Libr. Ch. Delagrave (p. 65-69).
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J’ai toujours eu l’habitude, en entreprenant l’éducation d’un élève, de m’enquérir auprès de lui et de ses parents de sa situation sociale, comme aussi de la carrière idéale rêvée, afin de diriger, autant que possible, son instruction dans le sens convenable.

Bien entendu, cette carrière projetée est souvent déviée selon le développement des aptitudes personnelles de chacun et les diverses circonstances de la vie, mais il n’en est pas moins vrai qu’il est bon, dès le début des études, d’avoir un but déterminé à poursuivre jusqu’au jour où l’on jugera meilleur d’en envisager un autre.

Beaucoup m’ont dit avoir l’ambition de faire de la composition, d’autres de devenir organistes ou maîtres de chapelle, ou avoir en vue la carrière de virtuose, quelques-uns, les plus modestes, ne cherchaient qu’à gagner leur vie comme professeurs ; — je passe sous silence ceux, innombrables, et que je n’ai jamais encouragés, qui ne voient dans le Conservatoire qu’un moyen d’abréger ou d’alléger leur service militaire ; — un seul m’a déclaré que la carrière à laquelle il se destinait était celle de critique d’art, de chroniqueur musical.

Je dois avouer qu’au début cela me parut très intelligent et très sympathique : Si tous les critiques, me disais-je, avaient fait de fortes études musicales, on ne serait pas exposé à lire constamment des bourdes comme celles dont ils sont coutumiers :

… « Du Faust de M. Gounod, il ne restera que la Valse et le Chœur des Soldats. »…

… « On a fortement applaudi le ténor X, dans sa ravissante cavatine en si bémol au-dessus de la portée. »…

… « M. *** s’est visiblement inspiré de Léo Delibes, car dans son ballet, dont nous avons eu l’orchestre entre les mains, il y a trois timbales. »

Ou encore, à propos de l’Ascanio, de Saint-Saëns :

… « Comment voulait-on que Mme Bosman puisse tirer parti d’un rôle originairement écrit en clef de fa ? »…

(Je cite de mémoire, donc je ne réponds pas absolument des mots, mais de l’esprit — si on peut appeler cela de l’esprit ; et, sans beaucoup de recherches, on pourrait trouver dans les feuilletons des choses encore infiniment plus ridicules.)

Je m’attachai donc à cet élève, pensant que si plusieurs pouvaient suivre son exemple, lui emboîter le pas, et poursuivre en même temps des études littéraires, il serait très intéressant de voir se créer une race de critiques d’art, indépendants puisqu’ils ne seraient pas producteurs eux-mêmes, mais connaissant la technique musicale au même degré que les artistes dont ils s’érigent en juges ; tandis qu’actuellement nous n’avons guère comme véritables critiques sérieux que des compositeurs militants, lesquels, malgré toute leur bonne foi et leur bonne volonté, ne peuvent s’abstraire totalement des idées dominantes de l’école à laquelle ils appartiennent, ou de leurs idées propres, et par cela même qu’ils sont à la fois juge et partie, ont souvent toutes les peines du monde à formuler un jugement tout à fait impartial.

Et je pense encore ainsi.

Je fis donc travailler à mon bonhomme (il avait quinze ans et jouait convenablement du piano) un peu de solfège, d’harmonie, de contrepoint, ce qui me paraissait nécessaire pour quelqu’un qui n’entend pas pratiquer, mais seulement analyser, puis je l’attelai sérieusement au déchiffrage, à la lecture de partitions anciennes et modernes, je l’engageai à aller dès lors souvent au théâtre, comme aux concerts symphoniques du dimanche, à lire des ouvrages d’esthétique musicale et d’esthétique générale, à ne se désintéresser d’aucun art, tous ayant des points de contact, à fréquenter les expositions de peinture, toutes choses qui me paraissaient devoir développer chez lui le sens du jugement.

Quelle fut ma surprise en constatant que rien de tout cela ne l’intéressait !

Il ne prenait plaisir qu’à venir assister à ma classe, ou à quelques autres dont je lui avais naïvement fait ouvrir les portes, et là, ne s’occupant nullement du travail qui s’y faisait, il passait tout son temps à jaboter avec les élèves, à se faire raconter des histoires sur les uns et les autres, sur les professeurs et leur vie privée, sur les prétendus tripotages des concours de l’Institut, et il prenait des notes sur tout ce qu’on lui disait.

Cela me paraissait déjà louche ; mais c’est seulement par un autre élève-amateur, un normalien très intelligent et sympathique, qui suivait comme lui les classes sans aucun titre officiel, et dont il avait jugé à propos, je ne sais pourquoi, de faire son confident, que je fus mis au courant du véritable état d’âme de ce charmant garçon, de cette sale gale, veux-je dire.

Tel le renard qui étudie les abords de la bergerie où il apportera demain le carnage, il se documentait traîtreusement de tous les racontars, vrais ou faux, qui se débitent couramment sur les agissements des artistes en vue, ou de ceux qui étaient en passe de le devenir, ses camarades d’alors ; il recueillait indistinctement tous les potins sans être en mesure d’en contrôler la véracité, et sans même se donner la peine de le tenter, espérant bien pouvoir, un beau jour, servir tout cela à ses lecteurs, s’en faisant un succès, et dévoilant au public les turpitudes de l’un, la basse extraction de l’autre, enfin tout ce qu’il aurait pu découvrir ou croire découvrir de désobligeant pour chacun d’eux. De même pour ses maîtres, bien entendu, dont il n’aurait fait qu’une bouchée.

Il n’étudiait si bien les uns et les autres que pour mieux pouvoir les éreinter et les démolir, les tomber, le jour où il aurait une plume.

Je crois bien qu’il n’en aura jamais, ce vilain petit serpent, qui venait se réchauffer dans le sein de ceux-là mêmes qu’il voulait plus tard arroser de sa bave venimeuse, car aussitôt ma conviction faite sur sa valeur morale, j’ai mis autant de soin à entraver sa hideuse carrière de critiqueur que j’en apporte tous les jours à aider dans la leur ceux de nos élèves vraiment méritants. Et sans avoir le bras long comme le colonel, j’espère y avoir bien réussi.

Sale petite nature, va !

Il est actuellement, je crois, employé sans avenir dans une petite mairie de la banlieue de Paris, et je l’autorise à me maudire s’il lit ces lignes.


Quoi qu’il en soit, si jamais il arrivait à l’un de vous, ne se sentant ni l’étincelle créatrice nécessaire au compositeur, ni la verve et la chaleur communicatives qui font les grands virtuoses, ni l’abnégation et la patience indispensables au professorat, l’idée de se consacrer, mais alors loyalement et en pleine connaissance de cause, à la carrière de critique musical, je persiste à croire qu’il y aurait là une belle place à prendre, dans laquelle on pourrait même rendre des services élevés ; et qu’en ce cas le meilleur plan d’études serait probablement celui indiqué ci-dessus, et tel que je l’avais consciencieusement institué à l’usage du jeune animal en question.