Librairie nouvelle (p. 106-107).
Un critique modèle

Un critique modèle.


Un de nos confrères du feuilleton avait pour principe qu’un critique jaloux de conserver son impartialité ne doit jamais voir les pièces dont il est chargé de faire la critique, afin, disait-il, de se soustraire à l’influence du jeu des acteurs. Cette influence en effet s’exerce de trois façons : d’abord en faisant paraître belle, ou tout au moins agréable, une chose laide et plate ; puis en produisant l’impression contraire, c’est-à-dire en détruisant la physionomie d’une œuvre au point de la rendre repoussante, de noble et de gracieuse qu’elle est en réalité ; et enfin en ne laissant rien apercevoir de l’ensemble ni des détails de l’ouvrage, en effaçant tout, en rendant tout insaisissable ou inintelligible. Mais ce qui donnait beaucoup d’originalité à la doctrine de notre confrère, c’est qu’il ne lisait pas non plus les ouvrages dont il avait à parler ; d’abord parce qu’en général les pièces nouvelles ne sont pas imprimées, puis encore parce qu’il ne voulait pas subir l’influence du bon ou du mauvais style de l’auteur. Cette incorruptibilité parfaite l’obligeait à composer des récits incroyables des pièces qu’il n’avait ni vues ni lues, et lui faisait émettre de très-piquantes opinions sur la musique qu’il n’avait pas entendue.

J’ai regretté bien souvent de n’être pas de force à mettre en pratique une si belle théorie, car le lecteur dédaigneux qui, après un coup d’œil jeté sur les premières lignes d’un feuilleton, laisse tomber le journal et songe à toute autre chose, ne peut se figurer la peine qu’on éprouve à entendre un si grand nombre d’opéras nouveaux, et le plaisir que ressentirait à ne les point voir l’écrivain chargé d’en rendre compte. Il y aurait en outre pour lui, en critiquant ce qu’il ne connaît pas, une chance d’être original ; il pourrait même sans s’en douter, et par conséquent sans partialité, être utile aux auteurs en produisant quelque invention capable d’inspirer aux lecteurs le désir de voir l’œuvre nouvelle. Tandis qu’en usant, comme on le fait généralement, du vieux moyen, en écoutant, en étudiant de son mieux les pièces dont on doit entretenir le public, on est forcé de dire à peu près toujours la même chose, puisque au fond il s’agit à peu près toujours de la même chose ; et l’on fait ainsi, sans le vouloir, un tort considérable à beaucoup de nouveaux ouvrages ; car le moyen que le public aille les voir, quand on lui a dit réellement et clairement ce qu’ils sont !