Les Grands comités parlementaires - L’Expérience de 1848

Les grands comités parlementaires – L’expérience de 1848
Albert de la Berge

Revue des Deux Mondes tome 96, 1889


LES
GRANDS COMITES PARLEMENTAIRES

L'EXPERIENCE DE 1848

La chambre des députés élue le 6 octobre 1889 est à peine réunie qu’on l’invite déjà à entrer dans la voie des agitations et des empiétemens. Une demi-douzaine de députés, MM. de Lanessan, Henry Maret, Siegfried, Bourgeois, Letellier, se sont épris subitement de l’idée de revenir au système des grands comités parlementaires de la première révolution et de 1848. Il paraît que la chambre n’occupe pas, dans les pouvoirs publics, une place assez considérable, et, qu’intéressante victime, elle a besoin de se défendre contre les tendances dominatrices du gouvernement. Il serait nécessaire de grandir ses moyens d’action, d’en faire un gardien plus sévère des prérogatives parlementaires, un surveillant plus vigilant des administrations publiques. On estime en plus que, chargée de renouveler l’ensemble de nos institutions économiques et financières, il lui faut, pour cette œuvre géante, les cent yeux d’Argus et les cent bras de Briarée.

Nous cherchons vainement dans quelles manifestations de l’opinion et dans quels incidens de la dernière législature les auteurs de ces projets ont cru découvrir l’urgence d’une pareille révolution dans l’organisme législatif. Si, dans ces dernières années, on s’est plaint de quelque chose, ce n’est pas, à coup sûr, de l’effacement de la chambre et du tempérament autoritaire du pouvoir exécutif. Il ne nous paraît pas davantage qu’aux dernières élections le suffrage universel ait demandé à ses futurs députés de faire grand. Il est bien vrai qu’il a reproché aux anciens de s’être beaucoup agités et d’avoir peu produit, d’avoir touché à toutes les questions sans en résoudre aucune, d’avoir préparé le césarisme en multipliant les crises ministérielles et en rendant toute administration impossible. Mais quel lien peut-il y avoir entre la danse de Saint-Guy dont la chambre de 1885 était atteinte et les articles du règlement relatifs aux commissions ? Ce règlement n’a-t-il pas suffi aux besoins des assemblées précédentes, dont la tâche était aussi considérable, et qui ont laissé derrière elles une œuvre législative plus importante et plus pratique ? Et en supposant, — ce que nous ne contestons pas, — qu’il y ait quelques modifications de détail à apporter dans ce règlement, que le travail des commissions soit trop émietté, les compétences trop dispersées, l’initiative parlementaire laissée trop libre et traitée avec trop d’indulgence, est-il nécessaire, pour cela, d’aller chercher dans l’arsenal de la révolution les armes redoutables qu’elle avait forgées pour résister à l’Europe et centraliser dans une assemblée tous les pouvoirs et toute la vie d’une nation ?

Et d’ailleurs il serait facile de démontrer que les conditions d’existence des assemblées uniques sont toutes différentes de celles des assemblées qui légifèrent en collaboration avec d’autres. Il serait non moins facile d’établir qu’à l’heure présente le plus pressé n’est pas de grandir le rôle et la puissance du pouvoir législatif. On prouverait également sans peine que nos institutions politiques, administratives et financières, en dépit de leurs nombreux abus, ne commandent point de telles révolutions qu’une convention ou une constituante soit nécessaire. Mais le suffrage universel vient de s’exprimer à cet égard d’une façon particulièrement nette et ce serait entrer dans un débat de doctrine étranger à notre sujet. Nous ne voulons écrire qu’une page d’histoire.

A côté des esprits attardés qui vivent exclusivement des traditions historiques et y puisent, au gré de leurs passions ou de leurs intérêts personnels, il en est qui ne se tiennent point d’ordinaire dans le domaine des illusions, mais qui sont volontiers amoureux du nouveau. Quelques-uns de ceux-ci croient Voir dans le système des grands comités un moyen d’action parlementaire plus énergique et pouvant se concilier avec les nécessités du principe de la séparation des pouvoirs. C’est pour ces derniers que nous avons songé à écrire l’histoire des grands comités de l’assemblée constituante de 1848, dont ils prétendent restaurer utilement l’institution. Ils pourront constater les déplorables résultats que ces comités ont donnés dans la pratique, combien ils ont déçu les espérances de ceux qui les avaient imaginés. Ils verront comment la constituante a été amenée, à bref délai, à les destituer de leurs fonctions ou à rétrécir leur domaine, devant la double certitude que les comités n’accéléraient point le travail parlementaire et qu’ils étaient un grave obstacle aux bons rapports entre les pouvoirs publics. Nous avons multiplié les faits et les citations afin de ne laisser aucun doute sur l’exactitude de nos conclusions. Le travail est peut-être un peu touffu, mais nous avons l’espérance que les arbres ne cacheront pas la forêt.


I. — ORIGINES DE L’INSTITUTION DES COMITÉS.

Ce serait une grave erreur de croire que les constituans de 1848 ont obéi à des motifs exclusivement doctrinaux ou techniques lorsqu’ils ont renoncé au règlement qui, depuis 1814, avait présidé aux travaux de nos assemblées parlementaires. Ce règlement était loin d’être parfait, mais il avait suffi à huit assemblées dont quelques-unes avaient fait bonne figure devant l’histoire. Les chambres de. la restauration et de la monarchie de juillet avaient parfois montré à l’égard du pouvoir une docilité excessive et malheureuse. Quelques-unes avaient été fort médiocres. On ne peut pas oublier, toutefois, que plusieurs d’entre elles ont laissé des monumens législatifs absolument remarquables, et que la tribune française a vu, sous leur règne, des débats d’une ampleur et d’une élévation comme elle en a rarement revu depuis.

Le règlement de 1814 s’était perpétué, avec de légères modifications, pendant trente-quatre ans. Il fractionnait un peu trop le travail législatif et n’opposait pas, dit-on, une barrière suffisante aux excès de l’initiative parlementaire ; mais ce ne fut point le reproche qui lui fut adressé par les nouveaux députés. Il ne fut presque pas question de lui, de ses qualités et de ses défauts dans la grande et importante discussion qui eut lieu en mai 1848. On l’abandonna systématiquement, non point comme défectueux dans ses détails, mais parce qu’il se heurtait directement à la situation et aux préoccupations nouvelles.

La commission du règlement nommée par la constituante se composait, en grande majorité, d’anciens membres de l’opposition constitutionnelle de la chambre de 1846. On y remarquait les noms de MM. Dufaure, vivien, Gustave de Beaumont, Duvergier de Hauranne, de Corcelle, Pages de l’Ariège, Dupin, Havin, Jules de Lasteyrie, Crémieux, Billault, Stourm. L’assemblée avait pensé que son nouveau règlement devait être élaboré par des hommes ayant l’expérience et les traditions législatives. Elle n’avait pas été fâchée, en même temps, d’en confier la rédaction, c’est-à-dire l’interprétation et l’organisation de ses pouvoirs, à des membres de la minorité. N’était-on pas en présence d’un gouvernement qui n’avait pas la confiance de l’assemblée, ou tout au moins y comptait un grand nombre d’adversaires ?

La nomination de la commission du règlement fut un des premiers incidens de la lutte qui s’engagea, dès l’ouverture de la constituante, entre les membres du gouvernement provisoire et l’assemblée. Il s’agissait de savoir comment celle-ci se débarrasserait des hommes que la révolution de février avait portés au pouvoir, et dont les doctrines et la politique étaient en contradiction avec les sentimens et les intérêts de la majorité de l’assemblée nouvelle. Cette aspiration était vague, parce que l’assemblée ne se connaissait pas elle-même et que ses partis étaient encore en formation, mais elle existait et se traduisit dès la première séance.

La constituante tendait à absorber tous les pouvoirs. D’abord, première émanation du suffrage universel, elle avait de ses origines populaires une très haute et très légitime idée ; en second lieu, élue sur des programmes qui touchaient à tout, elle se croyait appelée à renouveler de fond en comble les institutions de la France. Enfin, le plus grand nombre des personnalités de l’ancien parti monarchique, et même du parti républicain modéré, craignaient de voir le gouvernement provisoire s’appuyer sur Paris pour se maintenir aux affaires contre la volonté de l’assemblée. Il n’en fallait pas tant pour que la commission du règlement prit comme base de ses travaux la souveraineté absolue de la constituante et son droit d’exercer un contrôle de tous les instans sur le pouvoir exécutif. La conclusion nécessaire de ces prémisses était la création de grands comités centralisant l’examen de tous les projets, intervenant, sous prétexte de surveillance, dans les détails de l’administration, formant une sorte de gouvernement occulte destiné à diriger l’assemblée, à la discipliner et à lui permettre de ramasser tous les pouvoirs. Cette préoccupation hanta certainement la commission, et elle n’était point pour déplaire à la majorité.

La commission du règlement ne fit d’ailleurs que s’inspirer des principes qui avaient été posés, dès l’ouverture de la session, par les premiers orateurs de la constituante. Dans la séance du 8 mai, le président Bûchez s’écrie, aux applaudissemens de ses collègues : « L’assemblée est souveraine, souveraine d’une manière absolue. Elle n’est pas arrêtée, même par les règles qu’elle a faites elle-même ! » Le lendemain, Peupin, le rapporteur de la commission chargée d’examiner les projets relatifs à la nomination d’une commission exécutive, dit dans son rapport : « L’assemblée nationale réunit tous les pouvoirs, l’exécutif aussi bien que le législatif et le constituant. » Le même jour, de vieux parlementaires, qui n’avaient pas l’excuse d’ignorer les conditions normales du gouvernement, demandaient la nomination des ministres par l’assemblée. On homme des plus modérés, futur membre du centre gauche, Charamaule, s’exprimait ainsi : « Si l’assemblée nationale pouvait constituer, gouverner et administrer, l’assemblée nationale devrait constituer, gouverner, administrer ; elle ne peut pas tout faire, elle peut et doit constituer, elle constituera. Elle doit gouverner intérimairement, elle gouvernera. Est-ce que, dans le pays de France, on dénierait la possibilité de gouverner à une assemblée, après les traditions que soixante années de révolution nous ont laissées ? » Odilon Barrot tenait le même langage, et un professeur de droit, Gatien Arnoult, s’écriait : « Qu’est-ce qui règne aujourd’hui ? C’est le peuple. Qu’est-ce qui gouverne ? C’est l’assemblée. Je vote pour que la chambre nomme elle-même et directement ses ministres. »

Il est de toute évidence que ni Odilon Barrot, ni Vivien, ni Dufaure, ni Gustave de Beaumont, ni Charamaule, ne pensaient à conserver la dictature d’une assemblée unique comme gouvernement définitif de la France. Ils voulaient simplement substituer au gouvernement provisoire sorti de la révolution de février un gouvernement provisoire nouveau, intérimaire, émané de l’assemblée et étroitement placé sous sa dépendance. La constitution viendrait ensuite organiser d’une façon régulière les institutions politiques nouvelles.

Le règlement de la constituante de 1848 et les grands comités parlementaires qui en sont la caractéristique, ne sauraient se comprendre si l’on ne tient pas compte des circonstances et de l’état d’esprit que nous venons de signaler. Ce règlement a eu pour but de grandir les pouvoirs de l’assemblée et de mettre le gouvernement sous sa régence immédiate. Cette préoccupation ne fut jamais avouée nettement par les membres de la commission, qui sentaient tout le provisoire et les dangers de leur œuvre et tenaient, en hommes de gouvernement, à réserver l’avenir ; mais elle fut signalée, à diverses reprises, par les adversaires du nouveau règlement ; et, si elle fut reniée, les dénégations eurent toujours peu d’énergie et rencontrèrent peu de créance.

Deux autres préoccupations se firent jour qui avaient un caractère plus pratique et plus exclusivement législatif. Une assemblée de 900 membres, comptant plus de 700 hommes nouveaux, devait naturellement se distinguer par un excès d’initiative et par une surabondance de propositions singulières ou insuffisamment étudiées. Cette tendance devait encore s’accentuer sous l’impulsion d’événemens imprévus et de faits révolutionnaires de nature à troubler les esprits les mieux équilibrés. Il importait donc d’avoir un crible assez solide pour retenir au passage bon nombre de propositions et les empêcher d’absorber sans profit le temps de l’assemblée. Les comités devinrent, dans la pensée de leurs auteurs, des commissions d’initiative. Ils n’eurent pas seulement à préparer les lois, mais encore à en diminuer le nombre, à épargnera l’assemblée des délibérations superflues et souvent tumultueuses.

Concentration des pouvoirs dans l’assemblée et dans sa fraction la plus expérimentée et la plus conservatrice ; préparation rapide et éclairée des lois ; limitation de l’initiative parlementaire dans ce qu’elle pourrait avoir d’excessif ou de mal conçu, tel était le triple but que la commission du règlement de 1848 s’était imposé.

L’entreprise n’était pas sans difficulté, car elle devait se heurter d’abord aux résistances du gouvernement, en second lieu, aux inquiétudes d’un certain nombre de députés qui ne voyaient pas sans effroi centraliser le pouvoir législatif dans une douzaine de conseils des dix où l’influence appartiendrait fatalement aux anciens parlementaires et aux jeunes ambitions qui se grouperaient autour d’eux.

La discussion du règlement fut cependant relativement courte. Le chapitre relatif aux comités donna seul lieu à un vif débat dans lequel intervinrent Vivien, Stourm, Dufaure, Odilon Barrot, au nom de la commission, Flocon et Crémieux au nom du gouvernement, Ferdinand de Lasteyrie, Vignerte, Guérin au nom de la minorité de l’assemblée restée fidèle au système des bureaux et des commissions.

Le rapport présenté par Stourm avait été fort habilement rédigé. Après un hommage rendu à la souveraineté de l’assemblée, il développait l’avantage qu’offrait le système des comités de permettre à tous les membres de l’assemblée d’apprendre les affaires de la république et de s’initier aux faits et détails de l’administration. « La commission du règlement avait voulu, disait-il, non-seulement que tous les représentans qui ont des droits égaux fussent appelés à apporter chacun dans les discussions des affaires nationales le contingent de leurs lumières, mais qu’ils fussent distribués dans les comités, non pas suivant le choix aveugle du sort, mais d’après la vocation, d’après l’aptitude, d’après la spécialité de chacun d’eux. Chaque comité serait ainsi composé des hommes les plus compétens et dont l’esprit serait le plus propre à traiter les affaires spéciales renvoyées à chacun de ces comités. »

Le rapporteur indiquait ensuite le troisième principe sur lequel la commission s’était appuyée. Il s’agissait d’imposer à l’assemblée une règle l’obligeant à étudier les affaires avec des vues d’ensemble et l’esprit de coordination et non pas de les étudier séparément et sans connexion des unes avec les autres.

L’assemblée constituante, pouvoir unique, émané tout fraîchement du suffrage universel, composé en grande majorité d’hommes jeunes, sans expérience des difficultés du travail législatif, animé d’un vif et profond esprit de réforme, accepta avec empressement l’idée de se former en comités. Tous ses membres auraient la connaissance des affaires et une part de collaboration au travail de rénovation légale qui emportait alors les esprits, tous pourraient prétendre à une part du gouvernement et de la grande œuvre législative à accomplir. La difficulté était de déterminer d’une manière plus ou moins nette le nombre et les attributions des comités et de trouver un mode pratique de recrutement.

La commission proposa de diviser l’assemblée en quinze comités permanens de 60 membres : comités de la justice, des cultes, des affaires étrangères, de l’instruction publique, de l’intérieur, de l’administration départementale et communale, du commerce et de l’industrie, de l’agriculture et du crédit foncier, de la marine, de la guerre, de l’Algérie, des colonies, des finances, des travaux publics, de la législation civile et criminelle.

Cette classification avait donné lieu dans le sein de la commission même à des observations. On avait fait remarquer que la liste des comités était trop nombreuse, que plusieurs n’auraient rien à faire ou seraient difficiles à composer. Mais deux préoccupations l’avaient emporté. L’une était de ne pas laisser de députés hors des comités, afin de ne mécontenter personne, l’autre de ne pas avoir un nombre de comités fondé sur la même division que les départemens ministériels, crainte de justifier les accusations d’ingérence administrative et gouvernementale qui ne manqueraient pas de se produire.

Stourm traduisit avec adresse dans son rapport le premier de ces sentimens : « Nous vivons, dit-il, sous un gouvernement qui nous donne, à nous représentans du peuple, un droit de souveraineté que nous avons reçu de nos électeurs. Ce droit de souveraineté, nous ne pouvons l’exercer qu’en exerçant nous-mêmes sur tous les actes du pouvoir exécutif une surveillance continue et surtout une surveillance éclairée. Notre surveillance ne peut être éclairée qu’autant que chacun de nous aura connu les détails de l’administration, aura touché les dossiers, aura vu les faits, aura vu les pièces. Il est donc essentiel que chacun de nous soit introduit dans les comités dans lesquels les affaires se traiteront dans leur ensemble et dans leurs détails. »

On ne pouvait rien dire de plus agréable à une assemblée animée de la passion ardente, à droite de changer les détenteurs du pouvoir, à gauche, de modifier profondément l’organisme économique et social. Cependant, pour atténuer ce qu’avait de brutal cette confusion des pouvoirs, Stourm avait soin d’ajouter : « En formant des comités spéciaux et surtout des comités permanens, vous porterez atteinte, dira-t-on, à l’indépendance du pouvoir exécutif, vous diminuerez la responsabilité ministérielle. L’objection pourrait être fondée si nous vous demandions la formation de comités composés d’un petit nombre de membres ; mais il est évident que des comités, composés de 60 membres, contiendront toujours des esprits si divers, des opinions si variées que l’indépendance ministérielle ne pourra en recevoir aucune atteinte. »

La commission s’était bien gardée de prévoir que la partie agissante et ambitieuse de l’assemblée ne tarderait pas à rester seule dans les comités ; qu’elle s’emparerait des plus importons et qu’elle dissimulerait si mal ses desseins de prépondérance que l’assemblée serait la première à se fatiguer de sa domination.

La commission et son rapporteur avaient, du reste, reconnu la nécessité d’une soupape de sûreté. L’assemblée gardait le droit de nommer des commissions dans certains cas particuliers, « dans les cas, par exemple, où la matière en discussion toucherait aux objets dont plusieurs comités sont saisis, ou bien dans le cas où la matière en discussion paraîtrait tellement grave que l’on croirait devoir y appliquer des formes plus solennelles. »

Pour le recrutement des comités, une série de difficultés se présentaient. Les comités seraient-ils élus par l’assemblée, au scrutin de liste, ou dans les bureaux ? Seraient-ils renouvelables tous les trois mois, tous les six mois ou tous les ans, par moitié ou par tiers ? Ces questions étaient d’autant plus difficiles à régler que l’assemblée ne se connaissait pas et que, sauf 150 membres des anciennes chambres de la monarchie, journalistes et anciens fonctionnaires, les nouveaux représentans étaient des personnalités locales dépourvues de toute notoriété.

La commission du règlement s’arrêta à un procédé très défectueux, dont l’application donna lieu promptement à des surprises désagréables, mais qui, dans les circonstances, paraissait le plus praticable. On avait décidé que tous les membres de l’assemblée siégeraient dans les comités. On ne trouva rien de mieux que de leur laisser le soin de connaître de leurs aptitudes et de désigner les comités particuliers pour lesquels ils se sentaient une vocation. Toutefois, comme chaque député avait la faculté de désigner plusieurs comités et qu’il était à prévoir que certains comités seraient encombrés et d’autres laissés vides, on confia au président et aux vice-présidens le soin d’opérer la répartition. Dans le cas où le nombre des premières inscriptions ne serait pas en rapport avec celui des membres dont chaque comité devait se composer, le bureau de l’assemblée placerait les représentans dans les autres comités pour lesquels ils se seraient inscrits subsidiairement.

Pour les commissions spéciales, plus de latitude était laissée. Ces commissions devaient être nommées soit par le président, soit par l’assemblée générale en séance publique, soit dans les comités par scrutin de liste.

Tout cela était un peu incohérent, on sentait dans ces dispositions vagues et contradictoires une grande incertitude. Les parlementaires qui avaient inspiré la rédaction de ce règlement bizarre, les Dufaure, les Vivien, les Dupin, les Beaumont de la Somme, avaient sans doute le sentiment qu’ils accomplissaient une œuvre légèrement révolutionnaire et contraire à leur tempérament. Dans la procédure nouvelle qu’ils adoptaient, ils n’étaient soutenus, en réalité, que par le désir de discipliner et de maîtriser une assemblée dans laquelle ils voyaient le seul pouvoir solide, régulier, en état de résister aux tempêtes populaires. L’étrangeté et la caducité de leur travail leur apparaissaient si bien que pour le justifier ils n’hésitèrent pas à se placer sous l’égide des principes démocratiques et des souvenirs de la révolution. Quelques mois plus tard, ils avouaient sans aucun ambage que ce règlement était une pure œuvre de circonstance destinée à disparaître avec la situation politique qui l’avait fait naître.

La discussion du règlement commença, le 13 mai, par les observations de quelques députés amis du gouvernement provisoire, Vignerte, Guérin, qui reprochèrent au rapporteur d’avoir désigné les comités comme devant surveiller les ministères et d’avoir créé des comités techniques qui répondraient à des intérêts trop particuliers. Mais la véritable discussion fut entre Odilon Barrot, Ferdinand de Lasteyrie, Crémieux et Dufaure, qui prononcèrent dans des sens divers des discours à sensation.

On savait que le gouvernement et ses amis personnels étaient favorables au système des bureaux. Odilon Barrot s’efforça de calmer leurs craintes en montrant que le règlement laissait l’assemblée libre de renvoyer chaque question, suivant son désir, soit aux comités, soit aux bureaux. Après cette précaution oratoire, il fit une critique très vive et très exagérée de la vie des bureaux, sans rechercher, bien entendu, si les comités ne seraient pas promptement victimes d’erremens semblables. « Ces bureaux dans lesquels on ne se rencontre qu’un instant, dans lesquels peuvent se trouver réunies accidentellement toutes les spécialités, dans lesquels on fait de tout, sont exclusifs du grand principe qui gouverne tout travail humain, qu’il soit intellectuel ou autre, le principe de la division du travail. La formation des bureaux est insuffisante dans une assemblée législative quelconque, à plus forte raison dans la vôtre. Vous ne pourrez pas renvoyer indistinctement toutes les questions qui sont portées à cette tribune, à des bureaux, assembler avec appareil vos bureaux, suspendre la séance de la Chambre, interrompre ses travaux pour que les bureaux délibèrent préalablement sur toutes les questions qui seraient portées, dans l’exercice plein et libre du droit de chacun, à cette tribune. »

Ce tableau très chargé eût fort surpris une chambre au courant de la vie parlementaire et légiférant en temps normal. Il répondait au contraire assez bien aux préoccupations d’une assemblée inexpérimentée qui se réunissait dans des circonstances difficiles avec tous les pouvoirs en main et la perspective d’avoir à brève échéance à lutter contre l’émeute ou contre les anciens partis.

Odilon Barrot sentait que la résistance à l’idée des comités partait de la gauche, dont les hommes clairvoyans étaient loin d’être rassurés. Il comprit la nécessité de s’adresser aux sentimens républicains de cette partie de l’assemblée et de faire appel à sa défiance pour tout ce qui rappelait la monarchie.

« Sous l’ancienne monarchie, dit-il, quand il y avait un gouvernement permanent, qu’il était nécessairement, forcément, en dehors de la chambre, on ne voulait pas de comités spéciaux, mais c’est parce que l’exécutif craignait toujours que le législatif entreprit sur ses attributions. Il aimait mieux l’impuissance du pouvoir législatif, il aimait mieux le tenir en tutelle permanente que de lui permettre de prendre connaissance utilement, par des hommes spéciaux, des affaires sur lesquelles les chambres avaient à se prononcer. Êtes-vous dans la même situation ? Y a-t-il le même ombrage entre vous, pouvoir constituant, et le pouvoir exécutif que vous avez délégué ? Êtes-vous condamnés à la même impuissance ? »

Il était difficile de caresser plus habilement les tendances dictatoriales d’une assemblée dont la plupart des membres avaient appartenu aux partis d’opposition et ignoraient les nécessités de gouvernement.

Ferdinand de Lasteyrie, qui succéda à Odilon Barrot, sortit des généralités et ramena la discussion sur le terrain des faits précis, mais, à côté d’excellens argumens, il en produisit qui n’avaient qu’une valeur hypothétique des plus douteuses. Il démontra que, loin d’instruire l’assemblée et de développer sa science politique, comme le prétendait le rapporteur, le système des comités enterrait chacun de ses membres dans une spécialité et rétrécissait son horizon.

Ferdinand de Lasteyrie indiquait un autre inconvénient du système des comités spéciaux, c’est leur tendance naturelle à écarter avec un profond dédain tout ce qui n’émane pas des spécialistes et à fermer l’oreille aux meilleurs conseils sous le prétexte qu’ils viennent du vulgaire et qu’ils n’émanent pas d’une bouche compétente et autorisée. Il abordait ensuite, mais sans oser entrer dans les développemens qu’il comportait, le sujet des conflits qui ne manqueraient pas de s’élever entre le pouvoir exécutif menacé dans ses attributions et les comités dont les personnalités éminentes tendraient naturellement à viser les ministres en place et à provoquer l’ouverture de leur succession.

Ferdinand de Lasteyrie releva également avec beaucoup de sens et de clarté les exagérations du tableau que le rapporteur avait tracé de la vie des bureaux dans les anciennes chambres. Il montra que le système des bureaux réserve presque toujours des nominations aux minorités, à moins que celles-ci ne soient insignifiantes. « Dans le système des grands comités au contraire, dit-il, les minorités seront absolument exclues des commissions pour les projets de loi importans. Dans chaque comité il y aura des membres qui commenceront par être les meneurs de ces comités et qui par contre-coup deviendront les meneurs de cette assemblée. » L’orateur termina par une critique du registre d’inscription qui n’était pas un mode de recrutement éclairé et où chaque député viendrait, sous sa seule signature, certifier sa propre compétence.

Stourm répliqua en quelques mots par une nouvelle critique des bureaux qui « sous la monarchie ne nommaient jamais les membres de l’opposition et sacrifiaient les droits des minorités. « Il revint sur les avantages que le système des comités offrirait « aux hommes timides et modestes qui ne se révèlent que lorsqu’on les met au travail. » Cet argument était de ceux qui devaient porter le plus sur l’assemblée. Il était pour plaire aux hommes nouveaux qui redoutaient la prépondérance des anciens parlementaires et n’étaient pas assez expérimentés pour comprendre qu’on les livrait au contraire pieds et poings liés à cet élément.

Crémieux, ministre de la justice, essaya de revenir sur les conditions d’un bon travail législatif que Lasteyrie avait déjà exposées. Il fit remarquer que les deux tiers des membres des comités n’assisteraient pas à leurs séances, que les minorités y seraient promptement omnipotentes et y mèneraient les majorités. Crémieux insista en terminant sur le danger des propositions adoptées trop rapidement sur le simple avis d’un comité. Son improvisation, où les contradictions ne manquaient pas, trahissait l’embarras du ministre ayant vécu jusque-là dans l’opposition et mal préparé à défendre à la tribune les nécessités de la politique gouvernementale.

Le vote de l’assemblée fut enlevé sans peine par une réplique de M. Dufaure où le système des comités fut représenté très spécieusement, mais en termes très habiles comme la sauvegarde des minorités et comme une école d’apprentissage du pouvoir pour les oppositions. L’argumentation eut un grand succès. La constituante ne se connaissait pas, personne n’y voyait de majorité déterminée, et chaque parti en formation était animé de la juste crainte d’être opprimé par les autres et de ne pas obtenir sa part de pouvoir.

L’ancien ministre de Louis-Philippe commença par rappeler que la proposition avait été empruntée au règlement de l’assemblée constituante, et par évoquer le souvenir des admirables travaux sortis des comités de cette époque. Puis, il attaqua vigoureusement les commissions nommées dans les bureaux, commissions dont les travaux préparatoires sont élaborés, dit-il, sans la maturité, la rapidité et l’impartialité nécessaires. Il affirma que souvent les bureaux manquaient d’hommes compétens, qu’en quarante-huit heures, des hommes spéciaux pouvaient apporter un rapport très Approfondi pour lequel des hommes non spéciaux demanderaient quinze jours.

Abordant ensuite le côté politique de la question, M. Dufaure s’exprimait ainsi : « Il y a une autre question qui me touche beaucoup plus, c’est la question d’impartialité. Il est nécessaire que -dans nos délibérations, la minorité puisse avoir constamment son mot, qu’elle puisse à la fois étudier et parler. Dans les assemblées précédentes, tantôt par esprit de parti, tantôt par un motif qui paraît plus louable, par condescendance pour des amis politiques, on ne nommait que des membres de la majorité. Alors vous aviez des commissions en très grand nombre, dans lesquelles non-seulement la minorité n’était pas entendue, mais n’étudiait pas. La minorité ne pouvait pas connaître, et quand la question se discutait à la tribune, la minorité n’apportait pour réponse que certains principes généraux ; quant aux faits, aux détails, aux raisons spéciales, elle ne pouvait pas les faire valoir, elle ne les connaissait pas. Il en résultait de très grands inconvéniens, il en résultait un inconvénient pour la majorité elle-même, qui n’a qu’à gagner à ce que, avant la discussion publique, la minorité lui fasse connaître ses objections.

« Dans notre gouvernement populaire, les majorités et les minorités sont changeantes, le pouvoir passe fréquemment d’une main à l’autre ; quand la minorité n’a pas étudié les affaires du pays dans les détails, elle ne peut leur donner, si elle arrive au pouvoir, la suite qu’il est nécessaire de leur donner.

« J’entends parler de pression sur l’assemblée et le gouvernement. Pression sur l’assemblée ? Que veut-on dire ? Est-ce que vous vous sentirez opprimés parce qu’on vous apportera un travail mieux élaboré, plus approfondi, plus impartialement étudié, plus rapidement présenté ? Sera-ce là une oppression ?

« On parle de pression sur le gouvernement ? Et quelle est la crainte du gouvernement ? Votre comité de soixante membres ira-t-il, par hasard, faire une invasion dans le ministère de la justice, accaparant le personnel, prenant toutes les décisions, donnant des ordres au ministre de la justice, substituant le pouvoir législatif au pouvoir exécutif ? Vos comités auraient ce pouvoir ; ce serait au ministre à résister, à en appeler à l’assemblée elle-même, contre la pression qu’on voudrait exercer sur lui. Non, ne craignez rien, ce sont de vains fantômes, il n’y aura rien de pareil. »

Si l’assemblée avait été hésitante, cette savante apologie des droits des oppositions et des minorités aurait suffi à enlever le vote. La constituante se leva presque tout entière pour décider qu’elle se partagerait en comités. Tous ces hommes jeunes, pleins d’enthousiasme, rêvaient de prendre part à l’œuvre de transformation pour laquelle ils avaient été élus, et les comités leur apparaissaient comme un moyen d’action réformatrice plus puissant et plus rapide. Quant aux anciens parlementaires, ils sentaient bien que ces comités seraient pour eux, seuls expérimentés dans l’art législatif, le moyen le plus sûr de lâcher et de serrer les freins à volonté, soit qu’ils voulussent agir comme opposition, soit qu’ils prissent la direction d’une majorité de gouvernement.

La liste des comités élaborée par la commission du règlement fut l’objet d’un très court débat. Le système n’ayant pas été pratiqué depuis plus d’un demi-siècle, personne n’était en état d’en signaler les lacunes ou les défauts. L’assemblée se borna, sur la demande de Portalis, à fondre en un seul comité les comités de la justice et de la législation civile et criminelle que, quelques jours plus tard, elle devait de nouveau séparer. On rejeta l’idée d’un comité des beaux-arts et d’un comité des pétitions, mais en revanche on décida la création d’un comité du travail chargé d’examiner les questions concernant les classes ouvrières. Sur ce point tous les partis furent d’accord, et la proposition, faite par Emmanuel Arago, fut appuyée par Stourm, Lasteyrie et Bastiat.

Le recrutement des comités par l’inscription des députés et la distribution par le bureau de l’assemblée, en cas d’excès d’inscriptions, soulevèrent des objections dont la pratique vérifia promptement la justesse, mais qui n’eurent aucun succès. Flocon fit observer l’inconvénient qu’il y avait à cantonner exclusivement dans une spécialité un homme qui pouvait donner de très utiles avis sur un autre ordre de questions. Un membre de la droite, Bouhier de l’Écluse, signala que pour les inscriptions il y aurait course au clocher et que le président et les vice-présidons de l’assemblée manqueraient de lumières pour apprécier les aptitudes de leurs collègues. Il proposa de tirer au sort pour les comités où il y aurait excès d’inscriptions. Babaud-Laribière insista pour l’élection, mais Vivien, au nom de la commission du règlement, combattit le sort comme aveugle, l’élection parce que les membres de l’assemblée ne se connaissaient pas. Bouhier de l’Écluse avait indiqué avec raison que, si l’argument était vrai pour les députés, il l’était à un égal degré pour leur bureau ; mais l’assemblée, devant toutes ces propositions contradictoires, préféra naturellement s’en tenir au système de la commission.

Le docteur Gerdy et Léon Faucher seuls réussirent à faire adopter deux modifications au projet. Le premier demanda que tout membre de l’assemblée pût assister aux séances des comités sans voix délibérative ni consultative. Léon Faucher, appuyé par Odilon Barrot, parvint à faire maintenir l’existence des bureaux, que Vivien voulait complètement supprimer. L’article II du projet porta que l’assemblée pourrait renvoyer les projets et propositions à des commissions spéciales nommées soit par le président, soit par l’assemblée générale, soit par les comités, soit par les bureaux qui sont au nombre de quinze et qui sont renouvelés chaque mois par voie de tirage au sort.

Cette disposition, qui modifiait gravement l’économie du projet de la commission, eut, comme on le verra, des conséquences très importantes et très heureuses. Au bout de quelques mois, l’assemblée, fatiguée de la domination de certains comités et de la médiocrité des autres, renvoyait plus de la moitié des propositions à l’examen des bureaux et des commissions spéciales.

Il fut décidé également, par interprétation, que chaque député ne pourrait faire partie que d’un seul comité, mais qu’il pourrait changer de comité au bout d’un mois, s’il trouvait un de ses collègues disposé à permuter.

Le règlement des attributions des comités, qui devait donner lieu par la suite à tant de conflits, ne souleva point de difficultés. Flocon demanda seulement quelques explications sur l’article 3, qui était ainsi conçu : « Les comités sont chargés, à moins que l’assemblée n’en décide autrement, de l’examen des propositions et des pétitions qui concernent leurs attributions respectives. Ils chargent un rapporteur de rendre compte à l’assemblée des résultats de leurs travaux. » Dans les questions diplomatiques, fit observer Flocon, les propositions sur la diplomatie seront renvoyées au comité des affaires étrangères. Le comité fera un rapport. Ce rapport contiendra des conclusions ou proposera des résolutions. Pendant ce temps-là, comment le ministre traitera-t-il la question pendante, s’il s’agit d’une affaire en cours de négociations avec des puissances étrangères ?

La question était fort sage devant une assemblée qui arrivait avec des idées très turbulentes en matière de politique extérieure et qui allait se trouver aux prises avec la question polonaise et la question italienne. Vivien n’y répondit pas. Il se borna à déclarer que les comités ne pourraient agir que sur l’ordre de l’assemblée et sur les questions qui leur étaient renvoyées. « Les comités, dit-il, ne sont qu’un pouvoir réfléchi, ils ne saisissent pas, ils sont saisis. »

La thèse était vraie en théorie. Dans la pratique, il en fut promptement d’une autre manière. Les comités n’avaient pas le droit d’initiative, mais ses membres le prirent indirectement comme simples représentans, par voie d’interpellation, et armés des documens administratifs ou diplomatiques qu’ils avaient pu se procurer comme membres des comités.

Le reste du règlement fut adopté presque sans discussion. Les événemens se précipitaient autour de l’assemblée et en Europe, et la pensée des neuf cents nouveaux élus était ailleurs. La constituante avait cru par une centralisation vigoureuse fortifier sa souveraineté d’assemblée unique, et rendre ses travaux plus rapides et plus éclairés, elle n’en demandait pas davantage. Nous allons Voir dans quelle erreur elle était tombée et comment les calculs de la commission du règlement furent déçus.


II. — RECRUTEMENT ET FONCTIONNEMENT DES COMITÉS.

Nous avons montré les embarras qui avaient assailli la commission du règlement quand il s’était agi de déterminer le mode de nomination des comités et comment elle s’était résolue à recruter ces derniers par inscription volontaire, et en cas d’excès d’inscriptions pour un comité, par la désignation du bureau de l’assemblée.

Les difficultés prévues se produisirent. Trois jours plus tard, le 16 mai, Sénard, vice-président de l’assemblée et membre de la commission, vint rendre compte de ce qui avait été fait. Quatre cent soixante-dix-sept membres, c’est-à-dire plus de la moitié de la constituante, s’étaient fait inscrire aux deux comités de l’agriculture et de la justice ; la majorité se composait de grands ou petits propriétaires et d’avocats. Les comités des finances et des affaires étrangères, visés par les anciens parlementaires, étaient à peu près au complet. Les autres avaient à peine la moitié des inscriptions nécessaires.

En présence de cette situation, le bureau avait dû se livrer à un travail des plus difficiles et des plus délicats, distribuer entre les comités pauvres l’excès de clientèle des comités riches, départir nombre d’agriculteurs et d’avocats aux comités de la marine, de la guerre, de l’instruction publique, du commerce et du travail. Cette distribution avait été faite avec une hâte fâcheuse. Le bureau ne connaissait pas les aptitudes de la plupart des membres de l’assemblée. Il avait, d’autre part, été l’objet de sollicitations très vives de la part des anciens députés qui invoquaient leur compétence spéciale pour telle ou telle matière et qu’il convenait de ménager en raison de leur influence.

Des réclamations s’élevèrent de tous les côtés. On se plaignit que plusieurs comités eussent été habilement envahis par certains groupes et fermés à d’autres. Des manufacturiers qui avaient demandé à être du comité du travail signalèrent) qu’on leur avait préféré M. de Falloux, dont la place était ailleurs. Des gens qui ne s’étaient jamais occupés que de procédure reprochèrent au bureau de les avoir envoyés à la marine, pour laquelle ils n’avaient aucune compétence.

Sénart avoua avec humilité que le bureau avait été obligé de faire ses exclusions dans l’inconnu, mais qu’il avait été pressé par le temps. Un grand nombre de propositions de décrets et de lois déjà déposées attendaient. On avait couru au plus pressé et constitué les comités de législation, d’agriculture, de finances et du travail. Pour les autres, qu’on avait dû composer tant bien que mal, Sénart demandait du temps, la liberté d’ouvrir une sorte d’enquête dans les bureaux, et provisoirement, au moins pour un ou deux mois, la faculté de ne pas imposer aux comités le nombre de soixante membres.

La question fut renvoyée à la commission, qui, deux jours plus tard, sans même observer les propres prescriptions de son règlement, vint proposer d’arranger l’affaire en dédoublant le comité de justice et de législation, ce qui permettait de contenter cent vingt députés avocats et en réunissant au contraire l’Algérie et les colonies dans un seul comité.

Cet expédient ne répondait à aucun des reproches adressés au système de recrutement adopté, mais il enterrait la question. Comme les personnages les plus importans avaient obtenu d’être placés dans les comités de leur choix et que, d’autre part, l’attention de l’assemblée était sollicitée par des événemens autrement graves, il n’y eut point de débat.

Cette précipitation dans le recrutement des comités fut une des principales causes du discrédit qui ne devait pas tarder à frapper la nouvelle institution.

La grande majorité des députés qui s’étaient vus enfermer dans des comités pour lesquels ils n’avaient aucune aptitude et aucun goût, et où ils ne pouvaient acquérir aucune influence, se désintéressèrent de leurs travaux. Certains comités furent, dès les premiers jours, dépourvus d’autorité ou tenus en suspicion comme animés d’un esprit de coterie, et peu à peu l’idée s’introduisit de revenir dans la pratique au système des commissions spéciales.

Les comités de législation, de finances et du travail furent parmi les plus laborieux, les plus chargés de besogne, et se virent contraints parfois d’augmenter leurs effectifs en faisant appel aux députés de bonne volonté qui venaient assister à leurs travaux. Le règlement fut ouvertement violé sans que personne songeât à protester. Dans la séance du 5 août, Victor Lefranc signala des comités qui comptaient plus de soixante-dix membres, tandis que d’autres n’en comptaient que trente-six et quarante.

Force était bien d’agir ainsi, car l’assemblée constituante était au moins aussi féconde que nos chambres actuelles en propositions de toute sorte, et les comités étaient encombrés de projets dont la plupart, d’ailleurs, ne méritaient aucune faveur. Certains comités prirent donc l’habitude de se diviser en sous-commissions entre lesquelles étaient répartis les projets du gouvernement et les propositions émanées de l’initiative parlementaire. Le comité des affaires étrangères se divisait au mois d’août en vingt sous-commissions. Le comité du commerce eut, à un moment, dix-huit sous-commissions. Le comité de législation suivit la même règle. Ces sous-commissions variaient comme nombre suivant l’importance et l’urgence des projets, elles comptaient généralement de trois à cinq membres. Elles étudiaient l’affaire, puis la rapportaient verbalement devant le comité général qui la discutait, et souvent la renvoyait pour nouvelle étude à la sous-commission. Ces renvois étaient d’autant plus fréquens que les sous-commissions, composées de trois ou quatre membres, n’avaient qu’une compétence et une activité douteuses.

Des plaintes furent portées plusieurs fois à la tribune sur le défaut de zèle de certains comités. Luneau et Victor Lefranc exposèrent que des comités ne comptaient fréquemment que huit ou dix membres à leurs séances sur soixante, et montrèrent tous les inconvéniens de ce défaut d’assiduité. Le comité des travaux publics fut plusieurs fois l’objet d’attaques très vives à ce sujet. Il convient de dire, à la décharge des comités incriminés, qu’ils étaient accablés, que la besogne échéant sans cesse aux mêmes hommes, les forces de ceux-ci étaient dépassées.

Le double système des comités et des bureaux auquel la constituante s’était arrêtée aggravait encore la confusion et les pertes de temps. On se réunissait à huit heures du matin dans les commissions ou les sous-commissions, à dix heures dans les comités, souvent à onze heures dans les bureaux. Il fallait être à deux heures à l’assemblée. Une vie pareille excédait les limites des forces humaines. les grands travailleurs seuls résistaient, et, comme ils faisaient souvent partie de commissions et de comités qui se réunissaient parfois aux mêmes heures, ils étaient obligés presque toujours de renoncer à une partie de la tâche qu’ils avaient acceptée. La plupart des hommes actifs s’étaient enfermés, d’ailleurs, dans les travaux de la commission de constitution, du comité de législation et du comité des finances, et n’en sortaient guère.

D’autres comités, notamment ceux de la justice, de l’intérieur, de l’agriculture, de l’instruction publique, se réunissaient fort rarement, n’ayant presque rien à faire. Ils disparurent virtuellement vers le milieu de la session, l’assemblée ayant manifesté une grande indifférence à leur égard et leur ayant retiré les principaux projets de loi sur lesquels ils pouvaient compter. Le comité de l’instruction publique tint cependant des séances ou il y eut de fort belles discussions sur l’autorité et la liberté de l’enseignement. Ces discussions furent d’ailleurs académiques et superflues, car Rassemblée, qui redoutait l’esprit trop démocratique de ce comité, renvoya à une commission spéciale le projet de loi sur l’enseignement primaire préparé par le gouvernement.

Ajoutons qu’il en fut de même pour le comité de la justice, qui avait consacré de longues études à des propositions de réorganisation de la magistrature dont il fut dessaisi, le ministère Odilon Barrot et la majorité de l’assemblée ne partageant pas les tendances réformatrices de ce comité.

Le comité d’administration communale et départementale échappa à cette loi. Il resta pendant toute la durée de la constituante chargé de l’examen des projets d’intérêt local. Cette tâche modeste et peu enviée le préserva des défiances qui atteignirent ses confrères.

Parmi les autres causes qui contribuèrent au discrédit de l’institution des comités, il convient de citer la difficulté de répartir entre eux nombre de projets et de propositions qui touchaient aux sujets et aux intérêts les plus divers. Les propositions un peu importantes intéressaient généralement plusieurs comités. Le comité de législation les réclamait au nom de la nécessité de maintenir les textes des nouvelles lois en harmonie avec les anciennes. Le comité des finances invoquait les droits du trésor. Un autre comité sollicitait l’examen au nom des intérêts spéciaux que la proposition visait, agriculture, commerce, travail, marine, guerre, etc. Lorsque la question ne faisait pas doute, c’était le président de la chambre qui désignait les comités chargés de l’examen. Lorsque les auteurs de la proposition n’étaient pas d’accord avec le président ou l’assemblée, ils élevaient au contraire des discussions qui passionnaient et qui ont occupé parfois jusqu’au tiers d’une séance. Le débat prenait en apparence un caractère technique et l’on discutait longuement si les côtés financiers du projet avaient plus d’importance que le côté administratif ou le côté industriel. En réalité, la question était purement politique, et il s’agissait de donner l’examen et surtout le rapport au comité qu’on supposait le plus favorable ou le plus défavorable, suivant qu’on approuvait ou condamnait le projet.

L’assemblée constituante fut saisie d’un très grand nombre de propositions relatives au crédit hypothécaire, projets de banques foncières, de banques départementales, de crédit au travail, d’ateliers nationaux pour défrichement et construction de canaux d’irrigation. Elle fut saisie également d’un grand nombre de propositions relatives aux questions de salaires, d’organisation du travail, etc. Au début, les comités, saisis de ces projets, se mirent tous à la besogne avec une réelle bonne volonté ; mais peu à peu certains comités s’enfermèrent dans des travaux qui les intéressaient particulièrement ; quelques-uns, comme celui des finances et celui de législation, assiégés de propositions urgentes à rapporter, délaissèrent les travaux de longue haleine ou ne donnèrent que de simples avis généralement négatifs. Les comités techniques inclinaient naturellement à ne Voir que le côté spécial et l’intérêt particulier qui les touchait. On se renvoyait ou l’on se disputait le rapport par des motifs qui étaient loin d’être élevés et favorables à une bonne solution de la question.

Dès le début de l’assemblée, les inconvéniens de cette méthode vicieuse et de ce choc des spécialités apparurent. A l’occasion de la proposition de Montreuil, qui demandait un crédit de 300 millions de francs pour défrichement et colonisation de l’Algérie, Perrée signala le danger de charger un seul comité du rapport : « Il est bien évident, dit-il, que si un seul comité est chargé d’étudier une question complexe, il l’étudiera à son point de vue spécial. Il viendra faire à l’assemblée un rapport très net, très clair, très étudié ; mais les autres comités qui auront également en dehors de lui étudié la question à leur point de vue seront obligés de venir la débattre devant l’assemblée non pas par l’organe d’un rapporteur, mais par chacun des membres de ce comité qui se croiront le droit, le devoir même d’apporter leurs observations à la tribune. Il en résultera une grande confusion dans le débat et surtout une grande longueur. » Ferrée concluait en demandant qu’on chargeât du rapport une commission mixte choisie dans chacun des comités auxquels le projet avait été renvoyé.

La conclusion n’allait à rien moins qu’à la destruction des comités. La commission du règlement, saisie de la question, intervint et proposa la disposition suivante :

« Lorsqu’une proposition est renvoyée à plusieurs comités, un seul est chargé de faire le rapport. Si les propositions émanent du gouvernement, le rapport est présenté par le comité correspondant au ministère dont la proposition émane. S’il s’agit de la proposition d’un représentant, l’auteur de la proposition indique le comité par lequel il est d’avis que le rapport soit fait. L’assemblée prononce sur cette demande et désigne le comité chargé du rapport. La proposition est transmise à ce comité et communiquée immédiatement aux autres comités. Ils en délibèrent et adressent leur avis écrit et motivé au comité chargé du rapport, qui procède à l’instruction de l’affaire et joint les avis au rapport présenté à l’assemblée. »

La commission du règlement tranchait la question, mais elle ne résolvait pas la difficulté qui était l’antagonisme des spécialités, la complication et la lenteur de la procédure. Lasteyrie, qui était l’adversaire résolu des comités, proposa de faire nommer des commissions spéciales qui, au lieu d’être formées par le choix des bureaux, seraient désignées par les comités. Cette idée lut combattue par Vivien. Il déclara que le système proposé serait plus compliqué, moins expéditif et dénaturerait la destination des comités, qui doivent se livrer par eux-mêmes directement sans intermédiaire au travail qui leur est confié. Il cita l’exemple du conseil d’état, où plusieurs comités sont saisis, mais où il n’y en a qu’un qui fait son rapport à l’assemblée générale. Vivien oubliait que le conseil d’état est un corps administratif où les partis et les passions politiques n’existent pas ou ont peu d’action, tandis que, dans les assemblées législatives, la politique et les passions personnelles interviennent sans cesse.

Brunet (de la Haute-Vienne) appuya le système de commissions spéciales proposé par Ferdinand de Lasteyrie, en citant ce fait que le projet de rachat des chemins de fer renvoyé aux comités des finances et des travaux publics restait en suspens depuis des mois-parce que le premier était hostile au projet et le second favorable. Il montra que le gouvernement choisirait toujours le comité qu’il supposerait le mieux disposé pour le projet et que ce serait s’exposer à des travaux longs et finalement stériles. Mais l’adoption de la proposition Lasteyrie était la mort des comités. L’assemblée n’eut pas le courage de démolir après plusieurs mois seulement d’expérience une institution dans laquelle elle avait mis toute sa confiance. La proposition de la commission du règlement fut adoptée. Nous verrons plus tard comment la commission fut amenée à en demander elle-même la suppression.

La question n’était pas résolue ; les conflits entre les comités recommencèrent promptement sous des formes diverses. Des débats s’engagèrent, à chaque dépôt de proposition, pour réduire ou pour augmenter le nombre des comités à consulter suivant que le projet à examiner était bien accueilli ou suspecté. La loi sur le renouvellement des conseils municipaux fut disputée par le comité de l’intérieur et la commission de constitution, qui était en réalité le seizième et le plus important des comités. On régla le litige en attribuant le projet à un troisième comité, celui de l’administration départementale et communale. Pour la loi sur le jury, l’assemblée changea sa procédure et renvoya le projet aux comités de justice et de législation en les invitant à se réunir. Il en fut de même pour la loi sur le reboisement, dont le rapport fut lu et discuté, avant d’être soumis à l’assemblée, par les quatre comités réunis de l’agriculture, des finances, de législation et des travaux publics, soit une petite assemblée de deux cent quarante personnes !

A côté des comités qui se disputaient les projets, il y en avait d’autres qui les dédaignaient et refusaient officiellement de les examiner, tel lut le cas du comité du travail, qui demanda que le projet de loi sur la police des manufactures ne lui fût pas renvoyé, parce qu’il n’avait pas de temps à y consacrer. Tous les comités n’avaient pas la même franchise. Des députés vinrent se plaindre à la tribune que le comité des travaux publics ne voulait pas examiner la loi relative aux associations ouvrières. D’autres signalèrent que le comité de l’agriculture n’avait pu obtenir, après deux mois, que les comités de législation et de finances consentissent à examiner le projet de loi sur le crédit foncier. Ces faits ne furent point contestés, et pour ce dernier projet la constituante décida de passer outre et de mettre en discussion le projet sans attendre l’avis des comités récalcitrans ou retardataires.

Un dernier fait des plus curieux parmi les conflits et les embarras de toute sorte que provoquait le fonctionnement des grands comités fut l’histoire de la proposition Dezeimeris sur le recrutement et les traitemens des fonctionnaires publics. Tous les comités la réclamèrent et elle fut renvoyée à tous les comités. Inutile de dire que la plupart ne s’en occupèrent point, elle fut rapportée tardivement par le comité des finances, qui s’en empara pour en demander le rejet. Une très vive discussion s’éleva et finalement on termina par où l’on aurait dû commencer, le renvoi à une commission spéciale.

L’erreur de la constituante avait été de croire qu’une assemblée parlementaire pouvait se sectionner comme un conseil d’état en une assemblée administrative et technique dépourvue de toute ambition politique et uniquement occupée de trancher des questions spéciales en vue des intérêts particuliers que celles-ci pouvaient toucher. Les comités, avait-on dit, ne seraient là que pour préparer, pour offrir les garanties de compétence et de vues d’ensemble ; l’intérêt général, les intérêts nationaux trouveraient toujours assez de défenseurs et d’interprètes fidèles dans la masse de la constituante, qui jugerait en dernier ressort.

Dans la pratique, il n’en pouvait aller ainsi, parce que les partis n’abdiquent pas et que, pour la lutte continuelle à laquelle ils sont destinés, ils usent nécessairement de tous les moyens à leur disposition et cherchent des armes et des citadelles partout où ils pou-vent en trouver. Le renvoi aux comités aurait dû, dans la plupart des espèces, être réglé par des questions de compétence, comme l’avait voulu le règlement. Or très souvent et dans presque toutes les occasions importantes, ce fut l’intérêt politique qui intervint et eut le dernier.

Deux ou trois courans se partageaient l’assemblée. Les uns avaient voulu faire des comités une toute-puissance absorbant celle de l’assemblée. Les autres s’en défiaient et voulaient les tenir en échec. La majorité se prononça contre les premiers, et leurs diverses tentatives échouèrent. L’assemblée repoussa une proposition de Dabeaux, un futur préfet de l’empire qui était alors un ardent révolutionnaire, en administration du moins, et qui demandait que tous les décrets ou projets fussent renvoyés aux comités. Elle repoussa également une proposition de Bureaux de Pusy qui réclamait pour les comités non pas ta droit de rapport définitif sur tous les projets, mais un droit d’examen sommaire. La même proposition revint plus tard, émanant de la commission même du règlement, mais elle ne fut adoptée qu’avec une disposition additionnelle qui on détruisait toute l’économie. Cette disposition, proposée par Tassel, admettait, en effet, le renvoi de toutes les propositions aux comités ou aux bureaux. C’était reprendre d’une main ce que l’on donnait de l’autre.

Les partisans des comités, ne pouvant obtenir officiellement pour ceux-ci la toute-puissance qu’ils rêvaient, cherchèrent à la conquérir plusieurs fois par voie détournée. Victor Grandin se plaignit que les membres des comités ne pouvaient pas obtenir dans les ministères les renseignemens qu’ils demandaient et réclama pour eux l’entrée des bureaux. Billault, qui était pressé de jouer un rôle et qui cherchait une crise ministérielle, déposa au nom du comité des finances, sans y être autorisé par aucune proposition de l’assemblée, un rapport sur l’état des finances du pays. Et pour mieux établir le droit d’initiative et d’administration des comités, il donna pour sanction à son rapport un projet de décret demandant la conversion des bons du trésor et des livrets de caisse d’épargne en rentes 5 pour 100.

La tentative était audacieuse Elle ne tendait à rien moins qu’à transporter le pouvoir exécutif au sein même de l’assemblée. Elle pouvait cependant réussir, car les projets financiers du cabinet avaient obtenu peu de succès, et le ministre lui-même avait beaucoup d’adversaires sur les bancs de la majorité. Duclerc défendit avec énergie les droits du gouvernement et fit reculer son adversaire.

Après avoir examiné le projet de décret dans le fond et dans la forme, Duclerc attaqua la question constitutionnelle et réglementaire en ces termes : « Une dernière observation qui ne vous paraîtra peut-être pas sans gravité. Le droit d’initiative est absolu. Il appartient aux représentans du peuple, à chacun d’eux aussi en particulier, il appartient au gouvernement. Appartient-il aux comités ? La chambre ne l’a pas décidé. Quant à moi, jusqu’à ce que la question ait été réglée, je vois là un danger. C’est tout simplement la subversion de la forme du gouvernement que vous avez établie. En venant vous apporter directement des propositions dont vous n’avez été saisis ni par un membre de la chambre, ni par le gouvernement, je ne voudrais pas me servir d’un mot trop fort, mais je crois pouvoir dire cependant que le comité des finances usurpe une attribution qui ne lui appartient pas. »

Le mot usurpe provoqua une très vive agitation dans l’assemblée, où les partisans de la toute-puissance des comités étaient encore nombreux et ardens. Duclerc reprit : « Si le mot ne vous paraît pas juste, messieurs, je suis prêt à le retirer ; mais je maintiens complètement l’idée. Quand un membre apporte ici une proposition, elle a l’importance que lui donnent la valeur personnelle, ou les études spéciales, ou la position de l’auteur. Quand le gouvernement apporte une proposition, elle a également l’autorité que lui donnent les méditations probablement approfondies du conseil. Mais lorsqu’un comité introduit spontanément une question, cette initiative pèse évidemment d’un poids considérable. Outre cela, il y a un premier degré de délibération qui est complètement supprimé. Quand un membre fait une proposition, votre président vous demande si vous voulez la prendre en considération, vous pouvez dire : oui ou non. Quand une commission, au contraire, vous saisit directement d’une proposition, vous êtes obligés de délibérer immédiatement, et ce premier degré de délibération est supprimé. »

Duclerc conclut à la nécessité de trancher cette question d’une manière définitive, délibérée, et non d’une manière incidente. Billault dut sentir que l’assemblée donnait raison au ministre, car il n’insista pas. La constituante reprit son ordre du jour, et il ne lut plus question du projet de décret imaginé par le comité, pas plus que de la demande de Duclerc de faire résoudre la question réglementaire. Billault avait gravement compromis l’institution des comités et particulièrement exposé le comité des finances. A partir de ce moment, celui-ci devint suspect à l’assemblée, on le dépouilla de la plupart des propositions importantes qui auraient dû lui être renvoyées.

A la séance du 30 juin, le gouvernement avait déposé un projet tendant à faire rentrer dans le domaine de l’État les assurances sur l’incendie et sur la vie. Pour faire face aux embarras du trésor, on cherchait tous les moyens d’emprunter à la richesse privée. Une très vive discussion s’engagea sur le renvoi aux bureaux, ou au comité des finances. De Larcy, Léon Faucher réclament au nom de ce comité a qu’on veut détruire, » disent-ils. Pascal Duprat et de Tillancourt demandent, au contraire, le renvoi aux bureaux, qui est voté. Au cours du débat, Pascal Duprat fut très amer pour le comité des finances. « Il est vrai, disait-il, que des questions financières se trouvent mêlées au projet, mais il y aurait un très grand inconvénient pour nous à renvoyer le projet, qui est essentiellement politique, au comité des finances, car vous donneriez à ce comité une importance qu’il ne peut et qu’il ne doit pas avoir dans la constitution de vos comités. Vous créeriez dans ce comité une espèce de gouvernement qui viendrait vous proposer ses opinions et ses idées sur des questions politiques qui intéressent l’assemblée tout entière. » (Oui ! oui ! très bien ! ) Le gouvernement ne prit pas la parole dans la question, mais si l’on se rappelle les relations étroites qui unissaient Pascal Duprat à son compatriote Duclerc, il est évident que le député des Landes parlait au nom du ministre des finances.

Cette lutte du comité des finances et du gouvernement dura plusieurs mois et se termina par la défaite définitive du comité. Un peu plus tard, l’assemblée le dessaisissait d’un projet de crédit pour les fonds secrets dont il s’était emparé sans l’autorisation du président. Enfin lorsque le budget de 1849 fut déposé sur le bureau de la constituante, le comité des finances réclama en vain le projet comme lui appartenant. Le budget fut renvoyé à une commission spéciale de trente membres nommés dans les bureaux.

Les autres comités entreprirent peu sur les attributions gouvernementales pour deux raisons. La première est que la plupart des personnalités remuantes de l’assemblée s’étaient réunies dans le comité des finances, la commission de constitution et le comité de législation. La seconde est que l’issue du conflit maladroitement engagé entre le comité des finances et le ministère porta un coup sensible à l’influence des comités. Les comités de législation et de la guerre essayèrent deux ou trois fois de se livrer sans autorisation à des enquêtes dans des établissemens de l’Etat, dans les prisons et à l’hôtel des Invalides. Ces tentatives n’eurent pas de suite. Vers le mois de janvier 1849, creton, Dutier et quelques autres députés inconnus déposèrent une proposition tendant à donner aux comités le droit d’initiative. La commission du règlement, saisie de la proposition, ne crut pas devoir la discuter, tant elle était contraire aux sentimens de l’assemblée et aux indications de la situation parlementaire.

Nous aurons résumé l’histoire des comités de la constituante en rappelant l’interminable série des projets et propositions de loi qui leur furent enlevés pour être attribués à des commissions spéciales. Le nombre de ces projets et de ces propositions dépassa le chiffre de cent vingt, et, en examinant cette liste, on constate que ce sont de beaucoup les plus considérables parmi ceux qui avaient été déposés. Il nous suffira d’en citer les plus importans :

Loi sur la presse, loi sur les clubs, loi sur les rapports du pouvoir exécutif avec l’assemblée, loi pour les travaux publics d’amélioration des canaux, loi sur les incompatibilités, loi sur le divorce, loi sur les assurances, loi relative aux successions et donations entre-vifs, loi sur l’achèvement des chemins vicinaux, loi sur l’instruction primaire, loi sur les pensions militaires, loi de l’impôt sur le revenu mobilier, loi sur les monts-de-piété, loi sur l’organisation des musées nationaux, loi sur l’école d’administration, loi sur l’état de siège, loi sur l’organisation judiciaire, loi sur les coalitions, loi sur la création des banques départementales, loi pour le chemin de fer de Chartres, loi pour le chemin de fer de Lyon, loi sur l’abolition des taxes dans les ports du Havre et de la Rochelle.

Si l’on parcourt cette liste, on voit qu’à côté de propositions radicalement politiques comme les lois sur l’état de siège, sur les déportations, sur les ateliers nationaux, sur les clubs ou sur la presse et pour lesquelles le renvoi devant les bureaux était indispensable, figuraient nombre de propositions qui revenaient naturellement aux comités de législation, de finances, de justice, d’instruction publique, des travaux publics, du commerce et de l’agriculture. Il ne faudrait pas en conclure que les comités se laissèrent dépouiller sans protester. Nous avons vu plus haut avec quelle énergie Billault, de Larcy et Léon Faucher défendirent les droits du comité des finances. Le comité de l’instruction publique réclama non moins bruyamment lorsqu’on demanda le renvoi du projet de loi sur l’instruction primaire aux bureaux. Le ministre Vaulabelle avait proposé le renvoi au comité spécial qui était présidé par Jean Reynaud et favorable au projet gouvernemental. Salmon invoqua la composition de ce comité, qui réunissait les plus hautes spécialités de la science et du corps enseignant. Il fut combattu par Denjoy, de Falloux et M. de Kerdrel, qui invoquèrent les intérêts de la famille, de la liberté d’enseignement, de la liberté des cultes, des finances de l’état et des communes. L’assemblée était républicaine, mais animée en majorité de l’esprit religieux, elle se prononça contre le gouvernement et pour le renvoi aux bureaux.

Il en fut de même pour le comité de la justice, qui avait consacré de nombreuses séances à la discussion de l’organisation judiciaire et auquel on enleva l’examen du projet de loi sur la réorganisation de la magistrature. Le 18 octobre, Marie, ministre de la justice, dépose son projet en demandant le renvoi au comité compétent. Crémioux l’appuie en faisant observer que le comité s’est longuement occupé de la question, et qu’il est d’accord avec le gouvernement sur plusieurs points importons. Rouher tire au contraire de ces faits la conclusion que le comité est suspect et qu’il est préférable de nommer une commission spéciale. La question politique l’emporta sur la question de compétence, et le projet fut renvoyé aux bureaux.

Les mêmes faits se produisirent plusieurs fois pour des projets qui devaient être attribués aux comités du commerce et des travaux publics. Il arriva même que des comités reçurent des projets de lois pour les examiner, qu’ils en délibérèrent longuement à la demande de l’assemblée et que plus tard celle-ci les dessaisit du projet pour le renvoyer à une commission spéciale. C’est ce qui eut lieu notamment pour le projet de loi sur les coalitions. Après avoir entendu le rapport des comités de justice et de législation sur cette question, la constituante considéra qu’elle n’était pas suffisamment éclairée, que son opinion n’était pas faite et qu’une discussion dans les bureaux était nécessaire avant la discussion en séance publique. Finalement une commission spéciale fut nommée. Ajoutons que lorsque la constitution eut été votée et que l’assemblée résolut de mettre à l’étude les sept à huit lois organiques qui devaient compléter son œuvre, elle refusa d’en donner la préparation aux comités compétens qui ne lui semblaient plus imbus de son propre esprit et qui eussent élaboré des projets absolument en opposition avec les désirs de la majorité. C’est ainsi que la loi relative au conseil d’état, la loi électorale, la loi sur la responsabilité des dépositaires de l’autorité publique, la loi sur l’organisation de la force publique furent renvoyées à des commissions spéciales nommées dans les bureaux.

La constituante avait à peine dépassé la moitié de sa courte carrière que l’institution des comités permanens était jugée et condamnée. Dès le mois de décembre 1848, une pluie de vingt et une propositions demandant des modifications au règlement s’abattit sur l’assemblée. Ces propositions, émanées des bancs les plus opposés, avaient généralement pour but de mettre plus d’ordre dans le travail parlementaire, et d’accorder l’ancien règlement avec la nouvelle constitution ; les unes proposaient de supprimer les comités, d’autres de les renouveler et de les faire nommer par les bureaux.

La commission du règlement se tira sagement de ce pas difficile et du labeur considérable qu’on prétendait lui imposer. Elle fit observer que l’assemblée approchait du terme de ses travaux et qu’il était bien tard pour modifier radicalement sa constitution intérieure. Pour calmer les susceptibilités des auteurs des propositions, le rapporteur, Bravard-Veyrières, professeur de droit, esprit avisé, se livra dans son rapport à un double éloge des comités et des commissions spéciales, exaltant la compétence des uns et l’esprit politique des autres. Il proclama que le double système était parfait, non sans reconnaître que la composition des comités laissait à désirer et que leur mode de recrutement avait été des plus défectueux.

La minorité de la commission, se séparant de la majorité, proposa tout un contre-projet. Les comités étaient réduits de quinze à neuf. Ils ne comptaient plus que trente membres. Ils étaient élus par les bureaux et renouvelés par tiers. Cette proposition, destinée a rendre la vie aux comités, n’eut aucun succès, et conformément au vœu de la majorité de la commission, toutes les questions relatives à l’organisation intérieure furent ajournées. L’assemblée avait le sentiment qu’elle approchait de sa fin, et, malgré tout son désir de prolonger son existence, elle n’osa ni changer un organisme dont elle comprenait l’imperfection, ni même essayer d’en modifier les rouages et d’en améliorer le fonctionnement. En juin 1849, après un an et vingt jours d’existence, la constituante cédait la place à la législative et la première préoccupation de celle-ci était de supprimer les comités. La législative arrivait sans doute avec un esprit tout différent de celui de l’assemblée disparue et avec un faible respect pour son œuvre. Elle n’était point et ne se considérait point comme souveraine. Bien que la constitution de 1848 eût maintenu le redoutable système de l’assemblée unique, elle avait organisé à côté de cette assemblée un pouvoir exécutif qui avait tous les élémens d’une vie propre et qui n’entendait pas se laisser supprimer. Il ne pouvait donc convenir ni à ce pouvoir, ni à l’assemblée nouvelle de garder au sein du parlement une institution qui, l’année précédente, avait été un obstacle à l’action administrative et qui pouvait servir de citadelle à l’ardente et double opposition de la Montagne et de la rue de Poitiers. Enfin l’expérience avait démontré qu’au point de vue de la bonne préparation des lois, les commissions spéciales choisies par les bureaux présentaient de plus sérieuses et plus constantes garanties.

Le rapporteur de la commission du règlement, Corne, expliquait en ces termes les motifs qui conseillaient la suppression des comités :

« Les comités permanens sont de l’essence des assemblées constituantes qui ont en elles la plénitude des pouvoirs et qui, pour exercer la souveraineté qu’elles tiennent du peuple, ne font pas seulement des lois, mais des actes de gouvernement. Les comités permanens, sous une assemblée restreinte au pouvoir législatif, seraient une occasion incessante d’empiétemens et de conflits.

« Dans la pratique législative, l’élaboration des lois par le conseil d’état, leur appréciation d’ensemble par les bureaux, leur examen approfondi par les commissions, présentent des avantages plus réels, plus solides que celui de la spécialité préconisée par les partisans des comités. Cette spécialité même des membres composant les divers comités a plus d’une fois révélé ses dangers. L’assemblée constituante de 1848 n’a-t-elle pas souvent senti la nécessité de corriger, par le sens droit des hommes en dehors de l’esprit de système, les préoccupations trop exclusives des hommes spéciaux. ? Il n’est pas bon d’ailleurs que dans une assemblée où tous doivent prendre part à la délibération et au vote, l’examen préparatoire soit absolument concentré entre quelques-uns et que la grande majorité de l’assemblée arrive à la discussion complètement étrangère aux délibérations préliminaires des projets qui lui sont soumis. Cette majorité alors ou s’abandonne ou se défie ; les délibérations courent le risque ou de n’être pas suffisamment éclairées par la contradiction, ou de n’aboutir, après des débats irritans, qu’à des résultats négatifs.

« Enfin l’existence simultanée des comités et des bureaux et commissions introduit dans les travaux une complication et une surcharge fâcheuses. Bientôt arrivent la fatigue, le relâchement, les absences multipliées, au grand détriment du prompt et sérieux examen des lois. »

Larabit parla en faveur des comités. Il les recommanda comme un crible utile qui arrêtait les mauvaises propositions de loi et ne laissait passer que les bonnes. Charras prononça quelques mots pour regretter les services que les comités rendaient dans l’examen des pétitions. Après cette courte oraison funèbre, qui n’éveilla aucun écho dans l’assemblée, et une réplique du rapporteur, on passa au vote ; à une très grande majorité, la législative supprima l’institution des grands comités permanens.


III. — CONCLUSION.

En instituant ses grandes commissions permanentes, l’assemblée constituante avait obéi à l’esprit révolutionnaire et aux circonstances exceptionnelles qui avaient présidé à sa naissance. La constituante de 1848 n’était pas seulement l’assemblée unique ; on peut dire qu’au mois de mai, lorsqu’elle se réunit, elle était le pouvoir unique. Le gouvernement provisoire disparaissait ; et, quelques mois plus tard, une constitution nouvelle devait régler l’existence et les conditions du nouveau gouvernement de la France. Entre le II mai et le 10 décembre, le pouvoir exécutif était donc condamné à n’être qu’un pouvoir intérimaire subordonné à toutes les volontés et à tous les caprices de l’assemblée, qui résumait en elle la souveraineté nationale. La commission exécutive ne fut guère autre chose. Si, après les journées de juin, une apparence de dictature fut remise entre les mains du général Cavaignac, les événemens ne tardèrent pas à montrer que cet honnête homme n’était pas de ceux qui usurpent sur les droits des représentans de la nation.

C’est à cette situation révolutionnaire que correspond l’institution des comités, et les juger, sans tenir compte de cette origine, c’est s’exposer à ne pas les comprendre. Le caractère anormal de cette situation était tel que des esprits aussi modérés, des parlementaires aussi prudens que Vivien, Gustave de Beaumont, Dufaure et Duvergier de Hauranne ne furent pas choqués de prêter les mains à cette restauration des formes jacobines, à cette confusion des deux pouvoirs. Ils y étaient d’ailleurs aidés par les arrière-pensées monarchiques de M. de Falloux et de la droite et par les illusions de la Montagne, qui se voyait déjà renouvelant l’ordre politique et social. Comme nous disait un des derniers survivans de la constituante, « monarchistes et républicains, nous étions tous convaincus que nous allions faire de grandes choses et qu’il nous fallait emprunter à la révolution ses plus puissans moyens d’action. L’entraînement était général. »

La déception fut prompte. Les comités, recrutés au hasard des caprices individuels ou des combinaisons de doux ou trois coteries, émanés d’une assemblée qui ne se connaissait pas et où luttaient des courans contraires, manquèrent de la cohésion et de la pondération indispensables. Les plus ambitieux voulurent empiéter sur les attributions gouvernementales, et même sur les droits de la constituante. Tel lut notamment le cas du comité des finances. Ils succombèrent rapidement dans cette lutte. Les autres, composés de médiocrités, se virent sans crédit. Tous se trouvèrent, au bout de peu de temps, en conflit les uns avec les autres, se disputant les projets, se contrecarrant dans leurs travaux, soit jalousie de parti, soit divergence de doctrines.

Le maintien de l’institution des bureaux et des commissions spéciales (qui étaient indispensables pour les projets d’ordre purement politique) contribua également, dans une certaine mesure, à la déchéance morale des comités. Les nombreux représentans qui n’avaient pu obtenir de places dans les comités où leur compétence les attirait étaient bien aises de sortir de ceux où on les avait placés et où ils ne pouvaient ni rendre des services ni grandir en influence. Ils se rejetaient sur les commissions spéciales et profitaient de toutes les occasions pour en faire multiplier le nombre. Les membres influens des comités, voyant à leur tour les projets les plus importans leur échapper, se portaient candidats dans les bureaux pour les commissions. Peu à peu les comités furent ainsi désertés par ceux qui ne pouvaient y être utiles, faute de trouver l’emploi de leur spécialité, et par les spécialistes éminens qui se voyaient dépouillés de l’examen des questions auxquelles ils s’intéressaient.

La permanence des comités était pour ceux-ci une autre cause de faiblesse redoutable. Elle leur assurait les bénéfices de l’esprit de tradition et de la compétence, mais elle en faisait en quelque sorte des corps isolés, ayant perdu les liens qui les unissaient à l’assemblée. Ne se renouvelant pas, ne pouvant appeler à eux des forces nouvelles, immobilisés dans leur composition et dans leurs tendances premières, ils restaient inertes et comme figés au milieu des événemens qui changeaient tout autour d’eux. Ce ne fut pas un des moindres vices de leur organisation.

La constituante avait pris, après les événemens de juin, un tout autre esprit que celui qui l’animait à ses débuts, lorsqu’elle sortait souveraine, confiante et enthousiaste, des entrailles du suffrage universel. Aussi flottante et agitée qu’elle fût demeurée, elle avait acquis le sentiment qu’un gouvernement était nécessaire et que ce gouvernement méritait une certaine liberté et devait avoir ses organes au complet. Les comités n’avaient déjà plus leur principale raison d’être ; l’omnipotence de l’assemblée et leurs conflits incessans, en même temps que les lenteurs de leur procédure, achevèrent d’ébranler leur crédit. Les inventeurs de l’institution n’étaient point responsables des défauts de leur œuvre. Si les comités n’avaient pas été permanens, s’ils avaient été soumis aux fluctuations du tirage au sort ou de l’élection, ils se fussent peut-être maintenus en harmonie avec l’esprit politique de la constituante, mais ils eussent promptement perdu les qualités de science et de spécialité qui faisaient leur principal mérite.

Lorsqu’on examine dans son ensemble l’œuvre de l’assemblée de 1848 et la part que les comités eurent dans cette œuvre, on est amené à constater que le tout se réduit à bien peu de chose. La constituante toucha II beaucoup de questions, remua beaucoup d’idées, elle ne laissa guère d’autre monument remarquable que la constitution de 1848, dont chacun connaît la courte et lamentable histoire. Les quelques centaines de lois qu’elle vota, presque toujours avec une précipitation malheureuse, furent des lois de circonstance et de réaction, comme celles sur l’état de siège, sur la presse, sur l’interdiction des clubs, sur les attroupemens, sur la contrainte par corps et sur la transportation ; ou des décrets-lois sans importance pour l’expédition des affaires courantes. Ces comités n’ont laissé, en réalité, comme œuvre propre que les quelques crédits, votés pour encouragemens aux associations ouvrières, et des lois qui n’ont pas eu de durée, la loi sur le jury, la loi sur l’enseignement agricole et la loi sur les concordats amiables. Les tentatives faites pour renouveler l’organisation de nos grandes institutions de la justice, de l’enseignement, de l’armée, de l’administration échouèrent toutes à l’exception d’une loi sur le conseil d’état. Le comité de législation fut le seul qui put revendiquer quelques succès personnels dans cet ensemble de travaux. Les comités ne rendirent, en réalité, d’autre service que d’arrêter au passage quelques centaines de propositions de loi ridicules ou insuffisamment étudiées, tâche que les commissions d’initiative (ou de propositions, comme on les appelait) remplissaient auparavant d’une façon aussi satisfaisante.

La vérité est que les grands comités peuvent avoir leur raison d’être et leur puissance réelle dans les assemblées uniques, mais lorsque ces assemblées enferment dans leur sein tous les pouvoirs comme la Convention ou lorsqu’elles ont reçu un mandat constituant bien déterminé comme l’Assemblée nationale de 1780, répondant à des circonstances et à des nécessités exceptionnelles, ils sont alors soit des formes révolutionnaires du pouvoir exécutif, comme le comité de salut public de 1703, soit de véritables sections de conseil d’état comme les comités de la première constituante où siégeaient les Mirabeau, les Sieyès, les Talleyrand, les Thouret, les Chapelier et les Treilhard. Hors de ces cas exceptionnels, ils n’ont pas de raison d’être, ils sont une source permanente de conflits avec le pouvoir exécutif, une cause continue d’embarras pour l’assemblée même où ils s’agitent. Puissans pour gouverner ou pour constituer, ils sont impuissans à faire des lois. On peut affirmer qu’ils sont de véritables corps étrangers au milieu d’une chambre purement législative, élue en temps normal et dont l’unique fonction est de légiférer paisiblement en collaboration avec les autres pouvoirs publics.

Instituer de grandes commissions permanentes dans la chambre élue le 6 octobre 1889 serait particulièrement un anachronisme. Rarement pays a été aussi justement las des agitations parlementaires et des crises ministérielles. Or le système préconisé par M. de Lanessan, Siegfried, Bourgeois, Letellier, loin d’éviter le retour des fautes commises par la chambre de 1885, ne ferait que les ramener plus graves et plus nombreuses. Le palais Bourbon ne tarderait pas à se diviser en une dizaine de petits comités de salut public où l’on ne forgerait ni armées ni guillotines, mais où l’on tiendrait en permanence fabrique de candidats ministres et de candidats sous-secrétaires d’état. Ce genre de produit n’est point, on le reconnaîtra, de ceux qui nous fassent défaut. Depuis une douzaine d’années, sa fabrication a pris une extension considérable, et l’énorme stock d’anciens ministres et d’anciens sous-secrétaires d’état dont nos assemblées sont encombrées constitue un de nos plus grands embarras. On ne compte jamais moins de trois ou quatre cabinets en expectative, formés d’avance, prêts à prendre le pouvoir et naturellement à le rendre vacant pour s’y introduire.

Ce n’est donc pas à affaiblir, mais à fortifier le pouvoir exécutif que la chambre doit songer, et c’est dans son désintéressement, dans son esprit pratique, dans sa résolution de rester modestement et laborieusement à sa tâche qu’elle doit chercher les moyens d’aboutir et de laisser d’utiles traces de son passage.


ALBERT DE LA BERGE.