Librairie nouvelle (p. 77-82).
Le sucre d’orge. — La musique sévère

Le sucre d’orge. — La musique sévère.


On s’imagine dans le monde élégant que ces théâtres récemment éclos, et où l’on a pris la bouffonnerie au sérieux, sont des lieux malsains, mal meublés, mal éclairés, mal hantés et par suite malfamés, et l’on a raison en général de le croire. Il en est de toutes sortes pourtant. Les uns sont en effet mal hantés, mais d’autres ne sont pas hantés du tout. Celui-ci est malfamé, cet autre est affamé. Celui-là, enfin, et c’est du théâtre des Folies-Nouvelles que je parle, est un petit réduit coquet, proprêt, charmant, illuminé à giorno, et toujours peuplé d’un public bien couvert et de mœurs douces. L’usage s’y est établi (c’est sans doute à cet usage qu’on doit la douceur de mœurs de ses habitués) de consommer dans les entr’actes force bâtons de sucre d’orge. Dès que la toile est baissée, les lionceaux du parterre se lèvent, font un signe amical aux gazelles de la galerie, et s’enfoncent dans la bouche de longs objets de diverses couleurs qu’ils sucent et ressucent avec un sérieux des plus remarquables. Quand je dis que ces objets sucrés sont de diverses couleurs, je me trompe ; il y a une couleur adoptée pour chaque entr’acte et qui ne change qu’à l’acte suivant. Après l’exposition, on suce en jaune ; au moment où l’action se noue, le rose est sur toutes les lèvres ; et quand l’action s’est dénouée, c’est le vert qui triomphe, et toute la salle suce en vert. Ce spectacle est fort étrange et il faut du temps pour s’y bien accoutumer. Pourquoi ce doux usage existe aux Folies-Nouvelles, comment il s’y est établi, ce qui l’y maintient… — question triple à laquelle les vrais savants sont réduits à répondre ce qu’ils répondent à tant de questions simples :

On l’ignore complètement.

Et voyez comme on est mal instruit à Paris des choses même les plus essentielles : je ne savais pas, il y a quinze jours où est situé le théâtre des Folies-Nouvelles, et ce n’est qu’à force de dire, tout le long du boulevard, aux personnes dont la physionomie me faisait espérer de leur part quelque bienveillance : « Monsieur, oserais-je vous prier de vouloir bien prendre la peine de m’indiquer le théâtre des Folies-Nouvelles ? » que j’y suis enfin parvenu. Et ce théâtre, charmant, je dois le redire, fait de la musique. Il possède un joli petit orchestre bien dirigé par un habile virtuose, M. Bernardin, et plusieurs chanteurs qui ne sont point maladroits. J’allais ce soir-là, sur la foi d’un de mes confrères, assister à une tentative de musique sérieuse dans l’opéra nouveau intitulé le Calfat. De la musique sérieuse aux Folies-Nouvelles ! me disais-je tout le long du boulevard, c’est un peu bien étrange ! Après tout, c’est sans doute un moyen de justifier le titre du joli petit théâtre. Nous verrons bien. Nous avons vu, et nos terreurs se sont vite dissipées. MM. les directeurs des Folies sont gens de trop d’esprit et de bon sens pour tomber dans une erreur si grave et si préjudiciable à leurs intérêts. Hâtons-nous de dire qu’ils n’y ont jamais songé. À quoi donc mon confrère pensait-il quand il m’a parlé sérieusement de la musique sérieuse du Calfat ! Mais si l’auteur se fût avisé d’une aussi sotte incartade, tous les bâtons de sucre d’orge jaunes, roses et verts eussent disparu pour faire place à d’ignobles bâtons noirs de jus de réglisse, les lionceaux du parterre eussent rugi de fureur et les gazelles du balcon se fussent voilé le museau.

Ah ! de la musique sérieuse ! sans y être forcé ! c’eût été une bonne folie ! Ces mots : musique sérieuse, ou musique sévère, ce qui est absolument la même chose dans le sens que leur attribuent certaines gens, me donnent froid dans l’épine dorsale. Ils me rappellent les épreuves si dures, si cruelles, si sévères, que j’ai été contraint de subir dans mes voyages !… La dernière seulement n’a pas eu pour moi de suites fâcheuses ; elle a très-bien fini, n’ayant pas commencé. C’était dans une grande ville du Nord, dont les habitants ont une passion pour l’ennui, qui va jusqu’à la frénésie. Il y a là une salle immense où le public se rue, s’entasse, s’écrase, sans être payé, en payant même, toutes les fois qu’il est certain d’y être sévèrement traité. On a oublié d’inscrire sur le mur de ce temple la fameuse devise qui brille en lettres d’or dans la salle de concerts d’une autre grande ville du Nord :

Res severa est verum gaudium,


et qu’un mauvais plaisant de ma connaissance a traduite par :

L’ennui est le vrai plaisir.


Or donc, je crus de mon devoir d’aller un jour entendre une des choses les plus sévères et les plus célèbres du répertoire musical de cette grande ville. Toutes les places étant prises, je me mis en quête d’un de ces marchands qui vendent à un prix exorbitant des billets aux abords de la salle. J’étais en négociations avec ce négociant, quand un des artistes de l’orchestre qui allait exécuter rem severam, m’apercevant : « Que faites-vous donc là ? me dit-il.

— Je marchande un billet, n’ayant jamais entendu le chef-d’œuvre annoncé pour aujourd’hui.

— Et quelle nécessité y a-t-il pour vous de l’entendre ?

— Il y en a plus d’une : les convenances… le désir d’expérimenter…

— Hé, quoi ! ne vous ai-je pas vu il y a quinze jours dans notre salle assister, du commencement à la fin, à l’exécution de notre jeune chef-d’œuvre ?

— Oui ; eh bien ?

— Eh bien, vous pouvez, par comparaison, apprécier le chef-d’œuvre ancien que nous allons chanter. C’est absolument la même chose ; seulement le chef-d’œuvre ancien est une fois plus long que le moderne et sept fois plus ennuyeux.

— Sept fois ?

— Au moins.

— Cela me suffit. »

Et je remis ma bourse dans ma poche et m’éloignai fort édifié.

Voilà pourquoi les sévérités de l’art musical m’inspirent par occasion une crainte si vive. Mais ma terreur était panique cette fois, très-panique ; et rien que la lettre de mon confrère ne devait la justifier. Le Calfat est un petit opéra tout à fait bon enfant, qui chante de bonnes grandes valses bien joviales, de bons petits airs bien dégourdis, éveillés, égrillards, et pour rien au monde l’auteur de cette aimable partition, M. Cahen, n’eût voulut se montrer sévère à l’égard des honnêtes gens venus pour l’applaudir. Aussi quel succès ! comme on a accueilli son ouvrage ! Au dénoûment, les lionceaux et les gazelles laissaient voir un véritable enthousiasme, et les petits bâtons verts s’agitaient dans toutes les bouches comme des pistons de locomotives.