Les Frères de la Bonne Trogne (De Coster)/01


Imprimerie de F. Parent (p. 1-2).
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LES FRÈRES DE LA BONNE TROGNE.

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I.


Cependant qu’en Brabant gouvernait le bon duc, était à Uccle, en l’hôtellerie de la Trompe, mirifique confrérie, laquelle était dite des Frères de la Bonne-Trogne, ainsi bien nommés ; car chacun avait face joyeuse ornée en signe de grasse vie, de deux mentons pour le moins ; c’étaient les jeunes ; mais les vieux en avaient davantage.

Pieter Gans, lequel était hôtelier en ladite Trompe, s’accoutrant, une nuit pour soi étendre en lit, ouït en son clos, voix lamentable ullant : « La langue me pelle, mouille, mouille, je meurs de male soif. »

Pensant d’abord que ce fut quelque buveur, soi coucha bien paisiblement, ce nonobstant que l’on criât toujours endéans le clos : « Mouille, mouille ! je meurs de male soif. »

Mais ce, si mélancoliquement que Pieter Gans soi leva de force et vint à la fenêtre voir comment était bâti ce monsieur l’altéré, lequel criait si fort :

Mais voyant flamme longue, claire, et de forme haute et étrange, courant sus le gazon ; pensa que ce pouvait bien être la figure de quelque âme du purgatoire, en peine de prières.

Donc récita plus de cent litanies, mais en vain, car il entendit toujours crier : « Mouille, mouille, je meurs de male soif ! »

Au chant du coq, n’ouït rien davantage, et vit, avec grande joie, la flamme éteinte.

Venu que fut le jour, alla en l’église ; là narra le fait au curé, et fit dire belle messe pour le repos de la pauvre âme, bailla au clerc un peter d’or, à cette fin qu’on en dit encore d’autres, et s’en revint réconforté.

Mais à la nuit suivante, la voix se plaignit derechef aussi lamentablement qu’homme empêché à trépasser. — Et ainsi pendant plusieurs nuits.

Ce dont Pieter Gans devint rêveur et assoté tout à fait.

Tel qui l’eût vu au temps jadis, rubicond portant bonne bedaine et joyeux visage, chantant voulentiers matines de bouteille et vêpres de flacons, ne l’eût point reconnu sans doute.

Car il était tant flétri, sec, maigre et de mine piteuse, que les chiens abayaient le regardant, ainsi qu’ils font aux gueux portant besace.