Éditions Édouard Garand (p. 41-47).


POÈME CHAMPÊTRE


À Monsieur Jean Charbonneau,
au délicat poète.


Sur les monts alignés comme une caravane,
Le soleil en sa gloire émerge à l’horizon.
Le ciel semble or et sang. Du fond de la savane
Un roitelet pieux entonne une oraison.

Dans la paix du matin, l’alouette, au rivage,
Fait son nid en chantant ses refrains coutumiers
Sur le miroir des eaux se mire un lis sauvage ;
Un jardin jette au vent des senteurs de pommiers.

Des étangs, des fossés, et des mares boueuses,
Avec le jour naissant s’éteint soudain le bruit
Monotone que font les grenouilles peureuses
Dès l’aube pourchassant les ombres de la nuit.

La ferme se reprend doucement à la vie.
Au loin, dans les pâtis des troupeaux vont meuglants.
Sur les toits, les pigeons roucoulent à l’envie.
Aux prés, les moissonneurs cheminent à pas lents.

Et par la route où traîne ainsi que des fantômes,
Du brouillard matinal les blancs langes soyeux,
Sur le fond verdoyant du frais gazon, les hommes
Voient l’ombre de leurs corps s’allonger devant eux.


La brise parfumée est caressante et douce.
Elle apporte en passant des odeurs de moissons
Qui, des coteaux ombreux capitonnés de mousse,
Grisent les nids rêveurs cachés dans les buissons.

Bientôt des faulx s’élève aux champs le clair murmure.
Les reins arqués, les bras roussis par le soleil,
Sur le sol les faucheurs couchent la toison mûre
Des épis dont l’or semble un liquide vermeil.

Parfois, quelques lézards vautrés dans les ornières,
Sommeillent côte à côte, engourdis, paresseux.
Des couleuvres s’enfuient longeant les sablonnières ;
Un mulot cherche abri sous quelque tronc mousseux.

Des crapauds sous l’auvent parfumé des javelles,
Quettent béatement, vermisseaux et criquets.
Soudain, passe un enfant, et mille sauterelles
D’un bond strident s’enfuient à l’ombre des bosquets.

II

Cependant d’un clocher trouant l’épais feuillage,
L’airain lance en l’azur sa prière au midi.
Les grillons ont cessé leur triste babillage.
Paisibles sont les champs ; calme l’air attiédi.

Plus rien ne bouge. Seule, à cette heure où la route
Repose et dort, l’on voit venir, d’un pas léger,
Une servante dont la voix met en déroute
Quelques moutons broutant le long d’un potager.

Et les hommes suivant le plus âgé, leur maître.
Après avoir groupé leurs outils en faisceau,
Vont s’asseoir, tour à tour, à l’ombre d’un gros hêtre
Dans le faîte duquel vocalise un oiseau.

Gens rustiques et forts, orgueilleux et tenaces,
Ne reculant jamais en face du labeur,
Ils disent en commun pieusement les Grâces,
Graves et recueillis jusqu’au fond de leur cœur.

Leur couteau fruste au poing, ils partagent les vivres.
Et le bon lard salé sur les tranches de pain,
Apaise l’appétit de ces travailleurs ivres
Du parfum des épis odorant le lointain.


Et c’est la sieste. Alors, avec désinvolture,
Dans l’herbe enseveli pour prendre son repos,
Chacun livre au sommeil sa robuste stature,
Pour que bientôt leur corps s’éveille plus dispos.

Et de nouveau s’engage, émouvante, la lutte
Où la moisson paraît reculer pas à pas.
L’homme a vaincu la plaine, et, maintenant, la « Butte »
Sous la faulx qui la mord se soumet au trépas.

Parfois, un paysan, du creux de quelque souche,
Tire une cruche en grès, et, les deux bras tendus,
En fixe lentement le goulot à sa bouche
Et boit, les yeux au ciel rêveusement perdus.

Ainsi, de l’aube au soir, semant parmi les gerbes
La douleur et la mort, l’homme sera vainqueur,
Heureux d’associer à ses moissons superbes,
L’espoir du pain conquis aux peines de son cœur.

III

Le soir naît. La bruine envahit la montagne
Où, pâle, le soleil s’enfonce avec lenteur.
Ses sublimes rayons traînent sur la campagne,
Ensanglantant du ciel le nord évocateur.

Et tels des vagabonds dévalant par « l’Ormière »,
Reviennent les faucheurs, harassés, poussiéreux.
Au loin, les yeux émus, ils cherchent leur chaumière
Dont le toit disparaît dans le soir ténébreux.

Les hiboux maraudeurs hululent aux domaines.
Le feu Saint-Elme danse ; il pleuvra demain…
Car le long des fossés odorants de verveines,
Passe la luciole étoilant le chemin.

Demain… ! Mais aujourd’hui par cette nuit profonde,
Je vais en évoquant ces toits silencieux,
Et songe que Dieu tendre a jeté sur ce monde,
Comme un baume à leurs maux, le sommeil oublieux.

IV

Je passe et vous envie, ô maître de la glèbe !
Votre travail auguste à notre genre humain
Donne la vie et non la mort. C’est à la plèbe
Que nous devons de vivre un heureux lendemain.

De vos bois, de vos champs, gardez le culte intense !
Du Sol laissez toujours l’amour vous envahir !
À jamais vouez-lui toute votre existence :
Le Sol est un ami qui ne peut vous trahir !

Aimez la maison pleine où résonnent sans cesse
D’un beau groupe d’enfants et les ris et les chants.
Aimez, chantez, croissez, et que votre vieillesse
Se repeuple à leurs jeux de souvenirs touchants.

Et quand viendra la mort ainsi qu’une courtière,
Cet instant sera doux et lent à s’approcher,
Car celui dont le corps repose au cimetière,
Rêve toujours en paix à l’ombre du clocher.


Quelque chose de lui le rappelle à sa race.
Les cloches, chaque jour lui parlent des vivants
Il entend de leurs pas le bruit sourd qui s’efface
Quand le dimanche, ils vont par les grands blés mouvants.

Il s’émeut et sourit sur sa couche suprême,
Quand un gars du pays, robuste et travailleur,
Unit sa destinée à la femme qu’il aime,
Et se jurent tous deux un avenir meilleur.

Il chante aussi parfois — mais on ne l’entend pas —
Quand d’une cloche au loin l’accent joyeux acclame
De quelque nouveau-né la venue ici bas.
Et l’aïeul est heureux et le Sol le proclame !

Ô Paysans ! aimez, louez, choyez la Terre !
De la ville, en vos cœurs, chassez les vains appas !
Anathème à qui fuit la tâche héréditaire,
Car un souvenir meurt à chacun de ses pas !