Libr. Ch. Delagrave (p. 50-52).
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Dans l’admirable classe de piano du célèbre professeur Marmontel, classe à laquelle j’ai eu l’honneur d’appartenir, l’usage était, comme d’ailleurs dans beaucoup d’autres, de se réunir pour lui offrir, à l’époque du jour de l’an, un petit témoignage de reconnaissance.

En 1859, si j’ai bonne mémoire, la mère d’un des plus anciens élèves, Mme B…, connaissant un bijoutier dont elle pouvait nous obtenir une remise, ce qui n’est jamais à dédaigner, on fit choix d’une clef de sol en diamants, montée en épingle de cravate. Ce n’était peut-être pas d’un goût exquis, mais enfin… c’est de l’histoire.

Le consciencieux bijoutier tenait à nous en donner pour notre argent, et il ne parvenait pas à faire entrer dans la composition de la clef assez de pierres pour parfaire la somme disponible. Un élève ingénieux proposa alors de mettre la clef sur une portée en poussière de diamant. Cette idée d’un tour si artistique fut adoptée à l’unanimité sans discussion.

Mais, ô surprise ! il nous restait encore de l’argent, notre collecte était vraiment inépuisable.

Alors, le bijoutier offrit, quoiqu’il y perdit un peu, de placer sur la portée un assez gros diamant figurant une note.

La classe ne se tenait plus de joie, on exultait ; ce serait magnifique !

Toutefois une discussion assez aigre s’éleva pour le choix de la note ; plusieurs auraient voulu un sol, puisque la clef était de sol ; mais le bijoutier trouvait que cela s’arrangeait mal pour la monture, que c’était trop bas, pas gracieux. Il avait été si aimable qu’on ne voulut pas le désobliger, on se décida pour un la, le la du diapason.

C’est alors que je pris à part Mme B… pour la supplier de retourner voir le joaillier afin de s’assurer qu’il mettrait bien exactement le la du diapason normal et non pas un la quelconque, un la vulgaire ; sans cela, lui disais-je, ce sera ridicule. La pauvre bonne dame, qui était asthmatique et demeurait aux Ternes, fit pour la troisième fois de la journée la course de la place des Vosges au Marais, et revint essoufflée nous assurer que c’était bien compris.


(Si elle est encore de ce monde, qu’elle me permette de lui adresser ici solennellement mes plus humbles excuses pour cette méchante espièglerie.)


Le jour où le merveilleux bijou fut livré, nous nous aperçûmes avec stupéfaction qu’on avait placé le fameux la au beau milieu de la portée, sur la ligne du si.


Le digne bijoutier s’était documenté auprès d’un flûtiste de ses amis, et avait cru comprendre que le diapason normal était un peu plus haut que celui de l’Opéra[1] ; il était tout fier d’avoir fait ainsi preuve d’érudition.

  1. C’était absolument le contraire, le diapason de l’Opéra étant de 896 vibrations à la seconde, et le diapason normal de 870, donc, un peu plus bas.