Les Historiens modernes de la république florentine - Adolphus Trollope et Emiliani-Giudici
- I. A History of the Commonwealth of Florence, from the earliest independence of the commune to the fall of the republic in 1531, by T. Adolphus Trollope, 4 vol., London 1865. — II. Storia dei Comuni ilaliani di Paolo Emiliani-Giudici, nuova edizione, 3 vol. Firenze 1866. — III. Il Comune italiano e la Storia civile di Firenze, da Pasquale Villari, nel Politecnico, fascicolo terzo, Milano, marzo 1866.
Brutus, le meurtrier de César, tantôt maudit, tantôt divinisé, ici plongé à mi-corps par Dante dans la gueule de Satan, qui le dévore éternellement, là célébré par Alfieri comme le héros de Rome et de la liberté expirantes, voilà une image des contradictions de l’histoire suivant les préjugés différens des époques. De ces divergences d’opinions, les destinées de l’Italie en provoquent beaucoup, et en Italie Florence, plus que toute autre ville, est un champ de dispute pour les historiens. Dans ces trois termes, l’empire, la papauté, les communes, dans ces simples mots de guelfes et de gibelins, que de passions vieilles ou nouvelles! que d’erreurs, même étrangères à toute passion! Pour raconter l’histoire de Florence, il faut se tenir en garde contre les entraînemens de son siècle; il faut renoncer parfois à ses notions acquises. On est dans un monde mal connu, où tout est cause d’illusion et de méprise : les noms ont changé de sens; les institutions les plus différentes sont désignées par le même mot. Historiens et chroniqueurs parlent à peine de ce que précisément nous voudrions le plus savoir, et quand ils en disent quelque chose, c’est en s’excusant d’un détail qui semblait sans doute inutile aux contemporains. Quelle funeste abondance de ressources pour les débats de l’histoire! Ajoutez-y pour les Italiens de nos jours trois siècles de malheurs, nulle pratique de la liberté, les excès de la théorie et l’obscurcissement inévitable du sens politique. Et cependant comment juger sainement du présent, si l’on n’a pas quelque assurance de comprendre le passé? comment se préserver des fautes possibles, si l’on n’est pas édifié sur celles que l’on a faites?
C’est une heureuse rencontre, à notre avis, que celle d’un écrivain étranger à qui la langue, le pays, les annales mêmes de Florence sont choses familières, et qui raconte les destinées de cette république non pour charmer les loisirs des lettrés, ni pour plaider une cause et servir un intérêt, mais pour faire connaître telle qu’elle fut en réalité cette organisation politique particulière, qui n’était ni une république, comme la représente Sismondi, ni une municipalité romaine, comme on l’imaginerait d’après Romagnosi et les admirateurs exclusifs du droit romain, — qui était tout simplement la commune de Florence, il comune di Firenze. — Versé dans l’étude des chroniques et des histoires presque innombrables de la Toscane, préparé à ce grand et sérieux travail par des ouvrages historiques de détail, surtout par dix-sept années de lectures et de méditations, M. Adolphus Trollope satisfait à la première des conditions pour écrire; il connaît bien ce dont il parle. Étranger, il est affranchi des préjugés qui nuisent le plus à l’histoire d’Italie sous la plume des Italiens. Anglais, il applique très heureusement à l’histoire les idées politiques et la philosophie du gouvernement de son pays, que le mot de self-government résume si bien; il juge d’après ces idées ce peuple florentin, cette nation de cent et quelques mille âmes, qui a cherché durant quatre siècles ce même self-government et ne l’a réellement pas trouvé. C’est la partie la plus originale de l’œuvre. D’ailleurs à ses maximes de citoyen se joignent des habitudes d’esprit pour ainsi dire nationales. Son procédé ordinaire est l’induction, la méthode baconienne. Il étudie les faits, il en recherche les causes avec cette patience imperturbable et cette philosophique lenteur qu’un Anglais peut se permettre, que la passion italienne et la vivacité française ne supporteraient peut-être pas.
Les lecteurs qui suivent le mouvement de la littérature anglaise savent que M. Adolphus Trollope a déjà publié la Jeunesse de Catherine de Médicis, la Vie de Philippe Strozzi, Paul le Moine et Paul le Pape, d’autres monographies encore. Ce genre d’ouvrages, qui plaît à nos voisins, grands amis, comme on sait, de la division du travail en toute chose, n’est pas d’un caractère assez général pour attirer l’attention du public français ; mais on peut dire que, par son livre sur Florence, l’auteur s’est élevé à la dignité d’historien. Il convient aussi de rappeler qu’il a débuté dans un genre qui était un domaine de famille : fils et frère de romanciers, il a fait des romans, médiocre préparation à l’histoire, je l’avoue, et il n’en a pas oublié tout à fait les procédés. Heureusement il suivait un exemple maternel, non un penchant particulier, et il y a telle manière d’écrire des romans, surtout en Angleterre, qui ne fait pas perdre le goût et le sens de la vérité.
Notre intention n’est pas de repasser, même en courant, les événemens de l’histoire de Florence. Bien ou mal, elle a été trop souvent racontée. Qui n’a pas lu en effet la merveilleuse biographie de ce petit peuple, de cette poignée d’hommes enfermés dans l’enceinte d’une ville de troisième ou quatrième ordre, qui a presque possédé le monopole du commerce du monde et servi de banque à tout l’Occident, qui a créé la poésie et tout l’art moderne, qui a fondé la science politique et renouvelé l’histoire ? Qui n’a pas admiré avec surprise ce point lumineux, suivant l’expression de M. Villari, s’allumant au déclin du moyen âge pour éclairer l’Europe encore barbare ? Nous voulons laisser de côté la suite des faits et dégager dans le récit, trop abondant peut-être, de M. Adolphus Trollope les idées qui en forment la substance. Vivement frappé de la rapide évolution et du triste retour des choses italiennes en 1848, il a reporté sa pensée vers le temps où l’Italie était libre, et, choisissant pour le champ de ses études cette Florence autrefois et aujourd’hui encore le cerveau et l’intelligence de l’Italie, il s’est demandé pourquoi cette liberté brillante, vigoureuse, n’avait point duré. C’était une histoire ayant un commencement, un milieu et aussi, hélas ! une fin. Quatre siècles, pas plus, renfermaient tout cela. Il se mit à l’œuvre il y a dix-huit ans, et, animé d’un amour austère pour la noble cité, il chercha les causes de ce déclin précoce, de cette ruine qui s’accomplissait en 1531, à l’époque précise où tout était en Europe renaissance, jeunesse, enfantement laborieux, mais fécond. Avec ce point de départ, on ne s’étonnera pas qu’il soit arrivé à des jugemens sévères, où les lecteurs italiens ne trouveront pas ce parfum de louanges auquel leurs écrivains les ont trop habitués.
Certes M. Trollope a rencontré sur sa route plusieurs historiens italiens de nos jours. Il en est un surtout, moins connu, ce me semble, en France qu’il ne mérite de l’être, M. Emiliani-Giudici, auteur d’une Histoire des communes de son pays et d’une Histoire de la littérature italienne. La Storia dei Comuni italiani embrasse toutes les petites républiques de l’Italie. Nous pouvons nous borner à examiner ce qu’elle dit de Florence, ce terrain circonscrit suffit à la comparaison que nous voulons établir entre les deux écrivains. L’ouvrage italien avait paru pour la première fois en 1851 avec les lacunes qu’imposaient alors à l’auteur l’état de la péninsule retombée sous le joug et celui des esprits emportés par la réaction. Il est rendu aujourd’hui au public tel que le voulait la pensée de l’auteur.
Nous sommes naturellement amené à rapprocher M. Giudici de M. Trollope. Lui aussi, il a conçu l’idée de son œuvre à la vue des revers de l’Italie; mais admirez la différence des points de vue! Tandis que l’Anglais s’enferme dans une période bien définie du temps passé sans se permettre d’en franchir même du regard les limites, tandis qu’il ne voit et ne veut voir que ce qui est dans son sujet, l’Italien cherche dans le passé qu’il découvre le présent dont il est enveloppé, et, séduit par la ressemblance qu’il croit saisir entre 1307 et 1847, il rapproche les espérances d’il y a cinq siècles des aspirations d’hier, l’empereur Henri VII de Luxembourg du roi Charles-Albert de Piémont, et commence, pour ainsi dire, par sortir de son sujet. Il pense moins aux communes féodales, isolées ou ennemies entre elles, qu’aux populations modernes aspirant à la force et à l’unité. Premier motif pour comparer ces deux écrivains ; leurs ouvrages sont nés du spectacle des mêmes événemens. D’autre part leurs conceptions sont très diverses, ils portent souvent sur les mêmes faits des jugemens opposés, ils se complètent, se corrigent ou se réfutent, et c’est un second motif pour les réunir dans une même étude. L’un fait connaître les torts de l’Italie, l’autre refuse de les voir. Celui-ci attribue tous les malheurs et la ruine définitive à la fatalité des circonstances, celui-là enregistre toutes les fautes au point quelquefois de ne pas tenir assez de compte de la nécessité des temps. D’ailleurs l’un et l’autre ont des devanciers dans leur pays. Avant d’indiquer les idées de M. Giudici, nous ferons connaître les opinions qui partageaient ses contemporains en Italie et entre lesquelles il a dû faire son choix. Avant d’analyser la doctrine de M. Trollope, nous verrons qu’il rencontrait en Angleterre même des jugemens établis et dominans sur le sujet de son livre. Discuter des idées générales sur l’histoire de l’Italie et particulièrement sur celle de Florence, tel est donc l’objet principal de ce travail. Nous réservons pour la fin les appréciations littéraires que nous devons aux deux écrivains sur lesquels nous appelons l’attention, et au public français, qui les connaît imparfaitement.
Deux sectes politiques ont également altéré, si je ne me trompe, la physionomie de l’histoire en Italie, les néo-guelfes et les néo-gibelins. Je ne leur reproche pas seulement les plaidoyers historiques pour ou contre les papes illustres, les Grégoire VII, les Innocent III, les Boniface VIII, les Jules II, — les réquisitoires et les apologies sur les empereurs et princes allemands, tels que Frédéric Barberousse, Frédéric II, Manfred. On a défiguré tout le rôle de la papauté et de l’empire, on a répandu de nouvelles ténèbres sur ces querelles déjà si obscures de guelfes et de gibelins, qui sont l’existence même du peuple italien. En effet, le jour où l’on a pu dire, sans trouver de contradicteurs, que guelfe signifiait ami et gibelin ennemi de la papauté, un triple sceau a été mis sur l’histoire de l’Italie. Combien cependant n’y avait-il pas d’exemples de papes fulminant l’anathème contre des cités guelfes, de peuples guelfes guerroyant contre les papes ! Et que voulaient donc les empereurs quand ils assiégeaient des villes gibelines? Il y a ici des malentendus qui ne tiennent pas seulement à l’obscurité des temps, et l’on peut aisément faire dans les erreurs la part qui revient à chacune des deux sectes.
Les néo-guelfes chargent à plaisir les Lombards, et veulent que les autres peuples barbares qui ont envahi, déchiré, labouré l’Europe en tous sens aient été humains et miséricordieux en comparaison des féroces compagnons d’Alboin. Vainement Paul Diacre, qui a vécu sous les Lombards, dit-il que, leur domination ayant été établie, on ne voyait ni meurtres ni violences; « personne ne se rendait plus coupable d’exactions, plus de vols ni de brigandages; chacun pouvait aller sans crainte où il lui plaisait. » Cet âge d’or, dont la réalité n’est peut-être que relative, on le juge invraisemblable, et l’on torture la phrase de Paul Diacre pour lui faire signifier autre chose. Les exemptions féodales accordées par les Othons et les autres empereurs d’Allemagne sont diminuées autant que possible; en revanche l’intervention des descendans de Clovis, des Carlovingiens et plus tard des rois de France est le plus souvent généreuse et désintéressée. Pourquoi ces travestissemens des faits? C’est qu’il faut que les papes aient été les seuls protecteurs efficaces des races latines; il faut que les communes ne soient pas nées spontanément et du hasard des circonstances. Et plus tard, quand les petites tyrannies ont commencé, quand l’étranger s’est partagé l’Italie sanglante, mutilée, dont les six ou sept tronçons ne peuvent se rejoindre qu’au bout de trois siècles et demi, la faute en a été aux communes et aux princes qui n’ont pas cherché leur abri sous le pouvoir pontifical, comme si le rôle de ce pouvoir avait pu, avait dû être toujours politique, toujours constant, toujours italien ! Un mot peut caractériser toute la doctrine des néo-guelfes, ils ont essayé de mettre les argumens du comte de Maistre au service des idées libérales ; mais les événemens leur ont donné tort, et leur parti n’est plus qu’un système d’histoire.
Les néo-gibelins ne sont pas restés en arrière. Avec eux en général, les rois lombards deviennent des saints ; Luitprand a pratiqué plus de vertus, a bâti plus d’églises, a fondé plus de monastères qu’aucun prince de la chrétienté. À les entendre, les comtes lombards ont laissé les villes aux anciens Romains ou à leurs évêques. Ils se contentaient des campagnes, et encore n’imposaient-ils leurs lois qu’à leurs concitoyens ; quant aux vaincus, ils avaient le choix entre la loi romaine et la loi lombarde. Les Francs au contraire étaient, suivant eux, fort cruels ; ni Charlemagne ni les rois de France n’ont jamais descendu le versant des Alpes que pour le malheur de l’Italie. Héritiers des doctrines bien ou mal interprétées de Dante, les néo-gibelins devraient aimer les empereurs ; mais ils ont sur Dante l’avantage d’une cruelle expérience, ils ne peuvent oublier que les empereurs étaient des étrangers, des Tedeschi, et ils ne font d’exception qu’en faveur de Frédéric II et de Manfred, qui étaient nés sous le ciel italien. Ils ne peuvent effacer de l’histoire l’épouvantable destruction de Milan, les divisions fratricides fomentées entre les communes, tant d’exécutions affreuses ordonnées par les Hohenstaufen. Il n’en est pas de même des atrocités des Lombards ; elles se cachent sous la nuit la plus épaisse du moyen âge. À tort ou à raison, les néo-gibelins regrettent que les descendans d’Alboin n’aient pu fonder un despotisme compacte et durable du Pas de Suze au cap Spartivento. Dans ce système, les communes sont tout simplement des municipes romains conservés par la débonnaireté lombarde. Désormais tout est antique, tout est romain dans l’Italie moderne, le moyen âge n’est qu’un mauvais rêve qui a duré peu de temps ; une fois cette courte nuit dissipée, l’Italie s’est retrouvée dans les villes ce qu’elle était la veille. Cette école n’admet rien des temps gothiques. Il faut qu’elle vante la douceur du gouvernement des barbares, afin de prouver qu’ils ont respecté l’organisation romaine ; mais il faut aussi qu’elle rabaisse tout ce qui est barbare. Ne lui parlez pas des Nibelungen, des Sagas scandinaves, des vieux poèmes et des vieilles chroniques : tout ce qui n’est pas classique est contre le patriotisme. Avec de telles idées, la Florence de Villani et de Machiavel n’est autre que la Florentia de Tacite, qui envoyait un orateur au sénat romain pour empêcher de jeter dans l’Arno le superflu des eaux de la Clanis, aujourd’hui la Chiana[1]. Quand on lit cette page de Tacite, quand on voit sous le règne de Tibère le petit municipe étrusque s’inquiéter des mêmes dangers d’inondation que seize siècles après, lorsqu’il était devenu la riche Florence des Médicis, il y a une sorte de surprise pour l’esprit. L’imagination séduite effacerait l’intervalle immense des temps et saluerait volontiers dans les deux cités un même nom, un même peuple, un même esprit, si la raison, se tenant sur ses gardes, ne voyait clairement qu’il y a dans cette Etrurie de la plaine une Etrurie moderne, la Toscane, bien différente de celle que les vieux Étrusques bâtissaient sur les hauteurs. Non, une organisation sociale tout entière, une civilisation nouvelle et d’une incomparable fécondité n’est pas née d’un débris de l’empire romain décomposé sans qu’une révolution profonde se fût accomplie dans la société, sans qu’une nouvelle force vitale lui eût été communiquée. Non, le monde italien n’est pas un simple prolongement du monde romain.
Entre deux écoles historiques si différentes, imitons Montesquieu au moment où il va s’enfoncer dans les voies obscures du moyen âge; ayons présentes à l’esprit ces paroles que le dieu du jour adresse à son fils Phaéton quand il lui cède les rênes du céleste attelage : « suis la route du milieu, » inter utrumque tene. La vérité n’est pas néo-guelfe, elle n’est pas davantage néo-gibeline. La papauté et l’empire ne sont pas tout, il y a encore la nation, c’est-à-dire les communes, qui avaient une vie individuelle très puissante. Dans les déclarations de Grégoire VII et des papes qui ont soutenu les mêmes doctrines, le pouvoir pontifical est comparé au soleil, astre souverain, source de toute clarté, et le pouvoir des empereurs et des rois à la lune, astre inférieur et dont l’éclat est emprunté au soleil[2]. Il semblerait que les historiens italiens, ne voyant que ces deux astres dans le firmament de leur histoire, croient volontiers que tout est fait, s’ils ont décidé lequel des deux est le soleil ou la lune; mais, outre la lune et le soleil, il y a la terre. Entre les souverains et l’église, il y avait les communes, et elles ne faillirent pas à la fortune qui les favorisait. La puissance et la liberté durables sont celles qui se sont créées elles-mêmes, les communes italiennes le montrèrent une fois de plus; elles furent redevables de leur existence surtout à leurs propres efforts et à l’habileté avec laquelle elles profitèrent des chances heureuses du sort. Florence grandit par la résolution et par le courage de ses habitans tout au moins autant que par le testament de la comtesse Mathilde, par les brefs des papes ou par la bonne volonté des souverains. Au jour marqué, sa liberté a dû commencer non par un cadeau bénévole ni par une espèce d’oubli, comme si après un long sommeil elle s’était tout d’un coup réveillée à l’état de municipe romain, mais par l’or ou par le fer, plus probablement par tous les deux, non à la manière antique par l’expulsion de je ne sais quels Tarquins, mais suivant la coutume et le droit du temps, se rangeant à son tour à un certain degré de l’échelle féodale. Ce n’est pas tout, si nous pensons que Florence doit surtout à elle-même d’avoir été libre et grande, ne faut-il pas admettre aussi cette vérité moins flatteuse, qu’elle a dû jusqu’à un certain point succomber par sa faute? Certes les révolutions qui l’ont déchirée ne sont pas une contagion venue du dehors; les luttes acharnées des guelfes et des gibelins ressemblent à une maladie endémique dont le germe était dans Florence comme dans les autres communes. Elles ont été favorisées par la papauté et par l’empire, mais comme une guerre civile dans un état est nourrie par les puissances étrangères. Empereurs et papes ont bien souvent essayé de guérir ce mal; la cité malade a toujours persisté à se déchirer elle-même. Lorsque la dernière heure de la liberté a sonné, sans doute l’accord de Charles-Quint et de Clément VII a perdu Florence; mais les Florentins avaient tué eux-mêmes et depuis longtemps la liberté, ou plutôt ce qu’ils avaient sous ce nom était un pouvoir qu’ils se disputèrent comme une proie jusqu’au moment fatal où une famille mise hors de pair par les événemens la leur enleva sans retour.
Nous avons indiqué en termes généraux les exagérations des deux écoles rivales. L’éclat de certains noms tels que ceux de Troya, de Balbo, de Manzoni, la juste renommée d’écrivains considérables comme MM. Gino Capponi et Cesare Cantù, plus ou moins engagés dans les opinions néo-guelfes, n’ont rien à souffrir des hyperboles des plumes vulgaires ou du démenti que la politique semble leur avoir donné. J’en dirai autant de M. Giudici; il ne peut porter la responsabilité de tout ce qui a été écrit contre le pouvoir temporel et en faveur d’un gibelinisme exagéré. Sauf quelques passages qui sentent le mot d’ordre d’un parti, il est impossible de dire que M. Giudici manque de modération. Entre l’écrivain anglais, qui n’a aucun grief personnel contre les souverains pontifes, et l’écrivain italien, que sa position même fait ennemi de Rome, c’est encore du côté du second que se trouve l’avantage du respect et de la gravité. Un Italien a beau faire, il ne peut épouser les préjugés du protestantisme. La question du pouvoir temporel est pour lui une querelle nationale; s’il en est l’ennemi, c’est qu’il croit, comme Machiavel, que la désunion et la faiblesse de l’Italie n’ont d’autre cause que ce pouvoir. Quels sont les papes qu’il poursuit de sa haine la plus ardente? Ceux-là peut-être qui ont abusé de la qualité de princes et du droit de l’épée? Nullement. Les papes qu’il déteste sont ceux qui ont sacrifié l’Italie. En ce siècle même d’unité, Jules II est populaire, et je ne vois pas que M. Giudici soit bien sévère à son égard.
Quel que soit le lustre jeté sur le nom et le livre de M. Giudici par le courage heureux de sa plume et par le mérite aujourd’hui fort apprécié d’avoir deviné l’avenir, il faut maintenir les droits de la critique en indiquant de quelle manière il appartient aux idées du néo-gibelinisme. Nous ne méritons, qu’il le croie bien, en aucune façon d’être compté au nombre de ces sophistes étrangers dont il parle au commencement de son premier livre, qui veulent que la division soit l’état naturel de la péninsule et refusent à la nation le droit de prétendre à l’unité. Nous n’avons même pas lu sans une émotion de plaisir la page éloquente où, rappelant un beau mouvement de Pitt dans le parlement anglais, il demande aux nations constituées et maîtresses d’elles-mêmes ce que dirait en les voyant un de leurs ancêtres barbares, si, tout à coup sortant de la tombe, il pouvait avoir le spectacle de leur grande et glorieuse civilisation[3]. Oui, nous devons songer à ce que nous avons été, si nous voulons nous montrer justes et humains envers ceux qui n’ont pas le bonheur d’être encore ce que nous sommes. Cette leçon, la France se l’est faite à elle-même spontanément. Si les partisans de l’unité italienne ont pu croire quelque temps qu’elle manquait de cette justice et de cette humanité, elle les a, je pense, amplement détrompés; mais parce que l’on veut avec raison l’unité nationale au XIXe siècle, ce n’est pas un motif pour en chercher l’apparence et le fantôme au moyen âge.
Le savant et patriote écrivain admire avec tous les hommes de bon sens l’incroyable activité de ces communes italiennes, véritables ruches de civilisation, de richesse, d’art et de littérature. Personne n’a mieux indiqué la direction à suivre pour découvrir le secret de ces organisations ouvrières et commerçantes. Il nous est, grâce à lui, assez facile de voir qu’une ville italienne était une agglomération de petites sociétés pratiquant l’industrie ou le commerce, et dont les membres se servaient de garantie mutuelle. Les plus riches de ces sociétés, de ces consorterie, comme on les appelait, étaient les arts majeurs, ceux qui avaient l’argent; les plus modestes étaient les arts mineurs, que les autres faisaient vivre et qui ne valaient que les jours d’émeute, par la force matérielle et le nombre. Les extraits de leurs statuts, que l’on doit à M. Giudici, sont du plus haut intérêt; mais observez la puissance d’une idée préconçue! Au milieu de tous ces petits mondes où fermente, s’agite et bouillonne la vie italienne, l’historien veut absolument trouver l’idée de l’organisation nationale. Au milieu même de la diversité et de la multiplicité, il cherche l’unité. Au moment où il se complaît au spectacle des cités laborieuses demeurées libres, il se plaint de voir cesser je ne sais quelles grandes aspirations nationales dans l’esprit des peuples, car il les représente d’abord unitaires, puis obéissant à l’esprit de séparation. Le moyen âge italien est divisé par lui en deux époques de deux siècles chacune. Durant la première, les partis auraient eu un but qu’ils ne perdaient pas de vue : ceux-ci la reconstitution de l’Italie entière sous une puissance suprême, et ils s’appelaient gibelins, ceux-là l’établissement de la liberté populaire sous la protection de l’église, et ils prenaient le nom de guelfes. A partir de Henri VII (1308), la pensée nationale se serait évanouie, sans que l’on voie ni comment ni pourquoi. Chaque commune travaille au développement d’une civilisation qui lui est particulière et se consume en petites et mesquines ambitions; chacune devient une petite république; l’idée de la nation, effacée de l’intelligence des peuples, se réfugie dans celle des lettrés, où elle prend la forme d’une utopie. On voudrait pourtant quelques preuves de l’existence d’une pensée unitaire dans les deux siècles qui ont précédé Henri Vil, on désirerait au moins s’assurer que ces deux siècles ne ressemblaient pas en ce point aux deux siècles qui ont suivi. Est-il bien certain que gibelins et guelfes eussent quelques principes nationaux, quelques idées de politique générale avant cet empereur Henri Vil, et qu’après lui, seulement après lui, gibelins et guelfes ne soient plus que des ambitieux exploitant le pouvoir par tous les moyens et finissant les uns et les autres par appeler l’étranger sur le sol sacré de la patrie?
Il y a, je le sais, une certaine manière d’interpréter Dante qui aboutit tout droit à ces idées. C’est ainsi que l’on fait de l’auteur de la Divine Comédie un partisan déclaré de l’Italie une avec Rome pour capitale, et des gibelins les devanciers des Italiens unitaires se serrant autour du trône de Victor-Emmanuel. Exagérations littéraires ou même erreurs formelles, utiles autrefois, aujourd’hui sans objet! Oui sans doute, Dante est un précurseur de l’Italie actuelle, mais aussi éloigné de notre temps par la doctrine que par les années. Dante n’est pas plus avec les gibelins d’aujourd’hui qu’avec ceux du XIIIe siècle. Gibelin du XIIIe siècle, il ne l’est pas : il ne s’est pas une seule fois donné ce nom; il se fait traiter de guelfe par Farinata[4] et de blanc par Vanni Fucci[5]. Son trisaïeul Cacciaguida lui prédit qu’il ne sera ni blanc ni noir, ni gibelin ni guelfe, mais qu’il se fera un parti à lui seul[6]. Gibelin de notre temps, il ne l’est pas davantage; il ne veut même pas l’unité italienne, puisqu’il regrette avec son trisaïeul le temps où Certaldo et Figghine, deux bourgs à quatre ou cinq lieues de sa ville natale, n’avaient pas le droit de cité[7]. Mais il s’est élevé au-dessus de l’esprit municipal, il a voulu le bien général de l’Italie. Sa brillante utopie, c’est un empire s’étendant sur la péninsule comme sur le monde entier, sans lui faire sentir le joug; c’est un empereur juge de paix souverain, un paciere, comme on disait alors, appelant les partis à son tribunal suprême pour terminer leurs différends, et se retirant ensuite dans son domaine héréditaire. En un mot, il voulait que les empereurs fissent d’une manière effective avec leur force ce que les papes faisaient imparfaitement avec leurs bulles. Voilà un premier germe d’unité politique, mais qu’il est faible et isolé! Combien il a fallu de siècles de souffrance et de servitude étrangère pour lui faire produire des fruits! Et l’on s’appuie sur ce fondement pour soutenir que déjà l’Italie aspirait à l’unité, ce n’est pas tout, à l’unité sous un empereur ou un pape, c’est-à-dire à l’unité dans le sein d’une monarchie universelle! Les Italiens du XIIIe siècle auraient songé à une monarchie universelle, soit impériale, soit théocratique! mais la monarchie universelle était une idée bien éteinte depuis Charlemagne : elle ne pouvait reprendre un peu de corps que dans les méditations de quelques philosophes ou lettrés, d’un saint Thomas, d’un Dante ou d’un Pétrarque. Nous pouvons le dire avec assurance, ni Dante ne songeait à faire de l’Italie un royaume, ni les gibelins n’étaient avec lui en communion d’idées politiques. A ceux qui voudraient le poids d’un témoignage contre l’opinion de M. Giudici, je me contenterai de citer ces lignes de Giusti, d’un poète, d’un critique, d’un patriote qui ne peut être suspect : « C’est une erreur désormais bien vieille de croire que la Divine Comédie soit un travail gibelin. Si tous les gibelins tendaient à l’empire universel, je n’ai rien à dire; s’ils n’étaient qu’adversaires des guelfes pour les écraser au nom de l’empereur, comme ceux-ci les écrasèrent au nom du pape, sans aucun but qui fût en dehors de leur commune, alors je dirai avec toute raison que le poème de Dante, de même qu’il n’est pas guelfe, n’est pas gibelin au sens que je viens d’expliquer. Dante doit être appelé un poète non gibelin, mais impérial, non anti-papal, mais anti-théocratique. Je croirais faire injure au lecteur, si je m’arrêtais à montrer la différence de ces dénominations[8]. »
Comme M. Giudici, M. Adolphus Trollope a trouvé des préjugés établis dans son pays sur le sujet qu’il abordait. Ce n’était pas une division en deux camps entre lesquels il y eût nécessairement à opter. L’histoire de Florence n’est pas pour lui un intérêt national ni une source de passions politiques; mais il avait à combattre des idées préconçues, des jugemens qui avaient acquis force de loi. Pas un historien, pas un voyageur peut-être dans toute l’Europe qui n’eût depuis trois siècles parlé de la Florence des Médicis avec l’optimisme de la satisfaction la plus entière. En un mot, il y avait, il y a peut-être encore aujourd’hui une opinion régnante sur cette Florence qui alluma la première le flambeau de la civilisation moderne. Une ville d’art et de littérature, une nation de peintres et de poètes qui n’était jamais parvenue à se donner un gouvernement, jusqu’à ce que, lassée d’émeutes sans cause et de factions sans idées, elle se fût endormie à l’abri du pouvoir absolu, telle est l’image qu’on se faisait de Florence. Il est vrai que Sismondi, avec ses récits moins italiens que classiques, évoquait l’esprit républicain qui avait animé cet énergique petit peuple; mais on prenait ces élans de patriotisme pour des imitations passagères de l’antiquité, pour des fièvres politiques à la manière de Cola Rienzi. On s’en tenait à la Florence de William Roscoe, c’est-à-dire à cette nation d’artistes et de marchands qui, durant des siècles, avait travaillé, souffert, amassé des trésors de richesses, d’art et de poésie, tout cela pour servir à l’éducation et aux joies intellectuelles du dilettantisme européen. Il était doux pour les lords anglais, pour les banquiers de toutes les nations, que ce petit état leur eût préparé, même au prix de tant de déchiremens et de sang, des plaisirs si distingués. Roscoe était un banquier très riche de Liverpool. Tout en faisant sa fortune, il rassemblait autour de lui les livres, les documens, les tableaux; il écrivait l’histoire de la renaissance des arts, — esprit honnête d’ailleurs, âme généreuse, comme il l’a prouvé par ses votes au parlement, mais un de ces Anglais (il y en a toujours) que la vie politique ennuie et qui aspirent comme Dioclétien à planter leurs laitues dans une résidence princière. Gagner de l’argent pour se livrer aux jouissances de l’art devait être son idéal de la vie humaine. Voilà comment il était préparé à raconter les révolutions de Florence. Qui sait s’il ne jugeait pas de Florence un peu d’après Liverpool?
Osons le dire, l’optimisme déclaré de Roscoe le recommandait dans un temps où, par un penchant bien contraire à celui qui règne aujourd’hui, on aimait à se persuader qu’il y avait peu de chose à faire et que tout était à peu près bien. En Italie, malgré la décadence progressive de l’art, cet optimisme plaisait à ceux qui se contentaient de vivre de souvenirs et qu’inquiétaient les tentatives de régénération. Dans le reste de l’Europe, beaucoup d’esprits moins exigeans pour l’Italie que pour leur propre pays trouvaient naturel qu’il y eût une contrée offerte en sacrifice au culte du beau, une sorte de patrie du dilettantisme; mais les livres de Roscoe aboutissaient à l’apologie d’un despotisme lettré et artistique, à la glorification des Médicis. Voilà ce qui, dans l’état présent des choses, est devenu tout simplement insoutenable. Non-seulement M. Adolphus Trollope dévoile, mais il étale les côtés faibles ou odieux de ces magnifiques qui ont préparé la ruine de leur pays, de ces pères de la patrie qui l’ont réduite en servitude. Cependant il ne fait pas, comme M. Giudici, l’apologie des Florentins, de la république. Au lieu d’attribuer tous leurs malheurs à la fatalité, il montre leurs fautes; il les juge à son point de vue d’Anglais. À ce même point de vue, il explique ces émeutes, ces factions, surtout ces termes de guelfes et de gibelins, que l’on comprend mal, parce qu’on veut les faire servir à des intérêts actuels.
Ce que nous appelons les idées anglaises de M. Trollope sur Florence peut se ramener à des analogies et à des dissemblances qu’il découvre entre ce peuple et le peuple anglais. Le lecteur s’attend bien à ce que ces comparaisons ne soient pas au désavantage de la Grande-Bretagne. Le récit tourne même souvent à la leçon, et l’auteur nous a rappelé parfois ces Anglais voyageurs qui voient et jugent tout, qui sont bien aises de vivre sur le continent, mais à la condition d’être rarement contens, qui saisissent toutes les occasions de montrer comment les choses se passent beaucoup mieux en Angleterre. On peut même dire qu’il y a dans ces quatre gros volumes une sorte de cours de droit constitutionnel britannique appliqué à l’étude de l’Italie d’autrefois. Nous avouons que cette tendance à un enseignement ne nous a pas déplu; elle mêle des idées aux faits, elle place à côté de l’histoire la physionomie et le caractère national de l’historien.
Pour commencer par les similitudes que M. Trollope s’attache à relever, Florence a occupé dans l’Europe une position analogue à celle que l’Angleterre a choisie dans le monde moderne. Le secret de son pouvoir était aussi dans ses coffres, et elle les remplissait de même avec la banque et la fabrique des tissus. Avant l’Angleterre, Florence avait inventé l’art de soudoyer des nations plus fortes qu’elle, de semer la désaffection parmi les sujets des rois, ou de fournir aux rois le moyen de subjuguer les peuples, le tout suivant les vues éloignées d’un équilibre politique ou suivant l’intérêt prochain d’un intérêt commercial. Avant l’Angleterre, elle a patronné les princes dans l’embarras et tenu les fils qui ouvraient ou fermaient les écluses de l’abondance financière.
L’Angleterre n’a pas été non plus la première à connaître la liberté, et c’est le second trait de ressemblance. Les Florentins sont les plus anciens pionniers de cette région vers laquelle tendent évidemment toutes les nations modernes, et qu’elles atteindront, il faut l’espérer, si elles savent se mettre en garde contre les naufrages qu’elles ont essuyés elles-mêmes, ou qu’elles rencontrent dans l’histoire de la petite république dont nous nous occupons. Florence a l’insigne honneur d’avoir pour la première fois tenté le glorieux et rude chemin. C’est une grande entreprise que de fonder la liberté : les Florentins, qui, avant tout autre peuple, se risquaient dans cette route, ne pouvaient manquer de s’y égarer. Ils se faisaient de l’œuvre une idée trop simple, et n’en jugeaient qu’avec les lumières primitives de l’homme encore inculte, pour qui la liberté n’est que le pouvoir de faire tout ce qui lui plaît. Si par hasard la liberté se trouvait être cette machine compliquée qui la représente aux yeux d’un citoyen anglais, ce mécanisme d’autant plus malaisé à obtenir qu’il se compose de pièces de tous les âges, comment s’étonner que les Florentins n’y soient pas parvenus? Mais ils ont essayé d’y arriver, ils y ont consacré cinq siècles de travail et de courage, et s’ils ont échoué, ils ont du moins fait voir au monde moderne qu’il existait d’autres formes politiques que le pouvoir d’un seul. Ils n’ont pas voulu chez eux du gouvernement déjà établi ou en train de s’établir partout autour d’eux, de la monarchie du droit divin qui les assiégeait de toutes parts, qu’elle s’appelât royauté, empire ou principauté. Ils ont annoncé à l’Europe qu’un gouvernement non consenti n’était pas un gouvernement, et qu’il fallait la volonté d’un peuple pour établir le pouvoir d’un chef. Ce n’est qu’un pas dans la route de la liberté, mais c’est le pas décisif. Si la liberté florentine est demeurée très loin de la liberté anglaise, du moins elle l’a précédée et rendue possible.
Une simple réflexion donne la mesure du service rendu à l’humanité par ce petit peuple de cent et quelques mille hommes. Si Florence n’avait pas soutenu durant des siècles ce duel à mort contre le gibelinisme, que serait-il arrivé? Le sort des autres cités, surtout des cités lombardes, où le principe gibelin triompha, nous permet de le deviner : Florence eût été une autre Milan, une autre Vérone. Supposons que l’idée de l’autorité sans contre-poids, sans limite, que l’exagération de l’esprit conservateur, comme on dit aujourd’hui, eût détruit partout l’esprit guelfe et n’eût laissé debout que les gibelins, que la féodalité plus ou moins liée à l’empire, quel changement dans les destinées non-seulement de l’Italie, mais de l’Europe! Qui peut dire où en serait la civilisation moderne, si le torrent de la féodalité n’avait rencontré des obstacles et à la fin une barrière dans ces fortes communes italiennes, à la tête desquelles il faut à coup sûr placer Florence pour son héroïque obstination? Quoique Français, il ne nous coûte nullement de reconnaître la priorité du peuple anglais dans la liberté; mais il sied bien à un Anglais, il est honorable à M. Trollope de reconnaître le droit d’aînesse de ces vieux et braves Florentins, et de confesser franchement le trait de famille qui les rattache aux fondateurs de la liberté britannique.
L’historien anglais pousse plus loin encore les rapprochemens; le souvenir de sa propre nationalité et de l’histoire de son pays ne l’a nulle part mieux servi que dans l’explication du sens de ces noms énigmatiques de guelfes et de gibelins. Tous les historiens racontent, comme une chose très naturelle, que cette querelle interminable, universelle, naquit d’un mariage rompu. Un Buondelmonte fiancé à une Amidei épousa une Donati le 10 février 1215. Ce jour-là, dit un chroniqueur, commença la ruine de Florence. L’auteur de l’injure ayant été assassiné, les Buondelmonti changèrent de parti, et passèrent du côté de leurs ennemis pour combattre leurs amis de la veille. La ville entière se partagea en deux camps, et en voilà pour des siècles. Est-ce bien ainsi que peuvent naître deux factions qui se déchirent ensuite durant trois cents ans? Un contrat déchiré, même dans le pays de la vendetta, met aux mains deux familles, non pas une cité, un peuple entier; le changen)ent de parti des Buondelmonti prouve qu’il y avait déjà deux partis.
Si l’on interroge la tradition, elle répond sans doute que les gibelins tenaient pour le parti impérial et les guelfes pour l’église, ce que l’on ne conteste pas dans la plupart des cas, mais ce qui ne lève pas la difficulté. Ni l’enthousiasme pour l’un de ces deux partis ni la haine contre l’un ou l’autre n’ont mis aux mains ces citoyens d’une république de banquiers. La rivalité entre la couronne et la tiare est quelque chose de trop uniforme pour expliquer tant de complications et de vicissitudes. Il y a ici un conflit plus général et plus constant. C’était la lutte de ceux qui possédaient et qui voulaient garder la richesse, le pouvoir, les charges et la supériorité du rang, contre ceux qui ne les avaient pas et qui les voulaient conquérir. Quel est le peuple au monde, quel est le siècle qui n’a pas connu ce combat des ambitions qui montent et de celles qui sont parvenues? C’est la vie politique; le secret pour les états est de leur faire leur place et de régler leurs excès. Nulle part jusqu’ici cette condition n’a été mieux remplie qu’en Angleterre. Ce pays a eu les tories, qui étaient ses gibelins, et les whigs, qui étaient ses guelfes. Nous verrons tout à l’heure comment il en a usé bien autrement que les Florentins; ne regardons en ce moment que les similitudes.
Les gibelins étaient donc des tories, les plus anciens nobles de la commune. A l’origine, ils habitaient le comté, il contado, c’est-à-dire la campagne, où régnait et florissait surtout la féodalité; c’étaient des châtelains, propriétaires fonciers, vivant du revenu de leurs terres ou des taxes prélevées sur les faibles et sur les petits; ils étaient généralement hommes de guerre. Peu à peu, grâce aux défaillances successives du pouvoir impérial, et surtout durant la querelle des investitures, ils furent contraints de traiter avec les villes qui se répandaient à leur tour sur les campagnes et assiégeaient les châteaux. Ils vinrent habiter les villes, les uns volontairement, les autres par contrainte et subissant le droit de cité comme une condition de leur défaite. Florence se grossit ainsi de la descendance des barons et des conquérans germains. Tel fut le premier noyau d’une aristocratie composée de guerriers possédant des fiefs et des terres, acceptant par nécessité le présent, c’est-à-dire une sorte d’égalité politique avec des citadins, sous le regard d’une commune défiante et jalouse. Cette aristocratie profitait de ses richesses et de ses loisirs pour dominer l’état, elle espérait tout de l’empire, qui, malgré ses fréquentes éclipses, était dans les idées du temps la source de tout pouvoir légitime; elle combattait enfin le parti du pape, parce qu’il était contraire à celui de l’empereur. A partir du commencement du XIIIe siècle, ils prirent le nom allemand de gibelins ou partisans de la famille impériale des seigneurs de Wiblingen. Être gibelin, aux yeux du reste de la commune, signifiait être ennemi du peuple et des libertés populaires, vouloir ramener Florence au despotisme féodal, avoir des intelligences avec l’étranger, des liens avec des princes ou des tyrans, en un mot avoir des vues, des idées, des tendances rétrogrades. On voit que le torysme primitif, le haut torysme, comme disent nos voisins, n’avait pas d’autre sens pour les Anglais d’il y a deux cents ans.
Toutes les familles nobles de Florence n’étaient pas gibelines, même dans le principe. On entendait bien par nobles tous ceux qui vivaient du produit de leurs terres, et les nobles florentins pratiquant le commerce sont d’une époque postérieure; mais certaines familles féodales, comprenant mieux le présent et devinant l’avenir, avaient choisi le parti populaire, d’autres avaient été jetées dans ce parti par les événemens, d’autres enfin descendaient des anciens possesseurs du sol ou étaient montées par leur fortune au même niveau, car la Toscane, ayant échappé aux Lombards, n’a pas connu les misères extrêmes de la conquête. Une aristocratie plus populaire se trouva bien vite formée avec ces hommes également riches, également libres du travail quotidien, s’appuyant sur le peuple, dont ils étaient moins éloignés, et capables de le défendre ou de le conduire au combat. Dans la querelle du sacerdoce et de l’empire, deux motifs les attachèrent au premier. D’abord leurs rivaux étaient pour les empereurs et contre les papes, en second lieu le pouvoir divin des clés, que nul ne contestait, était le seul obstacle efficace au droit divin de l’empire, que tout le monde reconnaissait encore. Partisans du peuple et ne voulant d’aucun empereur, ils prirent pourtant le nom d’un prétendant à l’empire, Welf, qui n’existait même plus : ils s’appelèrent guelfes. Pour les Florentins, ce mot signifiait dévouement à la commune, à la nation, par-dessus tout à la liberté; un guelfe était estimé un ennemi de la tyrannie, un républicain, moins les notions abstraites que ce nom renferme. Les capitaines du parti guelfe étaient les présidens du comité de sûreté publique de la commune de Florence. Quand les gibelins furent tombés pour toujours, les guelfes commencèrent à changer. Soit qu’ils fussent parvenus à ce degré du pouvoir où l’on se persuade volontiers que le progrès désiré est accompli et que tout est fait, soit que le mouvement des idées les eût dépassés, les laissant aussi en arrière que l’avaient été les gibelins, les guelfes se divisèrent en deux camps, attachant toujours comme une malédiction le nom de gibelin à la portion la moins ardente ou la plus aristocratique du parti. C’est ainsi qu’en Angleterre whiggisme fut longtemps synonyme de liberté, et que les whigs demeurèrent les champions de la révolution. C’est ainsi encore que ces guelfes anglais, quand ils ont été définitivement les maîtres, se sont partagés en whigs et radicaux. Les partis changèrent, les noms ne changèrent pas.
Voilà pour les ressemblances entre la liberté florentine et la liberté anglaise; mais combien les différences sont plus profondes et plus instructives! L’éternel débat entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas les avantages sociaux est la vie même des nations, et cependant il a fini par causer la perte de Florence. D’où vient cette issue fatale? Le hasard est-il à la source de tous nos biens et du plus précieux de tous, la liberté? Faut-il s’en tenir au scepticisme et dire avec le poète :
Quelquefois l’un se brise où l’autre s’est sauvé,
Et par où l’un périt un autre est conservé.
Sans vouloir réduire une question si sérieuse à un jeu de mots, nous
pouvons dire que le débat en question n’a été chez les Florentins
qu’un combat perpétuel et sanglant. Il y a des avantages sociaux
qui s’obtiennent par la libre discussion; ils sont des conséquences
nécessaires de la loi de justice qui est dans l’âme humaine. Tant
que la violence ne se mêle pas au procès, la raison de ceux qui en
jouissent ne peut les refuser longtemps à la raison de ceux qui en
sont privés. Ces avantages constituent la liberté. Il y en a d’autres
qui ne sont pas nécessaires, qui ne découlent pas naturellement de
la loi de justice et de notre qualité d’êtres raisonnables. Ceux-là
n’appartiennent pas à tous, ils n’existent pour les uns qu’à la condition de ne pas exister pour les autres. Un mot les renferme tous,
le pouvoir. Quand les citoyens sont moins jaloux de liberté que de
pouvoir, comme leur droit sur ce dernier est moins évident, la force
ne tarde pas à devenir le juge du différend. Alors le procès se vide
les armes à la main, la discussion s’écrit avec du sang, les argumens sont des exils, des supplices. Parce qu’ils ont préféré les biens
qui ne pouvaient être à tous, les Florentins ont perdu ceux dont
ils pouvaient tous jouir. Ils ont confondu la liberté avec le pouvoir.
Pour leur honneur, les Anglais l’ont mieux entendue : par ce mot de self-government, ils en ont donné une définition meilleure peut-être que celle de Montesquieu. Ce n’est pas un synonyme de droit au gouvernement; si cela était ainsi, les Florentins auraient eu le self-government : ils étaient républicains. Ils avaient pour but non pas d’échapper à l’intervention illégitime d’autrui dans leurs volontés, ce qui est proprement le self-government, mais de pouvoir intervenir eux-mêmes dans les volontés d’autrui. Ils ne cherchaient pas à se rendre libres de la tyrannie, ils cherchaient à exercer leur part de l’autorité tyrannique. Le peuple faisait-il une révolution, de quoi s’occupait-il aussitôt? Était-ce d’augmenter la liberté, d’alléger les entraves en diminuant l’action du gouvernement sur les particuliers, de supprimer l’espionnage? Nullement, il décidait qu’un plus grand nombre d’hommes exerceraient le droit d’imposer des entraves, de faire sentir l’action du gouvernement aux particuliers, d’être de confidence dans l’espionnage. Dans une société où de telles idées sont dominantes, il n’y a pas de liberté. Quand vous appelleriez l’universalité des citoyens à voter sur les moindres mesures de gouvernement, la vraie liberté, le self-government n’aurait pas fait un pas.
Veut-on avoir d’un Florentin la confession ingénue des sentimens que nous venons d’exposer, voici comment Guichardin s’exprime dans un dialogue sur le gouvernement de Florence, demeuré inédit jusqu’à ces dernières années. On peut l’entendre avec confiance, c’est dans ces œuvres inédites que son égoïsme prudent laisse échapper la vérité. « Si je ne me trompe, le désir de la domination et de la supériorité sur leurs semblables est si naturel aux hommes, qu’en règle générale il n’y en a guère qui aiment vraiment la liberté. Bien peu, s’ils avaient l’occasion de se rendre les maîtres de leurs concitoyens, s’abstiendraient de le faire… Si donc vous considérez attentivement la conduite de ceux qui vivent ensemble dans une même cité, si vous observez les dissensions qui s’élèvent entre eux, vous verrez que le but qu’ils se proposent est la supériorité sur les autres plutôt que la liberté… Ainsi ceux qui remplissent les premières places dans l’état ne travaillent pas davantage pour la liberté, ils ne cherchent qu’à augmenter leur pouvoir, ils veulent assurer leur rang et conserver leur prééminence[9]. »
En 1259, Sienne s’entendit avec les gibelins proscrits pour attirer les Florentins dans un piège. Le gouvernement de la commune se laissa tromper ; le parti guelfe de Sienne, disait-on, attendait qu’une armée florentine parût devant cette ville pour lui en ouvrir les portes. Les prudens du parti soupçonnèrent le piège ou devinèrent le danger. Un d’entre eux, Cece de’Gherardini, se leva pour demander des délais. Un des anziani lui interdit la parole, et lui rappela qu’un citoyen parlant sans la permission des anziani était passible d’une amende de cent livres. « Je parlerai et je paierai l’amende, répondit Gherardini. — Vous avez parlé et vous devez l’amende dès ce moment, reprit le magistrat. Si vous continuez, vous la paierez deux fois. — Soit ! dit Gherardini, et il poursuivit son discours. — Trois cents livres, si vous ajoutez un mot de plus ! cria le tyrannique personnage. — Je paierai bien trois cents livres le droit de sauver mes concitoyens de la ruine ! » s’écria à son tour le patriote Gherardini. Alors les anziani, se levant, lui dirent, que, s’il continuait, ce serait non pas avec de l’argent, mais de sa tête qu’il paierait son obstination. Le peuple eut sur-le-champ la guerre qu’il désirait tant. Il marcha au plus vite sur Sienne et perdit à Montaperti cette bataille qui, suivant l’expression de Dante, « teignit en rouge la rivière de l’Arbia. » L’exil fit aux guelfes de longs loisirs pour méditer sur la faute d’entendre si mal la liberté. La majorité, qui s’était comptée, avait cru qu’elle était libre d’agir sans entendre la minorité. Évidemment elle prenait la liberté pour le pouvoir. Bien plus, elle avait suivi le règlement. Cent livres! deux cents livres! trois cents livres d’amende! avait crié le président, quoi de plus légal? Oui, mais avec de telles manières de comprendre la liberté le gouvernement libre était impossible. Otez à la minorité, en vertu de quelque règlement que ce soit, le droit de parler, c’est, comme nous l’avons dit plus haut, intervenir d’une manière illégitime dans l’exercice de son droit, c’est enlever à des citoyens et par conséquent à tout le monde le self-government.
Ainsi, du côté de la majorité, quand on avait compté les voix d’après la mesure de bruit et de tumulte que faisaient les oui et les non sur la place publique, on passait à l’action, et l’on se croyait un peuple libre. Du côté de la minorité, quand on avait la bonne fortune de n’être pas exilé, dépouillé, on attendait l’occasion, et l’on se promettait d’être plus habile. De part et d’autre, on regardait comme tout naturel, dès que la loi était gênante, de la changer à sa guise. « Les règlemens que tu fais en octobre, dit le poète à sa ville, n’arrivent pas jusqu’à la moitié de novembre[10]. » S’ils n’avaient pu changer de lois à mesure qu’ils changeaient de désirs, ils ne se seraient pas crus libres. « Impatience, dira-t-on, vivacité d’une race qui ne supporte pas les délais ! Les Florentins ne sont pas des Anglais, et voilà tout. » Sans doute la longanimité anglaise est incompatible avec le sang bouillant de cette race latine ; mais il s’agit ici d’autre chose que de sage lenteur, il s’agit de liberté. La liberté a des allures moins emportées. Elle n’existe pas parce qu’il y a une majorité connue ou supposée pour le changement de la loi. Pour qu’elle existe, il faut que tout citoyen ait eu le loisir de se faire entendre sur le changement de la loi. Un peuple nouveau dans la liberté va droit au but et se donne des lois nouvelles d’un trait de plume, comme si l’on était au lendemain de l’établissement de la société humaine. Un peuple ancien dans la liberté sait qu’il a de vieilles lois longtemps bienfaisantes et salutaires; il n’y change rien qu’après une longue enquête. — C’est encore là du self-government.
Est-ce comprendre la liberté que de croire qu’elle consiste à faire à chacun une part dans le gouvernement? La démocratie florentine le croyait sans doute, puisque c’était là le but visible où tendaient tous ses efforts. Elle le croyait si bien qu’elle n’admettait pas le principe de la représentation. Chacun exerçait dans l’occasion sa petite part de souveraineté. Les dépositaires mêmes du pouvoir n’étaient pas des représentans de leurs concitoyens; ils étaient la plupart du temps désignés par le hasard : on tirait au sort dans des bourses les noms des magistrats qui gouvernaient la république. Si de nos jours les urnes électorales, qui gardent leur secret si peu de temps, n’ont pas été à l’abri du soupçon, que dirons-nous de ces bourses, oracles éternels de la république, sources inépuisables de fonctions et de titres, autour desquelles le parti vainqueur avait le privilège de monter la garde ! Quand les Médicis furent exilés pour la troisième fois et que la république sembla renaître avec la liberté, le peuple ne fut content que lorsqu’on eut promis le rétablissement des bienheureuses bourses. Ces républicains qui allaient se défendre avec un admirable héroïsme contre les armées du pape et de l’empereur ne se crurent libres que le jour où l’on fit briller à leurs yeux la flatteuse perspective de la loterie du pouvoir.
Il est bien que tout citoyen ait sa petite action, son influence sur le gouvernement de son pays ; mais si la liberté est le self-government, un individu la possède sans la moindre parcelle de puissance et même sans le droit au suffrage, pourvu qu’il trouve une garantie réelle dans le suffrage des autres. Êtes-vous partisan du self-government, c’est dire que vous voulez — non pas pouvoir quelque chose sur autrui, mais pouvoir tout sur vous-même, user librement de toutes vos facultés, dire et faire tout ce qui vous plaît, à la condition de respecter dans les autres la même liberté. Cette liberté toute personnelle est votre bien et votre trésor, c’est ce que vous exigez absolument de la société, et vous êtes persuadé que la société n’existe que pour vous l’assurer. Le moment vient-il d’élire les magistrats, vous exprimerez votre suffrage, ou vous publierez votre opinion en vous inquiétant de savoir non pas d’abord qui gouvernera, mais avant tout comment vous serez gouverné. Au contraire, si vous êtes partisan de la liberté considérée comme un droit de cité romaine, comme une part au commandement et à la souveraineté, vous songez moins à vous défendre de l’ingérence des autres dans vos volontés personnelles qu’à peser pour votre part dans la volonté générale; vous vous liez vous-même à l’état pour le pousser où vous voulez; vous faites tout pour y lier les autres.
Voilà la liberté dont les Florentins étaient partisans, et ils mouraient volontiers pour elle. Les conséquences sont faciles à deviner : une dispute acharnée du pouvoir, point de principe, point d’idée, si ce n’est la guerre des classes entre elles, et encore cette guerre était-elle obscurcie et rendue confuse par le mélange des partis et le mensonge des noms; la loi faite pour une portion non pour la totalité des citoyens, la minorité privée de tout droit, même de celui d’exister. Imaginez ce chaos républicain dans les murs d’une ville de cent mille âmes; c’était une révolution en miniature, mais perpétuelle. C’était un navire en révolte partagé en deux camps, ensanglanté chaque jour par des querelles, où des ennemis mortels étaient contraints de vivre dans un petit espace et les uns en face des autres jusqu’à ce que les plus forts eussent jeté les plus faibles à la mer. Et le lendemain tout était à recommencer. Les haines politiques se tournaient bien vite en haines personnelles; comment imaginer que les vainqueurs supporteraient la présence des vaincus, dont ils avaient tout à craindre? De là la pratique régulière des exils en masse : la proscription devint une institution parlementaire de Florence. — Figurez-vous l’émigration de 1792 recommençant chez nous en 1795, en 1799, en 1814, en mars et en juin 1815, en 1830, en 1848, en 1852 ! Je ne dis pas assez : supposez une émigration nouvelle avec confiscation de biens et condamnations à mort à tout changement de ministère; au lieu d’une demi-douzaine de secrétaires-généraux et de directeurs destitués ou donnant leur démission, mettez des centaines, des milliers d’hommes de toute condition, avec leurs familles, fuyant la hache du bourreau et laissant leurs biens à piller, leurs maisons à détruire de fond en comble, toutes les fois que M. Guizot succédait à M. Thiers! Chacun à tour de rôle émigrait, perdait tout, était frappé de mort civile. Et ce n’était pas une balance entre deux partis tour à tour vainqueurs : sous le même nom de gibelins étaient confondues toutes les variétés d’opinions vaincues, de partis naufragés. Gibelin, chacun l’était plus ou moins un jour, c’est-à-dire était malheureux, maudit, jeté parmi les traîtres et voué à l’infamie. Tel était le sort de la minorité, la commune se séparait d’elle comme d’un membre gangrené; elle la rejetait de ses entrailles comme un poison mortel, ou plutôt les vaincus s’éloignaient spontanément, crainte d’une pire fortune, et on les disait sortis de la cité, fuorusciti. Les fuorusciti, voilà l’opposition dans ce gouvernement singulier, où l’on votait souvent avec le poignard et où les coups de majorité entraînaient la spoliation et les incendies. Il y avait une sorte de rappel à l’ordre tout à fait digne de ce régime parlementaire. Avant de jeter l’ennemi dehors, le parti vainqueur le déclarait suspect : c’est ce qui s’appelait l’avertissement, ammonizione. L’averti, privé des droits politiques, était une victime désignée à l’exil et à la confiscation.
Il y a de quoi s’étonner qu’avec un tel régime Florence soit demeurée une cité libre durant trois siècles et demi. Elle devait périr, elle ne s’est sauvée si longtemps que par sa merveilleuse énergie. Combien il en fallait pour résister à de si horribles saignées! Mais il n’y a pas d’énergie dont la richesse ne vienne à bout, et Florence devint trop riche. Pour amasser de l’argent, les citoyens cessèrent d’être soldats, et soudoyèrent des troupes dès le commencement du XIVe siècle. Pour jouir de l’argent amassé, ils demandèrent aux Médicis la paix et le repos dans la seconde moitié du XVe. Ces deux périodes marquent les degrés d’affaiblissement de ce tempérament de fer dont le ciel et la rude existence du moyen âge les avaient pourvus. Plus tard, les retours passagers de la république ne furent que des éclairs de fortune. A un certain moment, le défaut d’énergie se trouva d’accord avec les fausses idées sur la liberté. Florence vieillie paya l’erreur de la jeune Florence. Au fond, la liberté florentine n’était autre que l’égalité. Le jour où une famille, à force de richesse, de prudence et de faveurs inouies du sort, le jour où la maison des Médicis, ayant des fils promus à la papauté et des filles mariées à des rois, fut sans rivale dans la république, les Florentins amollis consentirent à vivre dans l’égalité sous le despotisme.
Nous avons suivi, interprété, développé les jugemens de M. Trollope. Est-ce à dire que nous les approuvions tous, et que, les Florentins ayant contribué par leurs fautes à leur ruine, nous les tenions pour bien et dûment condamnés? Non sans doute, les procès que l’histoire instruit pour ou contre les nations ne peuvent se trancher si simplement. Il y a pour le juge un élément de conviction dont M. Trollope n’a pas assez tenu compte : c’est le temps et les circonstances, Pense-t-on que leur venue plus tardive au grand jour de la civilisation n’ait pas servi les Anglais? Est-il indifférent que leur liberté politique soit née de leur liberté religieuse, et que la nécessité pour chacun de choisir sa croyance ait été l’apprentissage du self-government? Négligez ces observations, que reste-t-il pour expliquer les fortunes si diverses des peuples? L’influence secrète, mais inéluctable de la race, la prédestination à la liberté ou à la servitude; il reste une espèce d’histoire naturelle des nations où une critique curieuse, mais sans cœur, sépare et distingue les espèces suivant des types éternels. Ces idées-là trouvent faveur à cause de leur apparence positive, c’est un engouement de notre temps. M. Adolphus Trollope en tient : il croit que les préjugés politiques des Florentins sont plus ou moins partagés par les nations latines; il n’est pas loin de penser même que certaines erreurs de morale sont aussi bien dans leur tempérament que ces erreurs politiques.
Je le reconnais volontiers, les races latines ne semblent pas douées au même degré que le peuple anglais de cette personnalité forte, exclusive, audacieuse même, qui fait les mâles vertus et aussi les défauts rebutans des races du nord. C’est peut-être pour cela qu’elles n’ont pas songé à fonder le bon gouvernement sur une liberté individuelle absolue. C’est pour cela encore que beaucoup d’esprits parmi elles rêvent toujours des associations sans liberté. Toutefois il y a une éducation des peuples comme des particuliers, et cette éducation se fait par les idées. C’est l’esprit de Dieu qui souffle sans doute où il veut, mais qui ne veut rien avec caprice et sans ordre, qui marque à chaque idée sa date et son échéance. Je le demande, où était l’idée de la liberté individuelle au commencement du XIIe siècle? À ce moment, la jeune commune de Florence arrivait à son émancipation. Comment affirma-t-elle sa liberté? Est-ce au nom d’un principe philosophique? En aucune façon, elle s’installa au milieu du monde politique d’alors, à un certain degré de l’échelle féodale, par des contrats, par des parchemins, par des sermens. Elle cessa d’avoir un comte ou un duc, et se mit elle-même à leur place; elle eut des vassaux, surtout dans sa banlieue, qui pour cela s’appelait il contado, et ceux qui l’habitaient reçurent le nom de contadini, qu’ils ont encore. Elle ne connut d’autre seigneur que l’empereur, et que pouvait être un seigneur qui demeurait si loin, qui venait si rarement, dont la présence durait si peu, le temps de lever une somme d’argent qu’on lui donnait en échange de quelque nouveau diplôme? Si c’était là en effet la seule liberté connue, il n’y a pas lieu de s’étonner qu’elle ne parût pas un bien commun imprescriptible, qu’elle ne fût même pas le droit de tous les hommes habitant dans les mêmes murs. Ce bien, on pouvait donc le perdre, et la commune rejetait de son sein ceux qui lui paraissaient infidèles ou dangereux à l’association. Quand les gibelins chassaient les guelfes ou les guelfes les gibelins, ils croyaient déchirer un contrat mal observé, non violer une loi naturelle et supérieure à tout contrat. Ce n’était pas à leurs yeux comme aux nôtres une énormité. Plaignons les Florentins d’avoir essayé dans un temps barbare les voies toujours âpres et difficiles de la liberté, mais soyons persuadés que tout autre peuple, dans le même temps, eût commis des fautes analogues.
Ainsi des erreurs de morale. Nous croyons que la morale varie dans une certaine mesure suivant le progrès des temps; mais admettre qu’elle change suivant les races nous paraît aussi contraire au bon sens qu’à la dignité humaine. En vérité, les Florentins auraient eu trop à se plaindre de la destinée, si l’air qu’ils respiraient, si le sang qui coulait dans leurs veines les eût voués fatalement aux doctrines machiavéliques. Quoi ! parce qu’ils étaient nés de l’autre côté des Alpes et de l’Apennin, parce qu’ils étaient catholiques (car M. Trollope confond leur race et leur religion dans une même injustice), les Florentins devaient avoir deux morales, l’une théorique, officielle, celle du devoir et de la religion, l’autre courante, pratique, celle des mœurs réelles et de l’opinion! Quoi! parce que les Anglais ont l’insigne avantage de voir le jour de l’autre côté du détroit et de n’être pas nés dans le catholicisme, ils n’ont qu’une morale, ils pratiquent ce qu’ils professent, et leur vie s’accorde avec leur devoir, et un Machiavel n’a pas été possible parmi eux ! Il suffirait, ce nous semble, de rappeler à M. Adolphus Trollope un moraliste qui, sans être Italien ni catholique, n’a pas été plus aimable dans sa doctrine, Thomas Hobbes, lequel n’est qu’un Machiavel plus lourd que l’autre.
Non, la morale des nations n’est pas un instinct qui se perpétue; elles ne font pas leur loi morale comme les abeilles leur cellule, toujours en hexagone; elles ne font pas leurs gouvernemens comme les castors leurs barrages, toujours maçonnés de la même manière. La morale est une comme l’humanité, seulement les hommes l’appliquent avec plus ou moins de lumières. Si des hommes de Florence ont tenu une conduite qui révolte la conscience d’un homme de nos jours, ne croyons pas cependant que « le mal fût leur bien » par la même force occulte qui ferait trouver à certains animaux une nourriture salutaire dans des plantes vénéneuses. Soyons convaincus que des hommes de tout autre climat, vivant dans les mêmes siècles, au milieu du même spectacle de désordres et de violence, n’auraient pas donné de plus édifians exemples. Machiavel reconnaît deux lois, celle qui dit tout haut dans les églises : Soyez des hommes! et celle qui dit tout bas dans le secret du cabinet : Soyez des bêtes féroces! mais c’est la familiarité du crime, non l’instinct de la race, qui amène cette monstrueuse séparation entre la morale et la vie. Les hommes avaient été trop longtemps gouvernés avec des procédés de bêtes féroces pour qu’il fût aisé de croire à l’efficacité des procédés humains.
Nous nous sommes proposé de comparer les idées de deux historiens, l’un national, l’autre étranger, sur la république de Florence, et de faire entrevoir par quelles doctrines politiques ou morales ils ont été amenés à des conclusions très différentes. Si nous cherchons à compléter cette étude en faisant sa place à la critique littéraire et en marquant légèrement la physionomie individuelle de l’un et de l’autre auteur, nous verrons qu’ici encore les habitudes nationales ont eu leur influence, que les qualités et les défauts tiennent en grande partie à la doctrine, que l’écrivain a été plus ou moins heureux suivant que le politique a obéi à la vérité ou au préjugé, au bon sens ou à la mode.
M. Giudici ouvre aux recherches un champ nouveau; grâce à lui, trois ou quatre fils conducteurs sont tendus dans le labyrinthe du moyen âge italien. Les communes prennent dans son livre une forme plus nette et comme une figure plus vivante que dans celui de Sismondi. On pénètre jusqu’à un certain point dans les mystères de leurs statuti ou constitutions multiples. Florence, négligée dans ses obscurs commencemens, occupe la place la plus considérable dans le second volume et tout le troisième, qui se compose de documens. Parmi ces derniers, on peut lire avec grand profit les ordinamenti della giustizia et les règlemens de l’arte di calimala. Ces ordinamenti ou ordonnances, créés par Giano della Bella, instituèrent ce que les Florentins appelaient il seconda popolo, le second peuple ou la forme définitive de la démocratie florentine[11]. Jamais il n’y en eut au monde d’aussi jalouse : c’est en vertu de ces ordinamenti que les nobles, c’est-à-dire ceux qui étaient d’extraction féodale et qui vivaient du revenu de leurs terres, furent exclus de toute fonction publique. Pareils à ces Romains du patriciat qui dépouillaient la robe prétexte pour devenir tribuns du peuple, les nobles qui ne voulaient pas être victimes d’une sorte d’ostracisme à l’intérieur devaient se faire inscrire sur le registre de l’un des arts ou associations des métiers de la ville. Après ce que nous avons dit de l’éclosion toute féodale et toute gothique de la liberté florentine, ces règlemens exclusifs ne doivent pas étonner. M. Giudici mérite des remercîmens pour avoir publié cette constitution démocratique du XIIIe siècle. Quant aux règlemens de l’art de calimala ou de la tonture des étoffes de laine, qui était la société la plus nombreuse et la plus puissante de Florence, les historiens de l’économie politique y trouveront une organisation industrielle dont les corps de métiers établis ailleurs par privilèges royaux ne peuvent donner l’idée.
Le titre de l’ouvrage de M. Giudici promet une histoire détaillée des communes italiennes, et en effet il tient une partie de ses promesses. C’est la partie durable de l’ouvrage; mais l’auteur n’a pas évité recueil presque inévitable du sujet, l’ensemble du tableau est difficile à saisir. Il faut à chaque instant des transitions, et elles sont vagues ou pénibles. Il faut passer périodiquement de Venise à Milan, de Milan à Gênes, et recommencer ainsi la tournée. De plus M. Giudici s’est particulièrement attaché au récit des événemens généraux coordonné en vue de soutenir la doctrine de l’unité. Il y a gagné des lecteurs en Italie, nous n’en doutons pas. On est peu porté à chicaner le patriotisme accompagné du talent. Pourquoi ne dirions-nous pas que, s’il fallait réduire ce livre aux conditions que le titre semblait poser, nous regretterions plus d’une page éloquente qui n’est pas dans le sujet? Nous perdrions, par exemple, la belle narration, simple et sévère, des derniers momens de la république florentine. Cependant, il faut l’avouer, l’histoire des communes italiennes reste à faire. Peut-être faut-il croire avec M. Villari, dans son remarquable article du Politecnico de Milan, indiqué en tête de notre travail, que toute composition générale sur ce sujet est encore prématurée. Les villes italiennes sont toutes d’anciens états, et des états qui n’ont pas mis l’ordre dans leurs archives.
Pas assez d’ensemble dans l’ouvrage ou un ensemble factice demandé à l’idée de l’unité italienne, voilà ce que je remarque dans la composition du livre de l’Histoire des Communes; trop de pompe, une dignité trop constante, c’est là aussi ce qui me gâte un peu le style de M. Giudici. Les prosateurs italiens, quand ils ne sont pas Toscans, ne peuvent, n’osent peut-être se passer d’être nobles et magnifiques. M. Giudici est Sicilien; on le devinerait au besoin dans quelques chapitres de son Histoire de la littérature italienne, on ne le devinerait pas dans sa manière d’écrire. On écrit de ce ton toujours élevé depuis Turin jusqu’à Palerme. C’est une tradition littéraire : les historiens de ce pays, sauf les écrivains du XIVe au XVIe siècle, se drapent dans une toge à l’antique. La marque moderne manque essentiellement aux prosateurs italiens. Sans doute les historiens anciens sont nos maîtres : une vie, une chaleur admirables circulent dans leurs récits, et c’est là proprement ce qui en fait des modèles éternels ; mais aussi combien il était naturel que l’histoire dans un horizon si borné prît la forme d’un drame ! On se passionne pour Périclès ou contre Cléon, parce qu’ils jouent un rôle qui remplit toute l’histoire de leur temps; mais on reste froid devant les déclamations contre un Ezzelino da Romano, parce qu’il n’a qu’une page dans son siècle, et parce qu’il semble peu naturel qu’un écrivain venu plus de six cents ans après dise de lui que, « s’étalant dans le sang, il croyait dormir sur un lit de roses, » ou, qu’aux yeux d’un tel tyran, « le sang ne tache pas, mais qu’il es une pourpre et un ornement. » A six siècles de distance, ces colère de l’expression ne ressemblent qu’à de la rhétorique. J’aime mieux la froideur tant reprochée à Villani ou à Machiavel.
Ce qui provoque surtout M. Giudici à être orateur un peu plus qu’il ne convient, c’est qu’il a la préoccupation, l’inquiétude de l’historien qui plaide une cause. Il veut faire aimer la liberté, ce qui est un noble but, et haïr les princes, ce qui était du patriotisme en Italie, où depuis des siècles on ne connaissait guère que des oppresseurs étrangers: mais ces secondes vues, ces arrière-pensées, toutes généreuses qu’elles puissent être, n’altèrent pas moins la physionomie que la véracité de l’histoire : elle ne dit pas tout à fait ce qui est, et elle le dit autrement qu’elle ne doit. Ce sont alors des élans, des sorties qui surprennent le lecteur: « Insensés! paroles honteuses et dégoûtantes! » On dirait que c’est hier que les Romains appelaient Conrad III, et que l’archevêque de Milan haranguait l’empereur Frédéric Barberousse. Parfois, comme un avocat qui recommande aux juges chacun de ses argumens, comme un prédicateur qui craint que ses auditeurs ne s’endorment, l’écrivain aura des appels de ce genre : « Voyez quelles furent les conséquences! » — « Entendez ce qui fut fait à cette occasion! » Voici un exemple des fautes de goût où peut tomber un homme d’esprit qui raconte le XIIe siècle en pensant trop au XIXe « Et voilà quelle fut la miséricorde que ce grand prince avait promis de garder en temps et lieu pour les Milanais! Et peut-être il ne manqua pas de voix impudentes pour anticiper dans la diète de ce temps sur les paroles insensées et barbares que l’on prononça sur une autre cité malheureuse dans un parlement de notre temps, et pour dire : « L’ordre règne dans Milan! »
N’oublions pas pourtant que ces petites erreurs avaient une bien noble cause, le grand but, le but patriotique de la délivrance. Cette rhétorique indiscrète faisait lire le livre; les événemens d’il y a six siècles faisaient souvenir de ceux d’hier ou d’aujourd’hui. Ce n’est pas seulement la faute des écrivains : les gouvernemens forçaient l’histoire aux sous-entendus, la condamnaient aux allusions. Un jour, la postérité s’étonnera des efforts inquiets, des hyperboles à froid, de la marche oblique de tant de plumes distinguées. Tout a servi contre l’ennemi commun, journaux, livres, tableaux même, toujours des sujets de liberté, des scènes d’affranchissement, prises n’importe où, au loin comme dans le passé, mais parlant fort clairement à qui savait entendre. Les Italiens, jouant au plus fin avec leurs princes, étaient passés maîtres dans la conspiration de l’allusion. Sur toute la ligne, on pratiquait le procédé du poète Berchet, cachant l’Italie contemporaine sous la vieille ligue lombarde ou versant sur les infortunes de 1821 des larmes qui semblaient couler pour les réfugiés de Parga. Quand les choses en sont arrivées à ce point, tout ce qui tombe sous la main est une arme; il n’y a plus de terrain neutre, ni pour l’histoire, ni pour la vérité, ni pour le goût. Si l’on revient de M. Giudici à M. Adolphus Trollope, quel contraste ! Autant le premier s’efforce d’être littéraire, ce qui est très italien, autant le second prend ses aises avec le lecteur, ce qui paraît devenir de plus en plus anglais. J’ai déjà fait entendre que quatre gros volumes, deux mille cinq cents pages compactes, c’est beaucoup pour l’histoire de Florence de 1107 à 1531. L’auteur se fait pourtant lire avec intérêt, précisément à cause de cette personnalité naïve qui s’étale. On ne se figure pas la consommation d’humour qui est faite dans ces volumes longuement médités, dans cette politique gravement et consciencieusement déduite. Il y a de tout, même de la gaîté, dans ce savant ouvrage. Je ne doute pas que les habitudes du romancier ne soient venues visiter de temps en temps l’historien dans la solitude austère des archives; mais l’exemple a été donné par des historiens plus grands et plus autorisés. Carlyle a fait école; l’histoire a voulu être amusante comme un roman. En Angleterre comme en France, elle a entrepris de faire concurrence à la littérature des désœuvrés. Il n’y a pas d’école de Carlyle, si l’on entend par là un groupe d’historiens ou de publicistes partageant ses principes. M. Trollope est aussi loin que possible du culte des héros, hero worship, et des grands hommes à mission providentielle : ou chercherait en vain dans toute l’histoire de la république de Florence un personnage auquel il ait élevé un piédestal, si modeste qu’il fût. Il n’est pas moins ennemi de tout ce qui jette le discrédit sur les parlemens, de tout ce qui attaque le système des débats publics et le gouvernement par la parole. Il croit trop à la puissance du self-government pour être un anti-parlementaire; mais, comme plus d’un écrivain de notre temps, s’il a résisté aux idées du biographe de Cromwell et de Frédéric de Prusse, il s’est laissé aller à imiter sa manière.
Il est permis à Rabelais de comparer le lecteur philosophe à un chien qui ronge un « os médullaire. » Cependant parce que les Florentins du XIIIe siècle auront préféré un étranger à un citoyen comme podestà ou juge, ira-t-on les comparer à la même espèce canine subissant volontiers le joug d’un piqueur, pour avoir une distribution équitable dans les pitances? Pour le dire en passant, je crains que la comparaison n’ait aussi peu de justesse que d’élégance. Les cantons primitifs de la Suisse, race allemande pourtant, avaient des prévôts appelés exprès du dehors pour rendre la haute justice, c’est-à-dire pour prononcer sur les biens et sur la vie. L’auteur voudrait-il cependant étendre sa désobligeante comparaison à ces républicains des Alpes qui s’entendaient si bien à défendre leurs libertés? Ce n’est pas la seule fois que M. Adolphus Trollope est en défaut pour avoir oublié de faire la part des temps et des usages; mais, si par hasard il se trompe, combien une plaisanterie intempestive ajoute de mauvaise grâce à une erreur!
Est-ce un Robert, roi de Naples, ou quelque Picrochole qui s’en va soutirer de l’argent à la république comme un prodigue neveu à son oncle débonnaire? Que dire d’une majesté a qui met le magot dans sa poche, » et de la réflexion suivante : « bien que je ne puisse garantir que cette circonstance soit absolument consignée dans les chroniques, je crois pouvoir ajouter que sa majesté, à ce moment, dut mettre sa langue dans sa joue et cligner de l’œil à quelque noble chambellan qui était de service? » Si un roi de Naples est traité comme un Crispin, on ne sera pas surpris qu’un empereur d’Allemagne qui vend trop cher ses services soit comparé à un cabman, c’est-à-dire à un cocher de fiacre qui demande deux fois le prix de sa course. Naturellement la gaîté du savant écrivain n’épargne pas les souverains pontifes. Savez-vous pourquoi il y avait autrefois des anti-papes? C’est qu’il n’y avait ni Punch ni Charivari, car, s’il y en avait eu, les compétiteurs à la chaire de saint Pierre n’auraient pas manqué d’être présentés au monde et à la postérité sous la forme de deux mâtins pourvus d’une chaîne et d’un collier, tous deux traînés malgré eux par leurs partisans, tous deux poussés de force en avant, tous deux contraints de se saisir à la gorge en un combat qu’ils auraient bien voulu éviter. Je ne sais si M. Adolphus Trollope a senti le besoin de combler la lacune que faisait au moyen âge l’absence du Punch et du Charivari ; mais, hélas! c’est pourtant ainsi qu’on écrit l’histoire.
Je pourrais citer encore bien des échantillons de ce goût de trivialité que Carlyle, le premier, je crois, entre les Anglais, a introduit dans la gravité de l’histoire. J’aime mieux indiquer à quel état des mœurs il peut tenir. Soit que l’habitude de se gouverner par la parole ait eu pour effet de donner à l’éloquence anglaise tout le laisser-aller de la liberté, soit que la fréquence et la longueur des discours aient forcé d’y ménager des temps d’arrêt pour respirer et comme de petits repos pour l’esprit fatigué de pensées sérieuses, c’est un fait d’observation que les hommes d’état de ce pays mêlent volontiers la plaisanterie au langage des affaires. Au milieu d’un entretien des plus sérieux, ils vous échappent, ils s’amusent à quelque joyeuseté qui n’est ni cherchée quand elle éclate, ni repoussée quand elle se présente. Vous souriez peut-être avec dédain, croyant avoir affaire à un homme léger, ou vous entrez en défiance, prenant cette plaisanterie pour un faux-fuyant. Détrompez-vous, ce plaisant est un homme grave, ce persifleur est un caractère solide, et il vous le prouve en reprenant le plus naturellement du monde le fil de la discussion. La politique anglaise est comme la matrone romaine d’Horace, qui par momens entre en danse avec les satyres moqueurs. Certes lord Palmerston était bien loin d’être un grand orateur; mais il n’y avait pas d’orateur plus Anglais. Il était aussi gai, à son aise et de belle humeur devant les communes que cet autre Temple, quand il se promenait le long de ses espaliers, donnant des consultations aux ministres dans l’embarras. Un orateur bien plus éloquent que lord Palmerston, un artiste de la parole, c’était lord Macaulay; mais comme il était moins écouté! Merveilleux savoir, esprit inépuisable, riche imagination, il avait tout, sauf l’imprévu de la causerie anglaise. J’ai entendu dire à un homme d’état de ses amis que Macaulay était un orgue aux mille tuyaux qu’on allait entendre pour la beauté de ses sons. Il avait toutes les notes excepté l’éclat de rire qui repose tout le monde, orateur et assemblée, la pointe d’humour qui fait ressembler l’éloquence anglaise à une libre conversation en place publique.
Il faut bien se mettre au point de vue des mœurs anglaises pour ne pas porter dans cette matière un jugement tout français. Qu’il soit donc permis à un historien anglais d’égayer son récit. Cependant l’histoire ne peut permettre toutes les fantaisies que l’on passe au discours public, et la raison en est qu’en aucun pays l’on n’écrit comme on parle. Le livre, de nos jours, a beau se rapprocher de la conversation, il ne se confondra jamais avec elle; jamais on ne racontera aux générations vivantes les générations qui les ont précédées avec le même sans-gêne que l’on débite, le dos tourné à la cheminée, l’historiette du jour.
En terminant cette étude, nous nous demandions quel historien l’on aurait pu faire de ces deux écrivains, s’il avait été permis de les réunir en un seul. En les mêlant, on corrigerait peut-être le sans-façon moderne de l’un et le classicisme théâtral de l’autre, on joindrait les connaissances étendues de celui-ci à la méthode pratique de celui-là, on ferait avec le premier la part des fautes des hommes et des peuples, avec le second celle des temps et des situations; mais, puisque cela est impossible, faisons par la pensée ce juste tempérament de leurs qualités et de leurs idées diverses ou contraires. Qu’on les mette en regard l’un de l’autre et qu’on les lise ensemble. M. Trollope, autant que M. Giudici, expliquera, chemin faisant, ces noms de dignités et de magistratures dont le sens a changé plusieurs fois avec les siècles, et voilà une première source d’erreurs supprimée. Ce préjugé qui faisait de l’Italie un peuple d’artistes, moins que cela, un peuple de cicérones, qui n’a plus, après l’épuisement de ses écoles de poésie et d’art, qu’à vivre du produit de sa vieille littérature et de ses musées, MM. Giudici et Trollope le battront également en brèche, l’un avec l’éloquence de son patriotisme, l’autre avec celle des faits, qui est encore plus concluante : il en faut prendre son parti, l’Italie ne naît pas, elle renaît à la vie politique. Ici commenceront les dissemblances. Avec M. Giudici, vous serez porté à croire que l’Italie du XIIe et du XIIIe siècle tendait déjà vers l’unité; mais l’analyse patiente des faits par M. Trollope vous prouvera que dans cette même Italie des temps reculés il n’existait rien qui ressemblât à l’unité. Le rapprochement des gibelins et des guelfes avec les tories et les whigs par M. Trollope vous édifiera sur la valeur de l’assimilation de ces vieux partis italiens avec les néo-gibelins et les néo-guelfes de notre temps par M. Giudici. Après avoir suivi dans celui-ci le laborieux développement des communes italiennes, vous reconnaîtrez qu’il était bien difficile que l’Italie, contrariée par le pouvoir temporel de l’église, parvînt à fonder son unité nationale; mais après avoir lu M. Trollope, qui n’est rien moins qu’un apologiste des papes, vous serez convaincu que le pouvoir temporel n’était ni la cause unique, ni même la cause principale des divisions infinies de l’Italie. Vous accorderez à l’auteur italien que jamais peuple n’a dû lutter contre un tel concours de circonstances fatales; mais vous serez obligé de confesser avec l’auteur anglais que jamais nation ne s’est préparé tant de malheurs par le mauvais usage qu’elle a fait de sa liberté. Ainsi, grâce à la comparaison sur un même sujet d’un écrivain national qui reproduit les tendances dominantes de son pays et d’un étranger devenu citoyen par ses longues études, sans l’être par l’assujettissement aux préjugés nationaux, l’histoire se corrige elle-même, et au nom du passé donne au présent d’utiles leçons. L’occasion de ce rapprochement était aussi rare que l’opportunité de ces leçons était manifeste; nous avons voulu en profiter.
LOUIS ÉTIENNE.
- ↑ Tacite, Annales, I, 79.
- ↑ On rencontre cette idée dans la Satire Ménippée, qui l’attribue à Innocent III.
- ↑ Storia dei Comuni italiani, t. Ier, p. 10.
- ↑ Inferno, l. X, v. 47.
- ↑ Ibid., l. XXIV, v. 150 et suiv.
- ↑ Paradiso, l. XVII, v. 61-69.
- ↑ Ibid, l. XVI, v. 49.
- ↑ Scritti varj, Firenze 1863, p. 204.
- ↑ Del Reggimento di Firenze. — Œuvres inédites de Guicciardini, t. II, p. 51.
- ↑ Purgatorio, VI, V. 143.
- ↑ On appelait primo popolo la première organisation démocratique établie en 1249 à la suite d’une révolte contre le parti gibelin, qui était resté maître de Florence grâce à l’appui de Frédéric II. Le secondo popolo ou seconde démocratie fut organisé en 1282. Les chefs de cette démocratie fondèrent une aristocratie nouvelle qui reçut le nom de popolani grassi, ou riches non issus de sang noble.