a bien conscience, amène l’impuissance de vouloir vivre. Respirer seulement devient douloureux. On se sent soi-même se disperser, se fragmenter, tomber en une poussière d’être, et l’on n’a plus la force de se reprendre. L’intelligence commence du reste à sortir du pauvre moi meurtri, à pouvoir mieux s’objectiver, à mesurer du dehors notre peu de valeur, à comprendre que dans la nature la fleur fanée n’a plus le droit de vivre, que l’olive mûre, comme disait Marc Aurèle, doit se détacher de l’arbre. Dans tout ce qui nous reste de sensation ou de pensée domine un seul sentiment, celui d’être las, très las. On voudrait apaiser, relâcher toute tension de la vie, s’étendre, se dissoudre. Oh ! ne plus être debout ! comme les mourans comprennent cette joie suprême et se sentent bien faits pour le repos du dernier lit humain, la terre! Ils n’envient même plus la file interminable des vivans qu’ils entrevoient dans un rêve se déroulant à l’infini et marchant sur ce sol où ils dormiront. Ils sont résignés à la solitude de la mort, à l’abandon. Ils sont comme le voyageur qui, pris du mal des terres vierges et des déserts, rongé de cette grande fièvre des pays chauds qui épuise avant de tuer, refuse un jour d’avancer, s’arrête tout à coup, se couche : il n’a plus le courage des horizons inconnus, il ne peut plus supporter toutes les petites secousses de la marche et de la vie, il demande lui-même à ses compagnons qu’ils le délaissent, qu’ils aillent sans lui au but lointain, et alors, allongé sur le sable, il contemple amicalement, sans une larme, sans un désir, avec le regard fixe de la fièvre, l’ondulante caravane de frères qui s’enfonce dans l’horizon démesuré, vers l’inconnu qu’il ne verra pas.

Assurément, quelques-uns d’entre nous auront toujours de la peur et des frissons en face de la mort, ils prendront des mines désespérées et se tordront les mains. Il est des tempéramens sujets au vertige, qui ont l’horreur des abîmes, et qui voudraient éviter celui-là surtout à qui tous les chemins aboutissent. A ces hommes Montaigne conseillera de se jeter dans le trou noir « tête baissée, » en aveugle ; d’autres pourront les engager à regarder jusqu’au dernier moment, pour oublier le précipice, quelque petite fleur de montagne croissant à leurs pieds sur le bord; les plus forts contempleront tout l’espace et tout le ciel, rempliront leur cœur d’immensité, tâcheront de faire leur âme aussi large que l’abîme, s’efforceront de tuer d’avance en eux l’individu, et ils sentiront à peine la dernière secousse qui brise tout ce qu’il y a de fragile dans le moi. La mort, d’ailleurs, pour le philosophe, cet ami de tout inconnu, offre encore l’attrait de quelque chose à connaître; c’est, après la naissance, la nouveauté la plus mystérieuse de la vie individuelle. La mort a son secret, son énigme, et on garde le vague espoir qu’elle vous en dira le mot par une dernière ironie en vous broyant, que les mourans, suivant la croyance antique, devinent, et que leurs yeux ne se ferment que sous l’éblouissement d’un éclair. Notre dernière douleur reste aussi notre dernière curiosité.


M. GUYAU.

  1. Voir les travaux de Lotze, de Fiske (the Destiny of man), de Tait et Balfour Stewart (le Monde invisible), de Shadworth Hodgson (Philosophy of reflection, etc.
  2. Voir M. Ravaisson, la Métaphysique d’Aristote, tome II, et Rapport sur la Philosophie en France.
  3. « L’association ou le groupement est la loi générale de toute existence, organique ou inorganique. La société proprement dite n’est qu’un cas particulier, le plus complexe et le plus élevé de cette loi universelle... Une conscience est plutôt un nous qu’un moi... Dans ses rapports avec d’autres consciences, elle peut, sortant de ses limites idéales, s’unir avec elles et former ainsi une conscience plus compréhensive, plus une et plus durable, de qui elle reçoit et à qui elle communique la pensée, comme un astre emprunte et communique le mouvement au système auquel il appartient. » (M. Espinas, des Sociétés animales, 128. — Voir aussi M. Alfred Fouillée, la Science sociale contemporaine, livre II.) «