Michel Lévy Frères, Libraires-Éditeurs (p. 235-249).


XVI

de vieilles connaissances


Messine, 15 août au soir.

En passant hier devant le Phare, nous avons compté près de deux cents barques rangées en ordre sur la plage, et protégées par une batterie de canons de gros calibre établie depuis mon départ ; au-dessus de cette batterie flotte le drapeau piémontais.

Deux vapeurs napolitains, le Fulminant et le Tancrède, croisent dans le détroit pour empêcher les débarquements.

À peine avions-nous jeté l’ancre, que le capitaine de ma goëlette s’est empressé de monter à bord du Pausilippe pour m’annoncer « la grande nouvelle. »

Cette grande nouvelle, c’est qu’un aide de camp du roi de Piémont est venu défendre à Garibaldi de débarquer en Calabre, et lui ordonner, au nom de Victor-Emmanuel, d’aller à Turin rendre compte de sa conduite.

Là-dessus, je me suis mis à rire.

Le capitaine, alors, m’a très-sérieusement affirmé que la nouvelle était certaine, qu’il la tenait du consul de France, M. Boulard.

Cela, toutefois, ne changea rien à mon opinion, attendu que, selon moi, les agents diplomatiques sont toujours les derniers et les plus mal renseignés.

— M. Boulard est si bien renseigné, reprit le capitaine Beaugrand, qu’il m’a dit jusqu’au nom du bâtiment sur lequel Garibaldi est parti pour Gênes.

— Et ce bâtiment s’appelle ?

Le Washington.

— Mon cher capitaine, Garibaldi n’aurait pas choisi un bâtiment portant ce nom-là pour faire un pas en arrière. Je persiste dans ma conviction que Garibaldi n’a pas été à Gênes.

— En tout cas, reprit le capitaine, à qui il en coûtait de mettre en doute une nouvelle donnée par une bouche officielle, on ne sait pas où il est.

— Capitaine, Suétone dit, en parlant de César : « Il n’annonçait ni les jours de marche, ni les jours de combat ; il voulait que l’on fût prêt à tous les moments. Il avertissait qu’on ne le perdît point de vue, et, tout à coup, il disparaissait, soit de jour, soit de nuit, faisant cent milles en vingt-quatre heures, et signalant sa présence, dans le lieu où on l’attendait le moins, par quelque coup de tonnerre. » Mon cher capitaine, Garibaldi a beaucoup de César. — Et, maintenant, occupons-nous du Mercey.

Le Mercey était le bâtiment qui devait m’apporter les armes par trajet direct. On le voyait fumer de l’autre côté du Phare : il serait donc en rade avant une demi-heure.

Je quittai le Pausilippe et je passai à bord de ma goëlette.

À peine me sut-on arrivé, que toutes mes connaissances de Messine accoururent pour me communiquer à leur tour « la grande nouvelle ; » mais plus on me l’annonçait et plus on me l’affirmait, moins je consentais à y croire.

Un des visiteurs, pour vaincre mon obstination, finit par me dire qu’il tenait la chose de Garibaldi lui-même.

Pour le coup, s’il m’était resté un dernier doute, ce dernier doute se fût évanoui.

Je compris que le général avait fait courir ce bruit pour donner le change au gouvernement de Naples et pouvoir débarquer, sans qu’on l’inquiétât, où bon lui semblerait.

Je me rappelai, d’ailleurs, que, lors de mon passage à Gênes, Bertani m’avait annoncé qu’il devait conduire six mille hommes à Garibaldi, et que, le lendemain du jour où il m’avait dit cela, il était en effet parti, avec six mille hommes, pour la Sardaigne ; je me rappelai que deux jours après mon arrivée à Marseille, j’avais reçu du même Bertani une dépêche ainsi conçue :

« Je pars. En mon absence, entendez-vous avec mes remplaçants. »

Selon toute probabilité, Garibaldi avait été à la rencontre de ces six mille hommes, soit à Milazzo, soit à Palerme, soit même à Salerne.

S’il était vraiment venu à Naples, ou plutôt dans la rade de Naples, à bord du vaisseau piémontais l’Adélaïde, il avait pris connaissance de l’esprit de Naples, et, en ce cas, il était à parier que, pour ne pas avoir à traverser toute la Calabre avec ses six mille hommes, il débarquerait à Sapri ou à Salerne.

Seulement, je gardai pour moi ces réflexions.

Si j’avais deviné juste, Garibaldi devait d’autant plus désirer qu’on le crût parti pour Gênes, qu’il était plus près du Cilento ou de la Basilicate.

Pendant ce temps, le Mercey était arrivé et avait jeté l’ancre.

J’envoyai quelqu’un à son bord : les armes y étaient.

Je ne laissais pas que d’être embarrassé ; j’avais à payer, on s’en souvient, une lettre de change de quarante mille francs, et, en l’absence de Garibaldi, ayant à peine une dizaine de mille francs à bord de l’Emma, je ne pouvais faire honneur à ma signature.

J’allai aux informations, et j’appris que Medici était à Messine.

J’étais sauvé.

Je courus chez lui et je lui annonçai que j’arrivais avec mille fusils et cinq cent cinquante carabines.

— Avez-vous des cartouches ? me demanda-t-il vivement.

— Dix mille.

— Et des capsules ?

— Cinquante mille.

— Alors, s’écria Medici, tout va bien ! Nous manquions de cartouches et nos capsules sont éventées. Nous allons faire payer vos quarante mille francs et prendre vos fusils.

— Vous débarquez donc toujours en Calabre ? lui demandai-je.

— Pourquoi pas ?

— Dame ! cet ordre qui appelle Garibaldi à Turin ?

Medici me regarda fixement.

— Et vous l’avez cru ? me dit-il.

— Pas un instant, Dieu merci !

— À la bonne heure !

— Mais où est le général ?

— Oh ! pour cela, personne ne le sait ; avant-hier, il s’est embarqué sur le Washington ; il a remis le commandement à Sirtori, et il est parti.

— Et plus de nouvelles de lui depuis ce temps-là ?

— Aucune ; seulement, j’ai reçu, il y a environ une demi-heure, l’ordre de me tenir prêt à partir ce soir.

— Pour quel pays ?

— Je l’ignore absolument.

— Eh bien, ne perdons pas de temps. Mes carabines et mes fusils pourront vous être utiles ; ils doivent être à la Douane.

Nous nous rendîmes chez M. Pié, agent des Messageries à Messine, et nous y trouvâmes le correspondant chargé de toucher le montant de la lettre de change. On l’emmena au ministère des finances, où la chose fut arrangée ; comment ? je l’ignore ; ce n’était pas mon affaire : l’essentiel, c’était que la lettre de change fût acquittée.

Deux heures après, Medici faisait prendre à la Douane fusils et carabines.

Cette opération terminée, je pris une voiture, en criant au cocher :

— Au Phare !

Je ne comptais pas rester longtemps à Messine, dans la conviction où j’étais que Garibaldi avait quelque dessein, soit sur Sapri, soit sur Salerne. Je ne savais pas quand je reviendrais, et je devais faire deux visites d’amitié avant mon départ : la première, au village della Pace, chez le capitaine Arena, le même qui commandait le petit speronare sur lequel je fis, en 1835, le voyage de Sicile ; la seconde, au village du Phare, à mon vieil ami Paul de Flotte, qui avait le commandement de cette flottille de barques que j’avais comptées en doublant le cap occidental de Messine.

À chacun de mes précédents voyages dans cette ville, je m’étais informé du capitaine Arena ; mais on ne m’avait jamais fait à son endroit que des réponses vagues.

Par malheur, elles avaient été plus précises sur son fils et sur notre pilote : l’enfant était mort en atteignant l’âge d’homme ; Nunzio était mort avant d’atteindre l’âge de vieillard.

Cette fois, j’y mis tant d’insistance, que les habitants du village della Pace, en s’interrogeant mutuellement, finirent par m’apprendre que le capitaine Giuseppe Arena demeurait, avec sa femme, ses deux fils et sa fille, dans une maison nommée le Paradis.

J’avais dépassé le Paradis d’un bon quart de lieue.

Je poursuivis ma route, me promettant de faire ma visite au retour.

C’était un spectacle curieux que le Phare avec son camp d’environ douze mille hommes ; nous appelons cela un camp, faute d’autre terme pour désigner une grande réunion d’hommes armés ; mais le mot camp présente à l’esprit l’idée d’une enceinte formée par des fossés ou des palissades, et renfermant un certain nombre de tentes où de baraques, avec de la paille sous ces tentes ou sous ces baraques.

Le camp de Garibaldi n’offrait aucune de ces douceurs et de ces commodités qui se voient dans les autres camps ; lui qui couche toujours sur la terre des champs, sur le sable des plages ou sur le pavé des chemins, avec sa selle pour oreiller, il ne comprend pas qu’il faille au soldat autre chose que ce qui lui suffit à lui-même.

Douze mille hommes sont là éparpillés, émaillant le paysage de leurs chemises rouges, qui font, entre les arbres, l’effet de coquelicots dans un champ de blé.

L’eau manque, l’eau est saumâtre ; mais, bah ! on a le vin du pays pour la corriger.

Je cherchai de Flotte au milieu de toutes ces chemises rouges. Chacun le connaissait pour l’avoir vu le premier au feu ; mais il n’était pas au camp.

Je m’en retournai et passai par le Paradis.

Giuseppe Arena, non plus, n’était pas chez lui ; je n’y trouvai que sa femme, que j’avais vue, vingt-cinq ans auparavant, donnant le sein à un petit enfant de huit mois. La femme était vieille ; l’enfant devait être un grand garçon.

Madame Arena me promit que son mari viendrait le lendemain matin me voir à mon bord. En effet, le lendemain matin, la première personne que j’aperçus, en montant sur le pont, ce fut mon brave capitaine Arena. Vingt-cinq ans lui avaient blanchi la barbe et les cheveux ; mais il avait conservé sa bonne figure, toujours sereine, même au milieu de la tempête.

Pourquoi pas ? Il avait été constamment heureux ; au lieu d’une barque, il en avait trois. Son ambition n’avait jamais été au delà d’une pareille fortune.

Il amenait avec lui un de nos matelots, Giovanni, le danseur, le coureur de belles filles, le cuisinier au besoin ; c’était le seul débris de notre ancien équipage.

Giovanni n’avait pas fait fortune, lui ; avec un pantalon déchiré et une chemise en loques, il faisait, dans un bateau tout rapiécé, les basses commissions du port.

J’écoutai l’histoire de ses misères. Une de ses filles s’était mariée, il y avait sept ou huit mois, à un garçon aussi pauvre qu’elle. Elle n’avait pas même un matelas pour accoucher !

Je donnai à Giovanni un matelas et deux louis.

Au milieu de toutes ces reconnaissances de vieux compagnons, je vis apparaître à son tour la vaillante figure de Paul de Flotte.

Je ne l’avais pas revu depuis 1848. Il avait la barbe et les cheveux gris ; il avait vieilli, mais pas de la même vieillesse que le capitaine Arena ; aux rides qui sillonnaient son front, on comprenait que le temps avait été pour lui moins calme qu’orageux : la proscription, l’exil, le regret de la patrie, les déceptions politiques, les fréquentes désespérances avaient laissé leur trace sur ce front loyal, fier et toujours levé au ciel. — Ce sont ces fronts-là que sillonne l’éclair !

Pauvre de Flotte ! il me conta tous ses dégoûts. Le général était excellent pour lui ; mais sa qualité de Français lui valait l’antipathie de toutes les inintelligences. L’Italie a, sous le rapport de la fraternité avec les autres peuples, un immense progrès à faire ; mais espérons ! Les Italiens ont déjà vaincu la plus grande difficulté en cessant de se haïr entre eux.

Ce qui, par-dessus tout, pesait à de Flotte, c’était de se trouver en retard avec ses hommes pour la solde. Ceux mêmes qui avaient de l’argent, au Phare, y manquaient de tout, comme j’avais pu m’en convaincre la veille par mes yeux ; à plus forte raison, ceux dont la bourse était vide.

Il fallait mille francs à de Flotte pour le tirer d’embarras. Moi qui ai si souvent eu besoin de vingt francs, je me trouvais, par hasard, en avoir mille.

Inutile de dire que je les lui donnai. Un rayon d’ineffable satisfaction éclaira son visage. Comme il craignait que la caisse municipale de Messine ou de Palerme ne fît des difficultés pour me rembourser, il me remit une traite sur le comité institué à Paris en faveur de l’indépendance italienne, lequel l’avait autorisé à recourir à lui en cas de besoin. Il n’usait de ce crédit, du reste, qu’après avoir consacré au même emploi environ trois mille francs de sa propre fortune. Ce sont là nos profits, à nous autres Français, quand nous faisons la guerre pour la défense d’un principe ou le triomphe d’une idée.

Puis il me serra la main, en me disant :

— Adieu !

— Au revoir ! repris-je en appuyant sur le mot.

— Ce n’est pas probable, dit-il. Adieu donc !

Huit jours après, il tombait mortellement blessé à Selano, et Garibaldi publiait en son honneur l’ordre du jour suivant :

Ordre du jour du 24 août 1860.

« Nous avons perdu de Flotte.

» Les épithètes de brave, d’honnête, de vrai démocrate sont impuissantes à rendre tout l’héroïsme de cette âme incomparable.

» De Flotte, noble enfant de la France, est un de ces êtres privilégiés qu’un seul pays n’a pas le droit de revendiquer. Non, de Flotte appartient à l’humanité entière ; car, pour lui, la patrie était partout où un peuple souffrant se levait au nom de la liberté. De Flotte, mort pour l’Italie, a combattu pour elle comme il eût combattu pour la France. Cet homme illustre a donné un gage précieux à la fraternité des peuples que l’humanité se propose ; frappé dans les rangs des chasseurs des Alpes, il était, avec nombre de ses braves compatriotes, le représentant de cette généreuse nation, qui peut bien s’arrêter un instant, mais qui est destinée par la Providence à marcher à l’avant-garde des peuples et de la civilisation du

monde.
 » G. Garibaldi. »

À Selano, de Flotte, pour la première fois de sa vie, avait touché une arme. Au milieu du feu, dans tous les combats auxquels il avait assisté, il était resté sans armes et les bras croisés, surveillant ses hommes et les encourageant. Je lui avais offert une carabine et un revolver ; il les avait refusés, en me disant ces paroles prophétiques :

— Le jour où je tuerai, je serai tué !

À l’attaque de Selano, il prit une carabine, tua deux Napolitains, et resta mort sur le champ de bataille. Une balle de tromblon l’atteignit un peu au-dessus de la tempe, et y fit un trou comme eût fait un biscaïen.

Il tomba en balbutiant quelques paroles, mais expira sans faire un mouvement.

Il avait encore sur lui le quart de la somme que je lui avais remise[1].

16 août.

Arrivé à Messine le 14 au matin, J’en repars aujourd’hui 16, dans l’après-midi.

J’emmène sur l’Emma frère Jean, chapelain de Garibaldi, que l’absence du général laisse sans emploi.



  1. À la nouvelle de la mort de Paul de Flotte, le comité italien de Paris décida qu’une souscription serait ouverte pour élever, à Selano, un monument à la mémoire du commandant des volontaires français, et fit insérer dans les journaux la pièce suivante :
    Au général Garibaldi, dictateur des Deux-Siciles.

     « Général,

     » Le sacrifice de nobles vies est malheureusement une des nécessités fatales de la conquête de la liberté. Nous le savons, et nous savons aussi que le sang des martyrs enfante des héros.

    » Ces pensées sont un adoucissement à la douleur qui nous oppresse depuis que nous est parvenue la triste nouvelle de la mort de notre ami de Flotte.

    » Par les honneurs funèbres que vous lui avez fait rendre, général, vous avez prouvé que votre grand cœur avait compris le sien ; mais ce que la modestie de notre si regrettable concitoyen ne vous a pas permis sans doute de bien connaître, c’est sa vie si noble, si pure, si bien remplie. Permettez-nous de vous la raconter brièvement.

    » Un écho des monts napolitains nous a dit sa mort héroïque ; qu’un écho parti de France vous dise comment il a vécu.

    » Paul-René-Gaston de Flotte, descendant de l’amiral Boulainvilliers par sa mère, né en 1817, à Landerneau, fit ses études à la Flèche et à Vendôme, et entra deuxième au vaisseau-école. Il avait alors quinze ans. Il fit une de ses premières campagnes, comme enseigne, à bord de la frégate la Vénus, envoyée dans l’océan Pacifique, sous le commandement de Dupetit-Thouars. Au retour, il rencontra l’expédition du capitaine Dumont d’Urville, qui entreprenait son voyage de circumnavigation, obtint de permuter avec un ami, et reprit, sur la Zélée, la longue route qu’il venait de parcourir. Quand il rentra en France en 1840, il avait fait, à vingt-trois ans, deux fois le tour du monde.

    » Plein d’ardeur, doué d’aptitudes brillantes et variées, destiné, de l’aveu de ses camarades et de ses chefs, à devenir un des officiers les plus distingués de son arme, il fut envoyé à Paris pour surveiller l’exécution d’une machine de son invention. Cette mission décida autrement de la carrière du jeune lieutenant de vaisseau. Il était à Paris quand survint la révolution de 1848, à laquelle il prit une part énergique.

    » La vie politique de Paul de Flotte date de cette époque.

    » Depuis longtemps déjà, les idées qu’il avait héritées de sa famille n’étaient pas les siennes. La nature de son esprit investigateur, non moins que l’élévation de sentiments qui lui était propre, avait fait de lui un homme nouveau : il appartenait tout entier à la cause démocratique. Mais, bien que ses adversaires l’aient souvent accusé de vouloir pousser à l’extrême l’application de ses idées sociales, il était, à tous égards, loin de mériter ces imputations aveugles.

    » Son action dans les clubs n’a point eu le caractère qu’on lui a prêté au dehors. Il fit les plus grands efforts, au 15 mai, pour prévenir la dissolution de l’Assemblée ; et, quand l’insurrection de juin éclata, provoquée par la proposition Falloux, il en fut atterré. Ayant vainement tenté de parvenir auprès de la commission exécutive, il parcourut les barricades durant une nuit entière, déplorant le fatal malentendu qui ensanglantait la cité, et s’épuisant en essais malheureusement infructueux pour arrêter cette lutte fratricide.

    » Dénoncé et arrêté, il se vit bientôt transporté sans jugement à Belle-Isle en Mer. Une tentative d’évasion n’ayant point réussi, il fut condamné de ce chef à un mois de prison, et c’est à cette condamnation qu’il dut sa liberté ; car, à l’expiration de cette peine, on n’osa le retenir pour le fait d’un jugement qui n’existait pas. Huit jours après sa sortie de prison, les électeurs de Paris l’envoyèrent protester à la tribune nationale contre la transportation sans jugement.

    » Le 20 mars 1850, il devait dire pourquoi il avait été l’un des élus du peuple et exposer ses doctrines politiques. L’anxiété était extrême chez ses amis, et ses adversaires s’attendaient à lui entendre prononcer un discours d’utopiste. Il parla, et prouva que, sans cesser de lever les yeux vers l’idéal qui était son rêve, il ne perdait pas du pied le réel, qui était son appui.

    » Pendant l’exercice de son mandat, Paul de Flotte écrivit et publia son livre De la Souveraineté du peuple, ouvrage imparfait sans doute, mais plein d’idées neuves et profondes et de pages éloquentes.

     » Le 2 décembre l’envoya en exil. Après un court séjour en Belgique, il revint secrètement à Paris, qu’il quitta de nouveau en août 1852, pour entrer dans une compagnie de chemin de fer. Il y resta huit ans sous un nom supposé, employé à la construction de tunnels et de viaducs, et s’occupant d’études scientifiques.

     » Enfin, général, la Sicile se réveilla. À la première nouvelle de votre audacieuse entreprise, Paul de Flotte sentit que l’heure de se dévouer était venue. Il partit, s’arrêta à Gênes, où il travailla à organiser un petit corps de volontaires français, et gagna la Sicile. Il vous vit, général ; il apprécia votre génie : ses lettres nous l’ont prouvé ici ; il s’attacha tout entier à la cause que vous représentez si glorieusement… Mais, hélas ! il vient de tomber, frappé d’une balle au front, à ses premiers pas sur la terre napolitaine.

     » Tel a vécu, tel est mort notre brave ami. C’était un homme rare à tous égards ; son intelligence était vaste et compréhensive ; son cœur était plein des plus généreux sentiments. Supérieur à l’influence des intérêts vulgaires, dévoué sans restriction aucune à la cause de la vérité et de la justice, il aimait avec la même passion la science, l’art, la poésie et la liberté.

    » Comprenant largement sa mission d’homme de progrès, il a sacrifié, pour racheter un peuple opprimé, le bel avenir auquel ses amis intimes savent seuls peut-être où il était appelé. Mais, s’il est une chose qui puisse adoucir l’amère douleur de tous ceux qui l’ont connu ou aimé, c’est la fin glorieuse qui a couronné sa vie. Il est mort en affirmant la démocratie française ; il a écrit avec son sang, sur la plage napolitaine, le nom de son pays. Que sa tombe sur cette terre rendue libre soit désormais le monument et le gage d’un pacte d’union entre l’Italie et la France !

    » Paris, le 5 septembre 1860.

    » Carnot, Havin, Étienne Arago, Ch. Beslay, Corbon, Delestre, Taxile Delord, Ad. Guéroult, Guinard, Ed. Huet, Fr. Huet, F. Jobbé-Duval, Henri Martin, Mornand, Th. Moutard, Léon Plée, Richard. »

    Un grand nombre d’amis et d’anciens collègues de Paul de Flotte avaient déjà répondu à cet appel, lorsque, au bout de trois jours, la souscription fut interdite par ordre de l’autorité.