Les Historiettes/Tome 2/2

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 4-8).


MADAME DU FARGIS.


Madame du Fargis étoit fille d’un M. de La Rochepot, qui étoit venu de ce M. de Silly qui avoit épousé l’héritière de La Roche-Guyon. Elle avoit une sœur aînée qui fut mariée au général des galères, aujourd’hui le Père de Gondy[1]. Pour elle, son père s’étant remarié avec la marquise de Boissy, mère du marquis de Boissy, père du duc de Rouanez[2], elle fit bien des galanteries avec ce jeune homme qui étoit dans le même logis qu’elle. Cela fit bien du bruit, et on fut contraint de la mettre chez madame de Saint-Paul (de la maison de Caumont), où elle ne fut pas plus sage. En ce temps-là, il lui vint une fantaisie d’être aimée du comte de Cramail ; et elle disoit à ceux qui la vouloient cajoler : « Attendez à une autre fois ; à cette heure je n’ai que le comte de Cramail en tête. » M. de Créquy ne laissa pas que de lui en conter. Il eut un rendez-vous d’elle à Amiens, lorsque la cour y étoit. Il y alla déguisé. M. de Chaudebonne étoit avec lui. Cramail eut aussi un rendez-vous de même ; et cela fit un si grand éclat que madame de Saint-Paul ne la voulut plus souffrir, et le général des galères fut contraint de la retirer. On croira peut-être que c’étoit une fort belle personne ? non : elle étoit marquée de petite vérole ; mais elle étoit fort agréable, vive, pleine d’esprit, et la plus galante personne du monde. Elle s’ennuya bientôt chez sa sœur qui étoit une dévote, et, comme ils étoient à Montmirail en Champagne, un beau jour elle s’en alla au Charme : c’est un prieuré de dames, dépendant de Fontevrault. Elle dit qu’elle vouloit être religieuse. Elle n’y fut pas long-temps qu’elle demanda à aller aux Carmélites du faubourg Saint-Jacques, parce que les Carmélites sont à Paris. Le cardinal a mis dans son Journal que ce fut par désespoir du grand scandale arrivé à Amiens qu’elle s’étoit jetée dans les Carmélites[3]. Ce fut là qu’elle fit connoissance avec le cardinal Bérulle, qui étoit directeur des Carmélites. Toutes les religieuses lui en dirent des merveilles ; car comme elle avoit l’esprit fort adroit, et que ces filles, à tout prendre, qui sont les plus habiles et les plus éclairées de toutes les religieuses, peuvent mieux voir les dons qu’a une personne, elle passa là dedans pour tout ce qu’elle voulut : on la croyoit une sainte. Madame de Rambouillet y fut attrapée comme les autres. Elle dit qu’un jour que la Reine-mère y étoit allée, quand la Reine sortit, tous les seigneurs de la cour se présentèrent à la porte. Madame de Rambouillet eut peur que la vue du comte de Cramail, qui y étoit, ne détournât cette fille du bon chemin, et elle dit : « Ah ! mon Dieu, qu’il fait froid ! » et en disant cela elle baissa le voile de mademoiselle de La Rochepot.

Il y avoit trois ans qu’elle étoit Carmélite, quand son père vint à mourir. Elle étoit seule héritière avec la générale des galères ; cela lui fit quitter le couvent. Elle n’avoit point fait les vœux, disant toujours qu’elle ne se trouvoit pas assez en bon état. Elle sort sous prétexte de n’avoir pas assez de santé pour observer la règle. M. Du Fargis d’Angennes, cousin-germain du marquis de Rambouillet, homme de cœur, d’esprit et de savoir, mais d’une légèreté étrange, l’épouse. Il va en ambassade en Espagne. Elle l’y suit. M. de Rambouillet y alla un peu après ambassadeur extraordinaire. Au retour, le cardinal de Bérulle et les Marillac en parlent au cardinal qui, sur sa bonne réputation, la fait dame d’atour de la Reine. Madame d’Aiguillon lui servit extrêmement à gagner des procès qu’elle avoit. Elle recommence ses galanteries avec le comte de Cramail ; elle se mêle de toutes sortes d’intrigues. Il y a dans le Journal, que le président Le Bailleul la trouva une fois sur un lit qui étoit contre terre, n’ayant qu’un drap sur elle, et Béringhen, aujourd’hui M. le Premier[4], enfermé avec elle[5]. Il étoit de la cabale de Vaultier et elle aussi. Son plus grand crime fut que le cardinal crut qu’elle l’avoit mal servi auprès de la Reine en son amourette ; et quand il la chassa, il publia des lettres, qui sont imprimées, d’elle au comte de Cramail. Il y a plus d’intrigue que d’amour dans ces lettres, mais il y en a pourtant honnêtement, comme : Aimez qui vous adore, et elles étoient datées, au moins l’une, du jour de la Pentecôte. Madame de Rambouillet a vu les originaux.

Le cardinal fit faire par Chastellet, le maître des requêtes, une prose rimée latine contre elle et le garde-des-sceaux Marillac. Il y avoit en un endroit :

Fargia, dic mihi, sodes,
Quantas commisisti sordes
Inter Primas atque Laudes ;
Quando senex, vultu gravi,
Caudà mulcebat suavi.


Car il y avoit toujours une ombre de dévotion.

J’ai ouï dire une plaisante vision de ce garde-des-sceaux Marillac. Pour mortifier des religieuses, il leur fit faire des contre-feux de cheminée où il y avoit de gros K entrelacés, afin que le feu les ayant rougis, cela leur donnât des pensées lubriques, et qu’elles eussent plus de mérite à y résister. Le marchand qui les fit faire l’a dit à un de mes amis. Enfin, quand madame Du Fargis fut hors de France, le cardinal lui fit couper le cou en effigie. M. Du Fargis étoit à Monsieur, et le suivit. Madame de Rambouillet dit que madame Du Fargis devoit être la mère du coadjuteur.

  1. Philippe-Emmanuel de Gondy, général des galères, puis prêtre de l’Oratoire, né à Limoges en 1581, mort à Joigny le 29 juin 1662.
  2. Le duc de Rouanez suivit la Reine-mère. Son fils est celui qui s’est retiré et a marié sa sœur à La Feuillade. (T.)
  3. « Mademoiselle Du Tillet dit qu’elle ne s’étonna pas quand on ôta La Fargis de chez la Reine, mais bien quand on lui avoit permis, vu la vie qu’elle avoit toujours faite ; qu’elle s’étoit jetée dans les Carmélites par désespoir du scandale qui étoit arrivé à Amiens, lorsqu’elle étoit avec Madame, où Créquy devoit entrer par la fenêtre et le comte de Cramail, qui l’étoient venus trouver déguisés. » Journal de M. le cardinal duc de Richelieu, première partie ; Amsterdam, Wolfgank, 1664, in-12, p. 49-50.
  4. Premier écuyer de la petite écurie sous Louis XIV.
  5. Journal de Richelieu, première partie, p. 48.