Libr. Ch. Delagrave (p. 59-64).
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Vers l’année 1854, il y avait dans la classe d’Alard un élève violoniste nègre, natif d’Haïti, nommé Bartholomeo Daniel ou Daniel Bartholomeo. On retrouverait certainement son nom dans les archives du Conservatoire, tel que je l’écris ici. Je l’ai connu personnellement. C’était un excellent garçon, noir comme de l’encre, très doux de sa nature, mais terriblement passionné, et porté à toutes les excentricités.

Son histoire, que je vais vous raconter, est en elle-même navrante, je vous en préviens, et devrait plutôt trouver sa place dans un volume intitulé Les tristesses du Conservatoire que dans celui-ci, je le reconnais ; mais elle contient un tel enseignement, et si profitable, que je m’en voudrais de ne pas vous la faire connaître.

Bartholomeo avait environ vingt ans lorsqu’il fut admis à concourir. Il possédait un mécanisme transcendant, une virtuosité prodigieuse, il tenait à fond son instrument et en faisait tout ce qu’il voulait ; les tours de force, les acrobaties étaient son élément, comme aussi les plus grandes exagérations de sentiment, les rallentando outrés, les vibrato de la quatrième corde écrasée, les rapidités vertigineuses ; il se jouait des plus grandes difficultés, des doubles cordes les plus contorsionnantes, des sons harmoniques les plus artificiels, mais quand arrivait une phrase de chant, fût-ce la plus anodine, il fallait qu’il s’y étalât, qu’il en soulignât toutes les notes ; jamais deux mesures dans le même mouvement ; le caprice, l’originalité, la « liberté du sentiment », comme il disait, était son seul guide. En un mot, il possédait toutes les qualités qui font le virtuose éminent, sauf une, indispensable, la pondération. C’était un magnifique cheval sauvage, rebelle au dompteur.

Par l’excessivité de sa passion musicale, il se figurait imiter et continuer Paganini, qu’il n’avait d’ailleurs jamais entendu, mais qu’on lui avait raconté.

On devine les luttes qui durent avoir lieu entre une telle nature et le maître violoniste Alard, l’un des plus purs représentants de l’école classique ; le professeur ne savait par quel bout prendre son exubérant élève, et l’élève ne voulait rien comprendre de ce que lui disait son professeur. Alard aurait voulu établir un équilibre entre toutes ces belles facultés, tandis que Barthol, comme on l’appelait généralement par abréviation, ne songeait qu’à s’émanciper de plus en plus, à jouer du violon à son idée, selon sa pure fantaisie déréglée.

De cela advint ce qui devait advenir. Pendant le mois qui précéda le concours, le malheureux Barthol décida à part lui que tout en ayant l’air de suivre par condescendance les avis de son maître, il préparerait chez lui, dans sa petite chambre d’hôtel meublé, et à lui tout seul, son morceau de concours selon ses propres idées, en y ajoutant des traits en doubles cordes, des sons harmoniques extraordinaires, en modifiant constamment les mouvements selon la « liberté de son sentiment », en ajoutant un interminable point d’orgue, une cadence dans laquelle il prolongerait indéfiniment un certain si sur-aigu qui devait, à son avis, achever d’empaumer le jury ; et qu’il ne jouerait le morceau ainsi préparé à l’insu de son professeur qu’une seule et unique fois, le jour du concours.

C’est ce qu’il fit, le malheureux ; c’est aussi ce qui provoqua dans la salle une hilarité sans pareille, que le pauvre garçon prit pour de l’enthousiasme.

Je le vis dans la cour comme il venait de terminer ; il racontait tout cela, fébrilement, à ses amis :

« Dès que z’ai commencé, tout le monde il riait ; dézà, on sentait bien que zé n’allais pas zouer comme les autres ; eh ! eh ! moussu Alard il était clévénou blème ; alors que ze me dis : ça va bien. Alors z’ai continoué. Il y en avait qui criaient : assez ! arrêtez ! d’autres qui applaudissaient qu’on ne pouvait plou m’entendre ; alors ze m’arrêtais, et puis ze recommençais le même passaze ; alors on applaudissait encore plou fort, et on riait touzours, on était bien content, et moi aussi, et alors ze faisais rire mes cordes, et pouis ze les faisais pleurer, et on applaudissait touzours, on criait et on riait ; moi z’étais content, et ze faisais touzours des soses plous extraordinaires ; à la cadence,… tout le monde il était debout, même dans la loze du zury, qui criait et riait. Ah ! ils étaient bien contents, et moi, ze tenais le si, ze tenais le si, si, si, si, si, et ze m’amouzais… et quand ze souis parti, tout le monde il criait encore : Barthol ! Barthol ! et il riait, et il applaudissait touzours, et il était frénétique, et zé suis revenou saluer, et moussu Alard il était parti fourieux ! Ah ! zé souis bien content ! zé lé tiens, mon prix, allez ! les autres pourront faire cé qu’ils voudront, ils ne feront pas oublier Bartholomeo Daniel. Allez ! ze souis bien tranquille ! »

Il jubilait, le malheureux, il exultait, bien naïf, bien sincère, bien sympathique aussi dans sa folle et triste exubérance.

Une heure après commençait le drame, car, je vous l’ai dit, ceci est une histoire fort triste.

Le concours était fini… Derrière la toile de fond, aux portes largement ouvertes que vous connaissez tous, les élèves attendaient anxieusement le retour du jury et la proclamation des récompenses. Au premier rang, tout près d’une porte, se tenait frémissant Bartholomeo, son violon à la main, ce violon chéri qu’il voulait associer à son triomphe, car il était devenu une partie de lui-même.

La salle était houleuse ; la délibération paraissait longue ; plusieurs fois déjà on avait poussé de ces ah ! ah ! de ces chut ! mystérieux, provoqués par des fumistes, et qui semblent annoncer le retour du jury.

Enfin, il revient, ce jury ; le silence se fait, on attend et on écoute :

Du haut de la loge présidentielle, M. Auber, d’une voix calme et placide, envoie cet ordre à l’huissier de service :

« Appelez M. Lamoureux. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’en était fait du premier prix !… Bartholomeo, d’un mouvement nerveux du quatrième doigt, casse sa chanterelle ; toutefois, il reste immobile, mais il pâlit, de l’affreuse pâleur spéciale aux nègres, qu’il faut avoir vue pour la comprendre.

M. Auber reprend, du même ton indifférent :

« Appelez MM. Martin, Bagdanoff et Accursi. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il n’avait pas le deuxième prix !… Il fait sauter le la de son violon.

A la proclamation du premier accessit, M. Gros, ce fut le qui subit le même sort ; mais le malheureux Barthol, dont l’amour-propre excessif avait en quelque sorte fondu pendant ces quelques secondes, restait là planté comme une statue ; il aurait bien quelque chose, à la fin. La moindre des choses, à ce moment précis, l’eût momentanément consolé, le pauvre garçon !

Le deuxième accessit, ce n’était pas encore lui ; il brisa alors sa quatrième corde, celle qu’il aimait tant à faire vibrer, et avec elle, le chevalet tomba.

Il attendit encore consciencieusement, de grosses larmes dans les yeux, l’appel du troisième accessit, son dernier espoir, bien modeste en comparaison du triomphe éclatant qu’il avait si follement rêvé…, et alors, chose horrible si vous voulez comprendre tout ce qui s’était passé en quelques minutes en cette âme d’artiste, il appuya son violon sur son genou et le brisa en deux : son cher violon, son seul ami, son confident, ce qu’il avait le plus aimé au monde !… C’est atroce.

Puis, tristement, il rentra chez lui, dans un misérable petit hôtel meublé du bas de la rue Notre-Dame-de-Lorette, tout seul, sans violon, il se coucha en sanglotant, et il mourut deux jours après, d’une fièvre cérébrale.