Librairie nouvelle (p. 257-303).

VOYAGES EN FRANCE

CORRESPONDANCE ACADÉMIQUE

À M. M******, académicien libre.


Marseille. — Un concert. — Le conducteur d’omnibus. — Son discours. — Sa trompette. — L’amateur content. — L’amateur mécontent.



Paris, 18…

Je me lève au soleil naissant, léger, joyeux, dispos et bien portant ; absolument comme le financier des Prétendus, ce chef-d’œuvre des flons-flons grotesques, qui éclipsa par son succès Iphigénie en Tauride, et qui rapporta à Lemoine (l’auteur des Prétendus s’appelait Lemoine) plus d’argent que n’en produisirent tous les opéras de Gluck. Nouvelle preuve que les jours se suivent et se ressemblent.

Je me sens donc tout prêt à vous écrire mille folies. C’est la suite du songe extravagant dont notre amie la fée Mab m’a gratifié. J’ai rêvé que je possédais six cents millions, et que j’avais, du soir au lendemain, au moyen d’arguments irrésistibles, engagé pour moi seul tous les chanteurs et instrumentistes de talent qui existent à Paris, à Londres et à Vienne, y compris Jenny Lind et Pischek ; d’où était résultée la clôture immédiate de tous les théâtres lyriques de ces trois capitales. Vous étiez régisseur général de mes forces musicales ; nous nous entendions à merveille. Nous avions un théâtre magnifique et une splendide salle de concerts, où deux fois par mois seulement on exécutait les chefs-d’œuvre tels que les auteurs les écrivirent, avec une fidélité, une pompe, une grandeur et une inspiration jusqu’à présent inconnues. Nous choisissions nous-mêmes notre auditoire, et pour rien au monde un crétin comme il y en a tant n’eût été admis. L’un d’eux, qui, par amour-propre, avait corrompu un contrôleur, et pour cinquante mille francs s’était fait introduire clandestinement dans une loge, fut aperçu par les artistes, au moment où le premier acte d’Alceste allait commencer, et contraint de sortir au milieu des huées. Vous bondissiez de colère ; moi j’avais pitié du pauvre homme, trouvant que son humiliation avait été trop forte, et qu’il eût été plus simple de le faire extraire doucement par quatre portefaix sans tant de bruit.

Et nous parlions l’anglais comme Johnson, et nous faisions jouer sur notre théâtre les drames de Shakspeare, sans corrections ni coupures, par Brooke, Macready et les premiers acteurs des trois royaumes ; et nous avions des vertiges d’admiration.

Nous avions, en outre, organisé une bande de siffleurs, de hueurs et de conspueurs, pour interdire les symphonies dans les entr’actes du Théâtre-Français, les couplets ou les ouvertures dans les vaudevilles ; et au bout de quelques soirées orageuses, où force était restée au bon sens et au bon goût, on avait définitivement reconnu impossible la continuation de ces horribles stupidités ; et l’art musical n’avait plus à subir de pareils outrages.

À ce moment-là j’ai été réveillé en sursaut ; on venait me chercher de la part du comité de l’Association des artistes-musiciens pour travailler aux préparatifs d’une fête dansante que la Société s’est un instant proposé de donner dans le jardin Mabille, sous la direction de Musard, et avec le concours de toutes les Lorettes de Paris. Le contraste de mon rêve et de cette réalité m’a paru si excessivement bouffon que j’en ai ri jusqu’aux spasmes, et que je suis resté dans les dispositions d’hilarité avec lesquelles je continuerai ma lettre, si vous le voulez bien. Et vous le voudrez, n’est-ce pas ? Il est reconnu depuis longtemps que nous ne pouvons causer ensemble sans rire ; et si découragé ou si indigné que je sois,

Mon chagrin disparaît sitôt que je vous vois.

Quel changement ! Vous rappelez-vous le temps où vous m’éreintiez avec tant de plaisir dans vos feuilletons du Courrier français ? Que de bonnes folies vous avez imprimées sur mes tendances et mes extravagances ! Je vous envie les heureux moments que vous avez dû passer à me fustiger de la sorte ; car cela doit être vraiment délicieux de flageller ainsi quelqu’un sans colère, de sang-froid, en riant, pour faire un simple exercice d’esprit. Ce n’est pas que votre esprit ait jamais eu besoin de beaucoup d’exercice ; il n’était que trop ingambe, trop alerte, trop délié et trop bien aiguisé, il m’en souvient. Vous m’inspiriez, je l’avoue, une inquiétude extrême ; et je me trouvai fort mal à l’aise le soir où notre ami Schlesinger, avec son aplomb ordinaire, me présenta à vous au bal masqué de l’Opéra. L’occasion d’ailleurs était étrangement choisie, car nous étions venus tous les trois pour assister à la charge de ma personne et de ma symphonie fantastique, qui allait être faite en forme d’intermède musical par Arnal et Adam. Ce dernier avait écrit une symphonie grotesque dans laquelle il faisait la caricature de mon instrumentation, et Arnal me représentait, moi, l’auteur de l’œuvre, la faisant répéter. J’adressais aux musiciens une allocution sur la puissance expressive de la musique, et je démontrais que l’orchestre peut tout exprimer, tout dire, tout enseigner, même l’art de mettre sa cravate.

C’est M. Véron, alors directeur de l’Opéra, qui avait eu l’idée de ce divertissement. Il m’a plus tard fait chaudement louer dans le Constitutionnel. Le remords le dévorait…

Arnal est devenu un des habitués de mes concerts ; il s’est cru obligé en conscience de les suivre. C’est un homme d’honneur…

Adam est un bon enfant ; il s’est repenti, dix ans après, d’avoir accepté cette tâche de caricaturiste ; et depuis lors, il n’a plus chargé que l’orchestre de Grétry et de Monsigny .   .   .

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Quant à vous, vous êtes resté, ce me semble, le même homme d’esprit sans fiel que je n’ai pas connu jadis, et je suis bien heureux, maintenant que je vous connais, de pouvoir quelquefois me livrer avec vous à ces bons rires homériques qui font tout oublier.

J’avoue pourtant n’avoir pas retrouvé votre ancienne gaîté dans la lettre que vous m’avez écrite cet hiver à Londres, et à laquelle je réponds. J’en suis bien aise ; car, en revoyant la belle France, j’ai senti, moi aussi, un singulier serrement de cœur, et mon rire n’est plus si facile. Rien d’ailleurs ne rend sérieux comme une banqueroute, et je viens d’en essuyer une assez désagréable, de l’autre côté du détroit.

Mais puisque vous m’avez demandé le récit de mon voyage en Angleterre, c’est celui d’une pérégrination musicale en France que je vous ferai. Je l’entrepris en 1845. Je n’avais alors de ma vie mis le pied dans une salle de spectacle ou de concerts française hors de Paris.

Je venais de donner quatre matinées festivalesques dans le Cirque des Champs-Élysées, et je sentais que les bains et les distractions, qui m’avaient remis sur pieds l’année précédente, après le festival de l’Industrie, me seraient encore fort utiles cette fois. Dès que j’en eus la conviction, je pris mon chapeau… et j’allai me baigner… à Marseille.

Quand j’eus bien nagé dans la Méditerranée, l’envie me prit de connaître la ville, et je pensai de prime abord au plus savant amateur de musique de la cité phocéenne, un de mes anciens amis, M. Lecourt, qui joue fort bien du violoncelle, qui possède par cœur tout Beethoven, qui fit cent cinquante lieues, il y a quelques années, pour venir entendre la première exécution d’un de mes ouvrages à Paris ; inflexible dans ses convictions, disant tout franc ce qu’il pense, appelant chaque chose par son nom, écrivant comme il parle, pensant, parlant, écrivant et jouant juste, un cœur d’or sur la main. Je n’eus pas de peine à trouver sa demeure ; il m’eût été plus difficile de rencontrer dans Marseille quelqu’un qui ne la connût pas. En m’apercevant :

« — C’est vous ! bonjour ! Qui diable a pu vous donner l’idée de venir faire de la musique à Marseille ? et dans cette saison ? et avec une telle chaleur ? et avec les cafés et les indigos qui nous arrivent chaque jour dans le port ?… Ah çà, vous êtes fou !…

— Eh ! mais, c’est le directeur de votre théâtre qui m’a suggéré cette bonne idée. Dans dix jours nous donnerons un concert.

— Extravagance !

— Nous donnerons deux concerts ! et si vous m’excitez encore, nous en donnerons trois, et vous jouerez un solo de violoncelle au quatrième ! »

Il faut que vous sachiez, mon cher M***, que Marseille est la première ville de France qui comprit les grandes œuvres de Beethoven. Elle précéda Paris de cinq ans sous ce rapport ; on jouait et on admirait déjà les derniers quatuors de Beethoven à Marseille, quand nous en étions encore à Paris à traiter de fou le sublime auteur de ces compositions extraordinaires. J’avais donc une raison pour croire à l’habileté d’un certain nombre d’exécutants et à l’intelligence de quelques auditeurs. Il y a d’ailleurs à Marseille plusieurs virtuoses amateurs dont j’espérais le concours, et qui ne me le refusèrent point en effet. De plus, le théâtre possédait à cette époque une troupe chantante bien composée, dans laquelle j’avais remarqué les noms d’Alizard, de Mlle Mainvielle Fodor et de deux soprani italiens souvent cités devant moi avec éloges.

À l’aide de M. Pépin, l’habile chef d’orchestre du théâtre, de M. Pascal, son premier violon, et de M. Lecourt, qui, malgré son opinion sur l’inopportunité de la tentative, ne m’aida pas moins activement à la mener à bien, ma troupe instrumentale fut bientôt composée. Il nous manqua seulement des trompettes, l’usage s’étant déjà introduit à cette époque, dans les plus grands orchestres de province, de jouer les parties de trompettes sur des cornets à pistons ; abus inqualifiable et qu’en aucun cas et à aucunes conditions on ne devrait tolérer. Les chœurs du théâtre m’avaient été assez tièdement recommandés ; mais, en revanche, je connaissais de nom la Société Trotebas, académie de chant d’hommes que la mort récente de son fondateur n’avait point détruite, et qui me vint en aide de la meilleure grâce, et fit, avec beaucoup de soin et de patience, de fort longues répétitions. Cette société, célèbre à juste titre dans le Midi, est composée de soixante membres, peu lecteurs, il est vrai, mais doués d’un instinct musical remarquable, de voix franches, sonores et d’un beau timbre. Ces messieurs exécutèrent plusieurs morceaux avec verve et un sentiment des nuances digne des plus grands éloges. Quant aux soprani, qui étaient ceux du chœur du théâtre, je fus obligé, pendant le concert, pour mettre un terme à leurs gémissements, de leur dire, avant de commencer un morceau où ils n’ont qu’à doubler à l’octave les ténors : « Mesdames, il y a une faute de copie dans vos parties de chant : il y manque, au début, trois cents pauses, veuillez les compter en silence, avec attention. » Il va sans dire que le morceau fut fini avant la trois-centième mesure, et qu’ainsi ces dames ne gâtèrent rien. Alizard eut les honneurs du chant.

Il y avait dans la salle à peu près huit cents personnes ; mais Méry s’y trouvait, ce qui portait pour moi la somme des gens d’esprit et de goût réunis à deux mille tout au moins. L’auditoire fut attentif et souvent fort chaleureux ; mais quelques parties de programme n’en soulevèrent pas moins, comme toujours en France, des discussions très-vives après le concert. Et voici comment j’en fus informé. Je revenais de la mer un soir, et, faute de place dans l’omnibus qui ramène les baigneurs à la ville, j’avais dû monter à côté du cocher, sur son siège. La conversation ne tarda pas à s’engager entre nous deux. Mon phaéton m’apprit les brillantes connaissances littéraires qu’il avait eu l’occasion de faire en allant et venant de Marseille à la Méditerranée.

« — Je connais bien Méry, me dit-il ; c’est un crâne, et il gagnerait gros d’argent s’il ne perdait pas son temps à écrire un tas de petites bêtises que les femmes elles lisent, et que j’en ris moi-même quelquefois comme un nigaud. Malgré ça, Méry est un homme de mérite, allez, et de Marseille. Je connais bien Alexandre Dumas et son fils. Dumas, il écrit des tragédies, qu’on dit, où l’on se tue comme des mouches, où l’on boit des bouteilles de poison. Malheureusement, depuis quelque temps, ils prétendent qu’il s’amuse aussi à écrire de ces romans, comme Méry, que l’on lit partout, que ça fait pitié !

— Vous êtes sévère pour ces deux poëtes, lui dis-je.

— Poëtes ! poëtes de qui ? poëtes de quoi ?. Un poëte, c’est un homme qu’il fait rien que des vers ; M. Reboul, de Nîmes, est un poëte ; celui-là n’écrit pas de la prose. Mais je rends justice pourtant à Dumas, il nage, monsieur, il nage comme un roi, et son fils comme un dauphin. J’ai bien connu la Rachel.

— Mademoiselle Rachel de la Comédie-Française ?

— Oui, la tragédienne de la Comédie, Et même c’est à une de ses représentations que je prononçai ce fameux discours qu’il fit tant de bruit à Marseille dans le temps.

— Ah ! vous avez parlé en public !

— Eh donc, je parlerais bien devant quatre publics dans l’occasion. Voilà pourquoi je fis ce discours : la Rachel, en arrivant à Marseille, avait annoncé qu’elle jouer ait Bajazet, de M. Racine, et qu’en entrant en scène, elle serait accompagnée de quatre Turs. Je vais au théâtre, elle entre, et nous ne voyons pas plus de trois turbans près d’elle. Oh ! oh ! que nous fîmes dans le parterre, il paraît que cette farceuse de Française elle veut se moquer des Marseillais. Je fais un signe, tout le monde il se tait ; je monte sur un banc, et je dis, fort : « Manque un Tur ! » Après ce discours-là, si vous aviez vu la salle, c’était terrible ! Ah ! la Rachel fut obligée de se retirer, on baissa la toile, et le directeur fit habiller le quatrième Tur bien vite, et quand la Rachel reparut, il ne manquait rien.

— Diable ! mais vous ne plaisantez pas à Marseille.

— Ah ! que certes non ! Nous avons bien eu du chagrin aussi dernièrement, à propos de Félicien David, qu’il est venu ici nous annoncer le Désert, haute symphonie[1], avec la marche de la caravane. Eh bien ! nous avons tous couru au théâtre, et il n’y avait seulement pas un chameau dans cette caravane.

— Vous avez dû prononcer un fameux discours ce soir-là ?

— Non, je n’ai rien dit, je n’ai pas pris parole. J’aurais parlé, voyez-vous, et ferme, si David il était Français ; mais c’est un pays a nous, il est de la Provence, et nous n’avons pas voulu lui faire de la peine ; quoique ce soit un peu fort d’annoncer une marche de caravane sans un chameau. »

Après un instant de silence de mon orateur, le hasard m’ayant fait toucher sa trompette qui roulait sur l’impériale de la voiture :

« — Eh ! reprit-il, ça vous connaît ?

— Comment ! pourquoi pensez-vous que les trompettes me connaissent ?

— Farceur ! croyez-vous que je ne sais pas que c’est vous qu’il donne ces grands concerts dont tout le monde il parle ?

— Ah ! comment le savez-vous ?

— Parbleu ! c’est M. le conducteur, qu’il est un amateur, qu’il est allé au théâtre, qu’il me l’a dit.

— Eh bien ! puisqu’on parle de mes concerts, qu’en dit-on ? Mettez-moi un peu au courant des conversations, vous qui savez tout.

— Oh ! je les ai bien écoutées, l’autre soir, quand les Trotebas ils vous ont donné une sérénade. La rue de Paradis était si pleine jusqu’à la Bourse, que nous demandions tous s’il y avait une vente de café extraordinaire, ou si monseigneur l’archevêque il donnait sa bénédiction. Pas du tout ; c’était à vous qu’on faisait des honneurs. Alors j’ai entendu les amateurs qu’ils parlaient pendant la sérénade. Il y en avait un, M. Himturn, un chaud, qu’il est venu de Nîmes pour votre musique, qu’il disait toujours : « Et l’Hymne à la France ! et la Marche des Pèlerins ! — Quels pèlerins ? criait un autre ; je n’ai pas vu de pèlerins. — Et le Cinq mai, et l’Adagio de la Symphonie. » Enfin celui-là vous adore crânement. Plus loin, une dame, elle disait à sa fille : « Tu n’as point de cœur, Rose, tu ne peux rien comprendre à ça : joue des contredanses. » Mais les deux plus acharnés, c’étaient deux commerçants en campêche ; ils criaient plus fort que les Trotebas : « Oui, il faut condamner toutes ces audaces ; comment ! si on l’avait laissé faire, ne voulait-il pas mettre un canon dans son orchestre ! — Allez donc, un canon ! — Certainement, un canon ; il y a sur le programme un morceau intitulé : Pièce de campagne ; c’était au moins une pièce de douze dont il voulait nous régaler ! — Mon cher, vous n’avez pas compris ; ce que vous appelez la pièce de campagne n’est sans doute que la Scène aux champs, l’adagio de la symphonie : vous faites un jeu de mots sur ce titre. — Ah ! bien, s’il n’y a pas de canon, il y a le tonnerre, au moins ; et, à la fin, il faudrait être bien bête pour ne pas reconnaître ces roulements du tonnerre de Dieu, comme les jours d’orage quand il va pleuvoir. — Mais justement, c’est ce qu’il a voulu faire ; c’est très-poétique, et cela m’a beaucoup ému ! — Laissez-moi donc, poétique ! Si c’est une promenade à la campagne qu’il a voulu mettre en musique, il a bien mal réussi. Est-ce naturel ? Pourquoi ce tonnerre ? Vais-je à ma bastide quand il tonne ! »

Donc, il était très-mécontent, et celui qui était content était mécontent aussi que l’autre ne fût pas content ; tandis que celui qui était mécontent était encore plus mécontent de voir que l’autre fût content. — Que voulez-vous, lui dis-je en descendant de l’omnibus, on a beau faire, on ne peut pas mécontenter tout le monde. »

Et je m’éloignai, après avoir reçu de M. le conducteur un salut sympathique, où je reconnus la vérité de l’assertion du cocher. C’était un amateur… content.




Deuxième lettre.


Lyon. — Les sociétés philharmoniques. — Mon maître de musique. — Deux lettres anonymes, — Un amateur blessé. — Dîner à Fourvières. — La société des intelligences. — Le scandale. — La meule de moulin.



Paris, 18…

Cette fois-ci, je ne suis ni léger, ni joyeux, ni bien portant, et le soleil était né depuis longtemps quand j’ai essayé de me lever pour vous écrire. C’est que j’ai passé hier une rude soirée et que j’avais grand besoin de dormir après de telles souffrances ! La représentation extraordinaire donnée par l’Opéra au bénéfice de la Caisse des pensions m’a compté parmi ses victimes. J’ai réalisé l’idéal de Balzac, et vous pouvez me regarder aujourd’hui comme, la personnification vivante de son artiste en pâtiments. Avant de vous raconter ma visite aux Lyonnais, laissez-moi vous dire ce qui vient de se passer à l’Opéra : ce sera le prologue de ma lettre provinciale. Le programme était d’autant plus attrayant, qu’il contenait moins de musique. L’affiche annonçait le deuxième acte d’Orphée, mais l’affiche mentait ; on n’a exécuté que la scène des enfers de cet opéra : or, cette scène ne forme pas même la moitié du second acte. Quant aux fragments de la Semiramide de Rossini, ils se composaient d’un air et d’un duo précédés de l’ouverture. Tel a été le bagage musical d’une soirée commencée à sept heures et qui a fini à minuit. Je me trompe, il faut compter en outre quelques airs biscayens intercallés dans le ballet de l’Apparition, et la moitié du menuet de la symphonie en sol mineur de Mozart, que l’orchestre a commencé à jouer pour un lever de rideau, et qu’il avait bonne envie de continuer quand les acteurs de la comédie sont venus lui imposer silence. On a tout autant de respect pour Mozart au Théâtre-Français. Seulement l’orchestre, qui se laisse aussi interrompre au milieu d’une phrase de Mozart, n’a pas, comme celui de l’Opéra, une dignité à conserver, une noblesse qui oblige. On peut lui dire : Jouez donc ! quand il se tait, ou : Taisez-vous donc ! quand il joue, sans que son amour-propre en souffre ; il sait qu’il est là pour être vilipendé. Les symphonies de Mozart et de Haydn lui servent seulement à produire un certain bruit destiné à annoncer la suspension ou la reprise des hostilités dramatiques. Pour l’orchestre de l’Opéra, sa destinée et son importance sont tout autres, et je n’aurais pas cru qu’il consentît jamais à de pareils actes de complaisance et d’abnégation. Sa réputation de modestie (pour ne pas dire d’humilité) est désormais inattaquable.

Mlle Rose Chéri s’était résignée à paraître dans la première pièce, Geneviève, charmant vaudeville de M. Scribe, il est vrai, mais qui ne pouvait guère être représenté que devant une salle à peu près vide ; l’usage du public étant, en été surtout, de ne pas se montrer dans les grands théâtres avant huit heures et demie. Le croirait-on ? je n’avais point encore vu cette jeune et gracieuse célébrité… Et telle est la persistance avec laquelle chacun s’enferme à Paris dans le cercle de ses habitudes théâtrales, qu’après cinq ans d’une popularité immense, Mlle Rachel elle-même m’apparut pour la première fois folâtrant sur un âne dans la forêt de Montmorency. « Cela prouve, me dira-t-on, que vous êtes un barbare, voilà tout. » Je répondrai : Oui, si je n’avais pas pris depuis longtemps le parti de résister énergiquement à ma passion pour les vaudevilles, pour les tragédies racontées entre six colonnes, pour les couplets pointus et les vers alexandrins. J’ai bien attendu trois mois à Londres, avant d’entendre Jenny Lind. J’allais seulement le soir admirer la foule qui se pressait auprès de la porte du théâtre afin de voir entrer sa divinité. Que voulez-vous ? je manque de ferveur ; ma religion est entachée d’indifférence, et les déesses n’ont en moi qu’un fort tiède adorateur. Et puis, qu’est-ce qu’une voix de plus ou de moins au milieu de ce concert de louanges, d’hymnes, de cantiques, d’odes brillantes, de dithyrambes éperdus ? Les seuls hommages capables de plaire encore à ces êtres d’une nature supérieure répugnent à nos mœurs prosaïques, et choquent les humaines idées. Il faudrait se jeter sous les roues de leur char, les traiter en idoles de Jagrenat, ou devenir fou d’amour, se faire enfermer dans une maison d’aliénés où les bonnes déesses pourraient, enveloppées d’un nuage, venir de temps en temps contempler leurs victimes ; il leur serait sans doute assez agréable de voir le public tout entier saisi d’un accès de frénésie, les dames s’évanouir, tomber en attaques de nerfs, en convulsions, et les hommes s’entre-tuer dans la fureur de leur enthousiasme ; peut-être accepteraient-elles même des sacrifices de jeunes vierges ou d’enfants nouveau-nés, à condition que ces hosties fussent de noble extraction et d’une beauté rare… Il vaut donc mieux, quand on ne se sent pas doué d’une telle exaltation religieuse, se tenir à l’écart hors du temple, et détourner les yeux prudemment de ces faces éblouissantes. C’est même faire œuvre pie que d’avoir l’air impie ; car on courrait le risque d’offenser en adorant mal. Se figure-t-on un homme qui se bornerait à dire à la déesse Lind : « Divinité ! pardonne à l’impossibilité où sont les faibles humains de trouver un langage digne des sentiments que tu fais naître ! Ta voix est la plus sublime des voix divines, ta beauté est incomparable, ton génie infini, ton trille radieux comme le soleil, l’anneau de Saturne n’est pas digne de couronner ta tête ! Devant toi, les mortels n’ont qu’à se prosterner ; permets-leur de rester en extase à tes pieds ! » La déesse, prenant en pitié de si misérables éloges, répondrait dans sa mansuétude : « Quel est donc ce paltoquet ? »

Eh bien ! en dépit de mes bonnes résolutions, telle est la force attractive qu’exercent les créatures célestes, même sur les êtres grossiers, qu’un jour, après l’avoir applaudie la veille de toutes mes forces dans Lucie, je n’ai pu résister au désir d’aller contempler de près Jenny Lind à Richemont, où j’avais l’espoir de la voir folâtrer sur un âne, comme Mlle Rachel. Mais en arrivant à la Tamise, une distraction m’a fait prendre un autre bateau que celui de Richemont, et, ma foi, je suis allé à Greenwich. J’ai admiré là une foule de petits animaux très-intéressants que le directeur d’une ménagerie ambulante montrait pour un penny, puis je me suis étendu sur l’herbe dans le parc et j’ai dormi trois heures, en vrai cockney, parfaitement satisfait. C’est égal, et plaisanterie à part, Mlle Lind est une maîtresse femme, indépendamment de son immense talent ; talent réel et complet, talent d’or sans alliage. Vous savez comment elle a reçu M. Duponchel, quand il est allé à Londres lui offrir un engagement pour Paris, et comme notre cher directeur est demeuré stupéfait en voyant le cas qu’on faisait de son Opéra et de ses offres splendides ! Pardieu ! Mlle Lind a eu là un beau moment, et jamais elle ne joua mieux ni plus à propos son rôle de déesse.

Je reviens à la chose d’hier. À propos de quoi, s’il vous plaît, venir entre une comédie et un ballet, nous jeter à la tête ce noble fragment de poésie antique qui a nom Orphée, et sans préparation aucune et exécuté d’une si misérable façon ? Que c’est bien là l’idée de quelqu’un qui méprise la musique et qui hait les grands musiciens ! Et choisir Poultier pour représenter l’époux d’Eurydice, ce demi-dieu, l’idéal de la beauté et du génie ! Cela faisait mal à voir et à entendre ; mal pour le chanteur ainsi sacrifié, mal pour le chef-d’œuvre outragé, mal pour les auteurs mystifiés. Une semblable exhibition de Gluck ne se discute pas ; on la constate comme un attentat à l’art. Poultier, dont la voix est gracieuse quand il chante certains morceaux étrangers au style épique, est aussi déplacé dans Gluck qu’il pourrait l’être dans Shakspeare ; il représenterait Hamlet, Othello, Roméo, Macbeth, Coriolan, Cassius, Brutus, le cardinal Wolsey ou Richard III, tout aussi bien qu’Orphée. M. le directeur prendra sans doute fantaisie un de ces jours de nous donner un fragment d’Alceste ou d’Armide et d’en confier le premier rôle à Mlle Nau !

Puis comme l’effet en sera déplorable, il aura la satisfaction de dire : « C’est de la musique qui ne vaut plus rien, c’est trop vieux, ce n’est plus de notre temps, les admirateurs de ces choses-là sont ridicules ! »

Que dites-vous de cette méthode pour achever d’extirper le peu de goût musical que nous avons conservé ?… Quelle peine infligerait-on, s’il y avait un Code pénal des arts, à un pareil crime, à un tel assassinat prémédité ?… Il est vrai que si ce code existait, d’autres institutions que, nous n’avons pas existeraient aussi, qui mettraient les arts hors de l’atteinte de leurs ennemis et conséquemment à l’abri de semblables outrages.

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Mais il s’agit de Lyon et des expériences musicales que j’y ai faites.

Il faut vous dire d’abord que je suis né dans le voisinage de cette grande ville, et qu’en ma qualité de compatriote des Lyonnais, j’avais le droit de compter sur toute leur indifférence. C’est pourquoi, quand l’idée me fut venue, par vingt-cinq degrés de chaleur, au mois d’août, de les menacer d’un concert, je crus devoir mettre leur ville en état de siège. J’écrivis de Marseille à Georges Hainl, le chef du pouvoir exécutif et de l’orchestre du Grand-Théâtre de Lyon, pour l’avertir de ma prochaine arrivée, et lui indiquer les moyens de combattre les chances caniculaires que nous avions contre nous : grandes affiches, innombrables programmes, réclames dans tous les journaux du département, annonces en permanence sur tous les bateaux à vapeur de la Saône et du Rhône, invitations adressées aux académies de chant et à tous les amateurs habiles de Lyon, aux Sociétés philharmoniques de Dijon, de Châlons, et de Grenoble où il n’y en pas, volées de toutes les cloches et de tous les canons, départ d’un ballon lumineux, tir d’un feu d’artifice au moment de mon débarquement sur le quai Saint-Clair, les prédicateurs de toutes les églises me recommandant au prône à leurs ouailles, etc., etc. En lisant ce glorieux petit projet, Georges, qui passe à bon droit pour un des plus savants et des plus hardis hâbleurs du Lyonnais et même du Dauphiné, fut ébloui, les oreilles lui tintèrent, son orgueil fut atteint au cœur, et tendant ma lettre au régisseur et au caissier du Grand-Théâtre : « Ma foi, dit-il, je m’avoue vaincu ; celui-ci est plus fort que moi ! » Il ne se découragea point néanmoins, et mes instructions furent suivies ponctuellement ; à l’exception des sonneries de cloches, des volées de canons, de l’ascension aérostatique, de l’explosion pyrotechnique et des prédications catholiques. Ce complément du programme n’était pourtant point inexécutable, la suite l’a bien prouvé ; car Jenny Lind, il y a deux ans, non seulement fut reçue à Norwich avec de pareils honneurs, mais l’évêque de cette cité vint au-devant d’elle, lui offrit un appartement chez lui, et déclara en chaire que, depuis qu’il avait entendu la sublime cantatrice, il était devenu meilleur[2]. Ce qui me paraît démontrer clairement la vérité de cette proposition algébrique : L : B :: B : H ; ou (pour les gens qui ne savent pas l’algèbre), en fait de réclames et de banques bombastiques : L est à B comme B est à H ; ou encore (pour les gens qui ont besoin qu’on leur mette les I sous les points) que Hainl et moi nous ne sommes que des enfants.

Quoi qu’il en soit, nous obsédâmes le public de notre mieux, par les moyens ordinaires ; non licet omnibus d’être prôné par un évêque. Puis, une fois notre conscience en repos de ce côté-là, nous songeâmes au solide, c’est-à-dire à l’orchestre et aux chœurs. Les sociétés de Dijon et de Châlons avaient répondu à notre appel, elles nous promettaient une vingtaine d’amateurs, violonistes et bassistes ; une razzia habilement opérée sur tous les musiciens et choristes de la ville et des faubourgs de Lyon, une bande militaire de la garnison et surtout l’orchestre du Grand-Théâtre, nombreux et bien composé, renforcé de quelques membres de l’orchestre des Célestins, nous fournirent un total de deux cents exécutants, qui, je vous le jure, se comportèrent bravement le jour de la bataille. J’eus même le plaisir de compter parmi eux un artiste d’un rare mérite, qui joue de tous les instruments et dont je fus l’élève à l’âge de quinze ans. Le hasard me le fit rencontrer sur la place des Terreaux ; il arrivait de Vienne, et ses premiers mots en me rencontrant furent : « Je suis des vôtres ! de quel instrument jouerai-je ? du violon, de la basse, de la clarinette ou de l’ophicléide ?

— Ah ! cher maître, on voit bien que vous ne me connaissez pas, vous jouerez du violon ; ai-je jamais trop de violons ? en a-t-on jamais assez ?

— Très-bien. Mais je vais être tout dépaysé au milieu de votre grand orchestre où je ne connais personne.

— Soyez tranquille, je vous présenterai. »

En effet, le lendemain, au moment de la répétition, je dis aux artistes réunis, en désignant mon maître :

« Messieurs, j’ai l’honneur de vous présenter un très-habile professeur de Vienne, M. Dorant ; il a parmi vous un élève reconnaissant ; cet élève c’est moi ; vous jugerez peut-être tout à l’heure que je ne lui fais pas grand honneur, cependant veuillez accueillir M. Dorant comme si vous pensiez le contraire et comme il le mérite. »

On peut se faire une idée de la surprise et des applaudissements. Dorant n’en fut que plus intimidé encore ; mais une fois plongé dans la symphonie, le démon musical le posséda tout entier ; bientôt je le vis rougir en s’escrimant de l’archet, et j’éprouvai à mon tour une singulière émotion en dirigeant la Marche au supplice et la Scène aux champs exécutées par mon vieux maître de guitare que je n’avais pas vu depuis vingt ans.

Les trompettes sont presque aussi rares à Lyon qu’à Marseille, et nous eûmes grand’peine à en trouver deux. Les charmes du cornet à pistons et les succès qu’il procure aux virtuoses dans les bals champêtres, deviennent de plus en plus irrésistibles pour les musiciens de province. Si l’on n’y prend garde, la trompette, dans les plus grandes villes de France, sera bientôt, comme le hautbois, un mythe, un instrument fabuleux, et l’on n’y croira pas plus dans vingt ans qu’à la corne des Licornes. L’orchestre du Grand-Théâtre de Lyon possède en revanche, par exception, un hautbois de première force, qui joue également bien de la flûte, et dont la réputation est grande ; c’est M. Donjon. On y remarque encore le premier violon, M. Cherblanc, dont le beau talent fait honneur au Conservatoire de Paris. Quant à Georges Hainl, le chef de cet orchestre, voici son portrait en quelques mots : à une supériorité d’exécution incontestable sur le violoncelle, supériorité reconnue qui lui a valu un beau nom parmi les virtuoses, il joint toutes les qualités du chef d’orchestre conducteur-instructeur-organisateur ; c’est-à-dire qu’il dirige d’une façon claire, précise, chaleureuse, expressive ; qu’il sait, en montant les nouveaux ouvrages, faire la critique des défauts de l’exécution et y porter remède autant que les forces musicales dont il dispose le lui permettent, et enfin qu’il sait mettre en ordre et en action productive tous les moyens qui sont à sa portée, administrer son domaine musical et vaincre promptement les difficultés matérielles dont chacun des mouvements de la musique, en province surtout, est ordinairement entravé. D’où il résulte implicitement qu’il joint à beaucoup d’ardeur un esprit pénétrant et une persévérance infatigable. Il a plus fait en quelques années pour les progrès de la musique à Lyon, que ne firent en un demi-siècle ses prédécesseurs.

Le jour de mon concert, il fut successivement directeur et exécutant. Il conduisit le chœur, il joua du violoncelle dans la plupart des morceaux symphoniques, des cymbales dans l’ouverture du Carnaval, des timbales dans la Scène aux champs, et de la harpe dans la Marche des pèlerins. Oui, de la harpe. Ce fut même un des incidents les plus plaisants de notre dernière répétition. Je n’ai pas besoin de vous dire que les harpistes sont rares à Lyon autant qu’à Poissy ou à Quimper. La harpe aussi va devenir, comme le hautbois et la trompette, un instrument fabuleux pour nos provinces.

On m’avait indiqué un amateur dont le talent sur cet instrument jouit à Lyon de quelque renommée. « Avant de recourir à lui, voyons, me dit Georges, la partie que vous voulez lui confier.

— Oh ! elle n’est pas difficile ; elle ne contient que deux notes, si et ut. »

Après l’avoir attentivement examinée :

« — Oui, reprit-il, elle n’a que deux notes ; mais il faut les faire à propos, et notre amateur ne s’en tirera pas. Votre s… musique est encore de celles qui ne peuvent être exécutées que par des musiciens. Ne vous inquiétez pas de cela néanmoins, j’en fais mon affaire. »

Quand nous en vînmes le lendemain à répéter le morceau : « Apportez la harpe ! » cria Georges en quittant son violoncelle. On lui obéit ; il s’empare de l’instrument, sans s’inquiéter des brocards et des éclats de rire qui partent de tous les coins de l’orchestre (on savait qu’il n’en jouait pas), il enlève tranquillement les cordes voisines de l’ut et du si, et, sûr ainsi de ne pouvoir se tromper, il attaque ses deux notes avec un à propos imperturbable, et la Marche des pèlerins se déroule d’un bout à l’autre sans le moindre accident.

C’était la première fois qu’il m’arrivait d’entendre cette partie exécutée ainsi à la première épreuve. Il fallait, pour être témoin d’un tel phénomène, qu’elle fut confiée à un harpiste qui n’avait jamais essayé de jouer de la harpe, mais qui était sûr d’être musicien.

J’ai parlé plus haut des académies de chant de Lyon : l’une de ces sociétés, peu nombreuse, se compose seulement de jeunes amateurs allemands qui ont importé à Lyon les traditions de leur patrie, et se réunissent de temps en temps pour étudier avec soin les chefs-d’œuvre qu’ils admirent. Ces messieurs appartiennent presque tous à des maisons de banque ou du haut commerce de Lyon. Ils me vinrent en aide avec beaucoup de bonne grâce et me furent d’un grand secours. J’en dois dire autant de l’autre société chorale. Celle-là est très-nombreuse et composée exclusivement d’artisans et d’ouvriers. Elle a été fondée par M. Maniquet, dont le zèle, le talent et le dévouement à la rude tâche qu’il a entreprise, auraient dû depuis longtemps attirer sur lui et sur l’institution qu’il dirige les encouragements et l’appui énergique de la municipalité lyonnaise.

Un des acteurs du Grand-Théâtre, Barielle, dont la voix de basse est fort belle, chanta d’une façon remarquable ma cantate du Cinq mai. En somme, à l’exception de la Marche au supplice, trahie par la faiblesse des instruments de cuivre, le concert fut brillant sous le rapport musical et satisfaisant du côté… sérieux. Georges cependant aurait voulu qu’on se tuât pour y entrer ; et malgré les auditeurs qui étaient venus de Grenoble, de Vienne, de Nantua et même de Lyon, personne ne fut tué. Ah ! si monseigneur l’évêque eût annoncé en chaire que ma musique rendait les hommes meilleurs, sans doute la foule eût été plus compacte ; mais Son Éminence de Lyon s’est abstenue complètement. On n’a pas d’ailleurs tiré le moindre pétard en mon honneur, les cloches sont restés muettes… Le moyen, après cela, de faire les gens s’écraser à la porte d’un concert, au mois d’août, en province !… J’eus pourtant une sérénade à l’instar de Marseille, et deux lettres anonymes. La première, qui ne contenait que de grossières injures intraduisibles en langue vulgaire, me reprochait de venir enlever les écus des artistes lyonnais ; la seconde, beaucoup plus bouffonne, était de quelqu’un dont j’avais, sans m’en apercevoir, froissé l’amour-propre pendant les répétitions. Elle consistait en deux aphorismes que j’ai retenus mot pour mot. La voici :

« On peut être un grand artiste et être poli.
Le moucheron peut quelquefois incommoder le lion.

Signé : Un amateur blessé. »


Que dites-vous de ce laconisme épistolaire ? et de la menace ? et de la comparaison ? Je regrette fort d’avoir blessé un amateur ; et, quel qu’il soit, je le prie de recevoir mes très-humbles excuses. En tout cas, si je suis le lion de l’apologue, il faut croire que le moucheron aura oublié sa colère, car depuis cette époque je ne me suis point senti incommodé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je vous ai quitté ici, mon cher ami, pour écrire un article sur le dernier concert du Conservatoire. Ces corvées me paraissent un peu bien fréquentes ; et je commence à être las d’admirer. D’autant plus las qu’aux yeux de la plupart des Français pur sang, des Parisiens surtout, ce rôle d’admirateur est ridicule. C’est là, il est vrai, le dernier de mes soucis, et je me suis toujours donné le plaisir de rire largement des rieurs de cette espèce. Mais, franchement, le métier d’adorateur fatigue énormément quand on le fait en conscience. Après être resté prosterné à genoux pendant plusieurs heures à respirer l’encens, à chanter des Credo, des Gloria in excelsis, des Pange lingua, des Te Deum laudamus, on sent un besoin impérieux de se lever, d’étendre ses jambes, de sortir de l’église, de respirer le grand air, l’odeur des prés fleuris, de jouir de la création, sans songer au Créateur et sans chanter de cantiques d’aucune espèce ; et même (ceci soit dit tout-à-fait entre nous), on se sent pris de l’envie de chanter toutes sortes de drôleries, telles que la charmante chanson de M. de Pradel par exemple : « Vive l’enfer où nous irons. »

J’admire fort (vous le voyez, j’admire encore ! ce que c’est que l’habitude !) j’aime beaucoup, voulais-je dire, le couplet suivant de cette gentille bacchanale :

Nos divins airs,

. Nos concerts,
Rempliront les enfers
De douces mélodies ;
. Tandis qu’au ciel,
.....Gabriel
Fait bâiller l’Éternel
Avec ses litanies !

Vive l’enfer, etc.


Voyez-vous le bon Dieu qui s’ennuie d’être adoré, et que Gabriel obsède avec ses chœurs d’orphéonistes célestes ! et qui bâille à se décrocher la mâchoire à s’entendre chanter éternellement : Sanctus, Sanctus, Deus Sabaoth ! Plaignons-nous ensuite, nous autres vermisseaux, racaille humaine, sotte engeance, plaignons-nous quand les Gabriel terrestres nous fatiguent seulement trois heures durant, avec de la musique qui, à tout prendre, est peut-être fort supérieure à celle du Paradis. Qu’est-ce que trois heures en comparaison de l’éternité ? À propos de cette chanson dont je n’ose vous citer ici le refrain, refrain qui nous a fait casser tant de verres quand on le reprenait en chœur aux nuits sardanapalesques d’étudiants, il y a quelque vingt-cinq ans, voici comment j’ai appris qu’elle est du célèbre improvisateur Eugène de Pradel. Et ceci me ramène directement à Lyon.

Après le concert que j’eus l’honneur de donner dans cette ville, avec la permission de M. le maire, je fus invité à dîner à Fourvières par une société d’artistes et d’hommes de lettres, nommée la Société des Intelligences. Les membres de cette réunion s’étant garantis avec grand soin de l’approche des ennuyeux et des imbéciles, ceux-ci, blessés d’être ainsi exclus, ont donné ironiquement à ce club de gens d’esprit, le titre de Société des Intelligences, qu’il s’est bravement empressé d’accepter. Quand il passe à Lyon un artiste dont on est à peu près sûr, c’est-à-dire qui n’est pas réputé plus sot que la majeure partie des humains, qui ne porte pas de toasts dans les banquets, et qui déraisonne comme tout le monde, la Société des Intelligences s’empresse toujours de lui faire une politesse. À ce titre d’homme ordinaire et non orateur, je fus engagé à tenter l’escalade de la montagne de Fourvières, pour y dîner à trois cent soixante pieds, que dis-je ? à huit cent cinquante-trois pieds au-dessus du niveau de la Saône, dans un pavillon assez semblable à celui où le diable emporta un jour notre Seigneur Jésus-Christ pour lui faire voir tous les royaumes de la terre. Ce diable-là n’était pas fort, en géologie du moins ; aussi notre Seigneur n’eut-il pas grand’peine à lui démontrer son ânerie et à le renvoyer tout penaud. Pour en revenir à ce pavillon de Fourvières, d’où l’on voit également tous les royaumes de la terre, jusqu’à la Guillotière inclusivement, j’y trouvai réunis, au nombre de vingt-quatre, les intelligences de Lyon. Ce qui fait une intelligence par 00000 Lyonnais ; j’ai oublié le chiffre de la population de cette grande ville. Encore ne faut-il pas compter dans ces deux douzaines d’Intelligences lyonnaises Fédérick Lemaître, qui donnait alors des représentations dans le Midi, M. Eugène de Pradel, ni moi.

Donc, en défalquant (le terme est joli !) nos trois intelligences, celles de Frederick, de M. Pradel, et la mienne, si j’ose m’exprimer ainsi, la société lyonnaise se trouvait réduite à 21 membres… ce jour-là. J’aime à croire qu’il y avait un nombre considérable de membres absents. On but rondement, on rit de même, et au café, qu’on alla prendre dans un kiosque encore plus élevé que le pavillon d’où l’on voit tous les royaumes… M. de Pradel, s’approchant de moi, fit ma connaissance, sans façon, sans se faire présenter, sans embarras, sans balbutier, et me tendit la main comme il aurait pu la tendre au premier venu. Cette force d’âme me plut ; j’aime les gens qui ne tremblent pas dans les grandes circonstances ; et à l’instar de Napoléon quand il eut pendant quelques minutes contemplé Goëthe debout impassible devant lui, je dis à M. de Pradel : « Vous êtes un homme ! » Il fut remué jusqu’au fond des entrailles par ces sublimes paroles ; mais le vaniteux poëte se garda bien de le laisser voir. Il ne montra même aucune émotion, et venant droit au fait, qu’il avait ruminé pendant tout le repas : « Vous avez, me dit-il, dans un de vos feuilletons, attribué la chanson « Vive l’enfer ! » à Désaugiers ? — Ah ! oui, c’est vrai. On m’a fait ensuite reconnaître mon erreur ; je sais qu’elle est de Béranger. — Pardon, elle n’est pas de Béranger. — En ce cas, je ne me suis pas trompé ; elle est de Désaugiers. — Pardon encore, elle n’est pas non plus de Désaugiers. — Mais de qui donc alors ?… — Elle est de moi. — De vous ? — De moi-même ; je vous en donne ma parole. — Je suis d’autant plus désolé de mon erreur, monsieur, que cette chanson est étincelante de verve, et qu’elle vaut à mon sens plus d’un long poëme. Je m’empresserai, à la première occasion, de vous en restituer l’honneur. » Nous fûmes ici interrompus par un des convives. Ce monsieur éprouvait le besoin de nous faire part de ses idées sur la musique ; idées bienveillantes qu’il donna en forme de conseils malveillants à mon adresse, et me firent penser qu’il fallait encore distraire une unité du nombre des membres de la société ; celui-ci devant être un étranger qui faisait, comme moi, partie des Intelligences en passant

Seconde interruption. Au diable les importuns ! On m’envoie chercher pour .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .






Un jour plus tard.


Ce n’était rien… Il s’agissait d’aller entendre la répétition générale d’un opéra en cinq actes… en cinq actes seulement !!! En conséquence, je serai très-sérieux aujourd’hui. « Tant mieux ! » direz-vous. Car vous êtes d’avis, je m’en doute, que j’ai assez divagué, assez joué avec les mots, les gens et les idées, avec des choses même qui ne comportent guère la plaisanterie ; que je dois dans une correspondance académique, musicale et morale comme celle-ci, parler de musique et de morale, au lieu de citer des chansons bachiques, pantagruéliques, fantastiques, fort peu colletées et très-peu pies, qui scandalisent les âmes dévotes, font baisser les yeux aux jeunes personnes de quinze à seize ans, et trembler les lunettes sur le nez de celles de quarante-neuf à cinquante. Écoutez, franchement, c’est la faute de M. de Pradel ; je n’ai pu résister au plaisir de vous faire connaître un couplet de sa chanson. J’ai dû aussi, tout naturellement, choisir celui dans lequel il est question de musique ; de là les Divins airs, les Concerts des Enfers, et les Litanies de Gabriel, qui vous ont, je le crains, un peu effarouché. Que serait-ce donc si j’eusse continué ma citation, et reproduit en entier le refrain de cet hymne damnable :

Vive l’enfer ou nous irons !
Venez, filles
Gentilles ;
Nous chanterons,
Boirons,
Rirons,
Et toujours gais lurons,
Nous serons
Ronds.


Ceci eût été vraiment coupable et mériterait un blâme sérieux ; mais je m’en suis gardé ; j’ai trop d’horreur du scandale, et je suis trop convaincu de la vérité de la parole évangélique : Malheur à celui qui scandalisera son prochain ; il vaudrait mieux pour lui s’attacher au cou une meule de moulin et s’aller jeter dans la mer. En conséquence, bien qu’il ne me soit pas absolument prouvé que j’aie le droit de vous appeler mon prochain, dans le doute, comme je ne me sens pas en ce moment disposé à prendre la détermination sérieuse, et relative à la mer, dont parle l’Évangile, je me suis abstenu, autant que je l’ai pu, du scandale. D’ailleurs, le contraire fût-il malheureusement arrivé, comment ferais-je pour me conformer au texte du saint livre ? Il est facile, sans doute, de s’attacher au cou une meule de moulin, ou tout au moins de s’attacher le cou à ladite meule ; mais c’est le reste de l’opération qui me semble malaisé. Je ne suis pas de force à aller seulement d’ici au pont des Arts avec un pareil joyau appendu au-dessous du menton ; comment irais-je jusqu’au Havre ? Ce texte évangélique serait donc aussi embarrassant pour les commentateurs que pour les gens qui tiennent à se jeter dans la mer avec l’objet ci-dessus mentionné, si nous ne savions qu’il a été écrit à une époque où les hommes étaient d’une force et d’une taille merveilleuses, dont nous n’avons plus d’idée. Les petits garçons de ce temps-là portaient au cou une meule de moulin, et allaient se noyer avec une aisance admirable ; tandis que le plus fort de nos musiciens actuels, attaché seulement à une partition comme il y en a tant, aurait grand’peine à les imiter.

Maintenant, puisqu’il faut absolument être sérieux, je vous souhaite sérieusement le bonsoir. Cette lettre en compartiments est fort longue, l’allonger encore, serait la pire de mes mauvaises plaisanteries. Adieu ; dans quelques jours je vous parlerai de Lille, puis ma correspondance avec vous sera close : Marseille, Lyon et Lille étant (Paris à part) les seules villes de France où j’aie entendu et fait entendre de la musique, depuis que ce malheureux art est l’objet de mes études et de mon inaltérable affection.




Troisième Lettre.


Lille. — Cantate improvisée. — Mélancolie. — La demi-lune d’Arras. — Les pièces de canon. — Les lances à feu. — La fusée volante. — Effet terrible. — L’amateur d’autographes.



Paris, 18…

Vous ne tenez pas sans doute à savoir pourquoi je suis allé à Lille. En ce cas, je vais vous le dire : ce n’est point à l’occasion du festival du Nord dirigé par Habeneck et dans lequel on exécuta deux fois le Lacrymosa de mon Requiem, d’une grande et belle manière, m’a-t-on dit ; les ordonnateurs du festival avaient oublié de m’inviter, ce qui pour moi équivalait à une invitation à rester à Paris. Non, je n’allai à Lille que plusieurs années après. On venait de terminer le chemin de fer du Nord, si célèbre par les petits accidents auxquels il a eu la faiblesse de donner lieu ; Mgr l’archevêque devait le bénir solennellement, on se promettait de largement dîner et boire ; on pensa qu’un peu de musique ne gâterait rien, au contraire, bien des gens ayant besoin de cet accessoire pour faciliter leur digestion ; et l’on s’avisa de s’adresser à moi comme à un excellent digestif. Sans rire, voilà ce qui arriva. Il fallait une cantate pour être exécutée, non après le dîner, mais avant l’ouverture du bal ; M. Dubois, chargé par la municipalité lilloise des détails musicaux de la cérémonie, vint à Paris en grande hâte et, avec les idées arriérées, antédiluviennes, incroyables, qu’il apportait de sa province, s’imagina que, puisqu’il fallait des paroles et de la musique à cette cantate, il ne ferait pas mal de s’adresser à un homme de lettres et à un musicien. En conséquence, il demanda les vers à J. Janin et à moi la musique. Seulement, en m’apportant les paroles de la cantate, M. Dubois m’avertit, comme s’il se fût agi d’un opéra en cinq actes, qu’on avait besoin de ma partition pour le surlendemain. « Très-bien, monsieur, je serai exact ; mais s’il vous fallait la chose pour demain, ne vous gênez pas. » Je venais de lire les vers de J. Janin ; ils se trouvaient coupés d’une certaine manière, que je ne me charge pas de caractériser, et qui appelle la musique comme le fruit mûr appelle l’oiseau, tandis que des poëtes de profession s’appliquent au contraire à la chasser à grands coups d’hémistiches. J’écrivis les parties de chant de la cantate en trois heures, et la nuit suivante fut employée à l’instrumenter. Vous voyez, mon cher M***, que pour un homme qui ne fait pas son métier de violer les muses, ceci n’est pas trop mal travailler. Le temps ne fait rien à l’affaire, me direz-vous, avec Nicolas Boileau Despréaux, un vieux morose qui soutenait cette vieille cause du bon sens, si bien gagnée ou si bien perdue à cette heure que personne ne s’en occupe plus. Sans doute, le temps ne fait rien, c’est-à-dire, au contraire, le temps fait beaucoup, quoi qu’en ai dit, non pas Boileau (je m’aperçois maintenant que je me suis trompé dans ma citation), mais Poquelin de Molière, un autre poëte qui était fou du bon sens. Je maintiens qu’à de rares exceptions près, le temps ne consacre rien de ce qu’on fait sans lui. Cet adage, que vous n’avez jamais entendu ni lu, puisque je viens de le traduire du persan, est d’une grande vérité. J’ai voulu seulement vous prouver qu’il était possible à moi aussi d’improviser une partition, quand je prenais bravement mon parti de me contenter pour mon ouvrage d’une célébrité éphémère de quatre à cinq mille ans.

Si j’avais eu trois jours pleins à employer à ce travail, ma partition vivrait quarante siècles de plus, je ne l’ignore pas. Mais dans des circonstances pressantes et imprévues, comme celles de l’inauguration d’un chemin de fer, un artiste ne doit pas tenir à ce que quarante siècles de plus ou de moins le contemplent ; la patrie a le droit d’exiger alors de chacun de ses enfants un dévouement absolu. Je me dis donc : Allons, enfant de la patrie !… et je me dévouai. Il le fallait !!!… Que faites-vous en ce moment, mon cher M** ? Avez-vous un bon feu ? votre cheminée ne fume-t-elle point ? Entendez-vous, comme moi, le vent du nord geindre dans les combles de la maison, sous les portes mal closes, dans les fissures de la croisée inhermétiquement fermée, se lamenter, et gémir, et hurler, comme plusieurs générations à l’agonie ? Hou ! hou ! hou !… Quel crescendo !Ululate venti !… Quel forte !Ingemuit alta domus !… Sa voix se perd… Ma cheminée résonne sourdement comme un tuyau d’orgue de soixante-quatre pieds. Je n’ai jamais pu résister à ces bruits ossianiques : ils me brisent le cœur, me donnent envie de mourir. Ils me disent que tout passe, que l’espace et le temps absorbent beauté, jeunesse, amour, gloire et génie ; que la vie humaine n’est rien, la mort pas davantage ; que les mondes eux-mêmes naissent et meurent comme nous ; que tout n’est rien. Et pourtant certains souvenirs se révoltent contre cette idée, et je suis forcé de reconnaître qu’il y a quelque chose dans les grandes passions admiratives, comme aussi dans les grandes admirations passionnées ; je pense à Chateaubriand dans sa tombe de granit sur son rocher de Saint-Malo… ; aux vastes forêts, aux déserts de l’Amérique qu’il a parcourus ; à son René, qui n’était point imaginaire… Je pense que bien des gens trouvent cela fort ridicule, que d’autres le trouvent fort beau. Et le souffle orageux recommence à chanter avec effort dans le style chromatique : Oui ! ! ! oui ! ! ! oui ! ! ! Tout n’est rien ! tout n’est rien ! Aimez ou haïssez, jouissez ou souffrez, admirez ou insultez, vivez ou mourez ! qu’importe tout ! Il n’y a ni grand ni petit, ni beau ni laid ; l’infini est indifférent, l’indifférence est infinie !……… Hé… las !…… Hé… las !……

Talia vociferans gemitu tectum omne replebat.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette inconvenante sortie philosophique, mon cher ami, n’était que pour amener une citation de Virgile. J’adore Virgile, et j’aime à le citer ; c’est une manie que j’ai, et dont vous avez dû déjà vous apercevoir.

D’ailleurs les vents s’apaisent.
Les voilà qui se taisent,


et je n’ai plus envie de mourir. Admirez l’éloquence du silence, après avoir reconnu le pouvoir des sons ! Le calme donc étant revenu, toutes mes croyances me sont rendues. Je crois à la beauté, à la laideur, je crois au génie, au crétinisme, à la sottise, à l’esprit, au vôtre surtout ; je crois que la France est la patrie des arts ; je crois que je dis là une énorme bêtise ; je crois que vous devez être las de mes divagations, et que vous ne devinez pas pourquoi je divague à propos de musique. Eh ! mon Dieu, si vous ne le devinez pas, je vais vous le dire : c’est pour ne pas me faire remarquer, tout bonnement ; je prétends ne pas me singulariser, ne point faire disparate dans le milieu social où nous vivons. Il y a un proverbe, vrai comme tous les proverbes, que je viens encore de traduire du persan, et qui dit : Il faut hurler avec les fous ; faites-en votre profit.

Pour lors ! (Odry commençait ainsi le récit de ses aventures dans la forêt où il s’était égaré, forêt vierge où il n’y avait que des perroquets et des orang-outang[3] et dans laquelle il se fit écrivain public pour ne pas mourir de faim. Quel grand homme qu’Odry !) Pour lors donc, la cantate étant faite et copiée, nous partons pour Lille. Le chemin de fer faisant une exception en faveur de ses inaugurateurs, nous arrivons sans déraillements jusqu’à Arras. À peine sommes-nous en vue des remparts de cette ville, que voilà toute la population mâle et femelle de notre diligence qui part d’un éclat de rire, oh ! mais, d’un de ces rires à fendre une voûte de pierre dure. Et cela sans que personne eût dit le mot. Chacun possédant son Molière par cœur, le souvenir des Précieuses ridicules nous avait tous frappés spontanément à l’aspect des murailles de la ville, et nous cherchions de l’œil, en riant aux larmes, cette demi-lune que le marquis de Mascarille emporta au siège d’Arras, et qui, au dire du vicomte de Jodelet, était parbleu bien une lune tout entière. Voilà un succès ! parlez-moi d’un comique tel que Molière qui, sans théâtre, sans acteurs, sans livres, par le souvenir seul d’un mot, fait rire à se tordre les enfants des enfants des arrière-petits-enfants de ses contemporains !…

Arrivé à Lille, M. Dubois me met immédiatement en rapport avec les chanteurs dont le concours m’était nécessaire pour l’exécution de la cantate, et avec les bandes militaires venues de Valenciennes, de Douai et de quelques autres villes voisines. L’ensemble de ces groupes instrumentaux formait un orchestre de cent cinquante musiciens à peu près, qui devaient exécuter sur la promenade publique, le soir, devant les princes et les autorités civiles et militaires réunies pour la fête, mon morceau de l’apothéose. La cantate fut bientôt apprise par un chœur de jeunes gens et d’enfants, élèves presque tous des classes de l’institution nommée, à Lille, Académie de chant, et que je crois appartenir au Conservatoire. Je ne parle que sous la forme dubitative, ne possédant aucune notion précise sur cet établissement. Je vous dirai seulement que ces jeunes chanteurs avaient des voix excellentes, et que, bien dirigés dans leurs études par M. Ferdinand Lavainne, dont vous connaissez le mérite éminent comme compositeur, et M. Leplus, l’habile chef de musique de l’artillerie de Lille, ils se rendirent maîtres en peu de temps des difficultés de la cantate. L’étude de l’apothéose par les orchestres militaires réunis nous donna beaucoup plus de peine. Elle avait été commencée déjà, avant mon arrivée, et, par suite d’une erreur grave dans le mouvement indiqué par le chef qui dirigeait cette répétition, elle n’avait produit qu’un étourdissant charivari. M. Dubois, mon guide au milieu des embarras et des agitations de la fête, et qui avait assumé bravement toute la responsabilité de la partie musicale, me paraissait agité, inquiet, quand je lui parlais de nos militaires et de ce grand diable de morceau. J’ignorais qu’il eût assisté à la première expérience, j’ignorais même qu’elle eût produit un si monstrueux résultat ; ce ne fut qu’après le débrouillement du chaos qu’il me fit l’aveu de ses terreurs et du motif qui les avait fait naître. Quoi qu’il en soit, elles furent dissipées assez promptement, et, après la troisième répétition, tout marcha bien. Autant qu’il m’en souvienne, les trois corps de musique militaire appartenant spécialement a la ville de Lille, ceux de la garde nationale, des pompiers et de l’artillerie, n’avaient voulu ou pu prendre aucune part à cette exécution. On m’en dit alors la raison, mais je l’ai oubliée. Ce fut grand dommage, car ces orchestres sont excellents, et certes il y a bien peu de musiques militaires en France qui puissent leur être comparées. Je pus apprécier leur mérite individuel, chacun de ces corps m’ayant fait l’honneur de venir, dans la journée qui précéda le concert, jouer sous mes fenêtres. C’était, de leur part, une véritable et cruelle coquetterie.

On me donna un excellent petit orchestre (celui du théâtre, je crois), pour accompagner la cantate ; une seule répétition fut suffisante. Tout était donc prêt, quand M. Dubois me présenta le capitaine d’artillerie de la garde nationale.

« — Monsieur, me dit cet officier, je viens m’entendre avec vous au sujet des pièces.

— Ah ! il y a une représentation dramatique ! Je l’ignorais. Mais cela ne me regarde pas.

— Pardon, monsieur, il s’agit de pièces… de canon !

— Ah mon Dieu ! et qu’ai-je à faire avec ces… ?

— Vous avez à faire, dit alors M. Dubois, un effet étourdissant, dans votre morceau de l’apothéose. D’ailleurs, il n’y a plus à y revenir, les canons sont sur le programme, le public attend ses canons, nous ne pouvons les lui refuser.

— C’est maintenant que mes confrères ennemis de Paris, les bons gendarmes de la critique, vont dire que je mets de l’artillerie dans mon orchestre ! Vont-ils se divertir ! Parbleu, c’est une aubaine pour moi ; rien ne m’amuse comme de leur fournir l’occasion de dire, à mon sujet, quelque bonne bêtise bourrée à triple charge. Va pour les canons ! Mais d’abord comment est composé votre chœur ?

— Notre chœur ?

— Oui, votre parc. Quelles sont vos pièces, et combien en avez-vous ?

— Nous avons dix pièces de douze.

— Heu !… c’est bien faible. Ne pourriez-vous me donner du vingt-quatre ?

— Mon Dieu, nous n’avons que six canons de vingt-quatre.

— Eh bien accordez-moi ces six premiers sujets avec les dix choristes ; ensuite disposons toute la masse des voix sur le bord du grand fossé qui avoisine l’esplanade, aussi près que possible de l’orchestre militaire placé sur l’estrade. M. le capitaine voudra bien avoir l’œil sur nous. J’aurai un artificier à mon côté ; au moment de l’arrivée des princes, une fusée volante s’élèvera, et l’on devra alors faire feu successif des dix choristes seulement. Après quoi nous commencerons l’exécution de l’apothéose, pendant laquelle vous aurez eu le temps de recharger. Vers la fin du morceau, une autre fusée partira, vous compterez quatre secondes, et, à la cinquième, vous aurez l’obligeance de frapper un grand accord bien d’aplomb, et d’un seul coup, avec vos dix choristes de douze et les six premiers sujets de vingt-quatre, de manière que l’ensemble de vos voix coïncide exactement avec mon dernier accord instrumental. Vous comprenez ?

— Parfaitement, monsieur ; cela s’exécutera, vous pouvez y compter. »

Et j’entendis le capitaine dire en s’en allant à M. Dubois :

« — C’est magnifique ! il n’y a que les musiciens pour avoir de ces idées-là ! »

Le soir venu, la bande militaire bien exercée et bien disciplinée et mon artificier étant en place, M. le duc de Nemours et M. le duc de Montpensier, entourés de l’état-major de la place, du maire, du préfet, enfin de tous les astres militaires, administratifs, civils, judiciaires et municipaux, montent sur une terrasse préparée pour les recevoir en face de l’orchestre. Je dis à l’artificier : Attention ! quand le capitaine d’artillerie, grimpant précipitamment l’escalier de notre établissement, me crie d’une voix tremblante :

« — De grâce, monsieur Berlioz, ne donnez pas encore le signal, nos hommes ont oublié les lances à feu pour les pièces, on a couru en chercher à l’arsenal, accordez-moi cinq minutes seulement ! »

Ignorant comme je le suis (quoi qu’on en dise) de ce qui concerne, sinon le style, au moins le mécanisme de ces voix-là, je m’étonnais qu’on ne pût pas allumer de petites misérables pièces de vingt-quatre et de douze avec un cigarre ou un morceau d’amadou, et que des lances à feu fussent aussi indispensables aux canons que l’embouchure l’est aux trombones ; pourtant j’accordai les cinq minutes. J’en accordai même sept. Au bout de la septième, un autre messager, gravissant à la hâte le même escalier que le capitaine éperdu venait de redescendre, fit observer que les princes attendaient et qu’il était plus que temps de commencer.

— Allez ! dis-je à l’artificier, et tant pis pour les choristes si on n’a pas de quoi les allumer !

La fusée s’élance avec une ardeur à faire croire qu’elle partait pour la lune. Grand silence… Il paraît qu’on n’est pas revenu de l’arsenal.

Je commence ; notre bande militaire fait des prouesses, le morceau se déploie majestueusement sans la moindre faute de stratégie musicale ; et comme il est d’une assez belle dimension, je me disais en conduisant : « Nous ne perdrons rien pour avoir attendu ; les canonniers auront eu le temps de se pourvoir de lances à feu, et nous allons avoir pour le dernier accord une bordée à faire tomber les croisées de tout le voisinage. » En effet, à la mesure indiquée dans la coda, je fais un nouveau signe à mon artificier, une nouvelle fusée escalade le ciel, et juste quatre secondes après son ascension…

Ma foi ! je ne veux pas me faire plus brave que je ne suis, et ce n’était pas sans raison que le cœur m’avait battu aux approches de l’instant solennel. Vous rirez tant qu’il vous plaira, mais je faillis tomber la face contre terre… Les arbres frissonnèrent, les eaux du canal se ridèrent… au souffle délicieux de la brise du soir… Mutisme complet des canons !…

Un silence profond s’établit après la dernière mesure de la symphonie, silence majestueux, grandiose, immense, que troublèrent seuls l’instant d’après les applaudissements de la multitude, satisfaite apparemment de l’exécution. Et l’auditoire se retira, sans se douter de l’importance des lances à feu, sans regret pour la jouissance à laquelle il avait échappé, oublieux des promesses du programme, et bien persuadé que les deux fusées volantes dont il avait entendu le sifflement et vu les étincelles, étaient simplement un nouvel effet d’orchestre de mon invention, assez agréable à l’œil. Le Charivari, abondant dans ce sens, publia là-dessus une série d’articles éblouissants et de la plus haute portée. Qu’eût-il fait si les lances à feu !… C’est fatal ! j’eusse gagné ce soir-là quelque nouveau grade, un surnom immortel, j’aurais reçu le baptême du feu !… Nouvelle et foudroyante preuve que, si l’on vit souvent des fusils partir qui n’étaient pas chargés, on voit quelquefois aussi même des canons chargés qui ne partent pas.

L’apothéose ainsi terminée pacifiquement, nous laissons sur le bord du canal, et la bouche ouverte, nos pièces toujours pointées et nos artilleurs désappointés. Il fallait courir à l’hôtel de ville, oùi un autre orchestre et un autre chœur m’attendaient pour l’exécution de la cantate. Mon espérance, cette fois, ne fut en rien trompée ; nos chanteurs et nos musiciens n’eurent ni un soupir ni une double-croche à se reprocher. Il n’en fut pas de même de nos auditeurs ; après le concert, pendant que j’écoutais les gracieusetés que M. le duc de Nemours et son frère de Montpensier avaient la bonté de me dire, quelque amateur d’autographes me fit l’honneur de me voler mon chapeau. J’en fus peiné, car la conscience de mon amateur lui aura sans doute sévèrement reproché de n’en avoir pas pris un meilleur ; et puis je me voyais obligé de sortir tête nue, et il pleuvait.

Voilà tout : ce que j’ai à vous apprendre sur Lille et les fêtes de l’inauguration. — Comment, direz-vous, c’est pour me faire savoir qu’il y a de bons choristes, d’excellentes musiques militaires et de faibles artilleurs dans le chef-lieu du département du Nord, que vous m’écrivez une si longue lettre ? — Eh mais, c’est là le talent ! La belle malice d’écrire beaucoup quand on a beaucoup à dire ! C’est à élever une longue avenue de colonnes, qui ne conduit à rien, que consiste aujourd’hui le grand art. Vous promenez ainsi votre naïf lecteur dans l’allée des Sphinx de Thèbes ; il vous suit patiemment avec l’espoir d’arriver enfin à la ville aux cent portes ; puis, tout d’un coup, il compte son dernier sphinx ; il ne voit ni portes ni ville, et vous le plantez là, dans le désert.

H. BERLIOZ.



  1. Il veut dire ode-symphonie.
  2. Parfaitement vrai.
  3. Je sais très-bien qu’il faudrait écrire orang-houtan, mais pour ces deux mots malayous qui signifient homme des bois, j’aime mieux employer l’orthographe vulgaire, qui est aussi la vôtre, pour ne pas vous humilier.