Librairie nouvelle (p. 83-88).
Les dilettanti en blouse et la musique sérieuse

Les dilettanti en blouse et la musique sérieuse.


On s’apercevait depuis quelque temps dans le faubourg du Temple, sur les bords du canal de l’Ourcq, aux environs de la rue Charlot, et même sur la place de la Bastille, de la tristesse étrange des habitants jeunes et vieux de ces parages, braves gens, d’ordinaire si joviaux.

L’œil morne chaque jour et la tête baissée,
Ils s’en allaient plongés dans leur triste pensée.

Plus de jeu de bouchon, plus de pipes fumantes. Les bouts de cigares gisaient sur l’asphalte, et pas un amateur ne daignait les cueillir. À minuit, personne devant la marchande de galette, dont la marchandise séchait, dont le grand couteau se rouillait, et dont le four s’éteignait. Titis ni claqueurs ne cherchaient l’accorte et agaçante proie. Plus d’amour, partant plus de joie. Les bouquetières on fuyait. Les notables de la rue Saint-Louis, réunis en conseil avec ceux du faubourg du Temple et du quartier Saint-Antoine, avaient jugé urgent de rédiger un procès-verbal-circonstancié des progrès de la maladie, et l’avaient envoyé par une agile estafette au commissaire de police, qui ne reçut pas la nouvelle, on peut le penser, sans un véritable serrement de cœur. Le cœur des maires qu’il se hâta d’avertir, en fut frappé bien plus cruellement encore. Il y eut un peu de précipitation, on doit l’avouer, dans la manière dont le triste avis leur fut transmis. Il faut ménager les cœurs de maires. Néanmoins l’anxiété fut domptée par l’affection sérieuse que les maires de tous les arrondissements de Paris ont toujours ressentie pour ces malheureux enfants du faubourg du Temple ; et ils s’assemblèrent à leur tour précipitamment en conseil. La séance était à peine ouverte que d’autres estafettes accoururent, avec un air incomparablement plus consterné que l’air de la première estafette, annonçant des rassemblements assez nombreux sur divers points de la capitale, rassemblements qui portaient le caractère d’une mélancolie profonde et d’une insondable découragement. Ces rassemblements, absolument inoffensifs du reste, étaient présidés par de très-jeunes gens en casquette, maigres, pâles, efflanqués. L’un stationnait sur le boulevard du Temple, en face de la maison no 35, où habitent deux acteurs aimés du Théâtre-Lyrique, M. et Mme  Meillet ; l’autre encombrait la rue Blanche, depuis la rue Saint-Lazare jusqu’au no 11, où respire la diva adorata, Mme  Cabel ; le troisième rassemblement, quatorze fois plus nombreux que les deux autres réunis, entourait le palais de M. Perrin, le directeur de l’Opéra-Comique et du Théâtre-Lyrique[1].

Les rassemblés restaient là, les yeux fixés sur les croisées des monuments que je viens de désigner ; leur regard exprimait un douloureux reproche, et la foule, entourant le jeune chef auquel elle s’était donnée, imitait son silence autour de lui rangée. — Ces nouvelles nouvelles mirent le comble à l’agitation des maires, et accrurent beaucoup l’inquiétude de leur président. Plusieurs voix s’élevèrent presque simultanément du sein du conseil pour demander la parole. La parole fut accordée à tous les orateurs, qui tous, d’un commun accord, se turent aussitôt : vox faucibus hæsit. Telle était l’émotion de chacun. Mais monsieur le président, qui avait conservé encore quelque sang-froid, fit rentrer les porteurs de ces nouvelles nouvelles, et les interrogeant l’un après l’autre :

— Quelle est la cause, leur dit-il vivement, de cette tristesse, de cette mélancolie, de ce désespoir muet, de ces regards désolés, de ces rassemblements, de cette agitation inerte ? De nouveaux symptômes de choléra auraient-ils éclaté dans le faubourg du Temple ?

— Non, monsieur le président.

— Les marchands de boissons alcooliques auraient-ils mis moins de vin que de coutume dans leur eau ?

— Non, monsieur, les boissons à coliques sont toujours les mêmes.

— A-t-on fait circuler quelque fausseté sur le siège de Sébastopol ?

— Non.

— Alors, qu’est-ce donc ?… et pourquoi avoir choisi précisément ces trois monuments pour points de ralliement et pour lieux de rassemblement ? cela m’effraye énormément.

— Monsieur le président, on n’a pas pu le savoir… d’abord, mais ensuite on a fini par le savoir. Il paraîtrait que, sauf votre respect, ces gens sont des habitués du Théâtre-Lyrique.

— Eh bien !

— Eh bien, monsieur, ce sont des amateurs passionnés de musique, mais d’une seule espèce de musique, de la musique légère, de la musique douce, comme sont douces leurs habitudes et leurs mœurs. Ils avaient entendu dire et ils s’étaient persuadé que le Théâtre-Lyrique fut créé et mis au monde pour eux, pour satisfaire à ce besoin d’émotions d’art qui les tourmente depuis si longtemps. Ils avaient même conservé cet espoir jusqu’à la dernière ouverture du Théâtre-Lyrique ; ouverture après laquelle cet espoir les a tout d’un coup abandonnés. Ils assurent qu’on les a trompés.

— Nous y voyons clair maintenant, disent-ils ; ce n’est pas un théâtre de musique douce, un théâtre de mélodie facile, un théâtre comme il en faut un au peuple le plus gai et le plus naïf de la terre. Loin de là, on y a représenté jusqu’ici exclusivement des œuvres compliquées, dites savantes, auxquelles nous ne comprenons rien. Et nous voyons bien, par la reprise obstinée de tout le répertoire de l’année dernière, que l’intention des artistes et du directeur est de persister dans cette voie, en ne montant que des opéras du genre sévère, au-dessus de notre portée et par conséquent sans charme réel pour nous. Autant vaudrait, n’était le prix des places, aller au Grand-Opéra. — Voilà ce qu’ils disent, monsieur le président ; et sans doute vous trouverez dans votre sagesse quelque moyen de sortir de cette grave situation.

En effet, monsieur le président ayant mandé M. Perrin, s’est bien vite entendu avec cet habile administrateur sur les moyens à prendre pour tourner, sinon vaincre la difficulté. Il a été convenu que, dans l’impossibilité avérée où l’on se trouvait de contraindre les compositeurs à abandonner le haut style, à quitter les régions poétiques de l’art pour se mettre à la portée des intelligences naïves de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, on recourrait au moins à des librettistes gais, et qu’on leur commanderait des pièces si amusantes, si piquantes, si drôles, que la tristesse populaire, malgré les sévérités de la musique savante, fondrait nécessairement à leur aspect, comme fond la glace au soleil. Et on a commencé par l’opéra de Schahabaham II. Et le succès a dépassé toute attente. Et le peuple a ri comme un seul fou ; et son regard, à l’heure qu’il est, pétille de gaieté ; et les rassemblements sont de plus en plus rares, le palais de M. Perrin devient accessible, le peuple a reconçu l’espoir d’avoir son Théâtre-Lyrique ; et, nous pouvons le dire enfin, il l’a !




  1. On voit que je ne fais pas ici de l’histoire contemporaine. Tout dans la direction de ce théâtre et dans les mœurs de ses habitués est changé maintenant.