Les Géorgiques (trad. Charpentier)/Livre III

Traduction par M. Charpentier de Saint-Prest.
Garnier Frères (p. 166-192).
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Livre III


LIVRE TROISIÈME




Toi aussi, vénérable Palès, et toi, divin berger de l’Amphryse, et vous, forêts et fleuves du Lycée, vous serez l’objet de mes chants. Tous les sujets qui pouvaient occuper les esprits oisifs sont épuisés. Qui ne connaît l’implacable Eurysthée et les autels de l’infâme Busiris ? Qui n’a chanté le jeune Hylas, et Délos si chère à Latone, et Hippodamie, et Pélops, et son épaule d’ivoire, et son adresse à diriger ses coursiers ? Il me faut tenter des routes nouvelles où je puisse m’élancer loin de la terre, et faire voler victorieusement mon nom de bouche en bouche.

C’est moi qui, le premier, si la vie ne me manque, ferai descendre les Muses du sommet de l’Hélicon pour les amener dans ma patrie ; le premier, ô Mantoue ! je te rapporterai les palmes d’Idumée, je t’élèverai un temple de marbre, au bord de l’eau, dans les vertes prairies où le Mincio promène lentement ses ondes tortueuses, et abrite ses rives sous les flexibles roseaux. Au milieu du temple, je placerai César : il en sera le dieu. Moi-même, en son honneur, ceint du laurier de la victoire, et brillant de l’éclat de la pourpre tyrienne, je ferai, sur les bords du fleuve, voler cent quadriges rapides. Pour ces jeux, toute la Grèce quittera l’Alphée et les bois sacrés de Molorque : elle viendra disputer le prix de la course et du ceste sanglant. Et moi, le front paré d’un rameau d’olivier, je couronnerai les vainqueurs. Il me semble déjà conduire au temple la pompe triomphale ; déjà je vois les victimes immolées. La scène m’étale ses spectacles divers, et le Breton soulève ces riches tapisseries où sont tissues ses défaites. Sur les portes du temple, je représenterai, en or et en ivoire, avec les armes du nouveau Romulus, ses combats au bord du Gange. On y verra le Nil enfler, sous le poids des flottes guerrières, ses ondes majestueuses, et l’airain des vaisseaux ennemis s’élever au ciel en superbes colonnes. J’ajouterai les villes domptées de l’Asie, le Niphate repoussé, le Parthe cherchant en vain son salut dans les flèches qu’il lance en fuyant ; les trophées de deux victoires remportées en deux contrées diverses, et, de l’un à l’autre rivage, les nations deux fois vaincues. Le marbre de Paros y ranimera, sous de vivantes images, la race d’Assaracus, et cette suite de héros descendus de Jupiter, et Tros leur père, et le dieu du Cynthe, fondateur de Troie. La misérable Envie y frémira d’épouvante à l’aspect des Furies, du sombre Cocyte, des serpents d’Ixion, de la roue fatale, et de l’éternel rocher de Sisyphe.

Parcourons cependant ces forêts vierges, ces routes nouvelles que nous montrent les Dryades : c’est, Mécène, la tâche difficile que tes ordres m’ont imposée ; sans toi, mon esprit ne tenterait rien de grand. Viens donc, que rien ne t’arrête ; j’entends le Cithéron qui nous appelle à grands cris, et les chiens du Taygète, et les coursiers d’Épidaure, et l’écho des forêts répondre à ces bruyantes clameurs. Bientôt cependant, j’entreprendrai de chanter les combats de César, et d’assurer à son nom une durée égale aux siècles qui se sont écoulés depuis Tithon jusqu’à César.

Soit qu’aspirant aux palmes olympiques, on élève des coursiers pour la lice, ou de vigoureux taureaux pour la charrue, l’essentiel, c’est de bien choisir les mères. La génisse que tu dois préférer est celle qui a le regard farouche, la tête d’une grosseur difforme, l’encolure épaisse, et dont le fanon descend du menton jusqu’aux genoux. Ses flancs sont extrêmement allongés ; tout en elle est grand, même le pied, et ses oreilles velues sont pressées sous des cornes recourbées. J’aimerais encore celle qui, tachetée de blanc et de noir, indocile au joug, menace quelquefois de la corne, et se rapproche du taureau par sa mâle vigueur, et qui, haute de stature, balaye de sa longue queue la trace de ses pas.

Pour elle, l’âge de l’hymen et des travaux de Lucine commence après quatre ans, et finit avant dix. Plus tôt ou plus tard, elle est inhabile à la reproduction et n’a pas la vigueur nécessaire pour le labour. Pendant ce temps, alors que les troupeaux ont toute la séve d’une vigoureuse jeunesse, donne aux mâles la liberté ; livre le premier tes troupeaux aux plaisirs de Vénus, et que des générations nouvelles repeuplent, chaque année, ton étable. Nos plus beaux jours, malheureux mortels, s’envolent les premiers ; bientôt viennent les maladies, la triste vieillesse, les souffrances ; et l’inexorable mort nous emporte. Tu auras toujours quelques mères à réformer : songe donc à les remplacer, et, pour prévenir les regrets que leur perte te causerait, que ta prévoyance répare chaque année ton troupeau par de nouveaux rejetons.

Le choix des chevaux exige la même attention. Ceux que tu destines à perpétuer le troupeau doivent être, dès leur enfance, le principal objet de tes soins. Dès lors le poulain de bonne race se trahit à la fierté de son allure, à la souplesse de ses jarrets. Toujours à la tête du troupeau, le premier il brave un fleuve menaçant, et tente le passage d’un pont inconnu ; il ne s’effraie pas d’un vain bruit. Son encolure est haute, sa tête effilée, son ventre court, sa croupe arrondie. Ses muscles ressortent sur son poitrail vigoureux. On estime assez le gris et le bai brun, fort peu le blanc et l’alezan clair. Si au loin retentit le bruit des armes, le coursier ne peut tenir en place ; il dresse l’oreille ; tout son corps s’agite, et, frémissant, il roule dans ses naseaux le feu qui s’en échappe. Son épaisse crinière flotte et retombe sur son épaule droite. Son épine dorsale court double le long de son dos ; son pied creuse la terre, qui retentit sous sa corne solide. Tels furent Cyllare que dompta le frein de Pollux ; tels les coursiers du dieu Mars et du grand Achille, tant célébrés par les poëtes grecs ; tel enfin parut Saturne, lorsqu’à l’arrivée imprévue de son épouse, il s’enfuit agitant une crinière de coursier, et remplit le mont Pélion de hennissements aigus.

Lorsqu’il languit appesanti par la maladie, ou affaibli par l’âge, enferme-le, et ménage son honorable vieillesse. Devenu, par le froid des années, inhabile au plaisir, il se consume en efforts stériles ; et si parfois il engage le combat, son inutile ardeur s’éteint comme un feu de paille sans aliment. Observe donc principalement sa vigueur et son âge ; puis, ses autres qualités, sa race, sa douleur dans la défaite, sa joie dans la victoire.

Vois-tu ces chars rapides, après s’être élancés de la barrière, se précipiter dans la lice, et dévorer l’espace, lorsque, tressaillant d’espérance et le cœur palpitant de crainte, les jeunes combattants pressent du fouet leurs coursiers, et, penchés en avant, leur lâchent les rênes ? L’essieu vole et s’enflamme dans sa rapidité ; ils semblent tantôt se baisser, tantôt se dresser dans l’espace et monter dans les airs sur l’aile des vents. Point de repos, point de relâche ; cependant un nuage de poussière s’élève autour d’eux. Les vainqueurs sont mouillés du souffle et de l’écume des vaincus qui les pressent : tant ils aiment la gloire, tant pour eux la victoire a de prix !

Érichthon osa, le premier, atteler à un char quatre chevaux de front, et, sur des roues rapides, s’élancer vainqueur. Montés sur ces fiers coursiers, les Lapithes les soumirent au frein, leur apprirent à cadencer leur pas, et à bondir dans la plaine sous un cavalier armé. Pour la course des chars comme pour le manége, les maîtres de l’art veulent un cheval également jeune, ardent et agile, eût-il cent fois poursuivi les ennemis en fuite ; eût-il pour patrie l’Épire ou la belliqueuse Mycènes ; fit-il remonter son origine jusqu’au trident de Neptune.

Enfin ton choix est fait : la saison des amours approche ; hâte-toi, redouble de soins pour donner un embonpoint solide et ferme à celui que tu as appelé à guider et à perpétuer le troupeau. On coupe pour lui l’herbe nourrissante, on l’abreuve de l’eau du fleuve, on lui prodigue le grain, de peur qu’il ne puisse résister à ses douces fatigues, et que sa débile postérité ne porte les traces de son épuisement. Pour les mères, il n’en est pas de même : on les amaigrit à dessein, et quand la volupté qu’elles ont déjà connue commence à réveiller en elles les désirs amoureux, on leur retranche le feuillage, on les éloigne des fontaines. Souvent même on les fatigue par des courses forcées sous un soleil ardent, alors que l’aire retentit sous le fléau, et que la paille légère s’envole au premier souffle du zéphyr. C’est ainsi qu’on empêche un embonpoint excessif d’engorger le champ de l’amour et d’en obstruer les sillons inertes ; de sorte que la femelle saisit avec avidité les germes fécondants, et en est profondément pénétrée.

Les soins jusque-là donnés aux pères, les mères les réclament. Quand au bout de quelques mois, chargées de leur fruit, elles prennent une allure plus pesante, ne leur laisse plus traîner de lourds chariots, traverser les routes en sautant, s’enfuir au galop dans les champs ou se jeter à la nage dans les eaux rapides. Qu’elles paissent en des bois solitaires, auprès d’un ruisseau qui coule à pleins bords et leur offre une mousse épaisse, des rives couvertes d’un vert gazon, des grottes qui les abritent et des rochers qui les couvrent de leur ombre salutaire. Près des bois de Silare et des vertes forêts de chênes qui couvrent l’Alburne, pullule un insecte que les Romains ont nommé asilo, et que les Grecs appellent œstron dans leur langage : insecte toujours furieux, le seul bruit de son aigre bourdonnement met en fuite les troupeaux épouvantés. Le ciel, les forêts, les rives desséchées du Tanagre retentissent de longs mugissements. C’est le monstre que déchaîna l’horrible vengeance de Junon, pour faire périr la fille infortunée d’Inachus. Attentif à garantir les jeunes mères de ce fléau, qui s’attache à elles avec plus de violence pendant les feux du midi, tu les conduiras au pâturage, quand le soleil commence à paraître, ou lorsque les astres ramènent la nuit.

Une fois nés, leurs petits appellent tous tes soins. Que d’abord un fer brûlant imprime sa marque sur leur corps, pour distinguer leur race et l’usage auquel on les destine. Les uns repeupleront le troupeau ; les autres, victimes sacrées, seront réservés aux autels ; ceux-ci ouvriront le sein de la terre, et briseront les glèbes dont elle est hérissée. Tout le reste ira en liberté paître l’herbe des prairies.

Ceux que tu veux dresser aux habitudes et aux travaux champêtres, commence de bonne heure à les façonner, à les plier au joug, tandis que leur jeunesse est docile, et leur âge souple aux impressions. D’abord, attache à leur cou un cercle d’osier qui y flotte librement ; ensuite, quand leur fierté sera faite au joug, qu’unis par leurs colliers mêmes, ils marchent de front et du même pas. Que déjà ils traînent des charriots vides, qui laissent à peine des traces sur la poussière. Plus tard, le hêtre façonné en essieu criera sous une charge pesante, et, attelés à un timon d’airain, ils le traîneront avec de pénibles efforts. Cependant à cette jeunesse indomptée tu donneras pour nourriture, outre le gazon, les feuilles minces du saule, l’herbe des marais et le superflu de tes blés. Ne va pas, comme nos pères, garder pour toi le lait dont tes génisses rempliront les vases ; leurs doux nourrissons doivent seuls épuiser leurs mamelles.

Aimes-tu mieux la guerre et ses fiers escadrons, les courses des chars rapides près des rives de l’Alphée et des bois sacrés de Jupiter ? accoutume le cheval à la vue des armes et des combats, au bruit de la trompette, au roulement des roues qui crient sur le sable, et au cliquetis des freins. Que chaque jour, plus sensible aux caresses d’un maître, il tressaille sous la main qui le flatte. Je veux qu’il s’enhardisse à tout cela, dès qu’il sera séparé de la mamelle, et que faible encore, encore craintif et sans expérience, il présente déjà sa tête à un léger licou. Mais a-t-il atteint son quatrième été, que dès lors il commence à tourner dans un manège, à bondir, à marcher en cadence, à développer avec grâce des jarrets nerveux ; et que ses exercices deviennent un travail. Bientôt, à la course, il devancera les vents, et, lancé dans la plaine, libre de tout frein, imprimera à peine ses traces sur la poussière. Tel, des régions hyperborées, se précipite le fougueux Aquilon, dispersant au loin les frimas et les nuages de la Scythie. Les vagues des moissons, les plaines ondoyantes frémissent doucement agitées ; les forêts balancent leur cime harmonieuse, et les flots pressés viennent de loin battre le rivage : l’Aquilon vole, et, dans sa course impétueuse, balaye et les terres et les mers.

Ainsi dressé, ton coursier se couvrira de sueur aux champs d’Élis ; et, impatient de fournir la carrière olympique, il rougira son mors d’une écume sanglante ; ou bien, d’un cou docile, il emportera le char léger du Belge. Attends, pour lui donner une nourriture forte et abondante, qu’il soit dompté ; plus tôt, sa fierté se révolterait contre le fouet, et refuserait d’obéir au frein qui gourmande sa bouche.

Mais, pour entretenir la vigueur des taureaux et des coursiers, le plus sûr moyen est d’éloigner d’eux l’amour et ses aiguillons dangereux. C’est pour cela qu’on relègue le taureau dans des pâturages solitaires ; qu’on le sépare du troupeau par une montagne ou par un large fleuve, et qu’on le garde à l’étable, auprès d’une ample pâture. Car la vue de la génisse mine ses forces et les consume insensiblement. Pour elle, il oublie et les forêts et le pâturage. C’est elle encore dont les charmes puissants forcent souvent deux superbes rivaux à combattre à coups de cornes. Tranquille, la belle génisse erre en liberté dans les forêts de Sila, tandis que ses amants se livrent une horrible guerre, et se couvrent de blessures ; un sang noir ruisselle le long de leurs flancs. Front contre front, ils enlacent leurs cornes et s’entre-choquent avec d’affreux mugissements, qui font retentir et les forêts et les vastes cieux. Désormais une même étable ne les peut réunir ; le vaincu s’exile ; il va, gémissant, cacher sur des bords lointains la honte de sa défaite, les blessures qu’il a reçues d’un orgueilleux vainqueur, et ses amours perdues sans vengeance ; et, l’œil tourné vers l’étable, il s’éloigne lentement de l’empire de ses aïeux. Aussi, sans relâche, il exerce ses forces. La nuit, couché sur d’arides rochers, il se nourrit de ronces et de feuilles amères ; le jour, il s’essaye ; de ses cornes il attaque le tronc des arbres, fatigue l’air de mille coups, et prélude au combat en faisant voler la poussière. Enfin, il a rassemblé ses forces, il a retrouvé sa vigueur ; il part et fond tout à coup sur l’ennemi qui l’a oublié. Tel, formé au sein des mers, le flot d’abord blanchit, s’allonge, s’approche de la plage, se brise avec fracas sur les rochers, s’élève à leur hauteur, et retombe de tout son poids ; au fond de ses abîmes l’onde bouillonne, et vomit un sable noir à sa surface.

Ainsi, tous les êtres qui peuplent la terre, hommes, bêtes fauves, troupeaux, habitants des eaux et des airs, s’abandonnent aux transports et aux ardeurs de l’amour ; l’amour exerce sur tous le même empire. Jamais, oubliant ses lionceaux, la lionne n’erra plus terrible dans les campagnes ; jamais les ours hideux n’ont semé avec plus de fureur la mort et le carnage dans les forêts. Alors le sanglier devient féroce, et le tigre redouble de cruauté. Malheur, hélas ! à ceux qui errent alors dans les déserts de la Libye ! Ne vois-tu pas le frissonnement qui agite tous les membres du cheval, si l’air seulement lui apporte une odeur bien connue ? Ni les freins, ni les fouets, ni les rochers, ni les ravins, ni les fleuves grossis des débris des montagnes ne le peuvent arrêter. Le sanglier sabin lui-même se prépare au combat ; il aiguise ses défenses, il creuse la terre de son pied ; et frottant contre un arbre ses flancs et ses épaules, il les endurcit aux blessures.

Que n’ose point un jeune homme, quand les feux de l’amour dévorent ses veines brûlantes ? La nuit, au plus fort de l’orage, il traverse une mer couverte de ténèbres. Vainement sur sa tête le ciel s’ouvre et la foudre éclate ; vainement l’onde se brise avec fracas contre les rochers ; rien ne peut l’arrêter, ni la voix de ses malheureux parents, ni le désespoir d’une amante dont la mort doit suivre son trépas.

Que dirai-je des lynx de Bacchus, de la race belliqueuse des loups et des chiens ? Les cerfs timides eux-mêmes se livrent des combats. Mais c’est surtout dans les cavales que ces fureurs sont terribles ; Vénus elle-même les leur inspira, lorsqu’aux champs de Béotie elles dévorèrent les membres du malheureux Glaucus. L’amour les emporte au delà des sommets du Gargare, au delà des ondes bruyantes de l’Ascagne ; elles franchissent les monts, elles traversent les fleuves. À peine les feux de l’amour se sont-ils allumés dans leurs veines avides, au printemps surtout, (car c’est au printemps que cette chaleur se réveille), elles s’arrêtent sur la cime des rochers, et, tournées vers le Zéphyr, elles recueillent ses douces haleines, et souvent, ô prodige ! fécondées par son souffle seul, elles se précipitent à travers les rochers, les torrents et les vallées profondes, et non vers les régions d’où tu viens, Eurus, ni vers celles qu’éclaire le soleil naissant, mais du côté de Borée, du côté où, chargé de sombres nuages, l’Auster vient attrister le ciel de ses pluies glaciales. C’est alors qu’elles distillent ce poison que les bergers ont justement appelé hippomane ; l’hippomane qu’ont souvent recueilli de cruelles marâtres pour le mêler avec des herbes vénéneuses, en prononçant des paroles coupables.

Mais le temps fuit ; il fuit sans retour, tandis que le charme de l’amour nous égare dans cette foule de détails.

C’est assez parler des grands troupeaux : nous avons maintenant à nous occuper de la brebis à la riche toison, de la chèvre au long poil. Objet de vos soins, ces animaux feront votre gloire, laborieux habitants des campagnes. Je le sais, il est difficile de vaincre par l’expression l’aridité de la matière, et de prêter à d’humbles sujets l’éclat de la poésie ; mais un doux penchant m’entraîne sur les cimes désertes du Pinde ; j’aime à me frayer, vers les sources sacrées de Castalie, des routes nouvelles. Viens donc, auguste Palès, viens soutenir ma voix.

D’abord, renfermées l’hiver dans de douces étables, les brebis y seront nourries d’herbe, jusqu’à ce que le printemps ramène la verdure : la fougère et la paille, recouvrant la terre, les préserveront, en même temps que des atteintes du froid, de la gale et de la goutte qu’il traîne après lui. Quant aux chèvres, ne les laisse manquer ni de feuilles d’arboisier, ni d’eau fraîche : que leur étable, exposée au soleil du midi, les défende des aquilons, quand le Verseau, déjà sur son déclin, attriste de ses pluies froides les derniers jours de l’année.

Aussi digne de nos soins que la brebis, la chèvre n’est pas moins utile. Les laines de Milet, teintes de la pourpre de Tyr, sont, il est vrai, bien précieuses ; mais la chèvre est plus souvent féconde, et son lait coule plus abondant. Plus ta main pressera ses mamelles, plus entre tes doigts ruissellera la blanche liqueur. De plus, on coupe le long poil du bouc et la barbe qui blanchit son menton, pour l’usage des camps et des pauvres matelots. La chèvre se plaît à parcourir les bois, les hautes montagnes, à brouter la ronce épineuse et le buisson ami des lieux escarpés. Fidèle à son toit, elle y revient d’elle-même, y ramène ses chevreaux, et peut à peine franchir le seuil avec sa mamelle gonflée de lait. Tu protégeras donc sa faiblesse contre le froid et contre les vents, avec d’autant plus de zèle, que, dans tout le reste, elle a moins besoin des soins de l’homme ; apporte-lui de l’herbe et des branches d’arboisier, et, pendant tout l’hiver, ne ferme pas tes greniers.

Mais quand, à l’appel des zéphyrs, le doux printemps, de retour, appelle les brebis aux pâturages et les chèvres dans les bois, parcourons les fraîches campagnes, au lever de l’astre de Vénus, alors que le jour vient d’éclore, qu’un léger frimas blanchit la prairie, et que l’herbe tendre brille encore de la rosée, si agréable aux troupeaux. Lorsque la quatrième heure du jour a réveillé leur soif, et que la cigale plaintive fatigue les bois de son cri monotone, mène-les aux citernes, aux étangs profonds, boire l’eau qui court dans des canaux d’yeuse ; mais, au milieu des chaleurs, qu’elles aillent chercher une sombre vallée, sur laquelle le chêne de Jupiter étende ses antiques et immenses rameaux, et où l’yeuse toujours verte projette au loin son ombre sacrée. Au coucher du soleil, il faut de nouveau les abreuver, de nouveau les faire paître, quand Vesper ramène la fraîcheur, quand la lune, versant la rosée, ranime les forêts, quand l’alcyon fait retentir le rivage de ses cris, et que le rossignol chante dans les buissons.

Dirai-je les pasteurs de Libye, leurs pâturages, et ces solitudes où apparaissent çà et là quelques chétives cabanes ? Le jour, la nuit, souvent durant des mois entiers, on y laisse paître les troupeaux ; ils errent dans de vastes déserts, sans un seul toit pour les recevoir : tant la plaine est immense ! Le berger africain mène tout avec lui : maison, pénates, armes, chien d’Amyclée et carquois de Crète. Tel, sous le poids énorme de ses armes, le soldat romain marche léger où l’appelle la patrie, et, après avoir établi son camp, se présente en corps à l’ennemi surpris.

Il n’en est pas ainsi chez les peuples de Scythie, vers les Palus-Méotides, et aux champs où l’Ister roule dans ses eaux troubles des sables jaunâtres, aux lieux où le mont Rhodope revient sur lui-même, après s’être étendu jusqu’au pôle. Là, les troupeaux restent renfermés dans l’étable ; là, on n’aperçoit ni herbe dans les plaines, ni feuilles sur les arbres ; la terre ne présente qu’un amas informe de neige et une glace continue, profonde de sept coudées. Toujours l’hiver, toujours des vents qui soufflent la froidure ; de sombres brouillards que ne dissipe jamais le Soleil, ni lorsque, animant ses coursiers, il s’élève au plus haut des airs, ni lorsque, précipitant son char vers l’horizon, il le plonge au sein de l’Océan qu’il éclaire de ses feux. Le fleuve rapide sent tout à coup ses eaux enchaînées sous une couche de glace ; l’onde supporte des chars avec leurs jantes de fer, et, là où voguaient des navires, se traînent des charriots. L’airain même se fend ; les vêtements se roidissent sur le corps, et la hache coupe le vin ; les étangs se durcissent en blocs de glace, et des gouttes d’eau qui gèlent en tombant s’attachent à la barbe hérissée. Cependant la neige ne cesse d’obscurcir le ciel : les menus troupeaux périssent ; plus grands et plus vigoureux, les bœufs restent ensevelis sous les frimas ; les cerfs rassemblés et serrés les uns contre les autres, immobiles sous la masse qui les écrase, laissent à peine percer la pointe de leur bois. Pour les prendre, il n’est besoin ni de meutes, ni de toiles, ni d’épouvantails aux plumes mobiles et éclatantes. En vain ils cherchent à écarter les montagnes qui les arrêtent ; le barbare habitant de ces contrées les perce, et, fier de son triomphe, remporte à grands cris sa victime au fond de son antre. C’est là que, dans de profondes cavernes qu’ils ont creusées sous la terre, habitent oisifs et tranquilles ces peuples sauvages, entassant, roulant dans d’immenses brasiers et livrant aux flammes des chênes et des ormes tout entiers. Ils passent la nuit à jouer et s’enivrent avec délices de boissons fermentées, dont le goût acide imite le jus de la vigne. Ainsi vivent, sous la constellation de l’Ourse, ces peuples sans frein et sans lois, toujours battus des vents riphéens, et vêtus seulement de la peau des bêtes fauves.

Si tu fais de la laine l’objet de tes soins, avant tout, fuis les buissons, les ronces et les épines ; évite aussi les gras pâturages, et que ton troupeau se distingue par la blancheur et le moelleux de sa toison. Quant au bélier lui-même, fût-il d’une blancheur éclatante, si tu aperçois sur sa langue une tache noire, rejette-le : les agneaux qui naîtraient de lui seraient marqués de cette sombre couleur ; cherche-lui un successeur dans tout le troupeau. Ce fut, s’il en faut croire la renommée, à la faveur d’une blanche toison que Pan, dieu de l’Arcadie, te surprit, ô Phébé, et sut te tromper en t’appelant au fond des bois ; et tu ne dédaignas pas la voix qui t’appelait.

Préfères-tu le laitage ? porte toi-même à tes brebis le cytise et le lotos en abondance : assaisonne de sel l’herbe que tu leur présentes dans la bergerie : le sel irrite leur soif, gonfle leurs mamelles, et donne à leur lait une saveur plus délicate. Plusieurs séparent les chevreaux de leurs mères et du troupeau, ou arment leur bouche d’une muselière hérissée de pointes de fer. Le lait qu’on a tiré le matin ou dans la journée se met en présure, quand vient la nuit ; celui du soir, le berger va, dès le point du jour, le porter à la ville dans des corbeilles d’osier, ou bien l’assaisonne d’un peu de sel, et le met en réserve pour l’hiver.

Le chien ne doit pas être le dernier objet de tes soins. D’un pain pétri avec le petit-lait le plus gras, nourris et l’agile lévrier de Sparte, et le dogue vigoureux d’Épire. Avec de tels gardiens, tu ne craindras pour tes bergeries ni le voleur nocturne, ni le loup affamé, ni les soudaines attaques de l’indomptable Ibère. Avec eux encore tu poursuivras l’âne sauvage, tu courras et le lièvre et le daim : la meute aboyante relancera dans sa bauge le sanglier, et, poursuivant à grands cris le cerf sur les montagnes, elle le forcera à se jeter dans tes filets.

N’oublie pas non plus de purifier tes étables en y brûlant du bois de cèdre, et d’en chasser les reptiles impurs par l’odeur du galbanum. Souvent, sous la crèche immobile, la perfide vipère se cache, loin du jour qu’elle redoute ; souvent la couleuvre, cruel fléau des bœufs, accoutumée à chercher l’ombre et l’abri, se glisse sous les pieds des troupeaux pour les infecter de son venin. Saisis une pierre, un bâton ; et, quand le monstre se dresse avec menace et gonfle son cou en sifflant, frappe : déjà il a fui, déjà il a caché sa tête au fond de son repaire ; mais le milieu de son corps tortueux et les derniers anneaux de sa queue sont brisés, et l’extrémité de ses replis se traîne lentement après lui.

Il est dans les pâturages de la Calabre un reptile non moins dangereux. Levant fièrement sa tête, ce monstre déroule en replis ondoyants son dos brillant d’écailles et son long ventre tacheté de mille couleurs. Tant que les sources coulent abondantes, tant que le printemps et les pluies qu’il amène entretiennent l’humidité de la terre, il habite les lacs et le bord des fleuves : là, son insatiable voracité s’assouvit sur les poissons et les grenouilles coassantes. Les marais sont-ils desséchés, la terre fendue par une chaleur excessive ; il s’élance dans la plaine, et, roulant des yeux enflammés, il désole les campagnes, rendu furieux par la soif et par la chaleur. Me préservent les dieux de me livrer, en plein air, au doux sommeil, ou de m’étendre sur l’herbe à l’ombre d’une forêt, lorsque, fier de sa peau nouvelle, et brillant de jeunesse, il s’avance, et que, laissant dans sa demeure ses petits ou ses œufs, il se dresse au soleil, et fait dans sa gueule vibrer un triple dard !

Je vais aussi t’apprendre les causes et les symptômes des maladies qui attaquent les troupeaux. La gale immonde infecte les brebis, lorsqu’une pluie froide ou une forte gelée a pénétré leurs chairs jusqu’au vif, ou lorsque, après la tonte, on ne lave pas la sueur qui les mouille, et que des ronces ont déchiré leur peau. Pour prévenir le mal, les bergers ont soin de les baigner dans une onde pure, et de plonger dans l’endroit le plus profond le bélier qui, avec sa toison chargée d’eau, s’abandonne au courant du fleuve. D’autres, après la tonte, leur frottent le corps avec un mélange de marc d’huile d’olive, d’écume d’argent, de soufre vif, de poix et de cire grasse, avec le jus de l’oignon, de l’ellébore et du bitume noir. Mais le remède le plus puissant, c’est d’ouvrir l’ulcère par une incision. Le mal se nourrit et augmente en demeurant caché, si le berger néglige d’y appliquer la main du médecin, et, sans agir, se contente d’adresser des vœux au ciel. Quand le poison a pénétré jusqu’à la moelle des os, et y cause une douleur violente, quand la fièvre brûle et dessèche les membres, il faut, pour en calmer les accès, que, du pied de l’animal, le fer, ouvrant une veine, fasse jaillir le sang : c’est la méthode des Bisaltes, et de l’infatigable Gelon, lorsque, fuyant sur le Rhodope ou dans les déserts de la Scythie, il boit du lait épaissi avec du sang de cheval.

Quand tu verras une brebis chercher souvent l’ombrage, effleurer nonchalamment la pointe de l’herbe, marcher la dernière du troupeau, se coucher au milieu de la prairie, revenir trop tard et seule à la bergerie, hâte-toi ; que le fer coupe le mal dans sa racine, avant qu’une funeste contagion se glisse au milieu de cette foule imprévoyante.

Les orages qui bouleversent les mers sont moins nombreux que les maladies qui attaquent les bergeries ; et ces maladies ne saisissent pas seulement quelques animaux isolés ; mais, au milieu des plus beaux pâturages, elles enlèvent les troupeaux et l’espérance des troupeaux, et tarissent la race tout entière dans sa source. Pour en juger, tu n’as qu’à parcourir le sommet des Alpes, les hauteurs fortifiées de la Norique, et les champs de l’Iapydie arrosés par le Timave. Ces lieux où régnaient les bergers n’offrent plus, même après tant d’années, que d’immenses solitudes. Là, jadis, un air pestilentiel, s’embrasant de tous les feux de l’automne, fit périr les animaux domestiques et les bêtes sauvages, empoisonna les lacs, infecta les pâturages. La mort se présentait sous plus d’une forme : d’abord, un feu brûlant courait de veine en veine, desséchait les membres de l’animal, bientôt gonflés d’une liqueur corrosive qui lentement calcinait et dévorait leurs os.

Souvent, auprès de l’autel où elle allait être immolée en l’honneur des dieux, tandis qu’on parait sa tête d’une bandelette sacrée, la victime tomba mourante au milieu des sacrificateurs trop lents à frapper ; ou, si leur main plus prompte en prévenait la chute, ses entrailles placées sur l’autel ne brûlaient pas, et le prêtre consulté y cherchait en vain une réponse. À peine le fer sacré était teint de quelques gouttes de sang ; à peine un peu d’humeur corrompue mouillait la superficie du sol.

Cependant les jeunes taureaux meurent épars çà et là au milieu des riantes prairies, et exhalent le doux souffle de la vie auprès d’une crèche remplie d’herbe. La rage s’empare des chiens caressants, et le porc est suffoqué par une toux violente qui serre sa gorge ulcérée.

Il tombe, le malheureux coursier, jadis vainqueur, oubliant et les plaines et les exercices qu’il aimait ! il se détourne des fontaines, et du pied frappe sans cesse la terre ; son oreille est baissée, sa sueur intermittente, et froide aux approches de la mort : sa peau desséchée se durcit et résiste à la main qui la touche. Tels sont, dans les premiers jours, les symptômes de la maladie. Si elle fait des progrès, si elle s’irrite, alors les yeux s’enflamment ; du fond de la poitrine la respiration sort difficilement, entrecoupée quelquefois de pénibles gémissements et de longs soupirs qui tendent les flancs de l’animal. De ses narines jaillit un sang noir, et sa langue, rude et aride, obstrue son gosier. Un vin pur épanché, à l’aide d’une corne, dans la gorge, parut d’abord l’unique moyen de le sauver ; mais bientôt cela même fut une cause de mort. Ranimé par ce breuvage, ses forces se changeaient en fureur, et, dans les convulsions de la mort (dieux, loin de nous ce délire ! gardez-le pour vos ennemis !), il déchirait lui-même de ses dents décharnées ses membres en lambeaux.

Plus loin, le taureau, fumant sous le poids de la charrue, tombe tout à coup, vomit un sang mêlé d’écume, et pousse un profond et dernier gémissement. Triste, le laboureur va dételer l’autre bœuf affligé de la mort d’un frère, et laisse sa charrue au milieu du sillon commencé.

Ombres épaisses des forêts, tendre verdure des prairies, rien ne saurait ranimer leur langueur ; rien, pas même le ruisseau qui, plus pur que le cristal, coule sur un lit de cailloux, à travers la plaine. Leurs flancs s’affaissent ; une morne stupeur appesantit leurs yeux éteints, et leur tête alourdie se penche sous son poids vers la terre. Que leur servent, hélas ! tant de travaux, tant de bienfaits ? Que leur sert d’avoir, d’un soc pesant, retourné une terre rebelle ? Pourtant ce ne sont ni les vins du Massique, ni les mets somptueux qui les tuent. Ils ont pour nourriture la feuille de l’arbrisseau et l’herbe des prairies ; pour boisson, une source fraîche ou l’onde d’un fleuve rapide ; et jamais les soucis n’interrompent leur doux sommeil.

Ce fut alors, dit-on, que, dans ces contrées, on chercha vainement des génisses pour les fêtes de Junon, et que des buffles d’inégale grandeur conduisirent aux temples le char et les offrandes. On vit donc des malheureux, pour enfouir les graines, déchirer péniblement la terre avec le hoyau, y enfouir même les semences avec leurs ongles, et jusqu’au sommet des montagnes traîner, le cou tendu, des chariots criant sous l’effort.

Le loup ne va plus la nuit rôder autour du bercail pour surprendre les troupeaux : un mal, plus violent que la faim, a dompté sa rage. Le daim timide, le cerf que tout alarmait, errent maintenant confondus avec les chiens, autour des demeures de l’homme. Les habitants de la vaste mer, et tout ce qui nage dans ses abîmes, gisent sur le rivage, comme autant de cadavres naufragés qu’y ont jetés les flots. Les phoques se réfugient dans les fleuves, étonnés de les recevoir. La vipère, mal défendue par sa retraite souterraine, expire, et l’hydre, effrayée, dresse vainement ses écailles. Aux oiseaux même l’air est mortel, et ils tombent sur la terre, laissant la vie au sein des nuages.

En vain on change de pâturages ; les remèdes se tournent en poison. Les maîtres de l’art, les Chiron, les Mélampe, cèdent à la force du mal. Échappée des gouffres ténébreux du Styx, la pâle Tisiphone exerce aussi ses fureurs ; et, faisant marcher devant elle les Maladies et la Peur, elle lève, au-dessus de ses victimes amoncelées, une tête de jour en jour plus avide de carnage. Les bêlements des brebis, les mugissements des taureaux retentissent au loin sur la rive des fleuves, dans le fond des vallons, au sommet des montagnes. Déjà l’impitoyable furie multiplie les funérailles, et, dans le bercail même, amoncelle les cadavres qui tombent par lambeaux en une honteuse dissolution, avant qu’on les enfouisse dans des fosses profondes ; car leurs peaux n’étaient d’aucun usage : l’eau et le feu ne les pouvaient purifier. On n’eût même osé tondre les brebis mortes de la contagion, ou toucher ces tissus empoisonnés. Malheur à qui eût essayé de s’en revêtir ! À l’instant son corps se couvrait de pustules ardentes : de ses membres infects coulait une sueur immonde, et bientôt, au seul contact de ce vêtement, il périssait consumé par le feu sacré.