Les Guèbres ou la Tolérance/Édition Garnier

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 6 - Théâtre (5) (p. 504-567).


PERSONNAGES

IRADAN, tribun militaire, commandant dans le château d’Apamée.

CÉSÈNE, son frère et son lieutenant.

ARZÉMON, Parsis ou Guèbre, agriculteur retiré près de la ville d’Apamée.

ARZÉMON, son fils.

ARZAME, sa fille.

MÉGATISE, Guèbre, soldat de la garnison.

prêtres de pluton.

L’EMPEREUR et ses officiers.

soldats.

La scène est dans le château d’Apamée, sur l’Oronte, en Syrie.

ACTE I


Scène I

Iradan, Césène.
césène.

Je suis las de servir. Souffrirons-nous, mon frère,
Cet avilissement du grade militaire ?
N’avez-vous avec moi, dans quinze ans de hasards,
Prodigué votre sang dans les camps des Césars
Que pour languir ici loin des regards du maître,
Commandant subalterne et lieutenant d’un prêtre ?
Apamée à mes yeux est un séjour d’horreur.
J’espérais près de vous montrer quelque valeur,
Combattre sous vos lois, suivre en tout votre exemple ;
Mais vous n’en recevez que des tyrans d’un temple ;
Ces mortels inhumains, à Pluton consacrés,
Dictent par votre voix leurs décrets abhorrés :
Ma raison s’en indigne, et mon honneur s’irrite
De vous voir en ces lieux leur premier satellite.

iradan.

Ah des mêmes chagrins mes sens sont pénétrés ;
Moins violent que vous, je les ai dévorés :

Mais que faire ? Et qui suis-je ? Un soldat de fortune
Né citoyen romain, mais de race commune,
Sans soutiens, sans patrons, qui daignent m’appuyer,
Sous ce joug odieux il m’a fallu plier.
Des prêtres de Pluton, dans les murs d’Apamée,
L’autorité fatale est trop bien confirmée :
Plus l’abus est antique, et plus il est sacré ;
Par nos derniers Césars on l’a vu révéré.
De l’empire persan l’Oronte nous sépare ;
Gallien veut punir la nation barbare
Chez qui Valérien, victime des revers,
Chargé d’ans et d’affronts, expira dans les fers.
Venger la mort d’un père est toujours légitime.
Le culte des Persans à ses yeux est un crime.
Il redoute, ou du moins il feint de redouter
Que ce peuple inconstant, prompt à se révolter,
N’embrasse aveuglément cette secte étrangère,
À nos lois, à nos dieux, à notre État, contraire ;
Il dit que la Syrie a porté dans son sein
De vingt cultes nouveaux le dangereux essaim,
Que la paix de l’empire en peut être troublée,
Et des Césars un jour la puissance ébranlée :
C’est ainsi qu’il excuse un excès de rigueur.

césène.

Il se trompe ; un sujet gouverné par l’honneur
Distingue en tous les temps l’État et sa croyance.
Le trône avec l’autel n’est point dans la balance.
Mon cœur est à mes dieux, mon bras à l’empereur.
Eh quoi ! Si des Persans vous embrassiez l’erreur,
Aux serments d’un tribun seriez-vous moins fidèle ?
Seriez-vous moins vaillant ? Auriez-vous moins de zèle ?
Que César à son gré se venge des Persans ;
Mais pourquoi parmi nous punir des innocents ?
Et pourquoi vous charger de l’affreux ministère
Que partage avec vous un sénat sanguinaire ?

iradan.

On prétend qu’à ce peuple il faut un joug de fer,
Une loi de terreur, et des juges d’enfer.
Je sais qu’au Capitole on a plus d’indulgence ;
Mais le cœur en ces lieux se ferme à la clémence :
Dans ce sénat sanglant les tribuns ont leur voix ;
J’ai souvent amolli la dureté des lois ;

Mais ces juges altiers contestent à ma place
Le droit de pardonner, le droit de faire grâce.

CÉSÈNE

Ah ! Laissons cette place et ces hommes pervers.
Sachez que je vivrais dans le fond des déserts
Du travail de mes mains, chez un peuple sauvage,
Plutôt que de ramper dans ce dur esclavage.

IRADAN

Cent fois, dans les chagrins dont je me sens presser,
A ces honneurs honteux j’ai voulu renoncer ;
Et, foulant à mes pieds la crainte et l’espérance,
Vivre dans la retraite et dans l’indépendance ;
Mais j’y craindrais encor les yeux des délateurs :
Rien n’échappe aux soupçons de nos accusateurs.
Hélas ! Vous savez trop qu’en nos courses premières
On nous vit des Persans habiter les frontières ;
Dans les remparts d’Émesse un lien dangereux,
Un hymen clandestin nous enchaîna tous deux :
Ce nœud saint par lui-même est par nos lois impie,
C’est un crime d’État que la mort seule expie ;
Et contre les Persans César envenimé
Nous punirait tous deux d’avoir jadis aimé.

CÉSÈNE

Nous le mériterions. Pourquoi, malgré nos chaînes,
Avons-nous combattu sous les aigles romaines ?
Triste sort d’un soldat ! docile meurtrier,
Il détruit sa patrie et son propre foyer
Sur un ordre émané d’un préfet du prétoire ;
Il vend le sang humain ! c’est donc là de la gloire !
Nos homicides bras, gagés par l’empereur,
Dans des lieux trop chéris ont porté leur fureur.
Qui sait si, dans Émesse abandonnée aux flammes,
Nous n’avons pas frappé nos enfants et nos femmes ?
Nous étions commandés pour la destruction ;
Le feu consuma tout ; je vis notre maison,
Nos foyers enterrés dans la perte commune.
Je ne regrette point une faible fortune ;
Mais nos femmes, hélas nos enfants au berceau !
Ma fille, votre fils, sans vie et sans tombeau !
César nous rendra-t-il ces biens inestimables ?
C’est de l’avoir servi que nous sommes coupables ;
C’est d’avoir obéi quand il fallut marcher,


Quand César alluma cet horrible bûcher ;
C’est d’avoir asservi sous des lois sanguinaires
Notre indigne valeur et nos mains mercenaires.

IRADAN

Je pense comme vous, et vous me connaissez ;
Mes remords par le temps ne sont point effacés.
Mon métier de soldat pèse à mon cœur trop tendre ;
Je pleurerai toujours sur ma famille en cendre ;
J’abhorrerai ces mains qui n’ont pu les sauver ;
Je chérirai ces pleurs qui viennent m’abreuver :
Nous n’aurons, dans l’ennui qui tous deux nous consume,
Que des nuits de douleur et des jours d’amertume.

CÉSÈNE

Pourquoi donc voulez-vous de nos malheureux jours,
Dans ce fatal service, empoisonner le cours ?
Rejetez un fardeau que ma gloire déteste ;
Demandez à César un emploi moins funeste :
On dit qu’en nos remparts il revient aujourd’hui.

IRADAN

Il faut des protecteurs qui m’approchent de lui ;
Percerai-je jamais cette foule empressée,
D’un préfet du prétoire esclave intéressée,
Ces flots de courtisans, ce monde de flatteurs,
Que la fortune attache aux pas des empereurs,
Et qui laisse languir la valeur ignorée,
Loin des palais des grands, honteuse et retirée ?

CÉSÈNE

N’importe, à ses genoux il faudra nous jeter ;
S’il est digne du trône, il doit nous écouter.


Scène II


Iradan, Césène, Mégatise.

IRADAN

Soldat, que me veux-tu ?

MÉGATISE

Des prêtres d’Apamé
Une horde nombreuse, inquiète, alarmée,
Veut qu’on ouvre à l’instant, et prétend vous parler.

IRADAN

Quelle victime encor leur faut-il immoler ?

MÉGATISE

Ah ! tyrans !

CÉSÈNE

C’en est trop, mon frère, je vous quitte ;
Je ne contiendrais pas le courroux qui m’irrite :
Je n’ai point de séance au tribunal de sang
Où montent les tribuns par les droits de leur rang ;
Si j’y dois assister, ce n’est qu’en votre absence.
De votre ministère exercez la puissance,
Tempérez de vos lois les décrets rigoureux,
Et, si vous le pouvez, sauvez les malheureux.


Scène III


Iradan, Le Grand-Prêtre de Pluton et ses suivants ; Mégatise, Soldats.

IRADAN

Ministres de nos dieux, quel sujet vous attire ?
LE GRAND-PRÊTRE.
Leur service, leur loi, l’intérêt de l’empire,
Les ordres de César.

IRADAN

Je les respecte tous,
Je leur dois obéir ; mais que m’annoncez-vous ?
LE GRAND-PRÊTRE.
Nous venons condamner une fille coupable,
Qui, des mages Persans disciple abominable,
Au pied du mont Liban, par un culte odieux,
Invoquait le soleil, et blasphémait nos dieux ;
Envers eux criminelle, envers César lui-même,
Elle ose mépriser notre juste anathème.
Vous devez avec nous prononcer son arrêt ;
Le crime est avéré, son supplice est tout prêt.

IRADAN

Quoi ! la mort !
LE SECOND PRÊTRE.
Elle est juste, et notre loi l’exige.

IRADAN

Mais ses sévérités…
LE GRAND-PRÊTRE.
Elle mourra, vous dis-je ;
On va dans ce moment la remettre en vos mains :
Remplissez de César les ordres souverains.

IRADAN

Une fille ! Un enfant !
LE SECOND PRÊTRE.
Ni le sexe, ni l’âge
Ne peut fléchir les dieux que l’infidèle outrage.

IRADAN

Cette rigueur est grande ; il faut l’entendre au moins.
LE GRAND-PRÊTRE.
Nous sommes à la fois et juges et témoins.
Un profane guerrier ne devrait point paraître
Dans notre tribunal à côté du grand-prêtre,
L’honneur du sacerdoce en est trop irrité ;
Affecter avec nous l’ombre d’égalité,
C’est offenser des dieux la loi terrible et sainte ;
Elle exige de vous le respect et la crainte :
Nous seuls devons juger, pardonner, ou punir,
Et César vous dira comme il faut obéir.

IRADAN

Nous sommes ses soldats, nous servons notre maître.
Il peut tout.
LE GRAND-PRÊTRE.
Oui, sur vous.

IRADAN

Sur vous aussi peut-être.
LE GRAND-PRÊTRE.
Nos maîtres sont les dieux.

IRADAN

Servez-les aux autels.
LE GRAND-PRÊTRE.
Nous les servons ici contre les criminels.

IRADAN

Je sais quels sont vos droits ; mais vous pourriez apprendre
Qu’on les perd quelquefois en voulant les étendre.
Les pontifes divins, justement respectés.
Ont condamné l’orgueil, et plus les cruautés ;
Jamais le sang humain ne coula dans leurs temples :

Ils font des vœux pour nous ; imitez leurs exemples.
Tant qu’en ces lieux surtout je pourrai commander,
N’espérez pas me nuire, et me déposséder
Des droits que Rome accorde aux tribuns militaires.
Rien ne se fait ici par des lois arbitraires ;
Montez au tribunal, et siégez avec moi.
Vous, soldats, conduisez, mais au nom de la loi,
La malheureuse enfant dont je plains la détresse ;
Ne l’intimidez point, respectez sa jeunesse,
Son sexe, sa disgrâce ; et, dans notre rigueur,
Gardons-nous bien surtout d’insulter au malheur.
 Il monte au tribunal.
Puisque César le veut, pontifes, prenez place.
LE GRAND-PRÊTRE.
César viendra bientôt réprimer tant d’audace.


Scène IV


Les Précédents, Arzame.

Iradan est placé entre le premier et le second pontife.

IRADAN

Approchez-vous, ma fille, et reprenez vos sens.
LE GRAND-PRÊTRE.
Vous avez à nos yeux, par un impur encens,
Honorant un faux dieu qu’ont annoncé les mages,
Aux vrais dieux des Romains refusé vos hommages ;
A nos préceptes saints vous avez résisté ;
Rien ne vous lavera de tant d’impiété.
LE SECOND PRÊTRE.
Elle ne répond point ; son maintien, son silence,
Sont aux dieux comme à nous une nouvelle offense.

IRADAN

Prêtres, votre langage a trop de dureté,
Et ce n’est pas ainsi que parle l’équité :

Si le juge est sévère, il n’est point tyrannique.
Tout soldat que je suis je sais comme on s’explique…
Ma fille, est-il bien vrai que vous ne suiviez pas
Le culte antique et saint qui règne en nos climats ?

ARZAME

Oui, seigneur, il est vrai.

LE GRAND-PRÊTRE.

C’en est assez.

LE SECOND PRÊTRE.

Son crime
Est dans sa propre bouche ; elle en sera victime.

IRADAN

Non, ce n’est point assez et si la loi punit
Les sujets syriens qu’un mage pervertit,
On borne la rigueur à bannir des frontières
Les Persans ennemis du culte de nos pères.
Sans doute elle est Persane ; on peut de ce séjour
L’envoyer aux climats dont elle tient le jour.
Osez, sans vous troubler, dire où vous êtes née,
Quelle est votre famille et votre destinée.

ARZAME

Je rends grâce, seigneur, à tant d’humanité :
Mais je ne puis jamais trahir la vérité ;
Mon cœur, selon ma loi, la préfère à la vie :
Je ne puis vous tromper, ces lieux sont ma patrie.

IRADAN

Ô vertu trop sincère ! ô fatale candeur !
Eh bien ! prêtres des dieux, faut-il que votre coeur
Ne soit point amolli du malheur qui la presse ?
De sa simplicité, de sa tendre jeunesse ?

LE GRAND-PRÊTRE.

Notre loi nous défend une fausse pitié :
Au soleil à nos yeux elle a sacrifié ;
Il a vu son erreur, il verra son supplice.

ARZAME

Avant de me juger connaissez la justice :
Votre esprit contre nous est en vain prévenu ;
Vous punissez mon culte, il vous est inconnu.

Sachez que ce soleil qui répand la lumière,
Ni vos divinités de la nature entière,
Que vous imaginez résider dans les airs,
Dans les vents, dans les flots, sur la terre, aux enfers,
Ne sont point les objets que mon culte envisage ;
Ce n’est point au soleil à qui je rends hommage,
C’est au Dieu qui le fit, au Dieu son seul auteur,
Qui punit le méchant et le persécuteur,
Au Dieu dont la lumière est le premier ouvrage ;
Sur le front du soleil il traça son image,
Il daigna de lui-même imprimer quelques traits
Dans le plus éclatant de ses faibles portraits :
Nous adorons en eux sa splendeur éternelle.
Zoroastre, embrasé des flammes d’un saint zèle,
Nous enseigna ce Dieu que vous méconnaissez.
Que par des dieux sans nombre en vain vous remplacez,
Et dont je crains pour vous la justice immortelle.
Des grands devoirs de l’homme il donna le modèle ;
Il veut qu’on soit soumis aux lois de ses parents,
Fidèle envers ses rois, même envers ses tyrans,
Quand on leur a prêté serment d’obéissance :
Que l’on tremble surtout d’opprimer l’innocence ;
Qu’on garde la justice, et qu’on soit indulgent ;
Que le cœur et la main s’ouvrent à l’indigent ;
De la haine à ce cœur il défendit l’entrée ;
Il veut que parmi nous l’amitié soit sacrée :
Ce sont là les devoirs qui nous sont imposés…
Prêtres, voilà mon Dieu : frappez, si vous l’osez.

IRADAN

Vous ne l’oserez point ; sa candeur et son âge,
Sa naïve éloquence, et surtout son courage,
Adouciront en vous cette âpre austérité
Qu’un faux zèle honora du nom de piété.
Pour moi, je vous l’avoue, un pouvoir invincible
M’a parlé par sa bouche, et m’a trouvé sensible ;
Je cède à cet empire, et mon cœur combattu
En plaignant ses erreurs admire sa vertu :

À ses illusions si le ciel l’abandonne,
Le ciel peut se venger ; mais que l’homme pardonne.
Dût César me punir d’avoir trop émoussé
Le fer sacré des lois entre nos mains laissé,
J’absous cette coupable.

LE GRAND-PRÊTRE.

Et moi, je la condamne.
Nous ne souffrirons pas qu’un soldat, un profane,
Corrompant de nos lois l’inflexible équité,
Protège ici l’erreur avec impunité.

LE SECOND PRÊTRE.

Il faut savoir surtout quel mortel l’a séduite,
Quel rebelle en secret la tient sous sa conduite,
De son sang réprouvé quels sont les vils auteurs.

ARZAME

Qui ? Moi ! J’exposerais mon père à vos fureurs ?
Moi, pour vous obéir, je serais parricide ?
Plus votre ordre est injuste, et moins il m’intimide.
Dites-moi quelles lois, quels édits, quels tyrans,
Ont jamais ordonné de trahir ses parents ?
J’ai parlé, j’ai tout dit, et j’ai pu vous confondre ;
Ne m’interrogez plus, je n’ai rien à répondre.

LE GRAND-PRÊTRE.

On vous y forcera… Garde de nos prisons,
Tribun, c’est en vos mains que nous la remettons ;
C’est au nom de César, et vous répondrez d’elle.
Je veux bien présumer que vous serez fidèle
Aux lois de l’empereur, à l’intérêt des cieux.


Scène V


Iradan, Arzame.

IRADAN

Tout au nom de César, et tout au nom des dieux !
C’est en ces noms sacrés qu’on fait des misérables :
Ô pouvoirs souverains, on vous en rend coupables !..
Vous, jeune malheureuse, ayez un peu d’espoir.
Vous me voyez chargé d’un funeste devoir ;
Ma place est rigoureuse, et mon âme indulgente.

Des prêtres de Pluton la troupe intolérante
Par un cruel arrêt vous condamne à périr ;
Un soldat vous absout, et veut vous secourir.
Mais que puis-je contre eux ? Le peuple les révère,
L’empereur les soutient ; leur ordre sanguinaire
A mes yeux, malgré moi, peut être exécuté.

ARZAME

Mon cœur est plus sensible à votre humanité
Qu’il n’est glacé de crainte à l’aspect du supplice.

IRADAN

Vous pourriez désarmer leur barbare injustice,
Abjurer votre culte, implorer l’empereur ;
J’ose vous en prier.

ARZAME

Je ne le puis, seigneur.

IRADAN

Vous me faites frémir, et j’ai peine à comprendre
Tant d’obstination dans un âge si tendre ;
Pour des préjugés vains aux nôtres opposés
Vous prodiguez vos jours à peine commencés.

ARZAME

Hélas ! Pour adorer le Dieu de mes ancêtres
Il me faut donc mourir par la main de vos prêtres !
Il me faut expirer par un supplice affreux,
Pour n’avoir pas appris l’art de penser comme eux !
Pardonnez cette plainte, elle est trop excusable ;
Je n’en saurai pas moins d’un front inaltérable
Supporter les tourments qu’on va me préparer,
Et chérir votre main qui veut m’en délivrer.

IRADAN

Ainsi vous surmontez vos mortelles alarmes,
Vous, si jeune et si faible ! et je verse des larmes !
Je pleure, et d’un œil sec vous voyez le trépas !
Non, malheureuse enfant, vous ne périrez pas :
Je veux, malgré vous-même, obtenir votre grâce ;
De vos persécuteurs je braverai l’audace.
Laissez-moi seulement parler à vos parents :
Qui sont-ils ?

ARZAME

Des mortels inconnus aux tyrans,
Sans dignités, sans biens ; de leurs mains innocentes
Ils cultivaient en paix des campagnes riantes,

Fidèles à leur culte ainsi qu’à l’empereur.

IRADAN

Au bruit de vos dangers ils mourront de douleur ;
Apprenez-moi leur nom.

ARZAME

J’ai gardé le silence
Quand de mes oppresseurs la barbare insolence
Voulait que mes parents leur fussent décelés ;
Mon cœur fermé pour eux s’ouvre quand vous parlez :
Mon père est Arzémon : ma mère infortunée
Quand j’étais au berceau finit sa destinée ;
A peine je l’ai vue ; et tout ce qu’on m’a dit,
C’est qu’un chagrin mortel accablait son esprit ;
Le ciel permet encor que le mien s’en souvienne :
Elle mouillait de pleurs et sa couche et la mienne.
Je naquis pour la peine et pour l’affliction.
Mon père m’éleva dans sa religion,
Je n’en connus point d’autre ; elle est simple, elle est pure ;
C’est un présent divin des mains de la nature.
Je meurs pour elle.

IRADAN

Ô ciel ! Ô dieux qui l’écoutez,
Sur cette âme si belle étendez vos bontés !
Mais parlez, votre père est-il dans Apamée ?

ARZAME

Non, seigneur, de César il a suivi l’armée :
Il apporte en son camp les fruits de ses jardins,
Qu’avec lui quelquefois j’arrosai de mes mains :
Nos mœurs, vous le voyez, sont simples et rustiques

IRADAN

Reste de l’âge d’or et des vertus antiques,
Que n’ai-je ainsi vécu ! Que tout ce que j’entends
Porte au fond de mon cœur des traits intéressants !
Vivez, ô noble objet ! Ce cœur vous en conjure.
J’en atteste cet astre et sa lumière pure,
Lui par qui je vous vois et que vous révérez ;
S’il est sacré pour vous, vos jours sont plus sacrés,
Et je perdrai ma place avant qu’en sa furie
La main du fanatisme attente à votre vie…

Vous la suivrez, soldats ; mais c’est pour observer
Si ces prêtres cruels oseraient l’enlever ;
Contre leurs attentats vous prendrez sa défense.
Il est beau de mourir pour sauver l’innocence.
Allez.

ARZAME

Ah ! C’en est trop ; mes jours infortunés
Méritent-ils, seigneur, les soins que vous prenez ?
Modérez ces bontés d’un sauveur et d’un père.


Scène VI


IRADAN

Je m’emporte trop loin : ma pitié, ma colère,
Me rendront trop coupable aux yeux du souverain ;
Je crains mes soldats même, et ce terrible frein,
Ce frein que l’imposture a su mettre au courage ;
Cet antique respect, prodigué d’âge en âge
A nos persécuteurs, aux tyrans des esprits.
Je verrai ces guerriers d’épouvante surpris ;
Ils se croiront souillés du plus énorme crime,
S’ils osent refuser le sang de la victime.
Ô superstition, que tu me fais trembler !
Ministres de Pluton, qui voulez l’immoler !
Puissances des enfers, et comme eux inflexibles,
Non, ce n’est pas pour moi que vous serez terribles :
Un sentiment plus fort que votre affreux pouvoir
Entreprend sa défense, et m’en fait un devoir ;
Il étonne mon âme, il l’excite, il la presse :
Mon indignation redouble ma tendresse :
Vous adorez les dieux de l’inhumanité,
Et je sers contre vous le Dieu de la bonté.

ACTE II



Scène I


Iradan, Césène.

CÉSÈNE

Ce que vous m’apprenez de sa simple innocence,
De sa grandeur modeste, et de sa patience,
Me saisit de respect, et redouble l’horreur
Que sent un cœur bien né pour le persécuteur.
Quelle injustice, ô ciel et quelles lois sinistres
Faut-il donc à nos dieux des bourreaux pour ministres ?
Numa, qui leur donna des préceptes si saints,
Les avait-il créés pour frapper les humains ?
Alors ils consolaient la nature affligée.
Que les temps sont divers ! Que la terre est changée !…
Ah ! Mon frère, achevez tout ce récit affreux,
Qui fait pâlir mon front, et dresser mes cheveux.

IRADAN

Pour la seconde fois ils ont paru, mon frère,
Au nom de l’empereur et des dieux qu’on révère ;
Ils les ont fait parler avec tant de hauteur,
Ils ont tant déployé l’ordre exterminateur
Du prétoire, émané contre les réfractaires,
Tant attesté le ciel et leurs lois sanguinaires,
Que mes soldats, tremblants et vaincus par ces lois,
Ont baissé leurs regards au seul son de leur voix.
Je l’avais bien prévu : ces prêtres du Tartare
Avancent fièrement ; et, d’une main barbare,
Ils saisissent soudain la fille d’Arzémon,
Cette enfant si sublime, Arzame (c’est son nom) ;
Ils la traînaient déjà : quelques soldats en larmes

Les priaient à genoux ; nul ne prenait les armes.
Je m’élance sur eux, je l’arrache à leurs mains :
« Tremblez, hommes de sang ; arrêtez, inhumains ;
Tremblez ! elle est Romaine ; en ces lieux elle est née,
Je la prends pour épouse. O dieux de l’hyménée !
Dieux de ces sacrés noeuds, dieux cléments, que je sers,
Je triomphe avec vous des monstres des enfers !
Armez et protégez la main que je lui donne ! »
Ma cohorte à ces mots se lève et m’environne ;
Leur courage renaît. Les tyrans confondus
Me remettent leur proie, et restent éperdus.
« Vous savez, ai-je dit, que nos lois souveraines
Des saints nœuds de l’hymen ont consacré les chaînes ;
Que nul n’ose porter sa téméraire main
Sur l’auguste moitié d’un citoyen romain :
Je le suis ; respectez ce nom cher à la terre. »
Ma voix les a frappés comme un coup de tonnerre :
Mais, bientôt revenus de leur stupidité,
Reprenant leur audace et leur atrocité,
Leur bouche ose crier à la fraude, au parjure ;
Cet hymen, disent-ils, n’est qu’un jeu d’imposture,
Une offense à César, une insulte aux autels ;
Je n’en ai point tissu les liens solennels ;
Ce n’est qu’un artifice indigne et punissable…
Je vais donc le former cet hymen respectable :
Vous l’approuvez, mon frère, et je n’en doute pas ;
Il sauve l’innocence, il arrache au trépas
Un objet cher aux dieux aussi bien qu’à moi-même,
Qu’ils protègent par moi, qu’ils ordonnent que j’aime,
Et qui, par sa vertu, plus que par sa beauté,
Est l’image, à mes yeux, de la divinité.

CÉSÈNE

Qui ? Moi ! Si je l’approuve ! Ah, mon ami, mon frère !
Je sens que cet hymen est juste et nécessaire :
Après l’avoir promis, si, rétractant vos voeux,
Vous n’accomplissiez pas vos destins généreux,
Je vous croirais parjure, et vous seriez complice
Des fureurs des tyrans armés pour son supplice.

Arzame, dites-vous, a dans le plus bas rang
Obscurément puisé la source de son sang ;
Avons-nous des aïeux dont les fronts en rougissent ?
Ses grâces, sa vertu, son péril, l’ennoblissent.
Dégagez vos serments, pressez ce nœud sacré.
Le fils d’un Scipion s’en croirait honoré.
Ce n’est point là sans doute un hymen ordinaire,
Enfant de l’intérêt et d’un amour vulgaire ;
La magnanimité forme ces sacrés noeuds,
Ils consolent la terre, ils sont bénis des cieux ;
Le fanatisme en tremble : arrachez à sa rage
L’objet, le digne objet de votre juste hommage.

IRADAN

Eh bien ! Préparez tout pour ce nœud solennel,
Les témoins, le festin, les présents, et l’autel ;
Je veux qu’il s’accomplisse aux yeux des tyrans même
Dont la voix infernale insulte à ce que j’aime.
 À des suivants.
Qu’on la fasse venir… Mon frère, demeurez,
Digne et premier témoin de mes serments sacrés.
La voici.

CÉSÈNE

Son aspect déjà vous justifie.


Scène II


Iradan, Césène, Arzame.

IRADAN

Arzame, c’est à vous que mon cœur sacrifie ;
Ce cœur, qui ne s’ouvrait qu’à la compassion,
Repoussait loin de vous la persécution.
Contre vos ennemis l’équité se soulève :

Elle a tout commencé, l’amour parle et l’achève.
Je suis prêt de former, en présence des dieux,
En présence du vôtre, un nœud si précieux,
Un nœud qui fait ma gloire, et qui vous est utile,
Qui contre vos tyrans vous ouvre un prompt asile,
Qui vous peut en secret donner la liberté
D’exercer votre culte avec sécurité.
Il n’en faut point douter, l’éternelle puissance,
Qui voit tout, qui fait tout, a fait cette alliance ;
Elle vous a portée aux écueils de la mort,
Dans un orage affreux qui vous ramène au port ;
Sa main, qu’elle étendait pour sauver votre vie,
Tissut en même temps ce saint nœud qui nous lie.
Je vous présente un frère ; il va tout préparer
Pour cet heureux hymen dont je dois m’honorer.

ARZAME

A votre frère, à vous, pour tant de bienfaisance,
Hélas ! J’offre mon trouble et ma reconnaissance ;
Puisse l’astre du jour épancher sur tous deux
Ses rayons les plus purs et les plus lumineux !
Goûtez, en vous aimant, un sort toujours prospère ;
Mais, ô mon bienfaiteur ! Ô mon maître ! Ô mon père !
Vous qui faites sur moi tomber ce noble choix,
Daignez prêter l’oreille en secret à ma voix.

CÉSÈNE

Je me retire, Arzame, et mes mains empressées
Vont préparer pour vous les fêtes annoncées ;
Tendre ami de mon frère, heureux de son bonheur,
Je partage le vôtre, et vois en vous ma soeur.

ARZAME

Que vais-je devenir ?


Scène III


Iradan, Arzame.

IRADAN

Belle et modeste Arzame,
Versez en liberté vos secrets dans mon âme ;
Ils sont à moi, parlez, tout est commun pour nous.

ARZAME

Mon père ! En frémissant je tombe à vos genoux.

IRADAN

Ne craignez rien, parlez à l’époux qui vous aime.

ARZAME

J’atteste ce soleil, image de Dieu même,
Que je voudrais pour vous répandre tout le sang
Dont ces prêtres de mort vont épuiser mon flanc.

IRADAN

Ah ! Que me dites-vous ? Et quelle défiance !
Tout le mien coulera plutôt qu’on vous offense ;
Ces tyrans confondus sauront nous respecter.

ARZAME

Juste Dieu ! Que mon cœur ne peut-il mériter
Une bonté si noble, une ardeur si touchante !

IRADAN

Je m’honore moi-même, et ma gloire est contente
Des honneurs qu’on doit rendre à ma digne moitié.

ARZAME

C’en est trop… bornez-vous, Seigneur, à la pitié ;
Mais daignez m’assurer qu’un secret qui vous touche
Ne sortira jamais de votre auguste bouche.

IRADAN

Je vous le jure.

ARZAME

Eh bien !…

IRADAN

Vous semblez hésiter,
Et vos regards sur moi tremblent de s’arrêter ;
Vous pleurez, et j’entends votre cœur qui soupire.

ARZAME

Écoutez, s’il se peut, ce que je dois vous dire :
Vous ne connaissez pas la loi que nous suivons ;
Elle peut être horrible aux autres nations ;
La créance, les mœurs, le devoir, tout diffère ;
Ce qu’ici l’on proscrit, ailleurs on le révère :
La nature a chez nous des droits purs et divins
Qui sont un sacrilège aux regards des Romains ;
Notre religion, à la vôtre contraire,
Ordonne que la sœur s’unisse avec le frère,
Et veut que ces liens, par un double retour,
Rejoignent parmi nous la nature à l’amour ;

La source de leur sang, pour eux toujours sacrée,
En se réunissant n’est jamais altérée.
Telle est ma loi.

IRADAN

Barbare ! Ah ! que m’avez-vous dit ?

ARZAME

Je l’avais bien prévu… votre cœur en frémit.

IRADAN

Vous avez donc un frère ?

ARZAME

Oui, seigneur, et je l’aime
Mon père à son retour dut nous unir lui-même ;
Mais ma mort préviendra ces nœuds infortunés,
De nos Guèbres chéris, et chez vous condamnés.
Je ne suis plus pour vous qu’une vile étrangère,
Indigne des bienfaits jetés sur ma misère,
Et d’autant plus coupable à vos yeux alarmés,
Que je vous dois la vie, et qu’enfin vous m’aimez.
Seigneur, je vous l’ai dit, j’adore en vous mon père ;
Mais plus je vous chéris, et moins j’ai dû me taire.
Rendez ce triste cœur, qui n’a pu vous tromper,
Aux homicides bras levés pour le frapper.

IRADAN

Je demeure immobile, et mon âme éperdue
Ne croit pas en effet vous avoir entendue.
De cet affreux secret je suis trop offensé ;
Mon cœur le gardera… mais ce cœur est percé.
Allez ; je cacherai mon outrage à mon frère.
Je dois me souvenir combien vous m’étiez chère :
Dans l’indignation dont je suis pénétré,
Malgré tout mon courroux, mon honneur vous sait gré
De m’avoir dévoilé cet effrayant mystère.
Votre esprit est trompé, mais votre âme est sincère.
Je suis épouvanté, confus, humilié ;
Mais je vous vois toujours d’un regard de pitié :
Je ne vous aime plus, mais je vous sers encore.

ARZAME

Il faut bien, je le vois, que votre cœur m’abhorre.
Tout ce que je demande à ce juste courroux,
Puisque je dois mourir, c’est de mourir par vous,
Non des horribles mains des tyrans d’Apamée.
Le père, le héros, par qui je fus aimée,

En me privant du jour, de ce jour que je hais,
En déchirant ce cœur tout plein de ses bienfaits,
Rendra ma mort plus douce, et ma bouche expirante
Bénira jusqu’au bout cette main bienfaisante.

IRADAN

Allez, n’espérez pas, dans votre aveuglement,
Arracher de mon âme un tel consentement.
Par le pouvoir secret d’un charme inconcevable,
Mon cœur s’attache à vous, tout ingrate et coupable :
Vos nœuds me font horreur ; et dans mon désespoir,
Je ne puis vous haïr, vous quitter, ni vous voir.

ARZAME

Et moi, seigneur, et moi, plus que vous confondue,
Je ne puis m’arracher d’une si chère vue,
Et je crois voir en vous un père courroucé
Qui me console encor quand il est offensé.


Scène IV


Iradan, Arzame, Césène.

CÉSÈNE

Mon frère, tout est prêt, les autels vous demandent ;
Les prêtresses d’hymen, les flambeaux vous attendent ;
Le peu de vos amis qui nous reste en ces murs
Doit vous accompagner à ces autels obscurs,
Grossièrement parés, et plus ornés par elle
Que ne l’est des Césars la pompe solennelle.

IRADAN

Renvoyez nos amis, éteignez ces flambeaux.

CÉSÈNE

Comment ! quel changement ! Quels désastres nouveaux !
Sur votre front glacé l’horreur est répandue !
Ses yeux baignés de pleurs semblent craindre ma vue !

IRADAN

Plus d’autels, plus d’hymen.

ARZAME

J’en suis indigne.

CÉSÈNE

Ô ciel !
Dans quel contentement je parais cet autel !

Combien je chérissais cet heureux ministère !
Quel plaisir j’éprouvais dans le doux nom de frère !

ARZAME

Ah ! Ne prononcez pas un nom trop odieux.

CÉSÈNE

Que dites-vous ?

IRADAN

Il faut m’arracher de ces lieux ;
Renonçons pour jamais à ce poste funeste,
À ce rang avili qu’avec vous je déteste,
À tous ces vains honneurs d’un soldat détrompé,
Trop basse ambition dont j’étais occupé.
Fuyons dans la retraite où vous vouliez vous rendre ;
De nos enfants, mon frère, allons pleurer la cendre :
Nos femmes, nos enfants, nous ont été ravis ;
Vous pleurez votre fille, et je pleure mon fils.
Tout est fini pour nous, sans espoir sur la terre,
Que pouvons-nous prétendre à la cour, à la guerre ?
Quittons tout, et fuyons. Mon esprit aveuglé
Cherchait de nouveaux nœuds qui m’auraient consolé ;
Ils sont rompus, le ciel en a rompu la trame.
Fuyons, dis-je, à jamais et du monde et d’Arzame.

CÉSÈNE

Vous me glacez d’effroi ; quel trouble et quels desseins !
Vous laisseriez Arzame à ses vils assassins,
À ses bourreaux ? Qui ? Vous !

IRADAN

Arrêtez ; peut-on croire
D’un soldat, de son frère, une action si noire ?
Ce que j’ai commencé je le veux achever ;
Je ne la verrai plus, mais je dois la sauver :
Mes serments, ma pitié, mon honneur, tout m’engage ;
Et je n’ai point de vous mérité cet outrage :
Vous m’offensez.

ARZAME

Ô ciel ! ô frères généreux !
Dans quel saisissement vous me jetez tous deux !
Hélas ! vous disputez pour une malheureuse ;
Laissez-moi terminer ma destinée affreuse :
Vous en voulez trop faire, et trop sacrifier ;
Vos bontés vont trop loin, mon sang doit les payer.


Scène V


Les Précédents, Les Prêtres de Pluton, Soldats.

LE GRAND-PRÊTRE.
Est-ce ainsi qu’on insulte à nos lois vengeresses.
Qu’on trahit hautement la foi de ses promesses,
Qu’on ose se jouer avec impunité
Du pouvoir souverain par vous-même attesté ?
Voilà donc cet hymen et ce nœud si propice
Qui devait de César enchaîner la justice ;
Ce citoyen romain qui pensait nous tromper !
La victime à nos mains ne doit plus échapper.
Déjà César instruit connaît votre imposture ;
Nous venons en son nom réparer son injure.
Soldats qu’il a trompés, qu’on enlève soudain
Le criminel objet qu’il protégeait en vain ;
Saisissez-la.

ARZAME

Mon père !
IRADAN
Aux soldats.
Ingrats !

CÉSÈNE

Troupe insolente !…
Arrêtez… devant moi qu’un de vous se présente,
Qu’il l’ose, au moment même il mourra de mes mains.
LE GRAND-PRÊTRE.
Ne le redoutez pas.

IRADAN

Tremblez, vils assassins ;
Vous n’êtes plus soldats quand vous servez ces prêtres.
LE GRAND-PRÊTRE.
Les dieux, César, et nous, soldats, voilà vos maîtres.

CÉSÈNE

Fuyez, vous dis-je.

IRADAN

Et vous, objet infortuné,
Rentrez dans cet asile à vos malheurs donné.

CÉSÈNE

Ne craignez rien.

ARZAME
en se retirant.
Je meurs.
LE GRAND-PRÊTRE.
Frémissez, infidèles,
César vient, il sait tout, il punit les rebelles :
D’une secte proscrite indignes partisans,
De complots ténébreux coupables artisans,
Qui deviez devant moi, le front dans la poussière,
Abaisser en tremblant votre insolence altière,
Qui parlez de pitié, de justice, et de lois,
Quand le courroux des dieux parle ici par ma voix,
Qui méprisez mon rang, qui bravez ma puissance ;
Vous appelez la foudre, et c’est moi qui la lance !


Scène VI


Iradan, Césène.

CÉSÈNE

Un tel excès d’audace annonce un grand pouvoir.

IRADAN

Ils nous perdront, sans doute ; ils n’ont qu’à le vouloir.

CÉSÈNE

Plus leur orgueil s’accroît, plus ma fureur augmente.

IRADAN

Qu’elle est juste, mon frère, et qu’elle est impuissante !
Ils ont pour les défendre et pour nous accabler
César, qu’ils ont séduit, les dieux, qu’ils font parler.

CÉSÈNE

Oui ; mais sauvons Arzame.

IRADAN

Écoutez : Apamée
Touche aux États persans, la ville est désarmée ;
Les soldats de ce fort ne sont point contre moi,
Et déjà quelques-uns m’ont engagé leur foi :
Courez à nos tyrans, flattez leur violence ;
Dites que votre frère, écoutant la prudence,
Mieux conseillé, plus juste, à son devoir rendu,
Abandonne un objet qu’il a trop défendu ;
Dites que par leurs mains je consens qu’elle meure,
Que je livre sa tête avant qu’il soit une heure :

Trompons la cruauté qu’on ne peut désarmé. ;
Enfin promettez tout, je vais tout confirmer.
Dès qu’elle aura passé ces fatales frontières,
Je mets entre elle et moi d’éternelles barrières ;
A vos conseils rendu, je brise tous mes fers ;
Loin d’un service ingrat, caché dans des déserts,
Des humains avec vous je fuirai l’injustice.

CÉSÈNE

Allons, je promettrai ce cruel sacrifice ;
Je vais étendre un voile aux yeux de nos tyrans.
Que ne puis-je plutôt enfoncer dans leurs flancs
Ce glaive, cette main que l’empereur emploie
A servir ces bourreaux avides de leur proie !
Oui, je vais leur parler.


Scène VII


Iradan, Le Jeune Arzémon, parcourant le fond de la scène d’un air inquiet et égaré.

LE JEUNE ARZÉMON

Ô mort ! Ô Dieu vengeur !
Ils me l’ont enlevée ; ils m’arrachent le coeur…
Où la trouver ? Où fuir ? Quelles mains l’ont conduite ?

IRADAN

Cet inconnu m’alarme : est-il un satellite
Que ces juges sanglants se pressent d’envoyer
Pour observer ces lieux, et pour nous épier ?

LE JEUNE ARZÉMON

Ah !… La connaissez-vous ?

IRADAN

Ce malheureux s’égare.
Parle : que cherches-tu ?

LE JEUNE ARZÉMON

La vertu la plus rare…
La vengeance, le sang, les ravisseurs cruels,
Les tyrans révérés des malheureux mortels…
Arzame ! Chère Arzame ?… Ah ! Donnez-moi des armes,
Que je meure vengé !

IRADAN

Son désespoir, ses larmes,
Ses regards attendris, tout furieux qu’ils sont,

Les traits que la nature imprima sur son front,
Tout me dit : c’est son frère.

LE JEUNE ARZÉMON

Oui, je le suis.

IRADAN

Arrête,
Garde un profond silence, il y va de ta tête.

LE JEUNE ARZÉMON

Je te l’apporte, frappe.

IRADAN

Enfants infortunés !
Dans quels lieux les destins les ont-ils amenés !
Toi, le frère d’Arzame !

LE JEUNE ARZÉMON

Oui, ton regard sévère
Ne m’intimide pas.

IRADAN

Ce jeune téméraire
Me remplit à la fois d’horreur et de pitié ;
Il peut avec sa sœur être sacrifié.

LE JEUNE ARZÉMON

Je viens ici pour l’être.

IRADAN

Ô rigueurs tyranniques !
Ce sont vos cruautés qui font les fanatiques…
Écoute, malheureux, je commande ce fort ;
Mais ces lieux sont remplis de ministres de mort :
Je te protégerai ; résous-toi de me suivre.

LE JEUNE ARZÉMON

Puis-je la voir enfin ?

IRADAN

Tu peux la voir et vivre ;
Calme-toi.

LE JEUNE ARZÉMON

Je ne puis… Ah ! seigneur, pardonnez
A mes sens éperdus, d’horreurs aliénés.
Quoi ! ces lieux, dites-vous, sont en votre puissance,
Et l’on y traîne ainsi la timide innocence !
Vos esclaves romains de leurs bras criminels
Ont arraché ma sœur aux foyers paternels !
De la mort, dites-vous, ma sœur est menacée ;
Vous la persécutez !

IRADAN

Va, ton âme est blessée
Par les illusions d’une fatale erreur.
Va, ne me prends jamais pour un persécuteur :
Et sur elle et sur toi ma pitié doit s’étendre.

LE JEUNE ARZÉMON

Hélas ! dois-je y compter ?… daignez donc me la rendre ;
Daignez me rendre Arzame, ou me faire mourir.

IRADAN

Il attendrit mon cœur, mais il me fait frémir.
Que mes bontés peut-être auront un sort funeste !
Viens, jeune infortuné, je t’apprendrai le reste.
Suis mes pas.

LE JEUNE ARZÉMON

J’obéis à vos ordres pressants
Mais ne me trompez pas.

IRADAN

Ô malheureux enfants !
Quel sort les entraîna dans ces lieux qu’on déteste !
De l’une j’admirais la fermeté modeste,
Sa résignation, sa grâce, sa candeur ;
L’autre accroît ma pitié même par sa fureur.
Un dieu veut les sauver, il les conduit sans doute ;
Ce dieu parle à mon cœur, il parle, et je l’écoute.

ACTE III



Scène I


Le Jeune Arzémon, Mégatise.

LE JEUNE ARZÉMON

Je marche dans ces lieux de surprise en surprise
Quoi ! C’est toi que j’embrasse, ô mon cher Mégatise !
Toi, né chez les Persans, dans notre loi nourri,
Et de mes premiers ans compagnon si chéri,
Toi, soldat des Romains !

MÉGATISE

Pardonne à ma faiblesse ;
L’ignorance et l’erreur d’une aveugle jeunesse,
Un esprit inquiet, trop de facilité,
L’occasion trompeuse, enfin la pauvreté,
Ce qui fait les soldats égara mon courage.

LE JEUNE ARZÉMON

Métier cruel et vil ! méprisable esclavage !
Tu pourrais être libre en suivant tes amis.

MÉGATISE

Le pauvre n’est point libre ; il sert en tout pays.

LE JEUNE ARZÉMON

Ton sort près d’Iradan deviendra plus prospère.

MÉGATISE

Va, des guerriers romains il n’est rien que j’espère.

LE JEUNE ARZÉMON

Que dis-tu ? Le tribun qui commande en ce fort
Ne t’a-t-il pas offert un généreux support ?

MÉGATISE

Ah ! Crois-moi, les Romains tiennent peu leur promesse :
Je connais Iradan ; je sais que dans Émesse,
Amant d’une Persane, il en avait un fils ;
Mais apprends que bientôt, désolant son pays,

Sur un ordre du prince il détruisit la ville
Où l’amour autrefois lui fournit un asile.
Oui, les chefs, les soldats, à nuire condamnés,
Font toujours tous les maux qui leur sont ordonnés :
Nous en voyons ici la preuve trop sensible
Dans l’arrêt émané d’un tribunal horrible ;
De tous mes compagnons à peine une moitié
Pour l’innocente Arzame écoute la pitié,
Pitié trop faible encore, et toujours chancelante !
L’autre est prête a tremper sa main vile et sanglante
Dans ce cœur si chéri, dans ce généreux flanc,
A la voix d’un pontife altéré de son sang.

LE JEUNE ARZÉMON

Cher ami, rendons grâce au sort qui nous protège ;
On ne commettra point ce meurtre sacrilège :
Iradan la soutient de son bras protecteur,
Il voit ce fier pontife avec des yeux d’horreur,
Il écarte de nous la main qui nous opprime.
Je n’ai plus de terreur, il n’est plus de victime ;
De la Perse a nos pas il ouvre les chemins.

MÉGATISE

Tu penses que, pour toi, bravant ses souverains,
Il hasarde sa perte ?

LE JEUNE ARZÉMON

Il le dit, il le jure ;
Ma sœur ne le croit point capable d’imposture :
En un mot nous partons. Je ne suis affligé
Que de partir sans toi, sans m’être encor vengé,
Sans punir les tyrans.

MÉGATISE

Tu m’arraches des larmes.
Quelle erreur t’a séduit ? de quels funestes charmes,
De quel prestige affreux tes yeux sont fascinés !
Tu crois qu’Arzame échappe à leurs bras forcenés ?

LE JEUNE ARZÉMON

Je le crois.

MÉGATISE

Que du fort on doit ouvrir la porte ?

LE JEUNE ARZÉMON

Sans doute.

MÉGATISE

On te trahit ; dans une heure elle est morte.

LE JEUNE ARZÉMON

Non, il n’est pas possible ; on n’est pas si cruel.

MÉGATISE

Ils ont fait devant moi le marché criminel ;
Le frère d’Iradan, ce Césène, ce traître,
Trafique de sa vie, et la vend au grand-prêtre :
J’ai vu, j’ai vu signer le barbare traité.

LE JEUNE ARZÉMON

Je meurs !… Que m’as-tu dit ?

MÉGATISE

L’horrible vérité.
Hélas ! elle est publique, et mon ami l’ignore !

LE JEUNE ARZÉMON

Ô monstres ! Ô forfaits !… Mais non, je doute encore…
Ah ! Comment en douter ? Mes yeux n’ont-ils pas vu
Ce perfide Iradan devant moi confondu ?
Des mots entrecoupés suivis d’un froid silence,
Des regards inquiets que troublait ma présence,
Un air sombre et jaloux, plein d’un secret dépit ;
Tout semblait en effet me dire : Il nous trahit.

MÉGATISE

Je te dis que j’ai vu l’engagement du crime,
Que j’ai tout entendu, qu’Arzame est leur victime.

LE JEUNE ARZÉMON

Détestables humains ! Quoi ! Ce même Iradan…
Si fier, si généreux !

MÉGATISE

N’est-il pas courtisan ?
Peut-être il n’en est point qui, pour plaire à son maître,
Ne se chargeât des noms de barbare et de traître.

LE JEUNE ARZÉMON

Puis-je sauver Arzame ?

MÉGATISE

En ce séjour d’effroi
Je t’offre mon épée, et ma vie est à toi.
Mais ces lieux sont gardés, le fer est sur sa tête,
De l’horrible bûcher la flamme est toute prête ;
Chez ces prêtres sanglants nul ne peut aborder…
L’arrêtant.
Où cours-tu, malheureux ?

LE JEUNE ARZÉMON

Peux-tu le demander ?

MÉGATISE

Crains tes emportements ; j’en connais la furie.

LE JEUNE ARZÉMON

Arzame va mourir, et tu crains pour ma vie !

MÉGATISE

Arrête ; je la vois.

LE JEUNE ARZÉMON

C’est elle-même.

MÉGATISE

Hélas !
Elle est loin de penser qu’elle marche au trépas.

LE JEUNE ARZÉMON

Écoute, garde-toi d’oser lui faire entendre
L’effroyable secret que tu viens de m’apprendre ;
Non, je ne saurais croire un tel excès d’horreur.
Iradan !


Scène II


Le Jeune Arzémon, Mégatise, Arzame.

ARZAME

Cher époux, cher espoir de mon cœur !
Le dieu de notre hymen, le dieu de la nature,
A la fin nous arrache à cette terre impure…
Quoi ! C’est là Mégatise !… en croirai-je mes yeux ?
Un ignicole, un Guèbre, est soldat en ces lieux !

LE JEUNE ARZÉMON

Il est trop vrai, ma soeur.

MÉGATISE

Oui, j’en rougis de honte.

ARZAME

Servira-t-il du moins à cette fuite prompte ?

MÉGATISE

Sans doute il le voudrait.

ARZAME

Notre libérateur
Des prêtres acharnés va tromper la fureur.

LE JEUNE ARZÉMON

Je vois… Qu’il peut tromper.

ARZAME

Tout est prêt pour la fuite.

De fidèles soldats marchent à notre suite.
Mégatise en est-il ?

MÉGATISE

Je vous offre mon bras,
C’est tout ce que je puis… Je ne vous quitte pas.

ARZAME

au jeune Arzémon.
Iradan de mon sort dispose avec son frère.

LE JEUNE ARZÉMON

On le dit.

ARZAME

Tu pâlis : quel trouble involontaire
Obscurcit tes regards de larmes inondés ?

LE JEUNE ARZÉMON

Quoi ! Césène, Iradan !… de grâce, répondez ;
Où sont-ils ? Qu’ont-ils fait ?

ARZAME

Ils sont près du grand-prêtre.

LE JEUNE ARZÉMON

Près de ton meurtrier !

ARZAME

Ils vont bientôt paraître.

LE JEUNE ARZÉMON

Ils tardent bien longtemps.

ARZAME

Tu les verras ici.
LE JEUNE ARZÉMON
se jetant dans les bras de Mégatise.
Cher ami, c’en est fait, tout est donc éclairci !

ARZAME

Eh quoi ! la crainte encor sur ton front se déploie,
Quand l’espoir le plus doux doit nous combler de joie,
Quand le noble Iradan va tout quitter pour nous,
Lorsque de l’empereur il brave le courroux,
Que pour sauver nos jours il hasarde sa vie,
Qu’il se trahit lui-même et qu’il se sacrifie ?

LE JEUNE ARZÉMON

Il en fait trop peut-être.

ARZAME

Ah ! calme ta douleur ;
Mon frère, elle est injuste.

LE JEUNE ARZÉMON

Oui, pardonne, ma sœur,
Pardonne ; écoute au moins : Mégatise est fidèle ;

Notre culte est le sien ; je réponds de son zèle ;
C’est un frère, à ses yeux nos cœurs peuvent s’ouvrir ;
Dans celui d’Iradan n’as-tu pu découvrir
Quels sentiments secrets ce Romain nous conserve ?
Il paraissait troublé, tu t’en souviens ; observe,
Rappelle en ton esprit jusqu’aux moindres discours
Qu’il t’aura pu tenir, du péril où tu cours,
Des prêtres ennemis, de César, de toi-même,
Des lois que nous suivons, d’un malheureux qui t’aime.

ARZAME

Cher frère, tendre amant, que peux-tu demander ?

LE JEUNE ARZÉMON

Ce qu’à notre amitié ton cœur doit accorder,
Ce qu’il ne peut cacher à ma fatale flamme
Sans verser des poisons dans le fond de mon âme.

ARZAME

J’en verserai peut-être en osant t’obéir.

LE JEUNE ARZÉMON

N’importe, il faut parler, te dis-je, ou me trahir ;
Et puisque je t’adore, il y va de ma vie.

ARZAME

Je ne crains point de toi de vaine jalousie ;
Tu ne la connais point ; un sentiment si bas
Blesse le nœud d’hymen, et ne l’affermit pas.

LE JEUNE ARZÉMON

Crois qu’un autre intérêt, un soin plus cher m’anime.

ARZAME

Tu le veux, je ne puis désobéir sans crime…
J’avouerai qu’Iradan, trop prompt à s’abuser,
M’a présenté sa main que j’ai dû refuser.

LE JEUNE ARZÉMON

Il t’aimait !

ARZAME

Il l’a dit.

LE JEUNE ARZÉMON

Il t’aimait !

ARZAME

Sa poursuite
A lui tout confier malgré moi m’a réduite ;
Il a su le secret de ma religion,
Et de tous mes devoirs, et de ma passion.
Par de profonds respects, par un aveu sincère,

J’ai repoussé l’honneur qu’il prétendait me faire ;
A ses empressements j’ai mis ce frein sacré :
Ce secret à jamais devait être ignoré ;
Tu me l’as arraché ; mais crains d’en faire usage.

LE JEUNE ARZÉMON

Achève ; il a donc su ce serment qui m’engage,
Qui rejoint par nos lois le frère avec la sœur ?

ARZAME

Oui.

LE JEUNE ARZÉMON

Qu’a produit en lui ce nœud si saint ?

ARZAME

L’horreur.

LE JEUNE ARZÉMON, à Mégatise.

C’est assez, je vois tout ; le barbare ! Il se venge.

ARZAME

Malgré notre hyménée à ses yeux trop étrange,
Malgré cette horreur même, il ose protéger
Notre sainte union, bien loin de s’en venger.
Nous quittons pour jamais ces sanglantes demeures.

LE JEUNE ARZÉMON

Ah, ma sœur !… C’en est fait.

ARZAME

Tu frémis, et tu pleures !

LE JEUNE ARZÉMON

Qui ? Moi !… Ciel !… Iradan…

ARZAME

Pourrais-tu soupçonner
Que notre bienfaiteur pût nous abandonner ?

LE JEUNE ARZÉMON

Pardonne… en ces moments… dans un lieu si barbare…
Parmi tant d’ennemis… aisément on s’égare…
Du parti que l’on prend le cœur est effrayé.

ARZAME

Ah ! du mien qui t’adore il faut avoir pitié.
Tu sors !… demeure, attends, ma douleur t’en conjure.

LE JEUNE ARZÉMON

Ami, veille sur elle… Ô tendresse ! Ô nature !
 Avec fureur.
Que vais-je faire ? Ah, Dieu vengeance, entends ma voix !
 Il embrasse sa sœur en pleurant.
Je t’embrasse, ma sœur, pour la dernière fois.
 Il sort.



Scène III


Arzame, Mégatise.

ARZAME

Arrête !… Que veut-il ? Qu’est-ce donc qu’il prépare ?
De sa tremblante sœur faut-il qu’il se sépare ?
Et dans quel temps, grand Dieu ! Qu’en peux-tu soupçonner ?

MÉGATISE

Des malheurs.

ARZAME

Contre moi le sort veut s’obstiner,
Et depuis mon berceau les malheurs m’ont suivie.

MÉGATISE

Puisse le juste ciel veiller sur votre vie !

ARZAME

Je tremble ; je crains tout quand je suis loin de lui.
J’avais quelque courage, il s’épuise aujourd’hui.
N’aurais-tu rien appris de ces juges féroces,
Rien de leurs factions, de leurs complots atroces ?
Assez infortuné pour servir auprès d’eux,
Tu les vois, tu connais leurs mystères affreux.

MÉGATISE

Hélas ! En tous les temps leurs complots sont à craindre :
César les favorise ; ils ont su le contraindre
À fléchir sous le joug qu’ils auraient dû porter.
Pensez-vous qu’Iradan puisse leur résister ?
Êtes-vous sûre enfin de sa persévérance ?
On se lasse souvent de servir l’innocence ;
Bientôt l’infortuné pèse à son protecteur ;
Je l’ai trop éprouvé.

ARZAME

Si tel est mon malheur,
Si le noble Iradan cesse de me défendre,
Il faut mourir… Grand Dieu, quel bruit se fait entendre !
Quels mouvements soudains ! et quels horribles cris !


Scène IV


Arzame, Mégatise, Césène, Solsats ; Le Jeune Arzémon, enchaîné.

CÉSÈNE

Qu’on le traîne à ma suite ; enchaînez, mes amis,
Ce fanatique affreux, cet ingrat, ce perfide ;
Préparez mille morts à ce lâche homicide ;
Vengez mon frère.

ARZAME

Ô ciel !

MÉGATISE

Malheureux !
ARZAME
tombe sur une banquette.
Je me meurs.

CÉSÈNE

Femme ingrate, est-ce toi qui guidais ses fureurs ?

ARZAME, se relevant.

Comment ! Que dites-vous ? Quel crime a-t-on pu faire ?

CÉSÈNE

Le monstre ! Quoi ! Plonger une main sanguinaire
Dans le sein de son maître et de son bienfaiteur !
Frapper, assassiner votre libérateur !
À mes yeux ! Dans mes bras ! Un coup si détestable,
Un tel excès de rage est trop inconcevable.

ARZAME

Ciel ! Iradan n’est plus !

CÉSÈNE

Les dieux, les justes dieux
N’ont pas livré sa vie au bras du furieux :
Je l’ai vu qui tremblait ; j’ai vu sa main cruelle
S’affaiblir en portant l’atteinte criminelle.

ARZAME

Je respire un moment.
aux soldats.
Soldats qui me suivez,
Déployez les tourments qui lui sont réservés.
Parle ; avant d’expirer, nomme-moi ton complice.

Montrant Mégatise.
Est-ce ta sœur, ou lui ? Parle avant ton supplice.
Tu ne me réponds rien… Quoi ! lorsqu’en ta faveur
Nous offensions, hélas ! nos dieux, notre empereur ;
Quand nos soins redoublés et l’art le plus pénible
Trompaient pour te sauver ce pontife inflexible ;
Quand, tout prêts à partir de ce séjour d’effroi,
Nous exposions nos jours et pour elle et pour toi,
De nos bontés, grands dieux ! Voilà donc le salaire !

ARZAME

Malheureux ! Qu’as-tu fait ? Non, tu n’es pas mon frère.
Quel crime épouvantable en ton cœur s’est formé ?
S’il en est un plus grand, c’est de t’avoir aimé.

LE JEUNE ARZÉMON, à Cézène.

A la fin je retrouve un reste de lumière…
La nuit s’est dissipée… un jour affreux m’éclaire…
Avant de me punir, avant de te venger,
Daigne répondre un mot : j’ose t’interroger…
Ton frère envers nous deux n’était donc pas un traître ?
Il n’allait pas livrer ma sœur à ce grand-prêtre ?

CÉSÈNE

La livrer, malheureux ! Il aurait fait couler
Tout le sang des tyrans qui voulaient l’immoler.

LE JEUNE ARZÉMON

Il suffit ; je me jette à tes pieds que j’embrasse
À ton cher frère, à toi, je demande une grâce,
C’est d’épuiser sur moi les plus affreux tourments
Que la vengeance ajoute à la mort des méchants ;
Je les ai mérités : ton courroux légitime
Ne saurait égaler mes remords et mon crime.

CÉSÈNE

Soldats qui l’entendez, je le laisse en vos mains :
Soyons justes, amis, et non pas inhumains ;
Sa mort doit me suffire.

ARZAME

Eh bien ! Il la mérite :
Mais joignez-y sa sœur, elle est déjà proscrite.
La vie en tous les temps ne me fut qu’un fardeau,
Qu’il me faut rejeter dans la nuit du tombeau ;
Je suis sa sœur, sa femme, et cette mort m’est due.

MÉGATISE

Permettez qu’un moment ma voix soit entendue
C’est moi qui dois mourir, c’est moi qui l’ai porté,
Par un avis trompeur, à tant de cruauté…
Seigneur, je vous ai vu, dans ce séjour du crime,
Aux tyrans assemblés promettre la victime ;
Je l’ai vu, je l’ai dit : aurais-je dû penser
Que vous la promettiez pour les mieux abuser ?
Je suis Guèbre et grossier, j’ai trop cru l’apparence.
Je l’ai trop bien instruit ; il en a pris vengeance.
La faute en est à vous, vous qui la protégez.
Votre frère est vivant ; pesez tout, et jugez.

CÉSÈNE

Va, dans ce jour de sang, je juge que nous sommes
Les plus infortunés de la race des hommes…
Va, fille trop fatale à ma triste maison,
Objet de tant d’horreur, de tant de trahison,
Je ne me repens point de t’avoir protégée.
Le traître expirera ; mais mon âme affligée
N’en est pas moins sensible à ton cruel destin.
Mes pleurs coulent sur toi, mais ils coulent en vain.
Tu mourras ; aux tyrans rien ne peut te soustraire ;
Mais je te pleure encore en punissant ton frère.
 Aux soldats.
Revolons près du mien, secondons les secours
Qui raniment encor ses déplorables jours.


Scène V


ARZAME

Dans sa juste colère il me plaint, il me pleure !
Tu vas mourir, mon frère, il est temps que je meure,
Ou par l’arrêt sanglant de mes persécuteurs,
Ou par mes propres mains, ou par tant de douleurs…
Ô mort ! ô destinée ! ô dieu de la lumière !
Créateur incréé de la nature entière,
Être immense et parfait, seul être de bonté,
As-tu fait les humains pour la calamité ?
Quel pouvoir exécrable infecta ton ouvrage !
La nature est ta fille, et l’homme est ton image.

Arimane a-t-il pu défigurer ses traits,
Et créer le malheur, ainsi que les forfaits ?
Est-il ton ennemi ? Que sa puissance affreuse
Arrache donc la vie à cette malheureuse.
J’espére encore en toi, j’espère que la mort
Ne pourra, malgré lui, détruire tout mon sort.
Oui, je naquis pour toi, puisque tu m’as fait naître ;
Mon cœur me l’a trop dit ; je n’ai point d’autre maître.
Cet être malfaisant qui corrompit ta loi
Ne m’empêchera pas d’aspirer jusqu’à toi.
Par lui persécutée, avec toi réunie,
J’oublierai dans ton sein les horreurs de ma vie.
Il en est une heureuse, et je veux y courir :
C’est pour vivre avec toi que tu me fais mourir.


ACTE IV



Scène I


Le Vieil Arzémon, Mégatise.

LE VIEIL ARZÉMON

Tu gardes cette porte, et tu retiens mes pas !
Tu me fais cet affront, toi, Mégatise !

MÉGATISE

Hélas !
Triste et cher Arzémon, vieillard que je révére,
Trop malheureux ami, trop déplorable père,
Qu’exiges-tu de moi ?

LE VIEIL ARZÉMON

Ce que doit l’amitié.
Pour servir les Romains, es-tu donc sans pitié ?

MÉGATISE

Au nom de la pitié, fuis ce lieu d’injustices ;
Crains ce séjour de sang, de crimes, de supplices :
Retourne en tes foyers, loin des yeux des tyrans ;
La mort nous environne.

LE VIEIL ARZÉMON

Où sont mes chers enfants ?

MÉGATISE

Je te l’ai déjà dit, leur péril est extrême ;
Tu ne peux les servir, tu te perdrais toi-même.

LE VIEIL ARZÉMON

N’importe, je prétends faire un dernier effort ;
Je veux, je dois parler au commandant du fort.

N’est-ce pas Iradan, que, pendant son voyage,
L’empereur a nommé pour garder ce passage ?

MÉGATISE

C’est lui-même, il est vrai ; mais crains de t’arrêter :
Hélas ! Il est bien loin de pouvoir t’écouter.

LE VIEIL ARZÉMON

Il me refuserait une simple audience ?

MÉGATISE, en pleurant.

Oui.

LE VIEIL ARZÉMON

Sais-tu que César m’admet en sa présence,
Qu’il daigne me parler ?

MÉGATISE

À toi ?

LE VIEIL ARZÉMON

Les plus grands rois
Vers les derniers humains s’abaissent quelquefois.
Ils redoutent des grands le séduisant langage,
Leur bassesse orgueilleuse, et leur trompeur hommage ;
Mais, oubliant pour nous leur sombre majesté,
Ils aiment à sourire à la simplicité.
Il reçoit de ma main les fruits de ma culture,
Doux présents dont mon art embellit la nature.
Ce gouverneur superbe a-t-il la dureté
De rejeter l’hommage à ses mains présenté ?

MÉGATISE

Quoi ! Tu ne sais donc pas ce fatal homicide,
Ce meurtre affreux ?

LE VIEIL ARZÉMON

Je sais qu’ici tout m’intimide,
Que l’inhumanité, la persécution,
Menacent mes enfants et ma religion.
C’est ce que tu m’as dit, et c’est ce qui m’oblige
À voir cet Iradan… son intérêt l’exige.

MÉGATISE

Va, fuis ; n’augmente point, par tes soins obstinés,
La foule des mourants et des infortunés.

LE VIEIL ARZÉMON

Quel discours effroyable ! explique-toi.

MÉGATISE

Mon maître,
Mon chef, mon protecteur, est expirant peut-être.

LE VIEIL ARZÉMON

Lui !

MÉGATISE

Tremble de le voir.

LE VIEIL ARZÉMON

Pourquoi m’en détourner ?

MÉGATISE

Ton fils, ton propre fils vient de l’assassiner.

LE VIEIL ARZÉMON

Ô soleil, ô mon dieu ! Soutenez ma vieillesse !
Qui ? Lui ! Ce malheureux, porter sa main traîtresse…
Sur qui ?… Pour un tel crime ai-je pu l’élever !

MÉGATISE

Vois quel temps tu prenais, rien ne peut le sauver.

LE VIEIL ARZÉMON

Ô comble de l’horreur ! Hélas ! Dans son enfance
J’avais cru de ses sens calmer la violence ;
Il était bon, sensible, ardent ; mais généreux :
Quel démon l’a changé ? Quel crime ! Ah ! Malheureux !

MÉGATISE

C’est moi qui l’ai perdu, j’en porterai la peine :
Mais que ta mort au moins ne suive point la mienne.
Écarte-toi, te dis-je.

LE VIEIL ARZÉMON

Et qu’ai-je à perdre ? Hélas !
Quelques jours malheureux et voisins du trépas,
Ce soleil, dont mes yeux, appesantis par l’âge,
Aperçoivent à peine une infidèle image,
Ces vains restes d’un sang déjà froid et glacé ?
J’ai vécu, mon ami ; pour moi tout est passé :
Mais avant de mourir je dois parler.

MÉGATISE

Demeure ;
Respecte d’Iradan la triste et dernière heure.

LE VIEIL ARZÉMON

Infortunés enfants, et que j’ai trop aimés !
J’allais unir vos cœurs l’un pour l’autre formés.
Ne puis-je voir Arzame ?

MÉGATISE

Hélas ! Arzame implore
La mort dont nos tyrans la menacent encore.

LE VIEIL ARZÉMON

Que je voie Iradan.

MÉGATISE

Que ton zèle empressé
Respecte plus le sang que ton fils a versé ;
Attends qu’on sache au moins si, malgré sa blessure,
Il reste assez de force encore à la nature
Pour qu’il lui soit permis d’entendre un étranger.

LE VIEIL ARZÉMON

Dans quel gouffre de maux le ciel veut nous plonger !

MÉGATISE

J’entends chez Iradan des clameurs qui m’alarment.

LE VIEIL ARZÉMON

Tout doit nous alarmer.

MÉGATISE

Que mes pleurs te désarment ;
Mon père, éloigne-toi : peut-être il est mourant,
Et son frère est témoin de son dernier moment.
Cache-toi ; je viendrai te parler et t’instruire.

LE VIEIL ARZÉMON

Garde-toi d’y manquer…Dieu ! qui m’as su conduire,
Dieu, qui vois en pitié les erreurs des mortels,
Daigne abaisser sur nous tes regards paternels.


Scène II


Iradab, le bras en écharpe, appuyé sur Césène ; Mégatise.

CÉSÈNE

Mégatise, aide-nous ; donne un siège à mon frère ;
A peine il se soutient, mais il vit ; et j’espère
Que, malgré sa blessure et son sang répandu,
Par les bontés du ciel il nous sera rendu.

IRADAN, à Mégatise.

Donne, ne pleure point.

CÉSÈNE, à Mégatise.

Veille sur cette porte.

Et prends garde surtout qu’aucun n’entre et ne sorte.
Mégatise sort.
à Iradan.
Prends un peu de repos nécessaire à tes sens ;
Laisse-nous ranimer tes esprits languissants ;
Trop de soin te tourmente avec tant de faiblesse.

IRADAN

Ah, Césène ! Au prétoire on veut que je paraisse !
Ce coup que je reçois m’a bien plus offensé
Que le fer d’un ingrat dont tu me vois blessé.
Notre ennemi l’emporte, et déjà le prétoire,
Nous ôtant tous nos droits, lui donne la victoire.
Le puissant est toujours des grands favorisé ;
Ils se maintiennent tous ; le faible est écrasé
Ils sont maîtres des lois dont ils sont interprètes ;
On n’écoute plus qu’eux ; nos bouches sont muettes :
On leur donne le droit de juges souverains,
L’autorité réside en leurs cruelles mains ;
Je perds le plus beau droit, celui de faire grâce.

CÉSÈNE

Eh ! Pourrais-tu la faire à la farouche audace
Du fanatique obscur qui t’ose assassiner ?

IRADAN

Ah ! Qu’il vive.

CÉSÈNE

À l’ingrat je ne puis pardonner.
Tu vois de notre état la gêne et les entraves ;
Sous le nom de guerriers nous devenons esclaves.
Il n’est plus temps de fuir ce séjour malheureux,
Véritable prison qui nous retient tous deux.
César est arrivé ; la tête de l’armée
Garde de tous côtés les chemins d’Apamée.
Il ne m’est plus permis de déployer l’horreur
Que ces prêtres sanglants. excitent dans mon cœur ;
Et, loin de te venger de leur troupe parjure,
De nager dans leur sang, d’y laver ta blessure,
Avec eux malgré moi je dois me réunir.
C’est ton lâche assassin que nous devons punir ;
Et, puisqu’il faut le dire, indigné de son crime,
Aux sacrificateurs j’ai promis la victime :
Ta sûreté le veut. Si l’ingrat ne mourait,
Il est Guèbre, il suffit, César te punirait.

IRADAN

Je ne sais ; mais sa mort, en augmentant mes peines,
Semble glacer le sang qui reste dans mes veines.


Scène III


Iradan, Césène, Arzame.

ARZAME, se jetant aux genoux de Césène.

Dans ma honte, seigneur, et dans mon désespoir,
J’ai dû vous épargner la douleur de me voir.
Je le sens, ma présence, à vos yeux téméraire,
Ne rappelle que trop le forfait de mon frère ;
L’audace de sa sœur est un crime de plus.
la relevant.
Ah ! Que veux-tu de nous par tes pleurs superflus ?

ARZAME

Seigneur, on va traîner mon cher frère au supplice ;
Vous l’avez ordonné, vous lui rendez justice ;
Et vous me demandez ce que je veux !… La mort,
La mort ; vous le savez.

CÉSÈNE

Va, son funeste sort
Nous fait frémir assez dans ces moments terribles.
N’ulcère point nos cœurs, ils sont assez sensibles.
Eh bien ! je veillerai sur tes jours innocents,
C’est tout ce que je puis ; compte sur mes serments.

ARZAME

Je vous les rends, seigneur, je ne veux point de grâce :
Il n’en veut point lui-même ; il faut qu’on satisfasse
Au sang qu’a répandu sa détestable erreur ;
Il faut que devant vous il meure avec sa soeur.
Vous me l’aviez promis ; votre pitié m’outrage.
Si vous en aviez l’ombre, et si votre courage,
Si votre bras vengeur, sur sa tête étendu,
Tremblait de me donner le trépas qui m’est dû,
Ma main sera plus prompte, et mon esprit plus ferme.
Pourquoi de tant de maux prolongez-vous le terme ?
Deux Guèbres, après tout, vil rebut des humains,
Sont-ils de quelque prix aux yeux de deux Romains ?

CÉSÈNE

Oui, jeune infortunée, oui, je ne puis t’entendre
Sans qu’un dieu, dans mon cœur ardent à te défendre,
Ne soulève mes sens, et crie en ta faveur.

IRADAN

Tous deux m’ont pénétré de tendresse et d’horreur.


Scène IV


Iradan, Arzame, Césène, Mégatise.

CÉSÈNE

Vient-on nous demander le sang de ce coupable ?

MÉGATISE

Rien encor n’a paru.

CÉSÈNE

Son supplice équitable
Pourrait de nos tyrans désarmer la fureur.

ARZAME

Ils seraient plus tyrans s’ils épargnaient sa soeur.

MÉGATISE

Cependant un vieillard, dans sa douleur profonde,
Malgré l’ordre donné d’écarter tout le monde,
Et malgré mes refus, veut embrasser vos pieds :
A ses cris, à ses yeux dans les larmes noyés,
Daignez-vous accorder la grâce qu’il demande ?

IRADAN

Une grâce ! Qui ? Moi !

CÉSÈNE

Que veut-il ? qu’il attende,
Qu’il respecte l’horreur de ces affreux moments :
Il faut que je vous venge : allons, il en est temps.

ARZAME

Ciel ! Déjà !

CÉSÈNE

Rejetez sa prière indiscrète.

IRADAN

Mon frère, la faiblesse où mon état me jette
Me permettra peut-être encor de lui parler.
Le malheur dont le ciel a voulu m’accabler
Ne peut être, sans doute, ignoré de personne ;

Et puisque ce vieillard aux larmes s’abandonne,
Puisque mon sort le touche, il vient pour me servir.

MÉGATISE

Il me l’a dit du moins.

IRADAN

Qu’on le fasse venir.


Scène V


Iradan, Arzame, Césène ; Mégatise, s’avançant vers Le Vieil Arzémon, qu’on voit à la porte.

MÉGATISE, à Arzémon.

La bonté d’Iradan se rend à ta prière.
Avance… Le voici.

ARZAME

Juste ciel !… Ah ! Mon père !
A mes derniers moments quel dieu vient vous offrir ?
Voulez-vous qu’à vos yeux…

LE VIEIL ARZÉMON

Je veux vous secourir.

IRADAN

Vieillard, que je te plains ! que ton fils est coupable !
Mais je ne le vois point d’un œil inexorable.
J’aimai tes deux enfants, et, dans ce jour d’horreurs,
Va, je n’impute rien qu’à nos persécuteurs.

LE VIEIL ARZÉMON

Oui, tribun, je l’avoue, ils sont seuls condamnables ;
Ceux qui forcent au crime en sont les seuls coupables.
Mais faites approcher le malheureux enfant
Qui fut envers nous tous criminel un moment :
Devant lui, devant elle, il faut que je m’explique.

IRADAN

Qu’on l’amène sur l’heure.

ARZAME

Ô pouvoir tyrannique !
Pouvoir de la nature augmenté par l’amour !
Quels moments ! Quels témoins ! Et quel horrible jour


Scène VI


Les Précédents ; Le Jeune Arzémon, enchaîné.

LE JEUNE ARZÉMON

Hélas ! Après mon crime, il me faut donc paraître
Aux yeux d’un homme juste à qui je dois mon être,
Dont j’ai déshonoré la vieillesse et le sang ;
Aux yeux d’un bienfaiteur dont j’ai percé le flanc ;
Aux regards indignés de son vertueux frère ;
Devant vous, ô ma sœur ! Dont la juste colère,
Les charmes, la terreur, et les sens agités,
Commencent les tourments que j’ai tant mérités.

LE VIEIL ARZÉMON, les regardant tous.

J’apporte à ces douleurs, dont l’excès vous dévore,
Des consolations, s’il peut en être encore.

ARZAME

Il n’en sera jamais après ce coup affreux.

CÉSÈNE

Qui ?… toi, nous consoler ! toi, père malheureux !

LE VIEIL ARZÉMON

Ce nom coûta souvent des larmes bien cruelles,
Et vous allez peut-être en verser de nouvelles ;
Mais vous les chérirez.

IRADAN

Quels discours étonnants !

CÉSÈNE

Adoucit-on les maux par de nouveaux tourments ?

LE VIEIL ARZÉMON

Que n’ai-je appris plus tôt, dans mes sombres retraites,
Le lieu, le nouveau poste, et le rang où vous êtes !
La guerre loin de moi porta toujours vos pas ;
Enfin je vous retrouve.

CÉSÈNE

En quel état, hélas !

LE VIEIL ARZÉMON

Vous allez donc livrer aux mains qui les attendent
Ces deux infortunés ?

ARZAME

Ah ! les lois le commandent ;
Oui, nons devons mourir.

LE VIEIL ARZÉMON

Seigneurs, écoutez-moi…
Il vous souvient des jours de carnage et d’effroi,
Où de votre empereur l’impitoyable armée
Fit périr les Persans dans Émesse enflammée.

IRADAN

S’il m’en souvient, grands dieux !

CÉSÈNE

Oui ; nos fatales mains
N’accomplirent que trop ces ordres inhumains.

IRADAN

Émesse fut détruite, et j’en frémis encore.
Servais-tu parmi nous ?

LE VIEIL ARZÉMON

Non, seigneur, et j’abhorre
Ce mercenaire usage, et ces hommes cruels
Gagés pour se baigner dans le sang des mortels.
Dans d’utiles travaux coulant ma vie obscure,
Je n’ai point par le meurtre offensé la nature.
Je naquis vers Émesse, et, depuis soixante ans,
Mes innocentes mains ont cultivé mes champs.
Je sais qu’en cette ville un hymen bien funeste
Vous engagea tous deux.

CÉSÈNE

Ô sort que je déteste !
De nos malheurs secrets qui t’a si bien instruit ?

LE VIEIL ARZÉMON

Je les sais mieux que vous ; ils m’ont ici conduit.
Vous aviez deux enfants dans Émesse embrasée :
La mère de l’un deux y périt écrasée :
Et l’autre sut tromper, par un heureux effort,
Le glaive des Romains, et la flamme, et la mort.

CÉSÈNE

Et qui des deux vivait ?

IRADAN

Et qui des deux respire ?

LE VIEIL ARZÉMON

Hélas ! vous saurez tout : je dois d’abord vous dire
Qu’arrachant ces enfants au glaive meurtrier
Cette mère échappa par un obscur sentier ;
Qu’ayant des deux États parcouru la frontière,
Le sort la conduisit sous mon humble chaumière.

A ce tendre dépôt, du sort abandonné,
Je divisai le pain que le ciel m’a donné ;
Ma loi me le commande, et mon sensible zèle,
Seigneurs, pour être humain n’avait pas besoin d’elle.

CÉSÈNE

Eh quoi ! Privé de bien, tu nourris l’étranger !
Et César nous opprime, ou nous laisse égorger !

IRADAN, se soulevant un peu.

Que devint cette femme ?…ö dieu de la justice !
Ainsi que ce vieillard, lui devins-tu propice ?

LE VIEIL ARZÉMON

Dans ma retraite obscure elle a langui deux ans ;
Le chagrin desséchait la fleur de son printemps.

IRADAN

Hélas !

LE VIEIL ARZÉMON

Elle mourut ; je fermai sa paupière :
Elle me fit jurer à son heure dernière
D’élever ses enfants dans sa religion :
J’obéis : mon devoir et ma compassion
Sous les yeux de Dieu seul ont conduit leur enfance.
Ces tendres orphelins, pleins de reconnaissance,
M’aimaient comme leur père, et je l’étais pour eux.

CÉSÈNE

Ô destins

IRADAN

Ô moments trop chers, trop douloureux !

CÉSÈNE

Une faible espérance est-elle encor permise ?

ARZAME

Je crains d’écouter trop l’espoir qui m’a surprise.

LE JEUNE ARZÉMON

Et moi, je crains, ma sœur, à ces récits confus,
D’être plus criminel encor que je ne fus.

IRADAN

Que me préparez-vous, ô cieux ! Que dois-je croire ?

CÉSÈNE

Ah ! si la vérité t’a dicté cette histoire,
Pourrais-tu nous donner, après de tels récits,
Quelque éclaircissement sur ma fille et son fils ?
N’as-tu point conservé quelque heureux témoignage,
Quelque indice du moins ?

LE VIEIL ARZÉMON, à Iradan.

Reconnaissez ce gage
D’un malheur sans exemple, et de la vérité ;
C’est pour vous qu’en ces lieux je l’avais apporté.
Il lui donne la lettre.
Vous en croirez les traits qu’une mère expirante
A tracés devant moi d’une main défaillante.

IRADAN

Du sang que j’ai perdu mes yeux sont affaiblis,
Et ma main tremble trop ; tiens, mon frère, prends, lis.

CÉSÈNE

Oui, c’est ta tendre épouse ; ô sacré caractère !
Il montre la lettre à Iradan.
Embrasse ton cher fils, Arzame est à ton frère.

IRADAN, prend la main d’Amame, et regarde avec larmes le jeune Arzémon qui se couvre le visage.

Voilà mon fils, ta fille, et tout est découvert.

ARZAME, à Césène, qui l’embrasse.

Quoi ! Je naquis de vous !

IRADAN

Quoi ! le ciel qui me perd
Ne me rendrait mon sang à cette heure fatale
Que pour l’abandonner à la rage infernale
De mortels ennemis que rien ne peut calmer !

LE JEUNE ARZÉMON, se jetant aux genoux d’Iradan.

Du nom de père, hélas ! osé-je vous nommer ?
Puis-je toucher vos mains de cette main perfide ?
J’étais un meurtrier, je suis un parricide.

IRADAN, se relevant et l’embrassant.

Non, tu n’es que mon fils.
Il retombe.

CÉSÈNE

Que j’étais aveuglé !
Sans ce vieillard, mon frère, il était immolé ;
Les bourreaux l’attendaient… Quel bruit se fait entendre ?
Nos tyrans à nos yeux oseraient-ils se rendre ?

MÉGATISE, rentrant.

Un ordre du prétoire au pontife est venu.

CÉSÈNE

Est-ce un arrêt de mort ?

MÉGATISE

Il ne m’est pas connu

Mais les prêtres voulaient de nouvelles victimes.

IRADAN

Les cruels !

CÉSÈNE

Nous tombons d’abîmes en abîmes.

MÉGATISE

Je sais qu’ils ont proscrit ce généreux vieillard,
Et le frère et la soeur.

CÉSÈNE

Ô justice ! Ô César !
Vous pouvez le souffrir ! Le trône s’humilie
Jusqu’à laisser régner ce ministère impie !

LE JEUNE ARZÉMON

Les monstres ont conduit ce bras qui s’est trompé
J’en étais incapable ; eux seuls vous ont frappé.
J’expierai dans leur sang mon crime involontaire…
Déchirons ces serpents dans leur sanglant repaire,
Et vengeons les humains trop longtemps abusés
Par ce pouvoir affreux dont ils sont écrasés.
Que l’empereur après ordonne mon supplice ;
Il n’en jouira pas, et j’aurai fait justice ;
Il me retrouvera, mais mort, enseveli
Sous leur temple fumant par mes mains démoli.

IRADAN

Calme ton désespoir, contiens ta violence
Elle a coûté trop cher. Un reste d’espérance,
Mon frère, mes enfants, doit encor nous flatter.
Le destin paraît las de nous persécuter ;
Il m’a rendu mon fils, et tu revois ta fille ;
Il n’a pas réuni cette triste famille
Pour la frapper ensemble, et pour mieux l’immoler.

ARZAME

Qui le sait !

IRADAN

A César que ne puis-je parler !
Je ne puis rien, je sens que ma force s’affaisse ;
Tant de soins, tant de maux, de crainte, de tendresse,
Accablent à la fois mon corps et mes esprits !
À son fils.
Soutiens-moi.

LE JEUNE ARZÉMON

L’oserai-je ?

IRADAN

Oui, mon fils… mon cher fils

ARZAME, à Césène.

Eh quoi ! De ces brigands l’exécrable cohorte
De ce château, mon père, assiège encor la porte !

CÉSÈNE

Va, j’en jure les dieux ennemis des tyrans,
Ces meurtriers sacrés n’y seront pas longtemps.
S’il est des dieux cruels, il est des dieux propices
Qui pourront nous tirer du fond des précipices
Ces dieux sont la constance et l’intrépidité,
Le mépris des tyrans et de l’adversité.
Au jeune Arzémon.
Viens ; et pour expier le meurtre de ton père,
Venge-toi, venge-nous, ou meurs avec son frère.


ACTE V



Scène I


Iradan, Le Jeune Arzémon, Arzame.

IRADAN

Non, ne m’en parlez plus ; je bénis ma blessure.
Trop de biens ont suivi cette affreuse aventure :
Vos pères trop heureux retrouvent leurs enfants ;
Le ciel vous a rendus à nos embrassements.
Vos amours offensaient et Rome et la nature ;
Rome les justifie, et le ciel les épure.
Cet autel que mon frère avait dressé pour moi,
Sanctifié par vous, recevra votre foi ;
Ce vieillard généreux, qui nourrit votre enfance,
Y verra consacrer votre sainte alliance ;
Les prêtres des enfers et leur zèle inhumain
Respecteront le sang d’un citoyen romain.

ARZAME

Hélas ! L’espérez-vous ?

IRADAN

Quelles mains sacrilèges
Oseraient de ce nom braver les privilèges ?
Césène est au prétoire : il saura le fléchir.
Des formes de nos lois on peut vous affranchir.
Quels cœurs à la pitié seront inaccessibles ?
Les prêtres de ces lieux sont les seuls insensibles.
Le temps fera le reste et si vous persistez
Dans un culte ennemi de nos solennités,
En dérobant ce culte aux regards du vulgaire,
Vous forcerez du moins vos tyrans à se taire.
Dieu, qui me les rendez, favorisez leurs feux !
Dieu de tous les humains, daignez veiller sur eux !

ARZAME

Ainsi ce jour horrible est un jour d’allégresse !
Je ne verse à vos pieds que des pleurs de tendresse.

LE JEUNE ARZÉMON, baisant la main d’Iradan.

Je ne puis vous parler, je demeure éperdu,
Mon père !

IRADAN, l’embrassant…

Mon cher fils !

LE JEUNE ARZÉMON

Le trépas m’était dû,
Vous me donnez Arzame !

ARZAME

Et pour comble de joie,
C’est Césène mon père… oui, le ciel nous l’envoie !


Scène II


Les Précédents, Césène.

IRADAN

Quelle nouvelle heureuse apportez-vous enfin ?

CÉSÈNE

J’apporte le malheur, et tel est mon destin.
Ma fille, on nous opprime ; une indigne cabale
Aux portes du palais frappe sans intervalle :
Le prétoire est séduit.

LE JEUNE ARZÉMON

Que je suis alarmé !

IRADAN

Quoi ! Tout est contre nous !

CÉSÈNE

On a déjà nommé
Un nouveau commandant pour remplir votre place.

IRADAN

C’en est fait, je vois trop notre entière disgrâce.

CÉSÈNE

Ah ! le malheur n’est pas de perdre son emploi,
De cesser de servir, de vivre enfin pour soi…

IRADAN

Qu’on est faible, mon frère ! et que le cœur se trompe !
Je détestais ma place et son indigne pompe ;

Ses fonctions, ses droits, je voulais tout quitter :
On m’en prive, et l’affront ne se peut supporter.

CÉSÈNE

Ce n’est point un affront ; ces pertes sont communes,
Préparons-nous, mon frère, à d’autres infortunes :
Notre hymen malheureux, formé chez les Persans,
Est déclaré coupable : on ôte à nos enfants
Les droits de la nature et ceux de la patrie.

LE JEUNE ARZÉMON

Je les ai tous perdus quand cette main impie,
Par la rage égarée, et surtout par l’amour,
A déchiré les flancs à qui je dois le jour ;
Mais il me reste au moins le droit de la vengeance,
On ne peut me l’ôter.

ARZAME

Celui de la naissance
Est plus sacré pour moi que les droits des Romains ;
Des parents généreux sont mes seuls souverains.

CÉSÈNE, l’embrassant.

Ah ! Ma fille, mes pleurs arrosent ton visage ;
Fille digne de moi, conserve ton courage.

ARZAME

Nous en avons besoin.

CÉSÈNE

Nos lâches oppresseurs
Dédaignent ma colère, insultent à nos pleurs,
Demandent notre sang.

ARZAME

J’en suis la cause unique ;
J’étais le seul objet qu’un sacerdoce inique
Voulait sur leurs autels immoler aujourd’hui,
Pour n’avoir pu connaître un même dieu que lui.
L’empereur serait-il assez peu magnanime
Pour n’être pas content d’une seule victime ?
Du sang de ses sujets veut il donc s’abreuver ?
Le dieu qui sur ce trône a voulu l’élever
Ne l’a-t-il fait si grand que pour ne rien connaître,
Pour juger au hasard en despotique maître ;
Pour laisser opprimer ces généreux guerriers,
Nos meilleurs citoyens, ses meilleurs officiers ?
Sur quoi ? sur un arrêt des ministres d’un temple ;
Eux qui de la pitié devaient donner l’exemple,

Eux qui n’ont jamais du pénétrer chez les rois
Que pour y tempérer la dureté des lois ;
Eux qui, loin de frapper l’innocent misérable,
Devaient intercéder, prier pour le coupable.
Que fait votre César, invisible aux humains ?
De quoi lui sert un sceptre oisif entre ses mains ?
Est-il, comme vos dieux, indifférent, tranquille,
Des maux du monde entier spectateur inutile ?

CÉSÈNE

L’empereur jusqu’ici ne s’est point expliqué :
On dit qu’à d’autres soins en secret appliqué,
Il laisse agir la loi.

IRADAN

Loi vaine et chimérique !
Loi favorable aux grands, et pour nous tyrannique !

CÉSÈNE

Je n’ai qu’une ressource, et je vais la tenter :
À César, malgré lui, je cours me présenter ;
Je lui crierai justice ; et si les pleurs d’un père
Ne peuvent adoucir ce despote sévère,
S’il détourne de moi des yeux indifférents,
S’il garde un froid silence, ordinaire aux tyrans,
Je me perce à sa vue : il frémira peut-être ;
Il verra les effets du cœur d’un mauvais maître,
Et, par mes derniers mots qui pourront l’étonner,
Je lui dirai : Barbare, apprends à gouverner.

IRADAN

Vous n’irez point sans moi.

CÉSÈNE

Quelle erreur vous entraîne ?
Votre corps affaibli se soutient avec peine,
Votre sang coule encor… demeurez, et vivez ;
Vivez, vengez ma mort un jour, si vous pouvez.
Viens, Arzémon.

LE JEUNE ARZÉMON

J’y vole.

ARZAME

Arrêtez !… Ô mon père !
Cher frère ! Cher époux !… Ô ciel ! Que vont-ils faire ?


Scène III


Iradan, Arzame.

ARZAME

Peut être que César se laissera toucher.

IRADAN

Hélas ! souffrira-t-on qu’il ose l’approcher ?
Je respecte César ; mais souvent on l’abuse.
Je vois que de révolte un ennemi m’accuse.
J’ai pour moi la nature, ainsi que l’équité ;
Tant de droits ne sont rien contre l’autorité ;
Elle est sans yeux, sans cœur : le guerrier le plus brave,
Quand César a parlé, n’est plus qu’un vil esclave :
C’est le prix du service, et l’usage des cours.

ARZAME

Bienfaiteur adoré, que je crains pour vos jours,
Pour mon fatal époux, pour mon malheureux père,
Pour ce vieillard chéri, si grand dans sa misère !
Il n’a fait que du bien, ses respectables mœurs
Passent pour des forfaits chez nos persécuteurs.
La vertu devient crime aux yeux qui nous haïssent :
C’est une impiété que dans nous ils punissent ;
On me l’a toujours dit. Le nouveau gouverneur
Sans doute est envoyé pour servir leur fureur
On va vous arrêter.

IRADAN

Oui, je m’y dois attendre.
Oui, mon meilleur ami, commandé pour nous prendre,
Nous chargerait de fers au nom de l’empereur,
Nous conduirait lui-même, et s’en ferait honneur ;
Telle est des courtisans la bassesse cruelle.
Notre indigne pontife, à sa haine fidèle,
N’attend que le moment de se rassasier
Du sang des malheureux qu’on va sacrifier.
Dans l’état où je suis, son triomphe est facile.
Nous voici tous les deux sans force et sans asile,
Nous débattant en vain, par un pénible effort,
Sous le fer des tyrans, dans les bras de la mort.



Scène IV


Iradan, Arzame, Le Vieil Arzémon.

IRADAN

Vénérable vieillard, que viens-tu nous apprendre ?

LE VIEIL ARZÉMON

C’est un événement qui pourra vous surprendre,
Et peut-être un moment soulager vos douleurs,
Pour nous replonger tous en de plus grands malheurs.
Votre fils, votre frère…

IRADAN

Explique-toi.

ARZAME

Je tremble.

LE VIEIL ARZÉMON

De ce château fatal ils s’avançaient ensemble ;
Du quartier de César ils suivaient les chemins :
Du grand-prêtre accouru les suivants inhumains
Ordonnent qu’on s’arrête, et demandent leur proie ;
A mes yeux consternés le pontife déploie
Un arrêt que sa brigue au prétoire a surpris.
On l’a dû respecter ; mais, seigneur, votre fils,
Dans son emportement, pardonnable à son âge,
Contre eux, le fer en main, se présente et s’engage ;
Votre frère le suit d’un pas impétueux ;
Mégatise à grands cris s’élance au milieu d’eux :
Des soldats s’attroupaient à la voix du grand-prêtre :
« Frappez, s’écriait-il, secondez votre maître. »
De toutes parts on s’arme, et le fer brille aux yeux :
Je voyais deux partis ardents, audacieux,
Se mêler, se frapper, combattre avec furie.
Je ne sais quelle main (qu’on va nommer impie),
Au milieu du tumulte, au milieu des soldats,
Sur l’orgueilleux pontife a porté le trépas ;
Sous vingt coups redoublés j’ai vu tomber ce traître,
Indigne de sa place et du saint nom de prêtre ;
Je l’ai vu se rouler sur la terre étendu :
Il blasphémait ses dieux qui l’ont mal défendu,
Et sa mort effroyable est digne de sa vie.

IRADAN

Il a reçu le prix de tant de barbarie.

ARZAME

Ah ! Son sang odieux répandu justement
Sera vengé bientôt, et payé chèrement.

LE VIEIL ARZÉMON

Je le crois. On disait qu’en ce désordre extrême
César doit au château se transporter lui-même.

ARZAME

Qu’est devenu mon père ?

IRADAN

Ah ! je vois qu’aujourd’hui
Il n’est plus de pardon ni pour nous ni pour lui.
Le vieil Arzémon sort.


Scène V


Iradan, Césène, Arzame, Le Jeune Arzémon.

CÉSÈNE

Sans doute il n’en est point ; mais la terre est vengée.
Par votre digne fils ma gloire est partagée ;
C’est assez.

LE JEUNE ARZÉMON

Oui, nos mains ont puni ses fureurs
Puissent périr ainsi tous les persécuteurs !
Le ciel, nous disaient-ils, leur remit son tonnerre :
Que le ciel les en frappe, et délivre la terre ;
Que leur sang satisfasse au sang de l’innocent :
Mon père, entre vos bras je mourrai trop content.

IRADAN

La mort est sur nous tous, mon fils ; à ses approches
Je ne te ferai point d’inutiles reproches.
Ce nouveau coup nous perd ; et ce monstre expiré,
Tout barbare qu’il fut, était pour nous sacré.
César va nous punir. Un vieillard magnanime,
Un frère, deux enfants, tout est ici victime,
Tout attend son arrêt. Flétri, dépossédé,
Prisonnier dans ce fort où j’avais commandé,

Je finis dans l’opprobre une vie abhorrée,
Au devoir, à l’honneur, vainement consacrée.

CÉSÈNE

Eh quoi ! je ne vois plus ce fidèle Arzémon ;
Serait-il renfermé dans une autre prison ?
A-t-on déjà puni son respectable zèle,
Et les bienfaits surtout de sa main paternelle ?
Au supplice, ma fille, il ne peut échapper.
César de toutes parts nous fait envelopper.

ARZAME

J’entends déjà sonner les trompettes guerrières,
Et je vois avancer les troupes meurtrières.
Depuis qu’on m’a conduite en ce malheureux fort
Je n’ai vu que du sang, des bourreaux, et la mort.

CÉSÈNE

Oui, c’en est fait, ma fille.

ARZAME

Ah ! Pourquoi suis-je née ?

CÉSÈNE, embrassant sa fille…

Pour mourir avec moi, mais plus infortunée…
Ô mon cher frère et toi, son déplorable fils,
Nos jours étaient affreux, ils sont du moins finis.

IRADAN

La garde du prétoire, en ces murs avancée,
Déjà des deux côtés avec ordre est placée.
Je vois César lui-même… À genoux, mes enfants.

ARZAME

Ainsi nous touchons tous à nos derniers moments !


Scène VI


Les précédents ; L’Eempreur, Gardes ; Le Vieil Arzémon, et Mégatise, au fond.

L’EMPEREUR

Enfin de la justice à mes sujets rendue
Il est temps qu’en ces lieux la voix soit entendue ;

Le désordre est trop grand. De tout je suis instruit ;
L’intérêt de l’État m’éclaire et me conduit.
Levez-vous, écoutez mes arrêts équitables.
Pères, enfants, soldats, vous êtes tous coupables,
Dans ce jour d’attentats et de calamités,
D’avoir négligé tous d’implorer mes bontés.

CÉSÈNE

On m’a fermé l’accès.

IRADAN

Le respect et les craintes,
Seigneur, auprès de vous interdisent les plaintes.

L’EMPEREUR

Vous vous trompiez ; c’est trop vous défier de moi :
Vous avez outragé l’empereur et la loi ;
Le meurtre d’un pontife est surtout punissable.
Je sais qu’il fut cruel, injuste, inexorable :
Sa soif du sang humain ne se put assouvir ;
On devait l’accuser, j’aurais su le punir.
Sachez qu’à la loi seule appartient la vengeance :
Je vous eusse écoutés ; la voix de l’innocence
Parle à mon tribunal avec sécurité,
Et l’appui de mon trône est la seule équité.

IRADAN

Nous avons mérité, seigneur, votre colère ;
Épargnez les enfants, et punissez le père.

L’EMPEREUR

Je sais tous vos malheurs. Un vieillard dont la voix
Jusqu’au pied de mon trône a passé quelquefois,
Dont la simplicité, la candeur, m’ont dû plaire,
M’a parlé, m’a touché par un récit sincère ;
Il se fie à César ; vous deviez l’imiter.
Au vieil Arzémon.
Approchez, Arzémon ; venez vous présenter :
Dans un culte interdit par une loi sévère
Vous avez élevé la sœur avec le frère ;
C’est la première source où de tant de fureurs
Ce jour a vu puiser ce vaste amas d’horreurs :
Des prêtres, emportés par un funeste zèle,
Sur une faible enfant ont mis leur main cruelle ;
Ils auraient dû l’instruire, et non la condamner ;
Trop jaloux de leurs droits qu’ils n’ont pas su borner,
Fiers de servir le ciel, ils servaient leur vengeance.

De ces affreux abus j’ai senti l’importance ;
Je les viens abolir.

IRADAN

Rome, les nations,
Vont bénir vos bontés.

L’EMPEREUR

Les persécutions
Ont mal servi ma gloire, et font trop de rebelles.
Quand le prince est clément, les sujets sont fidèles.
On m’a trompé longtemps ; je ne veux désormais
Dans les prêtres des dieux que des hommes de paix,
Des ministres chéris, de bonté, de clémence,
Jaloux de leurs devoirs, et non de leur puissance ;
Honorés et soumis, par les lois soutenus,
Et par ces mêmes lois sagement contenus ;
Loin des pompes du monde enfermés dans leur temple,
Donnant aux nations le précepte et l’exemple ;
D’autant plus révérés qu’ils voudront l’être moins ;
Dignes de vos respects, et dignes de mes soins :
C’est l’intérêt du peuple, et c’est celui du maître.
Je vous pardonne à tous. C’est à vous de connaître
Si de l’humanité je me fais un devoir,
Et si j’aime l’État plutôt que mon pouvoir…
Iradan, désormais, loin des murs d’Apamée,
Votre frère avec vous me suivra dans l’armée ;
Je vous verrai de près combattre sous mes yeux :
Vous m’avez offensé ; vous m’en servirez mieux.
De vos enfants chéris j’approuve l’hyménée.
A Arzame et au jeune Arzémon.
Méritez ma faveur, qui vous est destinée.
Au vieil Arzémon
Et toi, qui fus leur père, et dont le noble coeur
Dans une humble fortune avait tant de grandeur,
J’ajoute à ta campagne un fertile héritage ;
Tu mérites des biens, tu sais en faire usage.
Les Guèbres désormais pourront en liberté
Suivre un culte secret longtemps persécuté :
Si ce culte est le tien, sans doute il ne peut nuire
Je dois le tolérer plutôt que le détruire.

Qu’ils jouissent en paix de leurs droits, de leurs biens ;
Qu’ils adorent leur dieu, mais sans blesser les miens :
Que chacun dans sa loi cherche en paix la lumière ;
Mais la loi de l’État est toujours la première.
Je pense en citoyen, j’agis en empereur :
Je hais le fanatique et le persécuteur.

IRADAN

Je crois entendre un dieu, du haut d’un trône auguste,
Qui parle au genre humain pour le rendre plus juste.

ARZAME

Nous tombons tous, seigneur, à vos sacrés genoux.

LE VIEIL ARZÉMON

Notre religion est de mourir pour vous.