Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Les Funérailles du docteur Mathurin

Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume II (p. 121-143).
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LES FUNÉRAILLES
DU
DOCTEUR MATHURIN[1]

Pourquoi ne t’offrirais-je pas encore ces nouvelles pages, cher Alfred ?[2]

De tels cadeaux sont plus chers à celui qui les fait qu’à celui qui les reçoit, quoique ton amitié leur donne un prix qu’ils n’ont pas. Prends-les donc comme venant de deux choses qui sont à toi : et l’esprit qui les a conçues, et la main qui les a écrites.

Se sentant vieux, Mathurin voulut mourir, pensant bien que la grappe trop mûre n’a plus de saveur. Mais pourquoi et comment cela ?

Il avait bien 70 ans environ. Solide encore malgré ses cheveux blancs, son dos voûté et son nez rouge, en somme c’était une belle tête de vieillard. Son œil bleu était singulièrement pur et limpide, et des dents blanches et fines sous de petites lèvres minces et bien ciselées annonçaient une vigueur gastronomique rare à cet âge, où l’on pense plus souvent à dire ses prières et à avoir peur qu’à bien vivre.

Le vrai motif de sa résolution, c’est qu’il était malade et que tôt ou tard il fallait sortir d’ici-bas. Il aima mieux prévenir la mort que de se sentir arraché par elle. Ayant bien connu sa position, il n’en fut ni étonné ni effrayé, il ne pleura pas, il ne cria pas, il ne fit ni humbles prières ni exclamations ampoulées, il ne se montra ni stoïcien, ni catholique, ni psychologue, c’est-à-dire qu’il n’eut ni orgueil, ni crédulité, ni bêtise ; il fut grand dans sa mort et son héroïsme surpassa celui d’Épaminondas, d’Annibal, de Caton, de tous les capitaines de l’antiquité et de tous les martyrs chrétiens, celui du chevalier d’Assas, celui de Louis XVI, celui de saint Louis, celui de M. de Talleyrand mourant dans sa robe de chambre verte, et même celui de Fieschi qui disait des pointes encore quand on lui coupa le cou ; tous ceux, enfin, qui moururent par une conviction quelconque, par un dévouement quel qu’il soit, et ceux qui se fardèrent à leur dernière heure encore pour être plus beaux, se drapant dans leur linceul comme dans un manteau de théâtre, capitaines sublimes, républicains stupides, martyrs héroïques et entêtés, rois détrônés, héros du bagne. Oui, tous ces courages-là furent surpassés par un seul courage, ces morts-là furent éclipsés par un seul mort, par le docteur Mathurin, qui ne mourut ni par conviction, ni par orgueil, ni pour jouer un rôle, ni par religion, ni par patriotisme, mais qui mourut d’une pleurésie qu’il avait depuis huit jours, d’une indigestion qu’il se donna la veille — la première de sa vie, car il savait manger.

Il se résigna donc, comme un héros, à franchir de plain-pied le seuil de la vie, à entrer dans le cercueil la tête haute ; je me trompe, car il fut enterré dans un baril. Il ne dit pas, comme Caton : « Vertu, tu n’es qu’un nom », ni comme Grégoire VII : « J’ai fait le bien et fui l’iniquité, voilà pourquoi je meurs en exil », ni comme Jésus-Christ : « Mon père, pourquoi m’avez-vous délaissé » ; il mourut en disant tout bonnement : « Adieu amusez-vous bien ! ».

Un poète romantique aurait acheté un boisseau de charbon de terre et serait mort au bout d’une heure, en faisant de mauvais vers et en avalant de la fumée ; un autre se serait donné l’onglée, en se noyant dans la Seine au mois de janvier ; les uns auraient bu une détestable liqueur qui les aurait fait mourir avant de se rendormir, pleurant déjà sur leur bêtise ; un martyr se serait amusé à se faire couler du plomb dans la bouche et à gâter ainsi son palais ; un républicain aurait tenté d’assassiner le roi, l’aurait manqué et se serait fait couper la tête, voilà de singulières gens ! Mathurin ne mourut pas ainsi, la philosophie lui défendait de se faire souffrir.

Vous me demanderez pourquoi on l’appelait docteur ? Vous le saurez un jour, car je puis bien vous le faire connaître plus au long, ceci n’étant que le dernier chapitre d’une longue œuvre qui doit me rendre immortel comme toutes celles qui sont inédites. Je vous raconterai ses voyages, j’analyserai tous les livres qu’il a faits, je ferai un volume de notes sur ses commentaires et un appendice de papier blanc et de points d’exclamation à ses ouvrages de science, car c’était un savant des plus savants en toutes les sciences possibles. Sa modestie surpassait encore toutes ses connaissances, on ne croyait même pas qu’il sût lire ; il faisait des fautes de français, il est vrai, mais il savait l’hébreu et bien d’autres choses. Il connaissait la vie surtout, il savait à fond le cœur des hommes, et il n’y avait pas moyen d’échapper au critérium de son œil pénétrant et sagace ; quand il levait la tête, abaissait sa paupière, et vous regardait de côté en souriant, vous sentiez qu’une sonde magnétique entrait dans votre âme et en fouillait tous les recoins.

Cette lunette des contes arabes avec laquelle l’œil perçait les murailles, je crois qu’il l’avait dans sa tête, c’est-à-dire qu’il vous dépouillait de vos vêtements et de vos grimaces, de tout le fard de vertu qu’on met sur ses rides, de toutes les béquilles qui vous soutiennent, de tous les talons qui vous haussent ; il arrachait aux hommes leur présomption, aux femmes leur pudeur, aux héros leur grandeur, au poète son enflure, aux mains sales leurs gants blancs. Quand un homme avait passé devant lui, avait dit deux mots, avancé de deux pas, fait le moindre geste, il vous le rendait nu, déshabillé et grelottant au vent.

Avez-vous quelquefois, dans un spectacle, à la lueur du lustre aux mille feux, quand le public s’agite tout palpitant, que les femmes parées battent des mains, et qu’on voit partout des sourires sur des lèvres roses, diamants qui brillent, vêtements blancs, richesses, joies, éclat, vous êtes-vous figuré toute cette lumière changée en ombre, ce bruit devenu silence et toute cette vie rentrée au néant, et, à la place de tous ces êtres décolletés, aux poitrines haletantes, aux cheveux noirs nattés sur des peaux blanches, des squelettes qui seront longtemps sous la terre où ils ont marché et réunis ainsi dans un spectacle pour s’admirer encore, pour voir une comédie qui n’a pas de nom, qu’ils jouent eux-mêmes, dont ils sont les acteurs éternels et immobiles ?

Mathurin faisait à peu près de même, car à travers le vêtement il voyait la peau, la chair sous l’épiderme, la moelle dans l’os, et il exhumait de tout cela lambeaux sanglants, pourriture du cœur, et souvent, sur des corps sains, vous découvrait une horrible gangrène.

Cette perspicacité qui a fait les grands politiques, les grands moralistes, les grands poètes, n’avait servi qu’à le rendre heureux ; c’est quelque chose, quand on sait que Richelieu, Molière et Shakespeare ne le furent pas. Il avait vécu, poussé mollement par ses sens, sans malheur ni bonheur, sans effort, sans passion et sans vertu, ces deux meules qui usent les lames à deux tranchants. Son cœur était une cuve, où rien de trop ardent n’avait fermenté, et, dès qu’il l’avait crue assez pleine, il l’avait vite fermée, laissant encore de la place pour du vide, pour la paix. Il n’était donc ni poète ni prêtre, il ne s’était pas marié, il avait le bonheur d’être bâtard, ses amis étaient en petit nombre et sa cave était bien garnie ; il n’avait ni maîtresses qui lui cherchaient querelle, ni chien qui le mordît ; il avait une excellente santé et un palais extrêmement délicat. Mais je dois vous parler de sa mort.

Il fit donc venir ses disciples (il en avait deux) et il leur dit qu’il allait mourir, qu’il était las d’être malade et d’avoir été tout un jour à la diète.

C’était la saison dorée où les blés sont mûrs ; le jasmin, déjà blanc, embaume le feuillage de la tonnelle, on commence à courber la vigne, les raisins pendent en grappes sur les échalas, le rossignol chante sur la haie, on entend des rires d’enfants dans les bois, les foins sont enlevés.

Oh ! jadis les nymphes venaient danser sur la prairie et se formaient des guirlandes avec les fleurs des prés, la fontaine murmurait un roucoulement frais et amoureux, les colombes allaient voler sur les tilleuls. Le matin encore, quand le soleil se lève, l’horizon est toujours d’un bleu vaporeux et la vallée répand sur les coteaux un frais parfum, humide des baisers de la nuit et de la rosée des fleurs.

Mathurin, couché depuis plusieurs jours, dormait sur sa couche. Quels étaient ses songes ? Sans doute comme sa vie, calmes et purs. La fenêtre ouverte laissait entrer à travers la jalousie des rayons de soleil, la treille grimpant le long de la muraille grise, nouait ses fruits mûrs aux branches mêlées de la clématite ; le coq chantait dans la basse-cour, les faneurs reposaient à l’ombre, sous les grands noyers aux troncs tapissés de mousses. Non loin et sous les ormeaux, il y avait un rond de gazon où ils allaient souvent faire la méridienne, et dont la verdure touffue n’était seulement tachée que d’iris et de coquelicots. C’est là que, couchés sur le ventre ou assis et causant, ils buvaient ensemble pendant que la cigale chantait, que les insectes bourdonnaient dans les rayons du soleil, et que les feuilles remuaient sous le souffle chaud des nuits d’été.

Tout était paix, calme et joie tranquille. C’est là que dans un oubli complet du monde, dans un égoïsme divin, ils vivaient, inactifs, inutiles, heureux. Ainsi, pendant que les hommes travaillaient, que la société vivait avec ses lois, avec son organisation multiple, tandis que les soldats se faisaient tuer et que les intrigants s’agitaient, eux, ils buvaient, ils dormaient. Accusez-les d’égoïsme, parlez de devoir, de morale, de dévouement ; dites encore une fois qu’on se doit au pays, à la société ; rabâchez bien l’idée d’une œuvre commune, chantez toujours cette magnifique trouvaille du plan de l’univers, vous n’empêcherez pas qu’il n’y ait des gens sages et des égoïstes, qui ont plus de bon sens avec leur ignoble vice que vous autres avec vos sublimes vertus.

Ô hommes, vous qui marchez dans les villes, faites les révolutions, qui abattez des trônes, remuez le monde, et qui, pour faire regarder vos petits fronts, faites bien de la poussière sur la route battue du genre humain, je vous demande un peu si votre bruit, vos chars de triomphe et vos fers, si vos machines et votre charlatanisme, si vos vertus, si tout cela vaut une vie calme et tranquille, où l’on ne casse rien que des bouteilles vides, où il n’y a d’autre fumée que celle d’une pipe, d’autre dégoût que celui d’avoir trop mangé.

Ainsi vivaient-ils, et pendant que le sang coulait dans les guerres civiles, que le gouvernail de l’État était disputé entre des pirates et des ineptes, et qu’il se brisait dans la tempête, pendant que les empires s’écroulaient, qu’on s’assassinait et qu’on vivait, qu’on faisait des livres sur la vertu et que l’État ne vivait que de vices splendides, qu’on donnait des prix de morale et qu’il n’y avait de beau que les grands crimes, le soleil pour eux faisait toujours mûrir leurs raisins, les arbres avaient tout autant de feuilles vertes, ils dormaient toujours sur la mousse des bois, et faisaient rafraîchir leur vin dans l’eau des lacs.

Le monde vivait loin d’eux, et le bruit même de ses cris n’arrivait pas jusqu’à leurs pieds, une parole rapportée des villes aurait troublé le calme de leurs cœurs ; aucune bouche profane ne venait boire à cette coupe de bonheur exceptionnel, ils ne recevaient ni livres, ni journaux, ni lettres, la bibliothèque commune se composait d’Horace, de Rabelais — ai-je besoin de dire qu’il y avait toutes les éditions de Brillat-Savarin et du Cuisinier ? — Pas un bout de politique, pas un fragment de controverse, de philosophie ou d’histoire, aucun des hochets sérieux dont s’amusent les hommes ; n’avaient-ils pas toujours devant eux la nature et le vin, que fallait-il de plus ? Indiquez-moi donc quelque chose qui surpasse la beauté d’une belle campagne illuminée de soleil et la volupté d’une amphore pleine d’un vin limpide et pétillant ? et d’abord, quelle qu’elle soit, la réponse que vous allez faire les aurait fait rire de pitié, je vous en préviens.

Cependant Mathurin se réveilla ; ils étaient là au bout de son lit, il leur dit :

— À boire, pour vous et pour moi ! trois verres et plusieurs bouteilles ! Je suis malade, il n’y a plus de remède, je veux mourir, mais avant j’ai soif et très soif… Je n’ai aucune soif des secours de la religion ni aucune faim d’hostie, buvons donc pour nous dire adieu.

On apporta des bouteilles de toutes les espèces et des meilleures, le vin ruissela à flots pendant vingt heures, et avant l’aurore ils étaient gris.

D’abord ce fut une ivresse calme et logique, une ivresse douce et prolongée à loisir. Mathurin sentait sa vie s’en aller et, comme Sénèque, qui se fit ouvrir les veines et mettre dans un bain, il se plongea avant de mourir dans un bain d’excellent vin, baigna son cœur dans une béatitude qui n’a pas de nom, et son âme s’en alla droit au Seigneur, comme une outre pleine de bonheur et de liqueur.

Quand le soleil se fut baissé, ils avaient déjà bu, à trois, quinze bouteilles de beaune (1re qualité 1834) et fait tout un cours de théodicée et de métaphysique.

Il résuma toute sa science dans ce dernier entretien.

Il vit l’astre s’abaisser pour toujours et fuir derrière les collines ; alors, se levant et tournant les yeux vers le couchant, il regarda la campagne s’endormir au crépuscule. Les troupeaux descendaient, et les clochettes des vaches sonnaient dans les clairières, les fleurs allaient fermer leur corolle, et des rayons du soleil couchant dessinaient sur la terre des cercles lumineux et mobiles ; la brise des nuits s’éleva, et les feuilles des vignes, à son souffle, battirent sur leur treillage, elle pénétra jusqu’à eux et rafraîchit leurs joues enflammées.

— Adieu, dit Mathurin, adieu ! demain je ne verrai plus ce soleil, dont les rayons éclaireront mon tombeau, puis ses ruines, et sans jamais venir à moi. Les ondes couleront toujours, et je n’entendrai pas leur murmure. Après tout, j’ai vécu, pourquoi ne pas mourir ? La vie est un fleuve, la mienne a coulé entre des prairies pleines de fleurs, sous un ciel pur, loin des tempêtes et des nuages, je suis à l’embouchure, je me jette dans l’Océan, dans l’infini ; tout à l’heure, mêlé au tout immense et sans bornes, je n’aurai plus la conscience de mon néant. Est-ce que l’homme est quelque chose de plus qu’un simple grain de sel de l’Océan ou qu’une bulle de mousse sur le tonneau de l’Électeur ?

« Adieu donc, vents du soir, qui soufflez sur les roses penchées, sur les feuilles palpitantes des bois endormis, quand les ténèbres viennent ; elles palpiteront longtemps encore, les feuilles des orties qui croîtront sur les débris cassés de ma tombe. Naguère, quand je passais, riant, près des cimetières, et qu’on entendait ma voix chanter le long du mur, quand le hibou battait de l’aile sur les clochers, que les cyprès murmuraient les soupirs des morts, je jetais un œil calme sur ces pierres qui recélaient l’éternité tout entière avec les débris de cadavres, c’était pour moi un autre monde, où ma pensée même pouvait à peine m’y transporter dans l’infini d’une vague rêverie.

« Maintenant mes doigts tremblants touchent aux portes de cet autre monde, et elles vont s’ouvrir, car j’en remue le marteau d’un bras de colère, d’un bras désespéré.

« Que la mort vienne, qu’elle vienne ! elle me prendra tout endormi dans son linceul, et j’irai continuer le songe éternel sous l’herbe douce du printemps ou sous la neige des hivers, qu’importe ! et mon dernier sourire sera pour elle, je lui donnerai des baisers pleins de vin, un cœur plein de la vie et qui n’en veut plus, un cœur ivre et qui ne bat pas.

« La souveraine beauté, le souverain bonheur, n’est-ce pas le sommeil ? et je vais dormir, dormir sans réveil, longtemps, toujours. Les morts… ».

À cette belle phrase graduée, il s’interrompit pour boire et continua :

— La vie est un festin, il y en a qui meurent gorgés de suite et qui tombent sous la table, d’autres rougissent la nappe de sang et de souillures sans nombre, ceux qui n’y versent que des taches de vin et pas de larmes, d’autres sont étourdis des lumières, du bruit, dégoûtés du fumet des mets, gênés par la cohue, baissant la tête et se mettant à pleurer. Heureux les sages, qui mangent longuement, écartent les convives avides, les valets impudents qui les tiraillent, et qui peuvent, le dernier jour, au dessert, quand les uns dorment, que les autres sont ivres dès le premier service, qu’un grand nombre sont partis malades, boire enfin les vins les plus exquis, savourer les fruits les plus mûrs, jouir lentement des dernières fins de l’orgie, vider le reste d’un grand coup, éteindre les flambeaux, et mourir !

Comme l’eau limpide que la nymphe de marbre laisse tomber murmurante de sa conque d’albâtre, il continua ainsi longtemps de parler, de cette voix grave et voluptueuse à la fois, pleine de cette mélancolie gaie qu’on a dans les suprêmes moments, et son âme s’épanchait de ses lèvres comme l’eau limpide.

La nuit était venue, pure, amoureuse, une nuit bleue, éclairée d’étoiles ; pas un bruit, que celui de la voix de Mathurin qui parla longtemps à ses amis. Ils l’écoutaient en le contemplant. Assis sur sa couche, son œil commençait à se fermer, la flamme blanche des bougies remuait au vent, l’ombre, qu’elle rayait, tremblait sur le lambris, le vin pétillait dans les verres, et l’ivresse sur leurs figures ; assis sur le bord de la tombe, Mathurin y avait posé sa gourde, elle ne se fermera que quand il l’aura bue.

Vienne donc cette molle langueur des sens, qui enivre jusqu’à l’âme ; qu’elle le balance dans une mollesse infinie, qu’il s’endorme en rêvant de joies sans nombre, en disant aussi nunc pulsandum tellus, que les nymphes antiques jettent leurs roses embaumées sur ses draps rougis, dont il fait son linceul, et viennent danser devant lui dans une ronde gracieuse, et, pour adieu toutes les beautés que le cœur rêve, le charme des premières amours, la volupté des plus longs baisers et des plus suaves regards ; que le ciel se fasse plus étoilé et ait une nuit plus limpide ; que des clartés d’azur viennent éclairer les joies de cette agonie, fassent le vent plus frais, plus embaumant ; que des voix s’élèvent de dessus l’herbe et chantent pendant qu’il boit les dernières gouttes de la vie ; que ses yeux fermés tressaillent comme sous le plus tendre embrassement ; que tout soit, pour cet homme, bonheur jusqu’à la mort, paix jusqu’au néant ; que l’éternité ne soit qu’un lit pour le bercer dans les siècles !

Mais regardez-les. Jacques s’est levé et a fermé la fenêtre, le vent venait sur Mathurin, il commençait à claquer des dents ; ils ont rapproché plus près la table ronde du lit, la fumée de leurs pipes monte au plafond et se répand en nuages bleus qui montent ; on entend leurs verres s’entrechoquer, et leurs paroles, le vin tombe par terre, ils jurent, ils ricanent ; cela va devenir horrible, ils vont se mordre. Ne craignez rien, ils mordent une poularde grasse, et les truffes qui s’échappent de leurs lèvres rouges roulent sur le plancher.

Mathurin parle politique.

— La démocratie est une bonne chose pour les gens pauvres et de mauvaise compagnie. On parviendra peut-être un jour, hélas ! à ce que tous les hommes puissent boire de la piquette. De ce jour-là on ne boira plus de constance. Si les nobles, dont la tyrannie (ils avaient de si bons cuisiniers !)… j’en étais donc à la Révolution… Pauvres moines ! ils cultivaient si bien la vigne ! Ainsi Robespierre… Oh ! le drôle de corps, qui mangeait de la vache chez un menuisier, et qui est resté pur au pouvoir, et qui a la plus exécrable réputation… bien méritée ! S’il avait eu un peu plus d’esprit, qu’il eût ruiné l’État, entretenu des maîtresses sur les fonds publics, bu du vin au lieu de répandre du sang, ce serait un homme justement, dignement vertueux… Je disais donc que Fourier… un bien beau morceau sur l’art culinaire… ce qui n’empêche que Washington ne fût un grand homme et Monthyon quelque chose de surhumain, de divin, presque de sur-stupide ; il s’agirait de définir la vertu avant d’en décerner les prix. Celui qui en aurait donné une bonne classification, qui, auparavant, l’aurait bien établie avec des caractères tranchés, nettement exprimés, positifs en un mot, celui-là aurait mérité un prix extraordinaire, j’en conviens ; il lui aurait fallu déterminer jusqu’à quel point l’orgueil entre dans la grandeur, la niaiserie dans la bienfaisance, marquer la limite précise de l’intérêt et de la vanité ; il aurait fallu citer des exemples et faire comprendre trois mots incompréhensibles : moralité, liberté, devoir, et montrer (ç’aurait été le sublime de la proposition et on aurait pu enfermer ça dans une période savante) comme les hommes sont libres tout en ayant des devoirs, comment ils peuvent avoir des devoirs puisqu’ils sont libres ; s’étendre longuement aussi, par manière de hors d’œuvre et de digression favorable, sur la vertu récompensée et le vice puni ; on soutiendrait historiquement que Nabuchodonosor, Alexandre, Sésostris, César, Tibère, Louis XI, Rabelais, Byron, Napoléon et le marquis de Sade étaient des imbéciles, et que Mardochée, Caton, Brutus, Vespasien, Édouard le Confesseur, Louis XII, Lafayette, Montyon, l’homme au manteau bleu, et Parmentier, et Poivre, étaient des grands hommes, des grands génies, des Dieux, des êtres…

Mathurin se mit à rire en éternuant, sa face se dilatait, tous ses traits étaient plissés par un sourire diabolique, l’éclair jaillissait de ses yeux, le spasme saccadait ses épaules ; il continua :

— Vive la philanthropie ! — un verre de frappé ! — l’histoire est une science morale par-dessus tout, à peu près comme la vue d’une maison de filles et celle d’un échafaud plein de sang ; les faits prouvent pourtant que tout est pour le mieux. Ainsi les Hébreux, assassinés par leurs vainqueurs, chantaient des psaumes que nous admirons comme poésie lyrique ; les chrétiens, qu’on égorgeait, ne se doutaient pas qu’ils fondaient une poésie aussi, une société pure et sans tache ; Jésus-Christ, mort et descendant de sa croix, fournit, au bout de seize siècles, le sujet d’un beau tableau ; les croisades, la Réforme, 93, la philosophie, la philanthropie qui nourrit les hommes avec des pommes de terre et les vaches avec des betteraves, tout cela a été de mieux en mieux ; la poudre à canon, la guillotine, les bateaux à vapeur et les tartes à la crème sont des inventions utiles, vous l’avouerez, à peu près comme le tonnerre ; il y a des hommes réduits à l’état de terreneuviens, et qui sont chargés de donner la vie à ceux qui veulent la perdre, ils vous coupent la plante des pieds pour vous faire ouvrir les yeux, et vous abîment de coups de poing pour vous rendre heureux ; ne pouvant plus marcher, on vous conduit à l’hôpital, où vous mourez de faim, et votre cadavre sert encore après vous à faire dire des bêtises sur chaque fibre de votre corps et à nourrir de jeunes chiens qu’on élève pour des expériences. Ayez la ferme conviction d’une providence éternelle, et du sens commun des nations. Combien y a-t-il d’hommes qui en aient ?… Le bordeaux se chauffe toujours… l’ordre des comestibles est des plus substantiels aux plus légers, celui des boissons des plus tempérées aux plus fumeuses et aux plus parfumées… si vous voulez qu’une alouette soit bonne, coupez par le milieu.

— Et la Providence, maître ?

— Oui je crois que le soleil fait mûrir le raisin et qu’un gigot de chevreuil mariné est une bonne chose… tout n’est pas fini, et il y a deux sciences éternelles : la philosophie et la gastronomie. Il s’agit de savoir si l’âme va se réunir à l’essence universelle, ou si elle reste à part comme individu, et où elle va, dans quel pays… et comment on peut conserver longtemps du bourgogne… Je crois qu’il y a encore une meilleure manière d’arranger le homard… et un plan nouveau d’éducation, mais l’éducation ne perfectionne guère que les chiens quant au côté moral. J’ai cru longtemps à l’eau de Seltz et à la perfectibilité humaine, je suis convaincu maintenant de l’absinthe ; elle est comme la vie : ceux qui ne savent pas la prendre font la grimace.

— Nierez-vous donc l’immortalité de l’âme ?

— Un verre de vin !

— La récompense et le châtiment ?

— Quelle saveur ! dit Mathurin après avoir bu et contractant ses lèvres sur ses dents.

— Le plan de l’univers, qu’en pensez-vous ?

— Et toi, que penses-tu de l’étoile de Sirius ? penses-tu mieux connaître les hommes que les habitants de la lune ? l’histoire même est un mensonge réel.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire que les faits mentent, qu’ils sont et qu’ils ne sont plus, que les hommes vivent et meurent, que l’être et le néant sont deux faussetés qui n’en font qu’une, qui est le toujours !

— Je ne comprends pas, maître.

— Et moi encore moins, répondit Mathurin.

— Cela est bien profond, dit Jacques aux trois quarts ivre, et il y a sous ce dernier mot une grande finesse.

— N’y a-t-il pas entre moi et vous deux, entre un homme et un grain de sable, entre aujourd’hui et hier, cette heure-ci et celle qui va venir, des espaces que la pensée ne peut mesurer et des mondes de néants entiers qui les remplissent ? La pensée même peut-elle se résumer ? Te sens-tu dormir ? et lorsque ton esprit s’élève et s’en va de son enveloppe, ne crois-tu pas quelquefois que tu n’es plus, que ton corps est tombé, que tu marches dans l’infini comme le soleil, que tu roules dans un gouffre comme l’Océan sur son lit de sable, et ton corps n’est plus ton corps, cette chose tourmentée, qui est sur toi, n’est qu’un voile rempli d’une tempête qui bat ? t’es-tu pris à douter de la nature, de la sensation elle-même ? Prends un grain de sable, il y a là un abîme à creuser pendant des siècles ; palpe-toi bien pour voir si tu existes, et quand tu sauras que tu existes, il y a là un infini que tu ne sonderas pas.

Ils étaient gris, ils ne comprenaient guère une tartine métaphysique aussi plate.

— Cela veut dire que l’homme voit aussi clair en lui et autour de lui que si tu étais tombé ivre mort au fond d’une barrique de vin plus grande que l’Atlantique. Soutenir ensuite qu’il y a quelque chose de beau dans la création, vouloir faire un concert de louanges avec tous les cris de malédiction qui retentissent, de sanglots qui éclatent, de ruines qui croulent, c’est là la philosophie de l’histoire, disent-ils ; quelle philosophie ! Élevez-moi une pyramide de têtes de morts et vantez la vie ! chantez la beauté des fleurs, assis sur un fumier ! le calme et le murmure des ondes, quand l’eau salée entre par les sabords et que le navire sombre : ce que l’œil peut saisir, c’est un horrible fracas d’une agonie éternelle. Regardez un peu la cataracte qui tombe de la montagne, comme son onde bouillonnante entraîne avec elle les débris de la prairie, le feuillage encore vert de la forêt cassé par les vents, la boue des ruisseaux, le sang répandu, les chars qui allaient ; cela est beau et superbe. Approchez, écoutez donc l’horrible râle de cette agonie sans nom, levez les yeux, quelle beauté ! quelle horreur ! quel abîme ! Allez encore, fouillez, déblayez les ruines sans nom, sous ces ruines-là d’autres encore, et toujours ; passez vingt générations de morts entassés les uns sur les autres, cherchez des empires perdus sous le sable du désert, et des palais d’avant le déluge sous l’Océan, vous trouverez peut-être encore des temps inconnus, une autre histoire, un autre monde, d’autres siècles titaniques, d’autres calamités, d’autres désastres, des ruines fumantes, du sang figé sur la terre, des ossements broyés sous les pas.

Il s’arrêta, essoufflé, et ôta son bonnet de coton ; ses cheveux, mouillés de sueur, étaient collés en longues mèches sur son front pâle. Il se lève et regarde autour de lui, son œil bleu est terne comme le plomb, aucun sentiment humain ne scintille de sa prunelle, c’est déjà quelque chose de l’impassibilité du tombeau. Ainsi, placé sur son lit de mort et dans l’orgie jusqu’au cou, calme entre le tombeau et la débauche, il semblait être la statue de la dérision, ayant pour piédestal une cuve et regardant la mort face à face.

Tout s’agite maintenant, tout tourne et vacille dans cette ivresse dernière ; le monde danse au chevet de mort de Mathurin. Au calme heureux des premières libations succèdent la fièvre et ses chauds battements, elle va augmentant toujours, on la voit qui palpite sous leur peau, dans leurs veines bleues gonflées ; leurs cœurs battent, ils soufflent eux-mêmes, on entend le bruit de leurs haleines et les craquements du lit qui ploie sous les soubresauts du mourant.

Il y a dans leur cœur une force qui vit, une colère qu’ils sentent monter graduellement du cœur à la tête ; leurs mouvements sont saccadés, leur voix est stridente, leurs dents claquent sur les verres ; ils boivent, ils boivent toujours, dissertant, philosophant, cherchant la vérité au fond du verre, le bonheur dans l’ivresse et l’éternité dans la mort. Mathurin seul trouva la dernière.

Cette dernière nuit-là, entre ces trois hommes, il se passa quelque chose de monstrueux et de magnifique. Si vous les aviez vus ainsi épuiser tout, tarir tout, exprimer les saveurs des plus pures voluptés, les parfums de la vertu et l’enivrement de toutes les chimères du cœur, et la politique, et la morale, la religion ; tout passa devant eux et fut salué d’un rire grotesque et d’une grimace qui leur fit peur, la métaphysique fut traitée à fond dans l’intervalle d’un quart d’heure, et la morale en se soûlant d’un douzième petit verre. Et pourquoi pas ? si cela vous scandalise, n’allez pas plus loin, je rapporte les faits. Je continue, je vais aller vite, dans le dénombrement épique de toutes les bouteilles bues.

C’est le punch maintenant qui flamboie et qui bout. Comme la main qui le remue est tremblante, les flammes qui s’échappent de la cuillère tombent sur les draps, sur la table, par terre, et font autant de feux follets qui s’éteignent et qui se rallument. Il n’y eut pas de sang avec le punch, comme il arrive dans les romans de dernier ordre et dans les cabarets où l’on ne vend que de mauvais vin, et où le bon peuple va s’enivrer avec de l’eau-de-vie de cidre.

Elle fut bruyante, car ils vocifèrent horriblement ; ils ne chantent pas, ils causent, ils parlent haut, ils crient fort, ils rient sans savoir pourquoi, le vin les fait rire. Et leur âme cède à l’excitation des nerfs, voilà le tourbillon qui l’enlève, l’orgie écume, les flambeaux sont éteints, le punch brûle partout. Mathurin bondit haletant sur sa couche tachée de vin.

— Allons ! poussons toujours, encore…, oui, encore cela ! du kirsch, du rhum, de l’eau et du kirsch, encore… faites brûler, que cela flambe et que cela soit chaud, bouillant… casse la bouteille, buvons à même !

Et quand il eut fini, il releva la tête, tout fier, et regarda les deux autres, les yeux fixes, le cou tendu, la bouche souriante ; sa chemise était trempée d’eau-de-vie, il suait à grosses gouttes, l’agonie venait. Une fumée lourde montait au plafond, une heure sonna, le temps était beau, la lune brillait au ciel entre le brouillard, la colline verte, argentée par ses clartés, était calme et dormeuse, tout dormait. Ils se remirent à boire et ce fut pis encore, c’était de la frénésie, c’était une fureur de démons ivres.

Plus de verres ni de coupes larges ; à même, maintenant, leurs doigts pressent la bouteille à la casser sous leurs efforts ; étendus sur leurs chaises, les jambes raides et dans une raideur convulsive, la tête en arrière, le cou penché, les yeux au ciel, le goulot sur la bouche, le vin coule toujours et passe sur leur palais ; l’ivresse vient à plein courant, ils boivent à même, elle les emplit, le vin entre dans leur sang et le fait battre à pleine veine ; ils en sont immobiles, ils se regardent avec des yeux ouverts et ne se voient pas. Mathurin veut se retourner et soupire ; les draps, ployés sous lui, lui entrent dans la chair, il a les jambes lourdes et les reins fatigués ; il se meurt, il boit encore, il ne perd pas un instant, pas une minute ; entré dans le cynisme, il y marchera de toute sa force, il s’y plonge et il y meurt dans le dernier spasme de son orgie sublime.

Sa tête est penchée de côté, son corps alangui, il remue les lèvres machinalement et vivement, sans articuler aucune parole ; s’il avait les yeux fermés, on le croirait mort ; il ne distingue rien. On entend le râle de sa poitrine, et il se met à frapper dessus avec les deux poings ; il prend encore un carafon et veut le boire.

Le prêtre entre, il le lui jette à la tête, salit le surplis blanc, renverse le calice, effraie l’enfant de chœur, en prend un autre et se le verse dans la bouche en poussant un hurlement de bête fauve ; il tord son corps comme un serpent, il se remue, il crie, il mord ses draps, ses ongles s’accrochent sur le bois de son lit ; puis tout s’apaise, il s’étend encore, parle bas à l’oreille de ses disciples, et il meurt doucement, heureux, après leur avoir fait connaître ses suprêmes volontés et ses caprices par delà le tombeau.

Ils obéirent. Dès le lendemain soir, ils le prennent à eux, ils le retirent de son lit, le roulent dans ses draps rouges, le prennent à eux deux ; à Jacques la tête, à André les deux pieds, et ils s’en vont.

Ils descendent l’escalier, traversent la cour, la masure plantée de pommiers, et les voilà sur la grande route, portant leur ami à un cimetière désigné.

C’était un dimanche soir, un jour de fête, une belle soirée ; tout le monde était sorti, les femmes en rubans roses et bleus, les hommes en pantalon blanc ; il fallut se garer, aux approches de la ville, des charrettes, des voitures, des chevaux, de la foule, de la cohue de canailles et d’honnêtes gens qui formaient le convoi de Mathurin, car aucun roi n’eut jamais tant de monde à ses funérailles. On se marchait sur les pieds, on se coudoyait et on jurait, on voulait voir, voir à toutes forces (bien peu savaient quoi), les uns par curiosité, d’autres poussés par leurs voisins, les uns étaient scandalisés, rouges de colère, furieux, il y en avait aussi qui riaient.

Un moment (on ne sut pourquoi) la foule s’arrêta, comme vous la voyez dans les processions lorsque le prêtre stationne à un reposoir ; ils venaient d’entrer dans un cabaret. Est-ce que le mort, par hasard, venait de ressusciter et qu’on lui faisait prendre un verre d’eau sucrée ? Les philosophes buvaient un petit verre, et un troisième fut répandu sur la tête de Mathurin. Il sembla alors ouvrir les yeux ; non, il était mort.

Ce fut pis une fois entré dans le faubourg ; à tous les bouchons, cabarets, cafés, ils entrent ; la foule s’ameute, les voitures ne peuvent plus circuler, on marche sur les pattes des chiens, qui mordent, et sur les cors des citoyens, qui font la moue ; on se porte, on se soulève, vous dis-je, on court de cabaret en cabaret, on fait place à Mathurin porté par ses deux disciples, on l’admire, pourquoi pas ? On les voit ouvrir ses lèvres et passer du liquide dans sa bouche, la mâchoire se referme, les dents tombent les unes sur les autres et claquent à vide, le gosier avale, et ils continuent.

Avait-il été écrasé ? s’était-il suicidé ? était-ce un martyr du gouvernement ? la victime d’un assassinat ? s’était-il noyé ? asphyxié ? était-il mort d’amour ou d’indigestion ? Un homme tendre ouvrit de suite une souscription, et garda l’argent ; un moraliste fit une dissertation sur les funérailles et prouva qu’on devait s’enterrer puisque les taupes elles-mêmes s’enterraient, il parla au nom de la morale outragée ; on l’avait d’abord écouté, car son discours commençait par des injures, on lui tourna bientôt le dos, un seul homme le regardait attentivement, c’était un sourd. Même un républicain proposa d’ameuter le peuple contre le roi parce que le pain était trop cher et que cet homme venait de mourir de faim ; il le proposa si bas que personne ne l’entendit.

Dans la ville ce fut pis, et la cohue fut telle qu’ils entrèrent dans un café pour se dérober à l’enthousiasme populaire. Grand fut l’étonnement des amateurs de voir arriver un mort au milieu d’eux ; on le coucha sur une table de marbre, avec des dominos ; Jacques et André s’assirent à une autre et remplirent les intentions du bon docteur. On se presse autour d’eux et on les interroge : d’où viennent-ils ? qu’est-ce donc ? pourquoi ? point de réponse.

— Alors c’est un pari, ce sont des prêtres indiens, et c’est comme cela qu’ils enterrent leurs gens.

— Vous vous trompez, ce sont des Turcs !

— Mais ils boivent du vin.

— Quel est donc ce rite-là ? dit un historien.

— Mais c’est abominable ! c’est horrible ! cria-t-on, hurla-t-on !

— Quelle profanation ! quelle horreur ! dit un athée.

Un valet de bourreau trouva que c’était dégoûtant et un voleur soutint que c’était immoral.

Le jeu de billard fut interrompu, ainsi que la politique de café ; un cordonnier interrompit sa dissertation sur l’éducation, et un poète élégiaque, abîmé de vin blanc et plein d’huîtres, osa hasarder le mot « ignoble ».

Ce fut un brouhaha, un « oh ! » d’indignation ; beaucoup furent furieux, car les garçons tardaient à apporter leurs plateaux ; les hommes de lettres, qui lisaient leurs œuvres dans les revues, levèrent la tête et jurèrent sans même parler français. Et les journalistes ! quelle colère ! quelle sainte indignation que celle de ces paillasses littéraires ! Vingt journaux s’en emparèrent, et chacun fit là-dessus quinze articles à huit colonnes avec des suppléments, on en placarda sur les murs, ils les applaudissaient, ils les critiquaient, faisaient la critique de leur critique et des louanges de leur louange ; on en revint à l’évangile, à la morale et à la religion, sans avoir lu le premier, pratiqué la seconde ni cru à la dernière ; ce fut pour eux une bonne fortune, car ils avaient eu le courage de dire, à douze, des sottises à deux, et un d’eux, même, alla jusqu’à donner un soufflet à un mort. Quel dithyrambe sur la littérature, sur la corruption des romans, sur la décadence du goût, l’immoralité des pauvres poètes qui ont du succès ! Quel bonheur pour tout le monde, qu’une aventure pareille, puisqu’on en tira tant de belles choses, et, de plus, un vaudeville et un mélodrame, un conte moral et un roman fantastique !

Cependant ils étaient sortis et avaient bientôt traversé la ville, au milieu de la foule scandalisée et réjouie. La nuit venue, ils étaient hors barrière, ils s’endormirent tous les trois (sic) au pied d’un mulon de foin, dans la campagne.

Les nuits sont courtes en été, le jour vint, et ses premières blancheurs saillirent à l’horizon de place en place ; la lune devint toute pâle et disparut dans le brouillard gris. Cette fraîcheur du matin, pleine de rosée et du parfum des foins, les réveilla ; ils se remirent en route, car ils avaient bien encore une bonne lieue à faire, le long de la rivière, dans les herbes, par un sentier serpentant comme l’eau. À gauche, il y avait le bois, dont les feuilles toutes mouillées brillaient sous les rayons du soleil, qui passaient entre les pieds des arbres, sur la mousse, dans les bouleaux ; le tremble agitait son feuillage d’argent, les peupliers remuaient lentement leur tête droite, les oiseaux gazouillaient déjà, chantaient, laissaient s’envoler leurs notes perlées ; le fleuve, de l’autre côté, au pied des masures de chaume, le long des murailles, coulait, et on voyait les arbres laisser tomber les massifs de leurs feuilles et leurs fruits mûrs.

C’était la prairie et le bois, on entendait un vague bruit de chariot dans les chemins creux, et celui que les pas faisaient faire aux herbes foulées ; et çà et là, comme des corbeilles de verdure, des îles jetées dans le courant, leurs bords tapissés de vignobles descendant jusqu’au rivage, que les flots venaient baiser avec cette lenteur harmonieuse des ondes qui coulent.

Ah ! c’est bien là que Mathurin voulut dormir, entre la forêt et le courant, dans la prairie. Ils l’y portèrent et lui creusèrent là son lit, sous l’herbe, non loin de la treille qui jaunissait au soleil et de l’onde qui murmurait sur le sable caillouteux de la rive.

Des pêcheurs s’en allaient avec leurs filets et, penchés sur leurs rames, ils tiraient la barque qui glissait vite ; ils chantaient, et leur voix allait, portée le long de l’eau, et l’écho en frappait les coteaux voisins. Eux aussi, quand tout fut prêt, se mirent à chanter un hymne aux sons harmonieux et lents, qui s’en alla comme le chant des pêcheurs, comme le courant de la rivière, se perdre à l’horizon, un hymne au vin, à la nature, au bonheur, à la mort. Le vent emportait leurs paroles, les feuilles venaient tomber sur le cadavre de Mathurin ou sur les cheveux de ses amis. La fosse ne fut pas creuse, et le gazon le recouvrit, sans pierre ciselée, sans marbre doré ; quelques planches d’une barrique cassée, qui se trouvaient là par hasard, furent mises sur son corps afin que les pas ne l’écrasent pas.

Et alors ils tirèrent chacun deux bouteilles, en burent deux, et cassèrent les deux autres. Le vin tomba en bouillons rouges sur la terre, la terre le but vite, et alla porter jusqu’à Mathurin le souvenir des dernières saveurs de son existence et réchauffer sa tête couchée sous la terre.

On ne vit plus que les restes de deux bouteilles, ruines comme les autres ; elles rappelaient des joies, et montraient un vide.

Vendredi, 30 août 1839.




  1. Août 1839.
  2. Alfred Le Poittevin