Michel Lévy frères, libraires-éditeurs (p. v-xv).


PRÉFACE


Nous avons modelé une dizaine de médaillons littéraires, plus ou moins grotesques ; la mine est loin d’être épuisée, nous aurions pu augmenter aisément cette galerie, et suspendre d’autres portraits à côté de ceux déjà tracés. Certainement cette collection de têtes grimaçantes n’est pas complète. Ce ne serait pas assez de deux volumes pour renfermer toutes les difformités littéraires, toutes les déviations poétiques ; un pareil travail ne saurait du reste inspirer qu’un intérêt purement bibliographique, et nous désirons rester autant que possible dans les limites de la critique, sans empiéter sur les catalogues et les dictionnaires.

Nous avons choisi çà et là, à différentes reprises, et un peu au hasard de la lecture, quelques types qui nous ont paru amusants ou singuliers, et nous avons tâché de débarrasser du fatras les traits les plus caractéristiques d’écrivains tombés dans un oubli trop souvent légitime, et d’où personne ne s’avisera de les retirer ; — à l’exception de ces fureteurs infatigables, qui restent debout des journées entières, au soleil, l’été, à la bise, l’hiver, remuant la poudre de ces nécropoles de bouquins qui garnissent les parapets des quais.

La plupart des pauvres diables dont nous nous sommes occupé seraient tout à fait inconnus, si leurs noms n’avaient pas été momifiés dans quelque hémistiche de Boileau, à qui, à défaut de hautes qualités de poëte, nul ne peut refuser un bon sens cruel. Cependant, quelques-uns d’entre eux ont joui, en leur temps, d’une grande réputation ; des gens instruits, pleins de goût et de jugement, des personnes de qualité, ayant l’usage du monde et de la cour, leur ont trouvé du talent, du génie même. Les éloges en prose, les vers, en grec, en latin, en espagnol, en français même, ne leur ont pas manqué, et, ce qui est plus significatif, les pensions, les sinécures, les cadeaux et les régals de toutes sortes. — Nul ne dupe entièrement son époque, et, dans les réputations les moins fondées, il y a toujours quelque chose de vrai ; un public n’a jamais complètement tort d’avoir du plaisir, bien qu’il puisse lui arriver souvent de rester insensible à de véritables beautés, comme le prouvent des exemples par malheur trop fréquents. On a souvent peine à comprendre certaines vogues, certains engouements pour des écrits qui nous paraissent maintenant de l’insipidité la plus nauséabonde, et qui faisaient pâmer d’aise les précieuses de l’hôtel Rambouillet, et toute la confrérie de la célèbre chambre bleu de ciel !

Des billevesées, des fadaises ennuyeuses à périr, étaient écoutées religieusement, discutées et pesées au trébuchet, syllabe par syllabe, comme des pièces d’or. Là où nous ne voyons rien, les Philamintes découvraient un million de choses. Il fallait donc que ces ouvrages, tant prônés, tant choyés, répondissent, par certains côtés, aux idées répandues alors, car la raison :


Un sot trouve toujours un plus sot qui l’admire,


qui sans doute est valable individuellement, perd sa rigueur axiomatique, quand il s’agit d’un public étendu ; — un sot, — oui ; — plusieurs sots, — non.

Il se fait d’ailleurs d’étranges revirements dans les réputations, et les auréoles changent souvent de tête. Après la mort, des fronts illuminés s’éteignent, des fronts obscurs s’allument. Pour les uns, la postérité, c’est la nuit qui vient ; pour d’autres, c’est l’aurore !

Qui croirait aujourd’hui que Chapelain a passé pendant de longues années pour le plus grand poëte, non-seulement de France, mais du monde entier ; et qu’il fallait être la duchesse de Longueville pour trouver la Pucelle légèrement soporifique, et cela du temps même de Corneille, de Racine, de Molière, de La Fontaine !

Madame de Sévigné et sa coterie, composée des plus grands seigneurs et des plus beaux esprits, ne préférait-elle pas ouvertement Pradon à l’auteur de Phèdre et d’Andromaque ?

Pouvons-nous admettre que tant d’illustres personnages, dont quelques-uns se piquaient d’écrire et réussissaient, n’avaient pas le sens commun, et se laissaient séduire par des impertinences et des platitudes ?

En s’habituant au commerce de ces auteurs de troisième ordre, dédaignés ou tombés en désuétude, on finit par se remettre au point de vue de l’époque, non sans quelque difficulté, et l’on arrive à comprendre jusqu’à un certain point les succès qu’ils ont obtenus, et qui paraissent tout d’abord inexplicables. — Beaucoup moins soucieux de la pureté classique que les écrivains de premier ordre, ils donnent dans leurs compositions une bien plus large place à la fantaisie, au caprice régnant, à la mode du jour, au jargon de la semaine, choses qui vieillissent promptement ; et si rien n’est plus beau que l’antique, rien n’est plus laid que le suranné : c’est une vérité dont on peut se convaincre en regardant les gravures de modes de il y a dix ans ; le ridicule de ces accoutrements, qui nous saute tout de suite aux yeux, n’était alors senti par personne, et les gens qui les portaient se trouvaient en conscience les plus élégants du monde.

Il en est de même en littérature ; des écrivains obtiennent des vogues temporaires qu’on a de la peine à s’expliquer quelques années plus tard, et la réaction qui se fait contre eux est ordinairement injuste. Le génie seul est éternel, le talent est transitoire. Ce n’est pas à dire pour cela qu’il faille dédaigner le talent, car il est encore assez rare pour qu’on en tienne compte.

Et puis, il faut le dire, le monde vieillit. Toutes les idées simples, tous les magnifiques lieux communs, tous les thèmes naturels ont été employés il y a déjà fort longtemps. À génie égal, un moderne aurait toujours le désavantage avec un ancien ; car il ne pourrait s’empêcher de savoir, sinon précisément, du moins confusément, tout ce qui a été dit avant lui sur la matière qu’il traite, et, malgré tout le bon goût, toute la sobriété possibles, il tombera dans des tours plus recherchés, dans des comparaisons plus bizarres, dans des détails plus minutieux, par le besoin instinctif d’échapper aux redites, et de trouver quelque nouveauté de fond ou de forme. Certainement l’Aurore aux doigts de rose est une image charmante, mais un poëte de notre siècle serait forcé de chercher quelque chose de moins primitif s’il avait à décrire le lever du jour.

Les grands esprits qui ne sont touchés que du beau, n’ont pas cette préoccupation du neuf qui tourmente les cerveaux inférieurs. Ils ne craignent pas de s’exercer sur une idée connue, générale, appartenant à tous, sachant qu’elle n’appartient plus qu’à eux seuls dès qu’ils y ont apposé le sceau de leur style. — La nature, d’ailleurs, ne s’inquiète guère d’être originale, et l’univers, depuis le jour de la création, n’est qu’une perpétuelle redite ; — jamais les arbres verts n’ont essayé d’être bleus.

Cependant, en dehors des compositions que l’on peut appeler classiques, et qui ne traitent en quelque sorte que des généralités proverbiales, il existe un genre auquel conviendrait assez le nom d’arabesque, où, sans grand souci de la pureté des lignes, le crayon s’égaye en mille fantaisies baroques. — Le profil de l’Apollon est d’une grande noblesse, — c’est vrai ; mais ce mascaron grimaçant, dont l’œil s’arrondit en prunelle de hibou, dont la barbe se contourne en volutes d’ornement, est, à de certaines heures, plus amusant à l’œil. Une guivre griffue, rugueuse, papelonnée d’écailles, avec ses ailes de chauve-souris, sa croupe enroulée et ses pattes aux coudes bizarres, produit un excellent effet dans un fourré de lotus impossibles et de plantes extravagantes ; — un beau torse de statue grecque vaut mieux sans doute, et pourtant il ne faut pas mépriser la guivre. — Les vers de Virgile sur Thestylis, qui broyait l’ail pour les moissonneurs, sont fort beaux ; mais l’Ode au fromage de Saint-Amant ne manque pas de mérite, et peut-être ceux qui ont lu mille fois les Bucoliques ne seront-ils pas fâchés de jeter les yeux sur les dithyrambes bachiques et culinaires de notre poëte goinfre. Le ragoût de l’œuvre bizarre vient à propos raviver votre palais affadi par un régime littéraire trop sain et trop régulier ; les plus gens de goût ont besoin quelquefois, pour se remettre en appétit, du piment de concetti et des gongorismes.

Dans le cours de nos appréciations, nous avons fait petite la part de la critique, trop petite même, occupé que nous étions à faire valoir les perles fines que nous avions trouvées dans le fumier de ces Ennius, et aussi, il faut bien l’avouer, les perles fausses. — Un bijou, pour n’être que de cuivre, n’en est pas moins précieusement travaillé, et digne de l’attention des curieux, et, dans une érudition de pur délassement, il ne faut pas apporter une trop grande rigueur, de crainte de tomber dans le pédantesque. — Nous ne proposons en aucune manière comme des modèles les pauvres victimes de Boileau, et notre indulgence n’a rien de bien dangereux ; il n’est pas urgent de démontrer que Scudéry est un poëte détestable, et de déployer contre lui une grande verve d’indignation. Si, au contraire, dans tout ce fatras et tout cet oubli, nous avons rencontré et mis en lumière quelques morceaux dignes de lecture et de mémoire, nous pensons n’avoir pas complètement perdu notre peine. Car l’on se laisse trop facilement aller à cette croyance, qu’un siècle littéraire était rempli par les cinq ou six noms radieux qui en survivent. Vues à distance, ces grandes images s’isolent, et il semble qu’elles n’aient rien eu de commun avec leurs contemporains. — Rien n’est plus faux. L’on est tout étonné de rencontrer le style de Corneille dans les écrits les plus insignifiants de cette époque, et le vers du cul-de-jatte Scarron ressemble terriblement à du Molière, qui, lui-même, a des tours que ne désavoueraient pas les Précieuses dont il se moque.

En France, les admirations et les mépris sont toujours excessifs. Tout écrivain est un dieu ou un âne : il n’y a pas de milieu. — Ni si haut, ni si bas, serait cependant pour beaucoup une place plus juste. On dirait que, dans le but de s’épargner la peine de juger les titres de chacun, on adopte un écrivain quelconque pour se débarrasser des autres !

Nous avons peut-être obéi sans le savoir à cette espèce de réaction que causent toujours des arrêts trop sévères ; — la rigueur et la peine font trouver innocents de vrais coupables ; et tel gredin, qui n’aurait tout au plus mérité que les étrivières dans la loge du portier, deviendra blanc comme neige, si on l’expose au pilori tout stigmatisé des fers rouges du sarcasme. Notre pitié pour les victimes nous a quelquefois fait parler avec irrévérence des oppresseurs puissants : nous n’avons pas suffisamment respecté les bustes sous leurs majestueuses perruques de marbre, et il nous est arrivé de parler du Nicolas Boileau Despréaux comme un jeune romantique à tous crins de l’an de grâce mil huit cent trente. Nous demandons pardon de ces incongruités, et nous lirons sept fois par pénitence l’Ode sur la prise de Namur.

Ces écrivains dédaignés ont le mérite de reproduire la couleur de leur temps ; ils ne sont pas exclusivement traduits du grec et du latin. Les centons de Virgile et d’Horace s’y rencontrent moins fréquemment. Il est vrai que l’imitation italienne et espagnole y remplace souvent l’imitation de l’antiquité ; mais c’est du moins une imitation vivante et contemporaine, qui ne sent pas le collège et les férules du régent de rhétorique. Vous retrouvez dans ces bouquins mille détails de mœurs, d’habitudes, de costumes, mille idiotismes de pensée et de style que vous chercheriez en vain ailleurs. — Plus occupés de produire de l’effet dans la ruelle des Iris et des Philis que de l’art poétique, ces auteurs ne se servent que des idées à la mode, des tours en usage et des termes qui sont du bel air, et l’on se fait d’après eux une idée beaucoup plus exacte du langage de ce temps-là, que d’après les chefs-d’œuvre des maîtres, qui semblent n’avoir vécu que dans Athènes ou dans Rome.

Nous en dirions beaucoup plus long, que nous ne ferions changer d’idée à personne sur le compte de nos pauvres Grotesques, tant a de force un alexandrin solidement assis sur ses pieds au fond de la mémoire de tout le monde, et nous craignons bien que nos morts ne restent à tout jamais dans leur tombe, ayant pour épitaphe l’hémistiche qui les a tués, quelques efforts que nous ayons faits pour les remettre sur leurs pieds. — Rentrez donc dans votre poussière, pauvres gloires éclopées, figures grimaçantes, illustrations ridicules, — et que l’oubli vous soit léger !