Librairie nouvelle (p. 183-185).

La musique pour rire.


Un nouveau genre de musique (du moins on prétend qu’il y a de la musique là dedans) est en grand honneur à cette heure à Paris. On l’appelle la musique pour rire. Cela se vend, comme la galette des pâtissiers du boulevard Bonne-Nouvelle, à très-bon marché. On en a, si l’on veut, pour six sous, pour quatre sous, pour deux sous même ; cela veut être chanté par les gens qui n’ont point de voix et ne savent pas la musique, cela veut être accompagné par des pianistes qui n’ont pas de doigts et ne savent pas la musique, et cela plaît aux gens dont l’esprit ne court pas les rues et qui pourraient se piquer de ne savoir ni le français ni la musique.

On juge de la quantité des consommateurs. Aussi le nombre des théâtres où cette musique appelle les passants augmente-t-il chaque jour. Il y en a intrà muros et extrà muros. Les amateurs ne prennent même aucune précaution pour y entrer. Ils ne se cachent pas ; les représentations eussent-elles Heu en plein jour, je crois, Dieu me pardonne, qu’ils s’y rendraient sans hésiter. Bien plus, dans certains salons même on organise maintenant des concerts de musique pour rire. Seulement on a remarqué que l’auditoire de ces concerts restait toujours fort sérieux et que les chanteurs seuls avaient l’air de rire. Je dis avaient l’air, parce que ces pauvres gens sont en général mélancoliques comme Triboulet.

L’un d’eux, qui avait chanté de la musique pour rire toute sa vie sans avoir pu trouver un seul instant de gaieté, est mort d’ennui l’année dernière. Un autre vient, dit-on, de se faire professeur de philosophie. On en cite un seul plus chanceux que ses émules. Celui-là vit entouré de l’estime et de la considération que lui vaut son immense fortune amassée dans une entreprise de pompes funèbres. Mais cet heureux est si gai, qu’il ne chante plus.

Témoin de ce triomphe de la musique pour rire et de l’influence incontestable qu’elle exerce, l’Opéra-Comique a voulu y recourir pour rendre son public un peu plus sérieux. Il avait entendu parler de la chanson de l’Homme au serpent, chantée et exécutée avec tant de succès dans les Concerts-de-Paris, et d’une comédie intitulée les Deux Anglais, qui eut à l’Odéon un grand nombre de représentations, il y a vingt-huit ou trente ans, et puis encore de deux ou trois vaudevilles sur le même sujet. Alors l’Opéra-Comique s’est dit avec un bon sens au-dessous de son âge : si je faisais confectionner avec tout cela quelque chose de nouveau, ce serait fort ; ce serait très-fort, et cela ferait le pendant d’un autre nouvel ouvrage que j’ai inventé et qui s’appelle l’Avocat Pathelin. — Et l’Opéra-Comique a réussi. Il a maintenant deux cordes à son arc, il ne lui manque plus que le trait ; mais il sait faire flèche de tout bois, et le trait vient à point à qui sait l’attendre.