Les Gaietés du Conservatoire/18
Pour l’intelligence de ce qui va suivre, il est nécessaire que l’on sache que j’ai été intimement lié avec le célèbre médecin homœopathe Love, qui s’était fait presque une spécialité des soins à donner au larynx des chanteurs et comédiens.
Je tenais de lui, et confidentiellement, la formule de deux médicaments très curieux qu’il ne manquait jamais d’administrer à ses clients à la veille des « premières » ou représentations sensationnelles, médicaments qui ont pour double effet d’éclaircir momentanément la voix et de supprimer le trac, le terrible et stupide trac qui vous serre à la gorge et paralyse tous vos moyens.
Que ce soit dû à la suggestion, ou à la puissance réelle de ces doses infinitésimales de substances très énergiques, ce qui est absolument certain, c’est que je n’ai jamais vu ce système manquer son effet, et pourtant il me serait impossible de me souvenir combien de fois j’ai préparé mes deux petites fioles (car la formule m’ayant été confiée en secret, je ne la trahissais pas), soit pour mes propres élèves, jugés trop impressionnables, soit pour des chanteurs ou chanteuses, soit pour des petites filles des classes de solfège.
Parmi ces dernières se trouvait, il y a quelques années, la jeune et gentille Regina Samper, qui depuis deux ans déjà était sans nul doute parfaitement capable de décrocher une médaille quelconque, mais qui ratait régulièrement tous ses concours à cause d’une excessive nervosité qui lui faisait perdre toute espèce de sang-froid.
A la veille du concours je lui remets donc ses deux petites bouteilles de cent vingt grammes, en lui recommandant de boire alternativement une gorgée de l’une, puis une gorgée de l’autre, de quart d’heure en quart d’heure, pendant tout le temps qu’elle passera dans la salle d’attente.
La mère Samper enfourne précieusement les deux fioles dans son ridicule, — je n’ignore pas qu’on doit dire « réticule », mais je trouve que l’autre orthographe convient mieux à la dame — et les voilà toutes deux parties, la mère et la fille, aussi fières déjà que si elles tenaient leur diplôme, sans presque me dire bonsoir ni merci.
Cette année-là, elles obtinrent une seconde médaille.
L’année suivante, comme je m’y attendais, je les vis revenir me demander encore ce qu’elles appelaient « la potion pour avoir des prix ». Nécessairement, je la leur refis de nouveau, et le résultat fut cette fois… la première médaille si ardemment convoitée ; d’ailleurs méritée, je tiens à le dire.
Or vous n’ignorez pas que si dans nos classes d’hommes et de jeunes gens règne la plus affectueuse confraternité, il en est tout autrement dans les classes de jeunes filles et surtout de petites filles, où l’on peut étudier toutes les variétés de la haine, depuis la simple jalousie jusqu’à l’explosion des sentiments les plus féroces, ce qui est d’ailleurs absurde.
Chez nous, du côté des hommes, c’est la bonne camaraderie ; on s’entr’aide, on s’entraîne les uns les autres, la rivalité est saine, sans aigreur, affectueuse même ; souvent, on est heureux, relativement, du succès d’un ami, qui était un concurrent, c’est vrai, mais non un adversaire, et auquel on sait reconnaître sa valeur.
Les choses ne sont pas ainsi considérées chez les petites filles, qui se montent et s’exaspèrent entre elles, et sont de plus surexcitées par les ragots de tous genres des mamans ; pour elles, tout est dû à l’intrigue : une telle n’aura jamais de prix, parce qu’elle ne prend pas de leçons particulières chez son professeur ; une autre est sûre de son succès, parce que M***, membre du jury, lui a promis la première médaille ; et patati, et patata… les méchancetés, les dénonciations calomnieuses vont aussi leur train et nulle part on ne voit plus riche collection de mauvaises langues.
Dans cette collection, la mère Samper avait droit à une place d’honneur ; elle recueillait sans examen tous les commérages, tous les plus sales potins, et avait le chic, en les colportant, de toujours les aggraver par des détails que lui fournissait abondamment sa nature venimeuse.
Aussi était-elle unanimement détestée.
Mais sa principale bête noire, c’était la mère d’une autre élève, dont je n’ai jamais su le nom, mais qu’on avait surnommée la mère Caspienne, parce qu’elle ne communiquait avec aucune autre mère ; c’est justement ce mutisme orgueilleux qui avait le don de pousser à ses extrêmes limites la rage de madame Samper.
Les jours de concours, dans la salle d’attente, la mère Caspienne trouvait toujours le moyen de s’asseoir juste en face d’elle, et la fixait avec des yeux de crapaud magnétiseur, tout en observant haineusement le manège des deux petites fioles, qui sortaient l’une après l’autre du « ridicule » pour aller aux lèvres de la jeune Regina.
Or, ce jour-là, le concours terminé, Regina proclamée, la mère Caspienne s’avança dignement au-devant de madame Samper, et ouvrant la bouche pour la première fois :
— « A présent, madame, que votre demoiselle quitte la classe, voulez-vous me dire ce qu’elle boit toujours pour avoir des prix ?
— Je n’en sais rien, madame, c’est une drogue que donne M. Lavignac
— Alors, madame, puisque vous n’en avez plus besoin, voulez-vous me donner ce qu’il vous en reste, afin que ma fille le boive l’année prochaine ? »
Ce qui fut fait.
Gravement, madame Samper tira une dernière fois les deux petites bouteilles de son sac, les regarda avec tendresse, et d’un beau geste, les donna généreusement à son ennemie.
Les deux femmes échangèrent une noble révérence, et ne se revirent plus jamais.