Les Grandes Fortunes en Angleterre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 89 (p. 70-107).
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LES
GRANDES FORTUNES
EN ANGLETERRE

II.></ref>[1]
LES INVENTEURS. — LA PRESSE.


I

Une aristocratie territoriale propriétaire du sol, qu’elle transmet intact en étendue, accru de valeur, à ses descendans ; une haute banque détentrice de capitaux énormes ; de gigantesques usines occupant des armées d’ouvriers et inondant le monde de leurs produits ; une marine commerciale capable de transporter 34 millions de tonnes de marchandises, et de faire face aux exigences d’un mouvement se chiffrant annuellement par 17 milliards à l’importation et à l’exportation, telle est l’Angleterre d’aujourd’hui, résultat de l’évolution de 1750, le populus anglicus maître du pouvoir, comme il l’est de la terre et de la richesse.

C’est lui qui a créé de toutes pièces cette machine parlementaire, cette organisation savante et compliquée à laquelle les états européens ont emprunté tout ou partie de leur mécanisme gouvernemental. Là encore il semble avoir travaillé en vue de l’exportation, et si les essais faits à l’étranger n’ont pas toujours été heureux, la faute n’en est pas à lui, mais aux traditions, au génie propre des peuples qui ont tenté parfois, sans grand succès, de faire fonctionner, dans un milieu nouveau, un mécanisme ingénieux, sans posséder la sûreté de main, le sang-froid, l’expérience et surtout le self control qu’exige son maniement.

Dans cette île à la superficie restreinte, où s’entassent mines et manufactures, un peuple nouveau a surgi. Si rapidement qu’il s’accroisse, — et nous avons constaté qu’il doublait de 1750 à 1800, qu’il gagnait 90 pour 100 de 1800 à 1850, 30 pour 100 de 1850 à 1880, — cet accroissement rapide est bien peu de chose encore, en tant que puissance productive, si on le compare à cette force nouvelle, à ces ouvriers de fer et d’acier, à ces chevaux-vapeur dont la puissance égale celle de trois chevaux de trait, dépasse celle de vingt manœuvres, — ouvriers silencieux qui consomment chacun 0 fr. 03 ou 0 fr. 04 de charbon par heure, qui ne se lassent jamais dans leur incessant mouvement de va-et-vient, qu’un homme alimente, met en marche, dirige et arrête sans effort, et dont le travail s’effectue avec une incomparable précision mécanique. A ces 35 millions d’habitans qui peuplent le Royaume-Uni et fournissent à l’industrie 3,650,000 ouvriers, ajoutez les 150 millions de bras, les 75 millions de travailleurs mécaniques que la vapeur a créés, que la vapeur utilise, et vous comprendrez la puissante impulsion donnée en moins d’un demi-siècle à la production. Ses lois sont changées, et c’est trop peu de dire que ses forces sont centuplées ; les mots manquent pour rendre des proportions nouvelles et dont quelques exemples peuvent seuls donner l’idée. Une ouvrière aux doigts agiles et expérimentés peut tricoter à la main de 150 à 200 mailles par minute ; le métier circulaire à double fonture en expédie 500,000 par minute ! Muni d’un pareil outillage, un seul ouvrier fait aujourd’hui la besogne de 2,000 à 3,000 autrefois[2].

Et certains logiciens rigoureux d’en conclure que si, dans l’ensemble, la puissance productrice d’un pays a quadruplé, comme en France, par exemple, où nos 1,500,000 chevaux-vapeur représentent une force nouvelle équivalente à celle de 30 millions de travailleurs ajoutés à ceux en chair et en os que nous possédons déjà, chacun de ces derniers peut et doit travailler quatre fois moins qu’auparavant, soit trois heures par jour au lieu de douze. Et les faits allant à l’encontre de cette théorie spécieuse, la somme d’heures de travail à accomplir demeurant la même, ils en concluent, avec Stuart Mill, « qu’il est douteux que toutes les inventions mécaniques faites jusqu’à ce jour aient diminué la fatigue quotidienne d’un seul être humain. Elles ont contraint, ajoute-t-il, un plus grand nombre d’hommes à mener une vie de réclusion et de rude labeur ; elles ont permis à un plus grand nombre de manufacturiers et d’industriels d’édifier de grandes fortunes ; elles ont augmenté l’aisance des classes moyennes, mais elles n’ont pas encore opéré, dans les destinées de l’humanité, les grands changemens qu’elles sont appelées à réaliser. »

Existe-t-il donc réellement une loi d’airain contre laquelle viendraient se briser tous les efforts de l’humanité, secondés par des intelligences supérieures, par des inventeurs de génie, par des savans de premier ordre ? cette élite, qui précède et guide l’humanité, serait-elle condamnée à voir son labeur infructueux, à reconnaître, après des investigations sans nombre et de merveilleuses découvertes, que ses efforts aboutissent fatalement au sisyphisme, mot nouveau, emprunté à la fable antique, à l’histoire de ce fils d’Eole, condamné par Pluton à rouler sans cesse un bloc énorme au sommet d’un rocher d’où, sans cesse, il retombait sous ses bras lassés ? Le sisyphisme, dans lequel s’incarnent les efforts impuissans et stériles, le travail ingrat qui jamais ne diminue, jamais ne s’arrête, le poids de la misère un instant soulevé par l’effort puissant, et qui, plus lourd et plus écrasant, retombe sur le malheureux épuisé ! Est-il vrai, enfin, que ce vaste courant commercial, qui charrie jusqu’aux extrémités du monde les produits les plus divers de l’industrie européenne, qui en rapporte dans son reflux les matières premières indispensables à l’industrie, se ralentisse et doive s’immobiliser un jour en une mer stagnante, sans écoulement et sans issue, en un encombrement sans nom de produits inutiles, dépassant tous les besoins ?

Et cependant, si merveilleux que soient les progrès accomplis, ils sont loin encore d’avoir donné les résultats qu’on est en droit d’en attendre. Si invraisemblable que cela puisse paraître, il n’en est pas moins vrai que cette industrie nouvelle et pour ainsi dire naissante est encore à l’état de transition, à l’état chaotique. Elle ne compte qu’un demi-siècle d’existence et, pour avoir révolutionné en ce petit nombre d’années les vieilles lois économiques, elle n’a pu encore créer les siennes, dégager nettement sa formule. Dans certaines branches de l’industrie, elle a fait d’étonnantes conquêtes ; dans d’autres elle est restée comparativement stationnaire. Si elle a décuplé les moyens de transport, si, à l’aide des chemins de fer et des bateaux à vapeur, elle permet de franchir en quelques heures des distances qui exigeaient des jours de voyage, si elle a centuplé la puissance de production appliquée aux besoins extérieurs de l’homme, elle n’a accru que dans de bien plus faibles proportions la quantité de grains et de viande nécessaire à sa subsistance. Le bénéfice obtenu jusqu’ici consiste en une augmentation des produits fabriqués, en une baisse de prix de ces produits, plus qu’en un accroissement de bien-être et de loisir pour la classe ouvrière.

S’ensuit-il, d’autre part, qu’au développement de l’industrie corresponde celui du paupérisme ? On l’affirme sans le prouver, et les statistiques vont à l’encontre de cette assertion, à moins que l’on ne donne à ce mot de paupérisme le sens que lui attribuait Proudhon, et qu’on ne le considère comme exprimant moins la privation que l’équilibre rompu entre les ressources et les désirs. L’envie, née de l’inégalité des conditions, des ardentes convoitises des uns et du luxe des autres, est incontestablement le trait caractéristique de cette fin du XIXe siècle, la maladie morale qui fait le plus de ravages ; elle est la cause déterminante des mouvemens politiques, des soulèvemens populaires, des haines de classe, et les aspirations passionnées vers une égalité chimérique ne sont que les manifestations d’un mal qu’aucune mesure politique ne saurait enrayer.

Les grandes fortunes éveillent les grandes convoitises, mais outre que leur nombre est beaucoup plus restreint qu’on ne se l’imagine, ainsi que nous allons le montrer, la plupart des grandes fortunes modernes sont aux mains d’hommes nouveaux, artisans de leur propre opulence, sortis, comme presque tous ceux dont nous avons déjà retracé l’histoire, des rangs du peuple, arrivés, à force de travail et d’intelligence, à cette situation brillante que l’on envie sans penser à ce qu’elle a coûté de labeur, d’efforts opiniâtres, sans tenir compte qu’elle est à la portée de beaucoup, et que ces détenteurs que l’on jalouse et que l’on hait, non-seulement n’ont pas trouvé dans leurs millions un bonheur qui n’y est pas, mais que leurs voix autorisées ont déclaré hautement qu’à l’y chercher l’homme perdrait ses peines. Un Cornélius Vanderbilt. possesseur d’un milliard, un Nathan Rothschild, au moins aussi riche, l’ont dit, écrit, et on peut les en croire. Ce n’étaient ni des prédicateurs parlant au nom d’un dogme moral, ni des philosophes soucieux de ramener l’homme à la source vraie, à la modération des désirs, ni des politiques anxieux de conjurer une force destructive et menaçante. C’étaient des millionnaires ployant, comme Sisyphe, sous le poids de leur rocher. Ils avaient mesuré la somme de jouissances que peut contenir une existence humaine disposant d’une incalculable fortune ; ils pouvaient satisfaire leurs plus extravagans caprices ; ils avaient atteint la limite des désirs réalisables, et, avec une éloquence plus convaincante que celle de la chaire ou de la tribune, ils constataient que l’or coûte aussi cher qu’il vaut, et que le sort de Midas convertissant en ce métal précieux tout ce qu’il touchait est moins enviable que celui du laboureur qui cultive en paix son champ.


II

Nous avons dit, au début de ces études[3], que l’on évaluait à sept cents environ le nombre des millionnaires actuellement existans, en rappelant que, dans la phraséologie moderne, un homme ne figure au livre d’or des millionnaires qu’à la condition de posséder 1 million de livres sterling, 25 millions de francs. Sur ces 700 millionnaires, on en attribue 200 à l’Angleterre. Ce chiure doit être assez près de la vérité, mais il ne comprend que ceux qui possèdent au moins 1 million sterling en terres, en immeubles ou en valeurs. Il ne comprend pas et ne saurait comprendre les fortunes en cours d’édification, non encore définitivement assises et classées, exposées aux reviremens du commerce et de la spéculation. Le nombre de 700 millionnaires pour l’ensemble a pu paraître au-dessous de la réalité. L’esprit humain est porté à l’exagération, surtout quand il s’agit de chiffres. Rien de plus ordinaire que d’entendre doubler, tripler ou quadrupler par des gens, d’ailleurs à même d’en bien juger, le montant de la fortune de ceux qu’ils connaissent le mieux. Au contraire, on dira ruiné un homme qui perdra une partie de ce qu’il possède. S’il laisse dans une spéculation malheureuse 100,000 francs, on grossira ce chiffre d’une façon surprenante ; de même s’il les gagne dans une opération bien conçue. L’attrait du merveilleux, le plaisir de remuer de grosses sommes, ne fût-ce qu’en imagination, est irrésistible, semble-t-il. Il en va de même dans les masses, et comme, pour elles, les moyens d’information, les termes de comparaison et l’expérience personnelle font défaut, elles voient des millionnaires dans tous les gens opulens ou affectant de l’être.

L’Angleterre est incontestablement le pays le plus riche du monde. Si, dans la liste que nous avons reproduite des douze plus grandes fortunes, elle n’est représentée que par cinq individualités, MM. de Rothschild, le duc de Westminster, le duc de Sutherland, le duc de Northumberland et le marquis de Bute ; si elle n’occupe, sur cette liste, que le troisième, le sixième, dixième, onzième et douzième rang, en revanche, elle possède à elle seule un nombre de millionnaires double de celui que compte aucun autre pays, sans en excepter l’Amérique, qui la dépasse quant aux chiffres de ses fortunes individuelles.

En dehors de cette élite très restreinte de millionnaires, comment se répartissent, en Angleterre, les revenus de la classe aisée, de cette catégorie d’industriels, commerçans, gens de professions libérales, vivant, non plus de rentes provenant de capitaux accumulés et placés, mais de leur travail quotidien ? La cédule D de l’income-tax répond à cette question. Elle constate, en effet, que le nombre de ceux qui retirent, soit de leur profession, soit de leur industrie, un revenu annuel de


10,000 à 25,000 francs, est de 47,735
25,000 à 50,000 12,274
50,000 à 75,000 3,861
75,000 à 100,000 1,774
100,000 à 125,000 1,008
125,000 à 250,000 1,896
250,000 à 1,250,000 1,036
1,250,000 et au-dessus 86

Il importe, toutefois, de tenir compte des dissimulations d’usage, et, pour arriver à des chiffres aussi exacts que possible, de majorer de 30 pour 100 les déclarations faites par les intéressés. Il en résulterait donc que le grand commerce, la grande industrie et les professions libérales lucratives que l’on peut encadrer entre les chiffres de 25,000 et de 250,000 francs de revenus (en réalité, 34,000 à 325,000) comprennent environ 21,000 personnes ; 1,122 jouissent de gros revenus, supérieurs à 325,000 fr. par an, et de ce nombre 86 seulement retirent de leur profession ou de leur industrie un revenu réel supérieur à 1,650,000 francs par année. Il résulte également de l’examen de la cédule E, qui comprend les traitemens, pensions, salaires et gages payés par l’état et les sociétés, que 3,000 personnes seulement touchent un traitement annuel supérieur à 25,000 francs ; que 599 reçoivent une somme supérieure à 50,000 ; que 123 enfin émargent plus de 100,000 francs, et encore y a-t-il lieu de déduire de cette catégorie les personnes morales, telles que les universités, les corporations et les églises. Si, en vue d’établir une comparaison avec notre propre paye, nous rapprochons ces chiffres de ceux que nous relevons dans le remarquable ouvrage de M. Paul Leroy-Beaulieu, nous noterons, tout d’abord, qu’en France les grosses fortunes se concentrent à Paris, ce qui n’est pas le cas pour l’Angleterre, où les millionnaires ne font à Londres, que de courtes apparitions, et où le grand commerce s’exerce autant à Manchester, Sheffield, Leeds, Glasgow, Liverpool, qu’à Londres même. Les deux bases principales sur lesquelles on peut établir, avec quelque degré de certitude, une évaluation des revenus en France sont les statistiques des loyers et celles de l’impôt mobilier, contrôlées les unes par les autres et interprétées avec circonspection. Le montant affecté par chacun à son loyer, proportionnellement à son revenu, varie considérablement et peut induire en erreur. M. Paul Leroy-Beaulieu admet en principe qu’à Paris les loyers de 2,000 à 6,000 francs représentent le huitième du revenu des locataires. Au-dessus de ce chiffre, il l’estime au dixième. En 1883, 21,453 contribuables occupaient, à Paris, des logemens de 2,000 à 4,000 francs, représentant de 16,000 à 32,000 francs de revenus ; 9,985 payaient de 4,000 à 8,000 francs de loyer, représentant de 32,000 à 64,000 de revenus. On ne comptait que 1,413 appartemens de 10,000 à 25,000 francs de location et un peu plus de 400 seulement d’un prix supérieur à ce dernier chiffre.

Sur ces taxes, contrôlées par les statistiques de l’impôt mobilier, M. Leroy-Beaulieu établissait comme suit les revenus de la classe aisée à Paris :


De 16,000 à 32,000 francs de revenus 21,453 personnes
De 32,000 à 70,000 9,985
De 70,000 à 133,000 3,049
De 133,000 à 266,000 1,413
Au-dessus de 266,000 421


Étendus à la France entière, ces calculs donneraient un total de 700 à 800 personnes possédant 250,000 francs de revenus ou davantage, alors qu’en Angleterre ce chiffre s’élève à environ 2,418. De même pour les fortunes plus modestes, mais comportant encore une large aisance, celles de 50,000 francs de rentes et au-dessus ; M. Leroy-Beaulieu en estime le nombre entre 18,000 et 20,000. En Angleterre, cette catégorie comprend un chiffre très supérieur.

Étendu à l’Allemagne, cet examen permet de constater que le nombre d’individus qui possèdent un revenu de 100,000 marks (125,000 fr.) ne dépasse pas 1,800 ; 144 possèdent un revenu de plus de 210,000 fr. ; enfin 34 seulement ont plus de 450,000 fr. de revenus.

Supérieures, en Angleterre, comme nombre et comme chiffre de revenus, à celles des autres pays, les grandes fortunes industrielles y sont, on le voit, moins fréquentes qu’on ne se l’imagine. Elles ne laissent pas cependant de former un ensemble imposant. Rapprochées des grandes fortunes territoriales, elles constituent, parallèlement à l’aristocratie de naissance, avec laquelle elles se confondent souvent, soit par des alliances de famille, soit par l’admission dans ses rangs, une aristocratie financière dont on ne trouverait l’équivalent dans aucun pays du monde. Nulle part ailleurs, en effet, le mouvement économique qui s’est dessiné à la fin du siècle dernier, précisé au commencement du nôtre, ne s’est développé avec plus d’ampleur qu’en Angleterre. Seule à produire, à fabriquer, à vendre dans l’Europe paralysée par les grandes guerres du premier empire, maîtresse de la mer, exportant au loin ses produits, multipliant, avec ses colonies, ses débouchés, elle a pris une avance considérable, réalisé d’énormes bénéfices, accumulé de gigantesques capitaux. Nulle part on ne vit disproportion plus marquée entre les fortunes et les conditions sociales, plus de richesse et plus de misère, nulle part aussi l’inévitable réaction ne se produira avec plus d’intensité. L’évolution économique actuelle doit forcément aboutir, en dépit de toutes les apparences et de toutes les résistances, à une moindre inégalité des fortunes, à un nivellement relatif des classes ; elle y prélude déjà par la baisse lente et continue du loyer des capitaux accumulés ; par la conversion des dettes publiques, dépossession graduelle des capitalistes et rentiers, avantageuse aux débiteurs, états ou villes, désavantageuse aux prêteurs, mais légitime ; enfin par l’émiettement des héritages et les impôts de transmission.

De cet ensemble de faits, Smart Mill concluait que, dans un temps peu éloigné, l’Angleterre arriverait à ce qu’il appelait l’état stationnaire, à l’intérêt de l’argent ramené à 1 pour 100, « à l’inéluctable nécessité de voir ce fleuve de l’industrie humaine aboutir à une mer stagnante. » Il s’en réjouissait. Pour lui, ce serait la fin de l’américanisme, de « cette mêlée confuse où l’on se foule aux pieds, où l’on s’écrase, et qui est le type de la société moderne,.. une phase déplaisante du progrès industriel,.. la fin de cette période où l’un des deux sexes consacre son existence à courir après les dollars, l’autre à élever et dresser des chasseurs de dollars… Le meilleur état pour l’homme, ajoute-t-il, est celui dans lequel, personne n’étant riche, personne n’aspire à devenir plus riche, et n’a pas à redouter les efforts que font ses semblables pour se précipiter en avant. » Plus pessimiste, Malthus, prévoyant, lui aussi, cet état stationnaire, affirmait que, « en dépit des efforts continus de l’humanité pour se soustraire à sa destinée, les progrès sociaux devaient forcément échouer sur les bas-fonds de la misère. »

Quoi qu’il en soit de ces prédictions, l’américanisme, pour emprunter un terme juste et qui peint bien cette poursuite obstinée et exclusive de la fortune, n’est qu’une tendance anglaise exportée et intensifiée de l’autre côté de l’Atlantique. L’américanisme est d’origine britannique, et les citoyens du Nouveau-Monde n’ont fait que porter à son maximum de puissance un instinct héréditaire. L’étude de quelques-unes des grandes fortunes industrielles anglaises[4] met en relief cette faculté puissante à laquelle l’humanité est redevable d’importantes conquêtes et de grands progrès, mais dont l’exagération, constituerait, si elle pouvait et devait persister, une redoutable menace pour l’avenir. Elle nous montrera aussi qu’il est d’autres voies pour parvenir au même but ; que la fortune, femme et coquette, comble parfois de ses dons ceux-là mêmes qui, absorbés dans des préoccupations plus hautes, insoucians dès-axiomes de l’humaine prudence, dédaignent ses faveurs et semblent résolument se détourner d’elle.


III

L’amour, « qui perdit Troie, » et qui, avant et depuis, fit faire tant de sottises à tant d’hommes, n’a pas laissé, parfois aussi, d’inspirer de nobles ambitions et de les récompenser. On retrouve souvent l’influence d’une femme dans les grandes choses entreprises et menées à bien. On la retrouve dans l’œuvre, moins prosaïque qu’on ne pense, qui consiste à édifier une gigantesque fortune.

Celui qui fut plus tard sir Henry Bessemer, l’ami d’un des maîtres du monde, l’un des favoris de la fortune, débuta dans la vie sous des auspices plus romanesques que favorables. Il débarqua, nous apprend-il, à Londres, en 1831. « Personne ne m’y connaissait et je n’y connaissais pas une âme. J’étais un zéro perdu dans cette mer d’hommes. » Pour comble de malchance, il avait la passion des inventions ; il était pauvre, naïf et fier. C’était, plus qu’il n’en fallait, semble-t-il, pour le condamner à tout jamais à la misère. Il ne s’en tint cependant pas là, et à vingt ans il devint, par surcroît, amoureux. Ce qui devait achever de le perdre le sauva ; il puisa dans l’affection profonde et partagée de celle qui fut sa femme la force de résister aux rudes épreuves que réservait l’avenir à une nature simple et noble comme la sienne.

Tout d’abord passionné pour la gravure, il inventa un procédé peu coûteux de reproduction de tous les timbres en usage ; puis il s’aperçut que son invention, si ingénieuse fût-elle, pouvait être exploitée dans les administrations publiques au détriment de l’état. Préoccupé de ce danger, il s’ingénia à y trouver un remède, à découvrir un timbre inimitable, déployant autant d’habileté à rendre son procédé improductif qu’il en avait mis à le perfectionner. Parvenu à son but, il s’en fut trouver le ministre des postes, sir Charles Presley, lui expliqua sa première invention, lui exposa ses scrupules, et enfin lui mit sous les yeux le modèle qu’il proposait de substituer à ceux en usage, indiquant avec précision ce qui rendait la contrefaçon impossible. « Je ne doutais pas un instant, écrit-il, que le gouvernement ne reconnût généreusement l’important service que je lui rendais. » Il était jeune, avons-nous dit, naïf, et il croyait à la gratitude des gouvernemens.

Sir Charles Presley, lui, était capable, intelligent, et fonctionnaire émérite. Il se rendit immédiatement compte de l’importance de la communication que lui faisait le jeune inventeur ; aussi l’accueillit-il de son mieux, lui avouant que des contrefaçons bien moins parfaites que celles qu’il avait sous les yeux occasionnaient déjà une perte de 100,000 livres sterling (2,500,000 fr.) par an au trésor. Il le loua fort de n’avoir pas ébruité sa première découverte, qui eût ruiné l’administration des postes ; plus encore de sa seconde invention, qui rendait la fraude impossible, et il termina en lui demandant ce qu’il préférait : d’une somme de 125,000 francs payée comptant ou de la place de surintendant des timbres de la poste, avec un traitement de 18,000 francs par an. Il donna en outre à entendre à son interlocuteur ravi que lui, Charles Presley, lui saurait gré de préférer la place, qu’il dépendait de lui d’octroyer, à une indemnité pour laquelle il serait obligé d’en référer au parlement et d’attendre son vote.

Henry Bessemer n’hésita pas. La place, c’était son mariage à brève échéance, l’avenir assuré, et la fortune le tentait moins que la réalisation de ses espérances. Il livra ses modèles, ses procédés, et s’en fut tout heureux porter à sa fiancée la bonne nouvelle.

Bien qu’au courant de ses travaux et de ses démarches, elle n’espérait pas un aussi prompt résultat ; aussi grande fut leur joie ; mais une suggestion qu’elle fit ouvrit à son fiancé de nouveaux horizons et le jeta dans de nouvelles perplexités. Sa découverte ne serait complète, lui dit-elle, que s’il parvenait à incorporer dans le timbre une date indélébile. Alors seulement il serait impossible de le détacher pour en faire double usage, « Cette remarque, dit-il, me fit peine et plaisir. J’étais heureux de me sentir apprécié et compris, mais je ne me dissimulais pas que cette observation très sensée renversait tous mes calculs, que c’était la ruine de mon invention, et qu’il me fallait y substituer un procédé nouveau. Il se remit à l’œuvre, eut raison de la difficulté, et s’en fut de nouveau trouver sir Charles Presley, qui l’écouta avec un vif intérêt et saisit toute la portée de cette solution. Elle lui permettait, en effet, de ne rien changer à l’organisation des bureaux, de conserver les timbres, les vieilles presses, tout l’ancien matériel ; elle rendait inutile la création de la place de surintendant promise à Henry Bessemer, double bénéfice pour l’état et pour sir Charles Presley, auquel revenait tout le mérite d’un procédé simple, peu coûteux, qui a économisé au trésor britannique 125 millions de francs depuis qu’il est adopté.

Henry Bessemer n’eut jamais sa place, et quand il demanda qu’on lui payât au moins l’indemnité offerte, on lui répondit qu’il n’y avait rien d’écrit. Il réclama le montant de ses déboursés ; on lui fit entendre qu’on ne lui avait pas demandé ce travail, entrepris volontairement, et qu’il y avait quelque chose de peu délicat de sa part à rendre service à l’état et à présenter ensuite une note à payer.

Il était naïf, et toute sa conduite en cette affaire le prouve ; il était pauvre et ne pouvait plaider ; il était fier et ne le voulait pas. Il se le tint pour dit, se promettant bien de ne plus avoir affaire au gouvernement contre lequel il avait de si légitimes griefs. Sa fiancée l’approuva et, confiante dans l’avenir, n’hésita pas à unir son sort au sien, nonobstant leur commune déconvenue.

Ce que l’Angleterre lui refusait, la France, plus généreuse, devait le lui accorder un jour. Pour le moment, force était de se remettre au travail. Le temps consacré à ses recherches, les dépenses qu’elles avaient occasionnées et celles de son mariage avaient absorbé son modeste pécule. Encouragé, soutenu par sa jeune femme, qui avait foi en lui et se passionnait pour ses travaux, il s’adonna à de nouvelles recherches, multipliant ses inventions, dont quelques-unes, adoptées par des industriels intelligens, ramenèrent l’aisance dans son ménage et lui permirent de reconstituer un petit capital. Entraîné par son démon familier de l’invention dans des voies nouvelles, le hasard le fit un jour assister à des expériences d’artillerie. Frappé du peu de portée des pièces d’ancien modèle et de l’incertitude du tir, il fut tenté d’examiner le problème au point de vue de la forme à donner aux projectiles. À cette époque, dit-il, ses connaissances métallurgiques étaient des plus limitées, et il attribua, en partie, à cette ignorance première, les remarquables résultats qu’il obtint par la suite. Dépourvu de connaissances techniques, il se trouvait du moins affranchi de la routine, sans idées préconçues et sans parti-pris. Il étudia pratiquement, dans les fonderies, mêlé aux ouvriers, ouvrier lui-même, jusqu’au jour où, maître de son sujet, au courant des procédés usités, discernant nettement le point sur lequel devaient se concentrer ses efforts pour améliorer ces procédés, il se fit construire un laboratoire et se mit à l’œuvre. Ses premiers essais ne furent pas heureux, mais dans ses insuccès mêmes il puisait la force de persévérer, ses expériences manquées lui révélant des faits nouveaux qu’il notait soigneusement et dont il devait tirer bon parti plus tard.

Les mois et les années s’écoulaient cependant. Son laboratoire absorbait tout son temps et lui coûtait cher. Inquiet de voir diminuer son modique capital, il fut un moment sur le point d’abandonner la partie ; mais celle qui devait plus tard partager ses honneurs et sa grande fortune n’eut ni faiblesse ni défaillance. Réduisant leurs dépenses au strict minimum, elle l’encouragea à persister, résignée à tous les sacrifices pour lui permettre de mener à bien l’œuvre entreprise. Le but qu’il poursuivait alors consistait à donner aux pièces d’artillerie à âme lisse une portée égale à celle des canons rayés, en se servant de projectiles oblongs, et en assurant à ces projectiles un mouvement de rotation analogue à celui que leur impriment les pièces rayées. Le problème résolu à sa satisfaction, il estima de son devoir de communiquer ses modèles au War Office. Il le fit, non sans appréhensions, le souvenir qu’il avait gardé de ses rapports avec l’administration des postes n’étant pas pour lui faire concevoir l’espérance d’un accueil encourageant. En cela il ne se trompait pas, et, sans examen, on lui retourna ses plans et ses devis. Il se le tint pour dit.

Les travaux auxquels il se livrait l’amenèrent à Paris, et le hasard le fit un jour se rencontrer à dîner avec le prince Napoléon. Ce dernier appréciait les inventeurs, et Bessemer, plein de son sujet, séduit par l’attention courtoise que lui prêtait son interlocuteur, l’entretint de son invention. La guerre de Crimée donnait à cette question un intérêt particulier et tout d’actualité. Convaincu, Bessemer convainquit, et le prince le quitta en lui promettant de rendre compte de leur conversation à l’empereur, et se faisant fort de lui obtenir une audience. Il tint parole. Bessemer vit Napoléon III, qui le reçut parfaitement, et, très au courant lui-même des questions d’artillerie, l’écouta avec un bienveillant intérêt.

Il fit plus. Il le pressa de se rendre à Vincennes et d’y continuer ses expériences. Bessemer accepta, et, sur l’ordre de l’empereur, toutes facilités lui furent données pour les mener à bien. Quelques semaines plus tard, il revit Napoléon III et lui rendit compte des résultats obtenus ; ils étaient satisfaisans, mais l’observation lui avait suggéré certaines modifications à introduire dans la forme de ses projectiles. Il se rendait à Londres dans cette intention, venait remercier le souverain et lui demander l’autorisation, à son retour, de lui soumettre ses nouveaux modèles et de poursuivre ses essais à Vincennes. L’empereur l’approuva et l’encouragea, ajoutant :

— Vous allez avoir de nouvelles dépenses à faire. J’entends y pourvoir. Comptez sur moi.

Peu de jours après son arrivée à Londres, il recevait en effet une lettre du duc de Bassano renfermant un mot de la main de l’empereur adressé à MM. Baring frères, ses banquiers en Angleterre, ouvrant à Henry Bessemer un crédit sur leur maison. Le montant de la somme était laissé en blanc.

« Qu’auraient dit nos lords de la trésorerie et notre cour de révision, écrit son biographe, à la vue d’un pareil document, eux qui, vingt ans après la guerre de la Péninsule, réclamaient et faisaient payer au généralissime de l’Europe coalisée, à lord Wellington, 5,000 livres sterling pour des dépenses commandées par eux, effectuées par lui, mais dont il ne pouvait, après ce laps de temps, reproduire les reçus ? »

Encouragé par ce concours matériel dont il usa avec discrétion, plus encore par la confiance que lui témoignait et l’appui moral que lui donnait l’empereur, Henry Bessemer reprit ses travaux, et revint à Vincennes diriger et surveiller l’essai de ses nouveaux projectiles. Le résultat dépassa son attente. Le commandant Minié, délégué pour vérifier les expériences, se déclara satisfait.

— Il est regrettable, toutefois, ajouta-t-il, que le métal de nos pièces ne soit pas plus solide. Avec d’aussi puissans projectiles, elles ne pourront résister à un tir prolongé.

Cette observation était juste. Elle frappa vivement Bessemer. Peu de jours après il revit l’empereur, lui en fit part, ainsi que de son intention de se livrer à des études nouvelles pour donner aux pièces d’artillerie une plus grande force de résistance. Chaque pas qu’il faisait dans cette voie, chaque objection nouvelle, le rapprochaient de son but. La suggestion faite par le commandant Minié sur le polygone de Vincennes devait être le point de départ d’une importante révolution dans l’artillerie et dans la métallurgie.

Renfermé dans son laboratoire de Saint-Pancrass, dont il avait seul la clé, et dans lequel il ne laissait pénétrer personne, Henry Bessemer se consacra tout entier à cette tâche nouvelle, multipliant les essais, jusqu’au jour où il réussit à fabriquer un petit canon d’une singulière légèreté relative et d’une grande force de résistance, qu’il porta lui-même à Paris et offrit à l’empereur. Cette pièce, qui devait servir de modèle à l’artillerie actuelle, était d’un métal très résistant, presque blanc, et poli comme l’acier. Napoléon III en fut très frappé ; il questionna l’inventeur et lui témoigna une affectueuse sympathie, dont sir Henry Bessemer a toujours conservé un souvenir reconnaissant. Le contraste était grand alors pour lui entre l’intérêt, dont faisait montre à son égard un souverain étranger et l’accueil plus que dédaigneux des fonctionnaires anglais.

De retour à Londres, il reprit ses travaux sur une vaste échelle. Il tenait le problème pour résolu en théorie. Des fontes grises, ordinaires, il était enfin parvenu à extraire, par un procédé nouveau d’affinage, l’acier qui devait porter son nom, et révolutionner l’industrie des chemins de fer en la dotant de rails bien autrement durables que ceux alors en usage. Il s’agissait maintenant d’opérer en grand, de prouver par des chiffres irréfutables la supériorité de sa méthode, et de produire l’acier à un prix très réduit. Ses premières tentatives échouèrent ; ses fours étaient défectueux. Il les fit démolir et reconstruire à nouveau, encouragé par les résultats chaque jour plus satisfaisans qu’il obtenait, découragé par ces essais dispendieux qui épuisaient ses ressources. Cette fois encore, il trouva dans sa compagne l’appui moral ; qui ne lui fit jamais défaut et la confiance qui l’encourageait à persévérer. Ses autres entreprises prospéraient ; mais, absorbé dans ses recherches, il avait dû laisser à son associé, M. Robert Langsden, la direction de leurs affaires, et ses incessans appels de fonds à leur caisse commune menaçaient de les ruiner tous deux. Il s’en ouvrit franchement à lui et lui proposa de lui vendre sa part dans leur association, ou, s’il entendait continuer de lui allouer, à titre d’indemnité, une participation de 20 pour 100 dans, les nouveaux brevets qu’il entendait prendre. M. Langsden était son ami, plus encore que son associé ; il disposait d’une certaine fortune ; il croyait, lui aussi, au succès d’Henry Bessemer, et, sans hésiter, accepta cette dernière proposition. Rassuré de ce côté, Bessemer se remit, à l’œuvre ; il réussit enfin, en 1856, à inventer le convertisseur, — auquel il a laissé son nom, et qui lui permit d’extraire, des fontes grises du prix moyen de 18 francs les 100 kilogrammes, un acier brut revenant à 30 francs les 100 kilogrammes. En août de la même année, il communiquait au British-Association son rapport sur la fabrication du fer et de l’acier.

Ce mémoire eut un immense retentissement en Angleterre et en Europe. Les principaux maîtres de forges accoururent à Londres. La preuve matérielle des assertions restait à faire ; mais le mémoire était si précis, si concluant, que, pour se mettre à l’abri d’un monopole ruineux, ils s’empressèrent, sans plus tarder, de traiter avec Bessemer et de lui payer une certaine somme pour s’assurer le droit d’utiliser et d’exploiter sa découverte. En peu de jours, Henry Bessemer reçut ainsi 27,000 liv. sterl. (675,000 fr.).

Ce marché conclu, on se mit partout à fabriquer, mais on ne tarda pas à constater que le procédé de Bessemer, tel qu’il existait alors, ne s’adaptait qu’à certaines qualités de fontes provenant de minerais particuliers. Les insuccès furent nombreux ; plus nombreuses encore les récriminations, et au premier mouvement d’enthousiasme succéda une réaction violente. La presse s’en fit l’écho, et l’invention de Bessemer fut qualifiée de « météore brillant qui, après avoir un instant ébloui le monde métallurgique, s’évanouissait dans l’espace sans laisser de traces. »

Le coup était rude. Peu d’inventeurs y auraient résisté, mais Bessemer était convaincu qu’il ne se trompait pas. Un dernier problème s’imposait à lui, il le résoudrait ; problème chimique, exigeant de sa part de nouvelles études et de laborieux efforts. Cette fois, ses meilleurs amis, ses partisans les plus déclarés l’abandonnèrent, entraînés par le courant de l’opinion publique. Seuls, sa femme et son associé lui demeurèrent fidèles. De nouveaux sacrifices d’argent étaient nécessaires ; on les ferait. Et on les fit. Vainement ceux qui s’intéressaient encore à lui suppliaient l’inventeur, acharné à ses recherches, de renoncer à tenter l’impossible, de ne pas entraîner dans une ruine imminente, dans un irréparable désastre, sa femme et son ami ; à toutes les sollicitations il répondit qu’il était assuré du succès, et, appuyé sur ces deux affections solides, il suivit sa voie.

Ce n’était pas un mirage qui le leurrait. Il touchait au but. Il réussissait enfin à produire, au prix de 7 livres sterling la tonne, de l’acier valant 50 à 60 livres sterling, et envoyait à MM. Galloway, de Manchester, les résultats de sa fonte. On les remit aux ouvriers, qui, pendant deux mois, en firent usage sans soupçonner qu’on leur eût livré un acier nouveau.

Mis en garde par une première déception, on s’entêta alors à nier l’évidence, et aucun des grands manufacturiers de Sheffield ne consentit à traiter avec lui. Ils se bornèrent à lui offrir une somme dérisoire, une fois payée, pour son invention, sans même s’engager à l’utiliser. Bessemer avait pressenti ce mauvais vouloir ; épuisant ses dernières ressources, faisant argent de tout, il créa à Sheffield une fabrique d’acier, et, dès le début, réalisa des bénéfices en livrant à 10 et 15 livres sterling au-dessous des prix courans l’acier de première qualité. Ces bénéfices, il les employa à agrandir sa fabrique, vivant de peu, étendant de plus en plus ses constructions, élargissant le cercle de ses opérations. Quatorze années plus tard, il revendait cette première fabrique vingt-quatre fois le prix qu’elle avait coûté, et dans cet intervalle le capital primitif s’était multiplié cinquante-sept fois. A l’exposition de 1862, M. Platt, membre du parlement, grand industriel, offrait à Henry Bessemer 50,000 livres sterling (1,250,000 fr.) pour une part d’un cinquième dans son brevet. Cette proposition était acceptée, et M. Platt retirait, en peu d’années, 250,000 livres sterling (6,250,000 fr.) de cette opération.

Napoléon III avait la mémoire tenace et l’amitié fidèle. L’exposition de 1867 lui fournit l’occasion de le prouver à Henry Bessemer. Il insista pour que son nom fût porté sur la liste des étrangers auxquels il conférait la haute distinction de grand’croix de la Légion d’honneur, sous la réserve usuelle de l’assentiment de leur gouvernement. M. Bessemer, touché de cette marque de la haute estime en laquelle le tenait un souverain qui lui avait donné déjà de si nombreux témoignages de sympathie, s’empressa de solliciter de l’ambassadeur d’Angleterre à Paris l’autorisation nécessaire. Elle lui fut péremptoirement refusée. Une seconde requête, adressée au gouvernement anglais, n’eut pas un meilleur sort. L’irritation que lui causa cet injustifiable refus réveilla en lui les amertumes passées et le décida à livrer à l’appréciation publique les procédés dont il avait été victime à son début dans la vie et le déni de justice du ministère des postes.

Au point où il était arrivé, il pouvait d’ailleurs se passer du concours et de l’appui de son gouvernement. Son invention se propageait en Europe et en Amérique avec une étonnante rapidité, et la fortune le dédommageait amplement de ses rigueurs passées. Avant l’adoption de ses procédés, l’Angleterre produisait annuellement 50,000 tonnes d’acier, dont le prix se maintenait entre 50 et 60 livres sterling la tonne. En 1877, cette production atteignait 750,000 tonnes, dont le prix était ramené à 10 livres sterling. L’économie de combustible dépassait 3,500,000 tonnes de charbon. A l’étranger, la production s’élevait à 2 millions de tonnes d’acier. On estime à 20 millions de livres sterling (500 millions de francs) l’économie annuelle que l’industrie réalise par l’emploi des procédés de Bessemer, et à 170 millions de livres sterling (4,250 millions de francs) celle qui est résultée, pour l’Angleterre seule, de l’usage des rails Bessemer.

La France, l’Autriche, l’Allemagne conférèrent à Henry Bessemer les plus hautes distinctions, sans les accompagner cette fois de la réserve usitée, et le gouvernement anglais, cédant enfin, bien qu’encore d’assez mauvaise grâce, à la pression de l’opinion publique, se décida tardivement à l’élever au rang de baronnet.


IV

En tout temps et en tout pays, on a tenu en pitié le sort des inventeurs. Et, de fait, il semble que la fortune prenne à tâche d’épuiser sur eux ses rigueurs. Pour quelques-uns qui, plus vaillans, la domptent, combien succombent à la tâche ! La liste est longue de ceux qui ont légué à des successeurs habiles d’admirables découvertes qu’ils n’ont pu ou su exploiter eux-mêmes ; dans cet interminable martyrologe que de noms oubliés, inconnus ! La civilisation n’est pas tendre pour ceux qui la devancent, et les pionniers qui tracent la voie ont souvent même sort, qu’il s’agisse d’ouvrir à l’activité humaine un continent nouveau ou de lui fournir d’autres et plus puissans moyens d’action.

De même que toute vérité nouvelle, politique, philosophique ou morale a contre elle ceux qui vivent de l’erreur, et le nombre en est grand, les sectateurs de la routine industrielle s’accommodent mal de changemens qui, contrariant leurs habitudes, les contraignent à modifier, avec leurs procédés, leur outillage, et, non contens de secouer leur inertie, leur imposent des déboursés qu’ils savent immédiats, en vue de bénéfices qu’ils estiment problématiques. Puis les facultés qui distinguent l’inventeur sont diamétralement opposées à celles qui caractérisent le manufacturier. L’ardeur et l’impatience de l’un sont antagonistes à la sagesse et à la prudence de l’autre. Un inventeur américain, qui possède aujourd’hui deux fois plus de millions qu’il ne compte d’années d’existence nous disait un jour : « Même dans notre pays de go ahead, d’audace et de progrès rapides, j’ai eu moins de difficultés à découvrir les procédés nouveaux auxquels je dois ma fortune qu’à les faire accepter par les plus intéressés à les exploiter. »

Aussi est-il rare de rencontrer un inventeur enrichi par ses découvertes. Bon nombre, après avoir végété dans la misère, ont fini leurs jours dans une maison de santé ou dans un cabanon de fous, aigris par les déboires, exaspérés par cette lutte redoutable entre l’idée juste et la résistance routinière. En revanche, leur succès, quand, ils réussissent au prix d’efforts inouïs, est-il en proportion de l’énergie dépensée. Sir Henry Bessemer en est un exemple ; sir Josiah Mason en fut un autre.

Il naquit à Kidderminster, le 23 février 1795. Son grand-père était tisserand, son père ouvrier dans une fabrique. La famille vivait pauvrement, et de bonne heure Josiah dut se rendre utile. Il débuta par colporter dans les rues des petits pains et des gâteaux qu’il achetait à la douzaine et revendait en détail. Il ne s’enrichissait pas à ce métier, mais il apprenait à se lever tôt, à travailler dur et à connaître le prix de l’argent. Chose singulière ! cet enfant qui eut tant de peine à gagner ses premiers sous, et plus tard ses premières livres sterling, fut l’homme le plus généreux et le plus libéral le jour où la fortune le combla de ses faveurs méritées. De son enfance pénible et négligée, il lui resta un grand fonds d’amour et de compassion pour les petits, les humbles, les maltraités de la vie. A certaines épreuves, le cœur s’ouvre, large et tendre, ou se ferme à jamais. Heureusement pour lui et pour les pauvres, il n’était pas de ceux dont le cœur se ferme.

Il s’instruisit lui-même, comme il put, apprit à lire et à écrire, essaya divers métiers et dut y renoncer, non faute d’application, mais par excès de conscience. Cordonnier, il n’employait que le meilleur cuir, soignait son travail et devait vendre ses produits à un prix trop élevé pour ses pratiques ou les céder à perle. En outre, il avait un tour d’esprit ingénieux qui l’entraînait toujours hors des sentiers battus, le poussait à chercher de nouvelles méthodes, à créer de nouveaux procédés. Le démon de l’invention s’agitait en lui. Employé par son oncle dans une fabrique de jouets, il suggérait des améliorations, plus préoccupé d’innover que de fabriquer. Son imagination, constamment en éveil, lui jouait d’autres tours. A vingt-deux ans, il s’éprenait d’une de ses cousines, l’épousait, plus riche d’espérances que de réalités, et rencontrait, comme sir Henry Bessemer, le bonheur dans cette imprudente union.

Mais, dans l’écheveau passablement embrouillé de la vie humaine, les jours heureux et les jours sombres se croisent, s’emmêlent et se succèdent. Il ne suffit pas de mettre la main sur le bonheur ; pour en jouir, il faut vivre, et Josiah Mason était à peine marié que les moyens d’existence lui manquaient. Son oncle vendait sa fabrique et Josiah se trouvait sur le pavé. Sans place et sans argent, il lui fallait se retourner, trouver autre chose. La Providence, qui n’abandonne pas ceux qui ne s’abandonnent pas eux-mêmes, lui fit rencontrer un bon Samaritain, M. Heeley, qui le connaissait de vue, mais qu’il ne connaissait pas. M. Heeley avait remarqué ce jeune homme industrieux et ingénieux ; il augurait bien de son avenir et s’intéressait à lui. Le sachant sans emploi et le voyant soucieux, il l’aborda dans la rue :

— Vous êtes M. Mason ?

— Oui.

— Sans emploi

— Oui. — J’ai votre affaire ; venez me trouver demain chez M. Harrison, Lancaster-Street.

Mason fut exact au rendez-vous. M. Harrison était un fabricant de bagues auquel M. Heeley le présenta et le recommanda. En peu de mots, l’affaire fut conclue. Mason entra en qualité de commis chez Harrison, qui fut et resta son ami, et dont il garda jusqu’à sa mort un souvenir reconnaissant. Un an plus tard, M. Harrison lui cédait sa fabrique, dont Mason acquittait le prix sur le bénéfice de ses premières années, les machines ingénieuses qu’il avait inventées lui permettant de décupler sa production. Mais ce genre d’industrie était forcément limité ; il lui assurait une modeste aisance, rien de plus ; et l’esprit actif et curieux de Mason cherchait un champ plus vaste, un produit d’un usage universel, répondant à une consommation constante, partant à une production illimitée. Il le cherchait parmi ces infiniment petits objets utiles à tous, à la portée de tous. La formule se précisait dans son esprit : inventer un article nouveau, répondant à un besoin universel ; concentrer sur cet article toutes ses facultés d’invention, le fabriquer à bas prix, l’imposer à tous par son bon marché et son indiscutable utilité. On finit par trouver ce que l’on cherche avec persévérance.

Son ami, M. Harrison, très lié, malgré la différence de condition sociale, avec le docteur Priestley, grand physicien anglais, raconta à Josiah Mason qu’un jour le docteur se lamentait devant lui de la difficulté croissante qu’il éprouvait, vu son âge avancé et sa vue déraillante, à tailler les plumes d’oie dont on se servait exclusivement alors. Harrison ajouta que, désireux de venir en aide à son vieil ami, il avait eu l’idée de lui fabriquer un bec de plume en acier, emmanché dans une légère tige de bois. Non sans peine, il réussit à confectionner un objet assez informe dont le docteur se servit tout en le trouvant dur et d’un maniement peu commode. Depuis, — c’était en 1829 que M. Harrison faisait ce récit, — plusieurs essais avaient été tentés pour substituer les plumes de fer aux plumes d’oie, mais sans grand succès.

Ce fut un trait de lumière pour Mason. Dès le lendemain, il se mit en campagne et finit par découvrir chez un papetier de Bull Street une carte de neuf plumes en fer, du prix de 3 shillings 1/2, 4 fr. 25. Il s’en procura une, rentra chez lui, se mit à l’œuvre et le lendemain en avait fabriqué trois. « Deux, dit-il, ne valaient pas grand’chose, mais la troisième était bonne, flexible et bien fendue. » Sur la carte, il avait noté le nom du fabricant : Perry, Red Lion-Square, London. Il lui adressa sa plume. « Le lendemain, ajoute-t-il, M. Perry arrivait chez moi, et de ce jour je devins fabricant de plumes de fer. » Les débuts furent modestes. En 1831, il n’en vendait encore, d’après ses livres, que pour 1,412 livres sterling (35,300 fr.) ; il. n’employait que douze ouvriers. Mais, grâce à ses procédés ingénieux, il réduisait ses prix de fabrication et de vente, produisait des plumes de bonne qualité dont la consommation augmentait rapidement. Le prix au détail tombait de 0 fr. 60 à 0 fr. 10 la plume, pour décroître encore. En 1874, Josiah Mason occupait dans sa fabrique 1,000 ouvriers, produisait 3 tonnes de becs de plume par semaine, soit 4,500,000, et dotait Birmingham d’une de ses principales branches d’industrie. Cette fois, il tenait la fortune ; mais, entre ses mains elle n’était qu’un moyen d’action, et, si considérable qu’elle fût déjà, il entendait ne pas s’arrêter là. Ce fils d’ouvrier caressait un rêve de prince ; pour le réaliser, il fallait des millions ; il se mit en route pour les conquérir, attiré par son génie familier vers les inventions et les inventeurs.

Pendant qu’il créait à Birmingham une industrie nouvelle, deux frères, George et Henry Elkington, y tentaient leurs premières expériences d’électro-chimie. Dans l’évolution de plus en plus accentuée qui entraînait tant d’esprits aventureux à la conquête de procédés utilitaires et pratiques, toute découverte nouvelle de la science était aussitôt mise à réquisition, appliquée aux besoins de l’industrie à l’affût de ce qui pouvait favoriser ses progrès. La galvanoplastie naissait de l’étude approfondie de la pile de volta. C’est vers 1838 que Jacobi et Spencer en donnèrent les premières formules.

Avant eux, on dorait et on argentait, mais à l’aide de procédés primitifs et meurtriers. Sur la pièce à dorer ou argenter, on étendait un amalgame d’or ou d’argent, mélange de l’un de ces métaux avec du mercure ; on soumettait la pièce ainsi préparée à l’action du feu, qui, volatilisant le mercure, laissait subsister seul le métal précieux. Dans les ateliers, imprégnés de vapeurs délétères, les ouvriers vivaient peu, atteints promptement du tremblement mercuriel. L’invention des frères Elkington supprimait ce danger ; elle permettait de doser exactement la quantité de métal et l’épaisseur de la couche. Pour cela, on plongeait la pièce dans un bain de cyanure d’or ou d’argent dissous dans du cyanure de potassium. Sous l’action de la pile et l’influence du courant, l’or ou l’argent se précipitait au pôle négatif et recouvrait la pièce attachée au fil de ce pôle d’une couche adhésive de métal.

Mais les capitaux manquaient aux frères Elkington pour exploiter leur découverte. De longs et coûteux tâtonnemens avaient épuisé leurs ressources. Pour s’en procurer, ils offraient vainement de concéder des privilèges d’exploitation. Nul ne s’en souciait, et, ainsi que nombre d’inventeurs avant et depuis eux, ils sollicitaient humblement les fabricans de battre monnaie avec leur découverte. Dans leur détresse, ils s’adressèrent à Josiah Mason ; on le disait riche, et on le savait bien disposé pour les inventions nouvelles. Il les accueillit avec sympathie, étudia leurs procédés, en comprit la valeur et accepta leurs offres d’association. Ouvrant largement sa caisse bien garnie, il décida la création d’une gigantesque usine, en fit dresser les plans, établir les devis, et commença les travaux. Effrayés des proportions qu’il entendait donner à cette première manufacture et des sommes qu’il allait y engloutir, ses associés lui remontrèrent timidement que leur invention appliquée à des objets d’art, reproductions de vases, médailles, statuettes antiques ou modernes, ne comportait qu’une production restreinte, d’un usage peu répandu. Mais fidèle à ses principes, Josiah Mason avait déjà fixé son attention sur une tout autre branche d’industrie, reléguant au second plan celle dont s’étaient uniquement préoccupés ses nouveaux associés. Il leur expliqua que, leurs procédés permettant d’argenter les métaux les plus communs, il se proposait d’entreprendre sur une vaste échelle l’argenture des couverts de zinc, de fabriquer ainsi à un prix très modique un article d’un usage universel, de procurer aux masses les avantages hygiéniques, l’agrément et la propreté qui résultent de l’emploi des couverts d’argent, et d’introduire ainsi jusque dans les demeures les plus modestes un luxe très envié et rendu peu coûteux.

Il n’eut pas de peine à les convaincre, d’aussi vastes horizons étaient pour les séduire ; il en eut davantage à se soustraire aux objurgations de ses amis. On menait grand bruit dans Birmingham de la colossale usine qu’il faisait élever et des sommes considérables qu’elle absorbait. On ne mettait pas en doute qu’il ne se ruinât, et chacun de lui prodiguer des conseils qu’il écoutait courtoisement, se bornant à répondre que, l’usine achevée, il entendait, en outre, ouvrir des salles de vente et d’exposition à Londres et à Liverpool. On le tenait pour fou. Entre temps, il recrutait les plus habiles ouvriers, les meilleurs artistes et dessinateurs, et poussait activement ses travaux.

L’exposition de Hyde-Park, en 1851, prouva qu’il ne s’était pas trompé dans ses prévisions, et fut, pour la maison Elkington et Mason, un éclatant triomphe. En peu d’années, Josiah Mason rentra dans ses déboursés et accrut considérablement sa fortune. D’heureuses spéculations de terrains à Birmingham la grossirent encore, et, en 1858, il possédait assez de millions pour réaliser enfin le rêve qu’il avait caressé toute sa vie.

Après avoir distrait de sa grande fortune une somme modeste, suffisante pour assurer à sa femme et à lui une existence telle que la comportaient leur âge mûr et leurs goûts simples, il consacra le surplus à des œuvres de charité. Lui-même a souvent raconté qu’à l’époque où, jeune et pauvre, il luttait courageusement pour conquérir sa place au soleil, il se délassait de son labeur quotidien par des rêveries de philanthrope millionnaire. Son ambition était de venir un jour en aide à ceux appelés comme lui à franchir ces redoutables épreuves, aux pauvres et aux déshérités. Pauvre lui-même, il étudiait les moyens de les secourir ; enfant négligé, il se préoccupait des enfants abandonnés. En imagination, il dépensait une fortune qu’il n’avait pas, qu’il n’aurait peut-être jamais, à réaliser ses projets humanitaires. Marié, il en entretint sa femme, lui communiqua son ardeur et sa foi, et, la fortune conquise, tous deux se mirent à l’œuvre devenue commune.

Dans peu de pays, la charité privée a créé autant d’œuvres utiles qu’en Angleterre. La philanthropie y emprunte au caractère même de la race une intensité, une fixité de vues remarquables ; seulement, le mobile qui met en branle ces volontés opiniâtres et tenaces procède plus souvent, d’ordinaire, de la réflexion et de l’observation que de cette chaleur de cœur, de cette ardente sympathie pour les vaincus de la vie qui animaient Josiah Mason. Le sentiment du devoir parle plus haut chez l’Anglais que l’amour de l’humanité. Sa compassion est parfois hautaine. Dans la misère, il voit une ennemie, mauvaise conseillère ; dans le pauvre, un incapable, un être incomplet auquel il est utile et juste de venir en aide ; il ignore le plus souvent ce sentiment réflexe qui amène l’homme, en présence d’un indigent, à faire un retour sur lui-même, à se mettre un instant, en pensée, à sa place ; à se demander si le sort qui le frappe ne le frappera pas un jour. Si la sympathie fait défaut, la conscience, le raisonnement, le sentiment de l’équité y suppléent.

Dès son enfance, Josiah Mason était pénétré de l’idée que, si tout homme a droit de jouir des fruits de son travail, ce droit est limité à ses légitimes besoins ; qu’au-delà, ce qu’il possède, ce qu’il détient, ne lui appartient pas ; que son devoir est de l’affecter au soulagement de ceux qui, moins heureux, ont échoué ; et ce qu’il tenait pour équitable de faire, il le fit. Sans ostentation comme sans réclame, en toute simplicité, il affecta à des œuvres charitables la plus grande partie de sa grosse fortune, construisit à Birmingham l’orphelinage qui porte son nom, y dépensant près de 15 millions, consacrant à l’organiser ses dernières années, ses derniers efforts, créant à Elkington une maison de refuge pour les femmes, et, pour compléter son œuvre, dotant Birmingham d’un collège scientifique dont la construction et l’installation seules lui coûtèrent 4,500,000 francs. Il remettait en outre à un comité de Trustees une somme considérable, dont le revenu suffisait à assurer l’avenir de sa fondation.

Il en posait la première pierre le jour même où il atteignait sa quatre-vingtième année, et, dans un discours qui fut le testament de cet homme de bien, il rappela en peu de mots son enfance négligée, les épreuves de son adolescence, les succès de son âge mûr et ses rêves d’enfant réalisés par un vieillard. « Quand j’étais jeune, dit-il, — il y a bien longtemps de cela, — nos écoles étaient rares et pauvres. Ce que j’appris, je l’appris seul, à Kidderminster d’abord, ma ville natale, puis à Birmingham, ma ville d’adoption, où se sont écoulées soixante années de ma vie. Enfant, j’ai dû faire bien des métiers pour gagner ma subsistance. J’ai vendu des petits pains dans les rues, puis j’ai été garçon de bureau, cordonnier, commis, tisserand. A trente ans, pour toute fortune, je possédais 20 livres sterling (500 fr.), péniblement économisées. Je vous dis cela pour montrer à ceux qui m’écoutent qu’il ne faut jamais se lasser. Dieu a béni mes efforts ; il m’a fait riche. Il est naturel et équitable que je consacre la plus grande partie de ces richesses que je lui dois à procurer aux autres les moyens de réussir, d’acquérir l’instruction qui m’a manquée. Toute ma vie j’ai souhaité, ambitionné, de réaliser ce rêve. Fasse le ciel que mon œuvre soit utile et prospère et, qu’à défaut d’enfans qu’il m’a refusés, il me soit donné de contribuer à aplanir les voies des générations futures ! »

Interprète des sentimens d’une population reconnaissante, la reine Victoria conférait au petit-fils du tisserand de Kidderminster le titre de baronnet, et, par égard pour son grand âge et sa modestie, l’exemptait de l’étiquette du cérémonial usité et de la présentation à la cour.


V

Ce que Josiah Mason fit pour le commerce de Birmingham, sir John Brown le fit pour celui de Sheffield. Ces deux villes leur sont redevables de leur industrie locale et d’une incomparable prospérité. Si Sheffield se vante d’être, comme elle l’est en effet, the first smoke producing city of the Kingdom, la ville d’Angleterre qui produit le plus de fumée, « la ville infernale, comme la décrit Charles Reade, où l’eau est noire comme l’encre et l’atmosphère couleur de suie, » elle doit en grande partie cet inestimable privilège à sir John Brown. Mais elle lui doit aussi une activité commerciale extraordinaire, un mouvement industriel qui font d’elle l’une des premières villes du Royaume-Uni.

Sous cette épaisse fumée que vomissent des milliers d’énormes cheminées, sous « ces hectares de crêpe » qui l’enveloppent comme un gigantesque voile de deuil, Sheffield vit, grandit, s’étend, ajoutant chaque année de nouvelles usines à ses usines en activité. Dans ses bureaux, enfumés et sombres, où le gaz brûle en plein midi, s’accumulent les millions, s’édifient les grandes fortunes, au milieu de l’étourdissante rumeur d’un peuple de cyclopes affairés, du fracas retentissant des lourds pilons, du sifflement strident des machines à vapeur. Sheffield est le centre du commerce du fer, Steelopolis, la métropole de l’acier fondu, forgé, tordu, laminé, dont les invisibles parcelles flottent dans l’air alourdi et pesant.

On s’y fait, semble-t-il, et on a peine à s’en passer. Un manufacturier de Sheffield, contraint, par l’extension de ses affaires, à construire, au-delà des faubourgs de la ville, une usine plus vaste, se plaignait de la pureté relative de l’air ; il regrettait cette atmosphère dans laquelle il avait longtemps vécu, et gémissait d’entrevoir parfois un pâle rayon de soleil, un ciel comparativement clair. « La fumée de Sheffield, s’écriait-il dans un accès de lyrisme industriel, mais c’est notre pain et notre fortune ! »

John Brown, qui devait être un jour l’un des plus grands manufacturiers et des plus riches particuliers de l’Angleterre, naquit à Sheffield en 1816. Il appartenait, lui aussi, à cette classe ouvrière d’où sont sortis tant d’hommes éminens ; il fut élevé à cette salutaire, mais rude école du travail manuel qui endurcit, de la pauvreté qui stimule les natures énergiques. Son père était ouvrier carrier, travaillant aux ardoisières, mais ambitieux à sa manière, et très désireux de donner à son fils les rudimens d’instruction qui lui avaient fait défaut et dont il appréciait la valeur. Il l’envoya donc passer chaque jour quelques heures dans une modeste école où l’on enseignait à lire et à écrire aux enfans pauvres des deux sexes. John Brown possédait une bonne mémoire et une intelligence éveillée. Il retint ce qu’on lui apprit ; il apprit même ce qu’on ne lui enseignait pas. Doué d’une imagination vive et d’une précocité rare pour son âge, à onze ans il se prit de passion pour une de ses petites compagnes de classe, Mary Schofield. Il était constant, car il fut fidèle à cet amour, né sur les bancs d’une école, contrarié par les circonstances, et Mary Schofield devint lady Brown.

Mais, avant d’en arriver là, l’avenir réservait plus d’une épreuve au jeune amoureux. A quatorze ans, il entrait comme apprenti chez MM. Earl, Horton et C°. Sheffield était alors une petite ville sans importance et sans commerce, somnolente dans sa ceinture de champs de blé et de collines verdoyantes semées de villas rustiques. Elle n’était ni représentée au parlement ni même pourvue d’un conseil municipal. La vie y était patriarcale ; pendant deux ans, John Brown dut servir sans recevoir de gages ; au bout de ce temps, ses patrons, satisfaits de son assiduité, lui allouèrent 6 shillings (7 fr. 50) par semaine. Puis, à l’expiration de son noviciat, son père lui fit don d’un souverain (25 francs), d’un costume neuf, et, s’estimant au terme de ses sacrifices, l’invita à ne plus compter sur lui et à aviser aux moyens de se tirer seul d’affaire.

En cette circonstance critique, M. Karl, qui avait pris bonne note de son intelligence et de son assiduité au travail, lui fit une proposition à laquelle l’apprenti était loin de s’attendre. Il lui offrit d’entrer comme associé dans sa maison. John Brown n’eût pas mieux demandé, mais les fonds lui manquaient. M. Earl lui suggéra alors de prendre à son compte un petit atelier qu’il avait fait construire et de se consacrer à la fabrication de la coutellerie, appelée à devenir avant peu l’une des spécialités de Sheffield. Un capital de 500 livres sterling (12,500 fr.) suffisait. Un de ses oncles consentit à s’en porter garant, et John Brown prit possession de cet atelier, qui devait plus tard, sous le nom f(Atlas, être l’une des plus gigantesques manufactures de l’Angleterre.

Si l’histoire a ses dates célèbres, points de départ d’évolutions politiques qui modifient la carte du monde et les conditions de l’humanité, l’industrie, elle aussi, a ses grandes découvertes, qui viennent tout à coup bouleverser les traditions du passé, inaugurer une ère nouvelle. La vapeur, et avec elle les chemins de fer et les bâtimens à marche rapide, ont profondément modifié la situation économique, les lois de l’existence des peuples. Cet immense anneau ferré qui enserre notre globe, qui s’étend comme les mailles d’un gigantesque filet sur l’Europe entière, ne compte guère plus d’un demi-siècle. On a peine à croire, aujourd’hui, à ce mot d’un de nos hommes d’état les plus éminens, qualifiant le chemin de fer, qui reliait Paris à Saint-Germain de « joujou bon à amuser les Parisiens. » On a peine aussi à se rendre compte de l’impulsion prodigieuse imprimée par la vapeur au lourd et pesant mécanisme social du commencement de ce siècle, de la révolution opérée dans les habitudes d’une population rivée au sol par la lenteur et la cherté des voyages.

Après quelques lentes oscillations, ce courant emporta tout, aussi bien ceux qui le niaient que ceux qui l’affirmaient ; de lui datent les fortunes colossales ; de nouveaux besoins avec les moyens de les satisfaire, une spéculation effrénée, une consommation de houille et de fer hors de toute proportion avec une production jusque-là routinière et restreinte.

Occupé à fabriquer de la coutellerie, des scies, des limes, dans son paisible village de Sheffield, John Brown n’en suivait pas moins d’un œil curieux les prodromes du mouvement, cette marche hésitante, ces essais, ces tâtonnemens, préludes ordinaires de toute évolution économique. Il pressentait qu’un grand changement allait s’accomplir ; il entendait en tirer parti. Cette industrie naissante allait demander à l’épargne des capitaux énormes, dépassant actuellement 60 milliards de francs, construire plus de 200,000 kilomètres de lignes exploitées, 50,000 lieues, plus de trois fois le tour de notre globe. On ne prévoyait pas alors un pareil développement et un aussi prodigieux élan. John Brown fut du petit nombre de ceux qui en comprirent la portée. Laissant de côté une fabrication restreinte, il se lança dans le courant, se voua exclusivement à la production du fer, convertit son atelier en usine, acheta le terrain environnant, élargit sa fonderie, à laquelle il donna le nom d’Atlas, et qui couvre aujourd’hui près de 12 hectares. Son intelligence éveillée, son habileté à profiter des circonstances, à prévoir et devancer des besoins croissans, lui conquirent, en peu d’années, avec une énorme fortune, le surnom de roi du fer, que lui décernèrent les habitans de Sheffield, stupéfaits de sa rapide élévation.

Il ne devait cependant pas s’arrêter là. Toujours à l’affût des emplois nouveaux du fer et de l’acier, il se trouvait à Toulon, en 1860, quand la Gloire vint mouiller dans le port. Ce bâtiment de guerre français, construit d’après un nouveau type, préoccupait fort l’amirauté anglaise ; ses flancs étaient revêtus d’une armure de fer, composée de plaques de 4 pouces 1/2 d’épaisseur. John Brown sollicita l’autorisation de le visiter ; elle fut refusée. Frétant une embarcation et muni d’une longue-vue, il s’approcha du cuirassé aussi près que les règlemens lui permirent, notant tout avec soin, les dimensions des plaques forgées au marteau, la qualité du fer, et revint songeur à Sheffield.

Substituer l’acier au fer, obtenir des plaques plus résistantes et de plus grandes dimensions à un prix moins élevé, donner au métal, parle martelage et le laminage, une homogénéité parfaite, de nature à prévenir les éclatemens, un allongement et une élasticité supérieurs, tel était le problème qu’il agitait dans son cerveau toujours en activité. Jusqu’ici, on n’avait réussi à fondre que 20 kilogrammes d’acier à la fois. S’il en résultait une dépense de combustible disproportionnée, d’autre part cette production suffisait à une fabrication limitée de coutellerie fine. Décupler, centupler ces quantités, arriver à fondre en grandes masses, tel était l’objectif, que de leur côté, poursuivaient Henry Bessemer en Angleterre, Krupp en Allemagne. Dès 1862, ce dernier envoyait à l’exposition de Londres un lingot d’acier fondu de 20,000 kilogrammes et un arbre coudé plus surprenant encore, puisqu’il provenait d’un lingot de 25,000 kilogrammes. Peu d’années plus tard, l’usine Krupp occupait 10,000 ouvriers et fabriquait 130 millions de livres d’acier par an.

Bessemer venait d’inventer son convertisseur, qui permettait de transformer en acier 8,000 kilogrammes de fonte en quelques minutes et sans aucune dépense directe de combustible. De retour à Sheffield, John Brown lui achetait le droit d’exploiter son procédé, inventait lui-même un gigantesque laminoir dans les cylindres duquel il faisait passer ses lingots d’acier, et se mettait à l’œuvre, résolu à obtenir de bien autres résultats que ceux auxquels on était encore parvenu.

Pour s’embarquer dans une pareille aventure, il fallait plus qu’une foi robuste en soi-même et dans le succès : de puissans moyens d’action et des capitaux énormes. Il les possédait, et, sans hésiter, s’engagea dans cette voie qui devait aboutir à le ruiner ou à décupler sa fortune. Maire de Sheffield, il eut alors l’occasion d’y recevoir lord Palmerston, premier ministre. Il l’entretint de son idée de doter la marine anglaise de plaques cuirassées bien supérieures à celles qui se fabriquaient sur le continent. Lord Palmerston le mit en rapport avec les lords de l’amirauté. Ceux-ci l’écoutèrent poliment, mais leur siège était fait. Ils n’admettaient pas qu’un navire pût porter une cuirasse de plus grande épaisseur que celle de la Gloire ; au-delà de 5 pouces 1/2, à les entendre, on surchargeait inutilement la coque, et ces dimensions suffisaient pour la mettre à l’abri du tir des canons modernes. Vainement, John Brown leur fit observer que, si les expériences officielles démontraient, en effet, que les projectiles actuels ne pouvaient entamer des plaques de fonte de 5 pouces 1/2, il n’était pas douteux qu’on n’obtint très prochainement des pièces en acier d’un calibre bien supérieur comme puissance et comme portée. Déjà, Bessemer, à Londres, poursuivait ce résultat, et, près de lui, à Sheffield même, MM. Frith fabriquaient des pièces qui brisaient comme verre les blindages de 5 pouces 1/2.

Il ne s’en tint pas à des affirmations et prouva son dire, à la grande surprise des lords de l’amirauté, dont l’optimisme officiel dut céder à l’évidence. Très soucieux de ce qu’ils voyaient, ils se consultèrent et arrivèrent à une conclusion diamétralement opposée à celle qu’attendait John Brown : à savoir qu’il était inutile de chercher davantage et que le système des plaques de blindage leur semblait définitivement condamné. À bout d’argumens, il proposa alors au gouvernement de fabriquer des plaques d’acier de 5, 7 et 8 pouces d’épaisseur, de les soumettre à l’épreuve des projectiles qui faisaient éclater les plaques de fonte, et, en cas d’insuccès, de prendre à sa charge tous les irais des expériences.

On y consentit, et, en avril 1863, il faisait fondre et laminer, en présence des lords de l’amirauté, des plaques d’acier mesurant jusqu’à 12 pouces d’épaisseur, 40 pieds de longueur et 4 de largeur, sur lesquelles s’émoussèrent tous les projectiles. John Brown n’avait pas dépensé moins de 5 millions de francs pour obtenir ce merveilleux résultat. Son succès était complet ; il fut retentissant et fit connaître son nom au monde entier. Les États-Unis, pendant la guerre de sécession, s’adressaient à son usine pour leur fournir les plaques de blindage. De Russie arrivaient des ordres considérables ; la plupart des puissances maritimes avaient recours à lui pour leurs cuirassés. En 1854, déjà colossalement riche, il cédait son usine au prix de 25 millions de francs à une compagnie qu’elle devait enrichir, et recevait de la reine Victoria le titre et le rang auxquels lui donnaient droit les grands services rendus à son pays.


VI

Dès 1776, Thomas Jefferson, depuis président des États-Unis, déclarait « qu’il ferait meilleur vivre dans un pays sans gouvernement, mais où la presse existerait, que dans un pays sans journaux et pourvu du meilleur des gouvernemens. » La presse était pour lui « cette fenêtre grande ouverte sur le monde extérieur, » qui permet à l’homme de se détacher de la contemplation de soi-même et de suivre le cours des événemens qui l’emportent avec eux. à Donnez-moi la presse, ajoutait Wendell Philipps, et peu m’importe alors qui fait les lois et qui décrète la morale. »

« Qu’en dit le Times ? » est la phrase stéréotypée qui vient aux lèvres de tout Anglais quand un incident quelconque surgit dans le monde politique. Car, en fait, chez lui, la presse est souveraine : elle crée l’opinion publique. Elle exerce sur la race anglo-saxonne une influence bien autrement puissante que le gouvernement qu’elle domine, soutient ou renverse. Dans un précédent travail[5], nous avons eu l’occasion d’étudier ses étonnans progrès aux États-Unis, de montrer comment, en moins d’un siècle, elle avait atteint un chiffre de publication et de tirage dépassant celui du reste du monde.

Nous voyons cette presse américaine déborder sur l’Europe, multiplier, à Paris même, ses éditions quotidiennes et hebdomadaires, envahir nos kiosques, étaler en bonne place ses agences luxueuses. Avant-garde de cette civilisation américaine, fille de la nôtre, et qui, par un choc en retour, réagit sur nous, elle nous impose maintenant ses procédés de publicité, d’annonces et de réclames, ses en-tête qui forcent l’attention, attirent et retiennent l’œil ; à notre insu, elle agit sur nos mœurs, américanisant l’Europe qui l’a colonisée et peuplée, modifiant nos usages et nos coutumes, charmant les femmes par la liberté d’allures, de conduite et de langage qu’elle laisse aux siennes, semant partout où elle passe ses habitudes de confort minutieux et de somptueux hôtels. Parvenue intelligente, cette civilisation nouvelle, dédaigneuse de notre ancienne simplicité, a plus contribué qu’on ne le croit à développer dans ce Paris où volontiers elle élit domicile, les goûts de dépense, de vie large, qui la caractérisent, et contre lesquels on tente en vain de réagir. Elle représente le progrès matériel, l’activité incessante, la richesse avec ses exigences, moins factices qu’on ne les suppose. Par leur merveilleuse adaptation aux nécessités d’une vie affairée, les moyens employés pour les satisfaire décuplent, en effet, la puissance productrice de l’homme, multipliant par le télégraphe ses moyens d’information, par le téléphone ses moyens de communication, et, par leur systématique application aux plus petits détails de la vie, réalisant une économie de temps, d’employés, d’intermédiaires coûteux et lents.

Dans cette voie, les États-Unis ont devancé l’Europe, qui les imite ; la concurrence l’y oblige, et l’expérience faite par eux semble concluante. Le go ahead, l’impulsion fiévreuse de la marche en avant, est contagieux, et les vieilles traditions évoluent dans le sens de cette orientation nouvelle. Si dédaigneux qu’ils aient longtemps été de Brother Jonathan, les Anglais cèdent au courant ; la jalousie a remplacé le dédain que leur inspiraient ces colons révoltés et émancipés, devenus de redoutables concurrens. Ils empruntent aux Américains leurs procédés pour soutenir la lutte industrielle, et, dans le domaine même de la publicité, où ils s’estimaient passés maîtres, ce n’est pas sans de puissans efforts qu’ils. maintiennent, non plus leur suprématie, mais l’égalité.

Pour mettre en relief les progrès rapides de la presse aux États-Unis, nous nous sommes attaché de préférence à l’étude du New-York Herald et de son fondateur. Le New-York Herald, mieux que toute autre feuille américaine, nous a paru résumer en sa courte histoire cet esprit d’initiative hardie, cette habileté à tirer parti des circonstances, des inventions nouvelles, pour atteindre en un minimum de temps un maximum de succès. Si le journal de M. Gordon Bennett peut être considéré comme le journal type des États-Unis, c’est dans le Times de Londres que semble s’incarner la presse anglaise. Pour être moins accidentée peut-être, sa carrière n’est pas moins intéressante ; elle constitue, elle aussi, l’un des grands et rares succès financiers que nous fournit l’histoire de la presse.

Aucun peuple n’a, d’aussi bonne heure, estimé à si haut prix cette puissance nouvelle. En 1782, Sheridan, l’implacable adversaire de lord North, réclamant, aux applaudissemens de l’opposition, la liberté de la presse, terminait par cette véhémente apostrophe un discours demeuré célèbre : « Donnez-moi la liberté de la presse et laissez au ministre assis sur ces bancs sa chambre des pairs servile, sa chambre des communes vénale et corrompue, la distribution des places et des faveurs, l’influence que donnent le pouvoir et l’argent pour briser les résistances et acheter les suffrages. Avec la liberté de la presse, je ne crains rien ; avec cette arme redoutable, je saurai lui tenir tête, saper l’édifice si haut élevé par lui, ébranler jusque dans ses bases profondes son œuvre de corruption et d’intrigue et l’écraser sous ses ruines. »

Sous une autre forme, Anthony Trollope reproduisait, de notre temps, la même idée dans son roman He knew he was right.

« — De qui s’occupe-t-on le plus à Londres, sir Marmaduke, du lord chancelier ou de l’éditeur du Jupiter (Times) ?

« — Du lord chancelier, certainement, répondit sir Marmaduke, surpris de l’irrévérence de cette question.

« — Et qui se soucie du lord chancelier ? C’est un légiste habile, je le crois ; utile, je l’espère ; mais sa seigneurie, sa perruque et le sac de laine sur lequel il siège ne sont qu’oripeaux comparés au pouvoir dont dispose l’éditeur du Jupiter. Si le lord chancelier s’alitait pour un mois, croyez-vous que nos affaires en iraient plus mal ?

« — Je l’ignore, monsieur ; je ne suis pas dans les secrets du conseil, mais j’incline à croire que sa maladie serait une calamité nationale.

« — A peu près autant qu’une indisposition de ma grand’mère. Mais si l’éditeur du Jupiter tombait malade, croyez-moi, on ne parlerait plus que de cela. »

Fondé à Londres, en 1785, par John Walter, sous le titre de Daily Universal Register, le journal qui, trois ans plus tard, prenait le nom de Times et le rendait célèbre dans le monde entier, dut le jour à une de ces conceptions bizarres, de ces hobbies qu’enfourchent volontiers les Anglais et qu’ils n’abandonnent pas facilement.

John Walter, imprimeur, et disposant d’un certain capital, était féru de l’idée de simplifier le travail des compositeurs. Le fait que certains mots usuels revenaient fréquemment dans l’impression des livres l’avait frappé. Il inventa ce qu’il appelait le langage logographique, prit un brevet, et, pour l’exploiter avantageusement et en démontrer la suprématie, créa le Register. Il fit fondre en grandes quantités et d’une seule pièce les mots d’usage courant, convaincu qu’il réaliserait à l’aide de ce procédé une économie notable de temps et de main-d’œuvre. Mais il se trouvait en présence d’une masse hétérogène de mots nécessitant une multiplicité de cases dont il n’avait pas prévu le nombre. Une étude minutieuse l’amena à la conclusion que la langue anglaise comprenait environ 90,000 mots ; après un labeur acharné, il n’était parvenu à réduire ce total qu’à 5,000, exigeant un espace tel, un maniement si compliqué, qu’il fut obligé de renoncer à son impraticable invention et d’en revenir aux procédés ordinaires de composition. Cette tentative lui coûta cher, car il s’entêta avec une obstination toute britannique et n’abandonna la partie qu’à bout de ressources.

Le Daily Universal Register était alors une modeste petite feuille, du format d’une double lettre, imprimé sur papier grossier, ne contenant que quelques nouvelles saillantes, sans aucune appréciation des événemens, des avis de mariages, naissances et morts, et un petit nombre d’annonces. Il se vendait 3 pence, 0 fr. 30, et à ce prix trouvait encore des acquéreurs.

La plus importante des inventions est peut-être celle dont les progrès ont été les plus lents. Découverte en 1438, l’imprimerie n’avait encore, en 1781, produit que vingt journaux nés viables, parmi lesquels nous nous contenterons de citer les gazettes publiées à Nuremberg (1457), à Cologne (1499), à Venise (1570), à Francfort (1615), la Gazette de France (1631), qui succéda au Mercure français, etc.

Le titre choisi par John Walter pour son journal n’était pas heureux. Lui-même donna les raisons qui l’engagèrent à en adopter un autre. — « J’entre au café. Garçon, apportez-moi l’Annuaire (Register). — Et le garçon de me répondre invariablement : — Nous n’avons pas de livres de bibliothèque, monsieur. Vous trouverez l’Annuaire au café de la Bourse. — Et au café de la Bourse, si vous demandez l’Annuaire, on vous apporte l’Annuaire de la cour, ou celui de la ville, de l’année, mais jamais mon journal, ce dont j’enrage. » Le 1er février 1788, le Register parut sous le nom de Times. S’il devait mener son éditeur à la fortune, il le conduisit tout d’abord en prison. John Walter était un brave homme, ennemi de toute fraude et de toute intrigue, assez abrupt dans ses appréciations et profondément ignorant des égards dus aux puissans du jour. De ces qualités, comme de ces défauts, résulta pour lui une existence passablement mouvementée. Le Times ne comptait pas encore une année d’existence que son propriétaire était arrêté et traduit en justice pour avoir imprimé dans sa feuille que « la conduite du duc d’York, l’un des fils du roi, n’était pas pour plaire à Sa Majesté. »

John Walter avait raison ; il disait tout haut ce que chacun répétait tout bas ; aussi fut-il dûment convaincu d’erreur et condamné à 50 livres d’amende, une heure de pilori et un an d’emprisonnement, sans compter qu’il dût fournir caution de se mieux comporter pendant sept ans. Il paya l’amende, figura au pilori et fit son année de prison ; mais elle était à peine commencée, qu’il s’entendait condamner, par surcroît, à 200 livres d’amende et à une nouvelle année de prison pour avoir imprimé des choses désagréables au prince de Galles et au duc de Clarence, prenant le premier à partie pour ses excès de table, et reprochant au second d’avoir quitté son poste d’amiral sans autorisation. cette fois, il prit l’engagement formel de ne plus s’occuper de la famille royale, et, après seize mois de détention, fut remis en liberté.

Comme toujours, les condamnations encourues par l’éditeur faisaient la fortune du journal. Ses lecteurs se multipliaient, et John Walter, appréhendant de nouveaux séjours en prison, s’associait son fils aîné, lequel devait, par un coup d’audace, qui était en même temps un acte d’honnêteté, assurer au Times la première place dans la faveur du public. Imprimeur habile, en même temps qu’éditeur d’un journal, il était alors chargé des fournitures d’imprimés à l’administration des douanes et en tirait bon profit. En 1810, le hasard le mit sur la voie de fraudes importantes commises par des employés supérieurs de la marine au détriment du trésor public. Le Times, dans une série d’articles, dénonça ces agissemens avec preuves à l’appui et détails circonstanciés. L’émoi fut grand dans le haut personnel administratif, gravement compromis, et qui crut étouffer l’affaire en retirant à l’éditeur du journal la fourniture des imprimés de la douane. Ce procédé brutal et maladroit souleva l’opinion publique ; l’administration s’aperçut alors de la bévue commise, et, pour la réparer, elle se hâta d’en commettre une autre. On fit savoir à John Walter qu’il serait remis en possession de ses fonctions d’imprimeur des douanes à la condition de ne pas ébruiter dans sa feuille les abus dont il pourrait avoir connaissance. Il s’y refusa, déclarant qu’il renonçait à un emploi de nature à aliéner en quoi que ce fût son indépendance comme journaliste.

Il n’en fallut pas davantage pour lui rallier les sympathies et assurer au Times un chiffre considérable d’abonnés, l’indépendance absolue et avérée d’un journal étant sa première condition de succès, son moyen d’action le plus indiscutable sur l’opinion. Battu de ce côté, le ministère anglais tenta de prendre sa revanche d’un autre. On était alors au plus fort de la lutte contre Napoléon Ier. Le public s’arrachait les feuilles où il trouvait des nouvelles du continent. Le Times, bien renseigné par ses correspondans d’outre-Manche, était le premier à donner à ses lecteurs des informations précises sur la marche des armées, les opérations de guerre et les alliances politiques qui se nouaient et se dénouaient entre les principales puissances. La presse ministérielle ne jouissait que d’un médiocre crédit ; on lui reprochait de dissimuler les nouvelles fâcheuses, d’exagérer celles qui étaient favorables, de colorer à sa guise les événemens dont l’Europe était alors le théâtre. Recourant à des procédés trop fréquens, mais toujours inutiles, le gouvernement anglais donna ordre de ne plus remettre directement aux agens du Times, qui accostaient au large de Gravesend les navires arrivant du continent, les dépêches et les journaux adressés à son éditeur, mais de les faire tenir à l’administration des postes. On retardait ainsi de douze à vingt-quatre heures la publication des nouvelles dans le Times ; puis, sur les réclamations de J. Walter, on lui fit entendre, une fois de plus, que l’on pourrait, sur sa demande et à titre de faveur, révoquer cette mesure. Il comprit ce que l’on attendait de lui en échange, maintint son droit, déclina toute faveur, para de son mieux aux tracasseries dont il était l’objet et qui lui valurent une recrudescence de lecteurs et de popularité.

En même temps, par ses offres libérales, il s’assurait le concours des meilleurs écrivains anglais, substituant au système du paiement à la ligne celui du paiement à l’article, allouant un prix aussi élevé pour les entrefilets courts, mais substantiels, que celui accordé aux articles longs et délayés qui lassaient la patience du lecteur, et dans lesquels les auteurs, se conformant aux traditions de leurs devanciers, s’ingéniaient à faire montre d’une érudition laborieuse et pesante.

Les feuilles publiques s’imprimaient encore à la main, et, jusqu’en 1814, le tirage d’un journal ne dépassait guère 450 exemplaires à l’heure. C’est tout au plus si l’on pouvait livrer à la circulation 3,000 ou 4,000 copies par jour, chiffre insuffisant quand le journal publiait le récit d’événemens tels que les batailles d’Austerlitz, de Trafalgar, d’Iéna ou de Waterloo. Dès 1804, un des compositeurs du Times, Thomas Martyn, avait conçu l’idée d’employer pour le tirage des feuilles publiques la machine à vapeur de Walt. Il en entretint John Walter, lui communiqua ses devis et ses ébauches de plan. Frappé des avantages de ce nouveau système, J. Walter lui ouvrit un crédit, lui assigna un bureau spécial et lui fournit tout ce qui était nécessaire pour poursuivre ses travaux et faire ses expériences. Mais, devant les menaces des ouvriers, Thomas Martyn fut obligé de se désister.

Toutefois, l’idée conçue par lui s’était fortement ancrée dans le cerveau tenace de J. Walter. Un autre inventeur, König, poursuivait de son côté la solution du même problème. Encouragé et aidé par Walter, il réussit, après plusieurs années d’essais et de tentatives infructueuses, à construire une machine, imparfaite encore, mais qui, telle qu’elle était, décuplait le tirage. J. Walter la fit monter secrètement dans une annexe, puis choisissant parmi ses ouvriers quelques-uns des plus intelligens et des plus sûrs, s’assurant au moyen d’une haute paie de leur zèle et de leur discrétion, il les fit dresser par König au maniement de cette nouvelle presse. Le soir où tout fut prêt, un avis affiché dans l’imprimerie du Times informa les ouvriers que des nouvelles graves attendues du continent obligeaient l’éditeur à retarder jusqu’à une heure avancée dans la nuit le tirage du journal. A six heures du matin, il leur faisait savoir que l’édition avait été imprimée dans la nuit par une presse à vapeur, et qu’il en serait de même à l’avenir. Il les engagea à s’abstenir de tout acte de violence, ses presses étant bien gardées, et termina en déclarant qu’il conserverait à son service tous ceux qui accepteraient sans murmurer les faits accomplis, ou leur allouerait trois mois de gages pour leur permettre de chercher une autre place, mais qu’il congédierait ceux qui essaieraient d’entraver le travail. On le savait homme de parole, et on se le tint pour dit.

Ce qui acheva de porter à son plus haut point la popularité du Times, fut le fait suivant. En 1845, la spéculation sur les chemins de fer prit en Angleterre un formidable essor. Les annonces et réclames de compagnies nouvelles affluaient dans les colonnes du Times, qui encaissait, de ce chef seul, plus de 300,000 francs par semaine. Ému des dangers que cette spéculation effrénée pouvait faire naître, prévoyant une crise financière et industrielle redoutable, John Walter, qui avait succédé à son père comme éditeur du Times, n’hésita pas à entreprendre une campagne vigoureuse contre ces annonces alléchantes qui amenaient l’or dans sa caisse. Recrutant, parmi les écrivains compétens, les plus indépendans, s’adressant aux financiers les plus en renom et les plus prudens, il publia jour après jour, semaine après semaine, des articles dans lesquels prenant vivement à partie les meneurs du mouvement, il dénonçait les risques que l’on faisait courir à l’épargne publique, le peu de garanties qu’offraient ces compagnies improvisées, l’agiotage des actions, l’effondrement prochain de plans mal conçus et mal étudiés. Le Times y perdit une source éphémère de revenus, mais y gagna, avec une clientèle considérable de lecteurs et d’abonnés, l’estime et la considération publiques.

Par une anomalie assez singulière, et qui est un des traits caractéristiques du temps, plus l’influence du journal grandissait, plus on se perdait en conjectures sur ses rédacteurs. Non-seulement aucun des articles du Times ne portait de signature, mais ses collaborateurs réguliers et son directeur même étaient inconnus du public. On savait que les Walter possédaient le journal ; y écrivaient-ils ? on l’ignorait. Les rédacteurs dont les articles avaient le plus de retentissement dissimulaient soigneusement leur personnalité. Parfois on croyait reconnaître la plume autorisée, alerte ou mordante de tel ou tel écrivain en renom, le style clair et précis d’un homme d’état éminent, mais tous, invariablement, se tenaient pour autorisés à désavouer une collaboration dont ailleurs on se serait fait honneur. Carlyle en cite un curieux exemple dans sa Vie de Sterling. En 1835, sir Robert Peel, quittant le ministère, adressait une lettre de remerciemens au directeur du Times. Ce journal avait soutenu son administration et prêté, en diverses circonstances critiques, le concours de son influence. Sir Robert Peel ne connaissait ni de vue, ni même de nom le directeur de ce grand journal. Il adressa donc sa lettre « au directeur du Times. » Edward Sterling, qui occupait alors cette importante position, accusa réception de sa lettre au premier ministre, mais sans livrer son nom, et signa sa réponse : le directeur du Times.

Cet anonymat si soigneusement gardé cessa à partir du jour où M. Delane prit, en 1841, la direction du journal. Des personnalités diverses qui occupèrent successivement le fauteuil directorial du Times, M. Delane fut le premier qui, par une éducation toute spéciale, se prépara à cette carrière difficile. Entré jeune dans les bureaux du journal, il y acquit les premières notions pratiques, puis s’en fut, à l’université, compléter, aux frais, dit-on, des Walter, son instruction générale, en vue uniquement de la profession à laquelle il se consacrait. A vingt et un ans, il était sous-directeur ; quelques années plus tard, rédacteur en chef.

Ce rédacteur en chef ne rédigeait rien. Jamais il n’écrivit un article pour le Times ; c’était l’affaire de ses collaborateurs. Cette abstention systématique et voulue lui permettait de se vouer tout entier à la tâche délicate qui lui incombait. Ses avis et ses critiques avaient d’autant plus d’autorité qu’il n’était pas exposé à donner la mesure de son talent, qu’il demeurait en dehors de toute coterie littéraire, de toute polémique personnelle, qu’on ne pouvait ni le critiquer ni le juger. Le Times résumait plus tard son rôle en quelques lignes :

« M. Delane n’a jamais été un écrivain. Il n’a jamais tenté d’écrire quoi que ce fût en dehors de ses rapports et de sa correspondance. Il avait sous ses ordres un nombreux état-major de rédacteurs ; c’était à eux d’écrire, à lui de les diriger. Ce fut un immense avantage pour le Times d’avoir comme directeur un homme compétent, qui, ne se dépensant jamais en articles, garda sa tête libre et son temps disponible pour la tâche spéciale qui lui incombait exclusivement. »

Il est d’ailleurs de tradition au Times qu’un rédacteur ne peut écrire plus de deux, au maximum trois, éditorials, articles de fond, par semaine, sans s’user rapidement. Chacun de ces articles est payé d’ordinaire 250 francs. Le journal en publie trois d’ordinaire par numéro.

Le succès prodigieux du Times, surtout ses grandes dimensions, que doublaient encore de fréquens supplémens, n’étaient pas sans éveiller de l’autre côté de l’Atlantique une assez singulière jalousie. Les Américains se résignent difficilement à se laisser dépasser dans tout ce qui est du domaine de l’étendue, de l’espace ou de la vitesse. Il semble qu’on empiète sur un terrain qui est leur. Dès 1845, stimulés par l’exemple du journal anglais, dont le format s’élargissait chaque année, ils s’ingéniaient à le dépasser, inaugurant l’ère de ces feuilles gigantesques que Bennett, du New-York Herald, avait plaisamment qualifiées de blanket sheels, draps de lit. En 1850, le Courier and Enquirer, l’un des plus grands de ces journaux, « mesurant 64 pouces carrés de plus que le Times, » se vanta d’avoir battu le journal anglais et de donner plus de texte que lui à ses lecteurs. Cette assertion, qui intéressait vivement, paraît-il, l’amour-propre des Américains, provoqua une enquête minutieuse. Le colonel Webb en fut chargé, et déclara l’affirmation inexacte. Il résulta, en effet, du calcul très compliqué auquel il se livra, que le numéro du Times contenait 720,768 m, et celui du Courier and Enquirer, de même date, 714,355. Le 1er janvier 1851, le Courier, qui n’entendait pas rester sous le coup de cette défaite, élargissait encore son format en tous sens et atteignait le chiffre de 1,338,863 lettres, près du double du Times.

On devait aller plus loin encore. Le 4 juillet 1859, George Roberts publiait à New-York le premier numéro d’un journal séculaire, le second numéro devant paraître le 5 juillet 1959, sous la direction, vraisemblablement, d’un autre éditeur. Ce mastodonte des journaux mesurait 400 pouces sur 250 ; il contenait la matière de six volumes in-8o, 104 colonnes de 1m, 35 chacune. Tiré à 28,000 exemplaires, sur papier de choix, en vue des collections futures, il trouva de nombreux amateurs. Depuis, on n’a rien tenté pour dépasser le format de cette feuille, aussi extraordinaire comme dimensions que comme titre : the Illuminated quadruple Constellation.

Parvenu au degré d’influence politique, sociale et financière où l’ont amené l’habileté et l’intégrité de ses fondateurs, secondés par des collaborateurs de premier ordre, un grand journal comme le Times est une puissance avec laquelle doivent compter les plus puissans, une royauté parmi les royautés. Elle a enrichi la dynastie des Walter. « Royauté toute moderne, écrivait William Thackeray, toute d’opinion, universelle, elle ne sommeille ni ne s’endort. Elle a ses ambassadeurs auprès de toutes les cours, ses courriers sur toutes les routes. Pas une armée ne s’ébranle sans que ses officiers figurent dans l’état-major qui la commande, pas un homme d’état dont la porte ne s’ouvre devant ses émissaires. Ils vont partout, on les rencontre dans les sables du désert et sous le pôle glacé. L’un d’eux intrigue à Pékin ou Madrid, pendant qu’un autre prend note à Covent-Garden du prix des céréales et des pommes de terre. »

Le budget des correspondans du Times à l’étranger est de près de 1 million de francs. Pour Paris, le traitement s’élève à 80,000. M. Lowe, à Berlin, en touche 62,500 ; autant pour vienne, 50,000 pour Rome. M. Simpson, à Saint-Pétersbourg, reçoit 50,000 fr. ; M. Diaz, à Madrid, 25,000 ; M. Lax, à Bruxelles, 25,000. Les frais de télégrammes et de poste portent le chiffre total à plus de 1 million et demi.

La presse est le miroir le plus fidèle, le plus utile à consulter pour quiconque cherche à se rendre un compte exact des idées, des goûts, des tendances d’un peuple. Reflet de l’opinion, qu’elle suit plus souvent qu’elle ne la dirige, qu’elle ne contrarie qu’avec d’infinis ménagemens, elle s’adapte avec une merveilleuse souplesse à ses brusques évolutions, notant le caprice de l’heure, l’engouement du moment. Dans le choix des sujets qu’elle traite, dans la part qu’elle fait à chacun d’eux, jusque dans la distribution matérielle et savamment agencée de ses articles, dans ses entrefilets, dans leur allure et leur style, dans l’agencement des colonnes, dans le choix du titre et du type, s’incarne le génie d’un peuple, s’accusent ses curiosités légitimes ou malsaines, ses occupations et ses préoccupations, ses distractions, ses plaisirs, ses besoins, ses qualités, ses travers et ses vices. Tout y est, tout s’y trouve. C’est le reflet d’une collectivité agissante et pensante, le kaléidoscope quotidiennement varié dans lequel l’observateur attentif peut discerner les idées générales, les aspirations communes, les courans qui entraînent les masses.

Aussi, les différences sont grandes entre les journaux influons des différens pays. Rien ne ressemble moins au Times de Londres que le New-York Herald, le Ledger de Philadelphie, le Journal de Boston ou le Delta de la Nouvelle-Orléans. Et cependant la race est la même, mêmes aussi la langue et la religion. Le milieu diffère, et avec lui les aspirations et les tendances, les goûts et les amusemens, les idées et les besoins. C’est en les démêlant mieux, en s’y adaptant habilement, que quelques éditeurs ont réussi à faire de leurs feuilles les organes attitrés d’un peuple et la source de grandes fortunes personnelles.

L’histoire des grandes fortunes commerciales anglaises mettra encore plus en relief l’importance de cette faculté d’adaptation, le rôle prédominant qu’elle a joué dans la vie de ces millionnaires, auxquels elle a souvent tenu lieu de génie. S’il en a fallu aux grands inventeurs pour atteindre le but qu’ils s’étaient fixé, pour faire triompher leurs idées, pour arriver à l’opulence, il est un autre genre de génie, plus modeste, plus terre à terre, plus à la portée de tous, que nous révélera l’étude des débuts, des luttes et des merveilleux succès de ces grands négocians qui ont porté si haut leur fortune et la puissance commerciale de l’Angleterre.


C. DE VARIGNY.

  1. Voyez la Revue du 15 juin.
  2. La Répartition des richesses, par M. Paul Leroy-Beaulieu.
  3. Voyez la Revue du 1er mai.
  4. Fortunes mode in business. A series of original sketches, 3 vol. in-8o. Londres, 1887 ; Sampsoa. Low.
  5. Voyez la Revue du 1er mai.