Les Honnêtetés littéraires/Édition Garnier/14

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 26 (p. 130-131).

QUATORZIÈME HONNÊTETÉ.

En voici une d’un goût nouveau : Jean-Jacques Rousseau, qui ne passe ni pour le plus judicieux, ni pour le plus conséquent des hommes, ni pour le plus modeste, ni pour le plus reconnaissant, est mené en Angleterre par un protecteur[1] qui épuise son crédit pour lui faire obtenir une pension secrète du roi. Jean-Jacques trouve la pension secrète un affront. Aussitôt il écrit une lettre[2], dans laquelle il sacrifie l’éloquence et le goût à son ressentiment contre son bienfaiteur. Il pousse trois arguments contre ce bienfaiteur, M. Hume, et à chaque argument il finit par ces mots : « Premier soufflet, second soufflet, troisième soufflet sur la joue de mon patron. » Ah ! Jean-Jacques ! trois soufflets pour une pension ! c’est trop !

Tudieu, l’ami, sans nous rien dire,
Comme vous baillez des soufflets !

(Amphitryon, acte i, scène ii.)

Un Genevois qui donne trois soufflets à un Écossais ! Cela fait trembler pour les suites. Si le roi d’Angleterre avait donné la pension, Sa Majesté aurait eu le quatrième soufflet. C’est un ter rible homme que ce Jean-Jacques ! il prétend, dans je ne sais quel roman intitulé Héloïse ou Aloïsia[3], s’être battu contre un seigneur anglais de la chambre haute, dont il reçut ensuite l’aumône. Il a fait, on le sait, des miracles à Venise ; mais il ne fallait pas calomnier les gens de lettres à Paris. Il y a de ces gens de lettres qui n’attaquent jamais personne, mais qui font une guerre bien vive quand ils sont attaqués, et Dieu est toujours pour la bonne cause. Un des offensés s’amusa à le dessiner par les coups de crayon que voici :

Cet ennemi du genre humain,
Singe manqué de l’Arétin,
Qui se croit celui de Socrate ;
Ce charlatan trompeur et vain,
Changeant vingt fois son mithridate ;
Ce basset hargneux et mutin,
Bâtard du chien de Diogène,
Mordant également la main
Ou qui le fesse, ou qui l’enchaîne,
Ou qui lui présente du pain.

Les honnêtetés de Jean-Jacques lui ont attiré, comme on le voit, de très-grandes honnêtetés. Il y a de la justice dans le monde, et, pour peu que vous soyez poli, vous trouvez à coup sûr des gens fort polis qui ne sont pas en reste avec vous. Cela compose une société charmante.

  1. Hume ; voyez, ci-devant, la lettre que Voltaire lui adressa le 24 octobre 1766.
  2. La lettre de Rousseau est du 10 juillet 1766.
  3. Voyez tome XXIV, page 165.