Les Frères Kip/Seconde partie/Chapitre XIV

XIV
Suites de l’affaire
◄   Chapitre XIII Seconde partie Chapitre XV   ►



XIV

suites de l’affaire.


À Hobart-Town, depuis quelques mois déjà, on reparlait avec un vif intérêt de l’affaire Kip. Qu’il se fût fait un revirement dans les esprits, que le public eût la pensée que Karl et Pieter Kip n’étaient pas les assassins du capitaine Gibson, non ! Pour ces deux victimes d’une erreur judiciaire, l’opinion n’en était pas encore là. Mais on savait que M. Hawkins croyait à leur innocence. Personne n’ignorait plus qu’il poursuivait son enquête, qu’il multipliait ses démarches près du gouverneur de la Tasmanie, que Son Excellence Sir Edward Carrigan l’écoutait volontiers. Aussi quelques-uns répétaient-ils déjà :

« Pourtant… si M. Hawkins avait raison ! »

Toutefois, — il y a lieu d’y insister, — la culpabilité des frères Kip ne faisait pas doute pour la grande majorité de la population, et, assurément, l’affaire eût été oubliée depuis longtemps, si l’armateur n’eût mis tant d’énergie à en demander la révision.

On l’imaginera aisément, la visite que M. Hawkins avait faite à Port-Arthur n’avait pu que renforcer sa conviction. Ses entretiens avec le capitaine-commandant, la conduite des deux frères au pénitencier, l’acte de courage qui leur avait valu quelque adoucissement, leur attitude si digne lorsqu’il les interrogea, cette pensée qui leur fut commune de rechercher les véritables auteurs du crime parmi l’équipage du James-Cook, les soupçons que les louches façons de Flig Balt et de Vin Mod autorisaient à concevoir, enfin la profonde reconnaissance que lui avaient témoignée Karl et Pieter, auxquels il laissait entrevoir quelque espérance, tout avait été de nature à le fortifier. Comment, d’ailleurs, eût-il oublié ses premiers rapports avec les naufragés hollandais, depuis la rencontre sur l’île Norfolk, leur intervention pendant l’attaque des Papouas et enfin ce que le James-Cook devait à Karl Kip pour l’avoir sauvé du naufrage et des mains de Flig Balt ?…

Non, M. Hawkins ne se laisserait pas ébranler. Il se consacrerait à cette tâche, fût-il seul, d’arracher à l’affaire son dernier secret, de faire éclater l’innocence des condamnés, de les délivrer du pénitencier de Port-Arthur !

Mme  Hawkins partageait les convictions de son mari, sinon son espoir dans l’issue de l’entreprise. Elle l’y encourageait, bien que l’opinion publique fût très réfractaire. Elle souffrait à le voir, confiant un jour, désespéré un autre, passer par toutes ces phases. Et, de son côté, elle ne cessait de l’appuyer dans leur petite société d’amis, au milieu des personnes de son entourage. Mais le plus grand nombre ne se rendait pas, tant cet épouvantable assassinat, suivi d’une condamnation capitale, avait profondément impressionné les esprits, même convaincu ceux qui, au cours du procès, conservaient encore quelques doutes.

Or, ce fut précisément sur Mme  Gibson, dans l’étroite intimité qui les unissait, que Mme  Hawkins eut le plus d’empire. La malheureuse veuve s’était d’abord refusée à l’entendre. En son immense douleur, elle ne voyait qu’une chose : c’est que son mari n’était plus, quels que fussent les auteurs du meurtre. Cependant Mme  Hawkins se montrait si affirmative à l’égard des frères Kip qu’elle finit par l’écouter. Elle entrevit cette possibilité qu’ils ne fussent point les assassins, et s’effraya à la pensée que des innocents étaient détenus dans cet enfer de Port-Arthur.

« Ils en sortiront !… répétait Mme  Hawkins. Tôt ou tard, la vérité

se fera jour, et les véritables meurtriers seront punis… ! »

Toutefois, si Mme  Gibson subissait l’influence de Mme  Hawkins, son fils, obstinément convaincu, croyait à la culpabilité des frères Kip. Quelque déférence qu’il eût pour l’armateur, pour la sûreté habituelle de son jugement, il n’avait jamais voulu se rendre à ses raisons, — raisons toutes morales d’ailleurs. Nat Gibson s’en tenait aux faits matériels relevés par l’enquête, établis par l’instruction, d’accord avec la presque unanimité de la population d’Hobart-Town.

Aussi, lorsque M. Hawkins lui parlait des soupçons dont Flig Balt et Vin Mod étaient l’objet de sa part, il se bornait à répondre :

« Monsieur Hawkins, les papiers et l’argent de mon père, l’arme qui a servi à le frapper, ont été retrouvés dans la valise et dans la chambre des deux frères… Il faudrait donc prouver que Flig Balt ou Vin Mod ont pu les y mettre, et cela ne se prouvera pas…

— Qui sait, mon pauvre Nat, répondait M. Hawkins, qui sait ?… »

Oui… qui sait ? car c’était bien ainsi que les choses s’étaient passées. Mais Vin Mod avait agi avec tant d’adresse qu’il eût été impossible de constater sa présence à l’auberge du Great-Old-Man.

En effet, lorsque M. Hawkins, à plusieurs reprises, interrogea l’hôtelier à cet égard, il n’obtint aucun résultat. Cet homme ne se rappelait même pas si, à l’époque où les frères Kip demeuraient dans sa maison, la chambre voisine de la leur avait été occupée. En tout cas, Vin Mod n’était jamais venu dans son auberge, et personne n’aurait pu affirmer l’y avoir vu.

Telle était donc la disposition des esprits, telles étaient les démarches que poursuivait M. Hawkins en vue de provoquer la révision du procès et avec une ténacité que plus d’un prenait pour de la monomanie.

Or, dans la matinée du 7 mai, une nouvelle très inattendue se répandit à travers la ville.

Le gouverneur était prévenu télégraphiquement qu’une évasion venait de se produire à Port-Arthur. Deux déportés politiques, deux fenians et un des constables, leur compatriote et leur complice, étaient parvenus à s’enfuir, et avaient été recueillis par un steamer, certainement envoyé par leurs amis d’Amérique. En même temps, deux autres convicts, profitant de l’occasion, s’étaient enfuis avec eux.

Ces convicts, condamnés pour crime de droit commun, étaient les Hollandais Karl et Pieter Kip.

En effet, pendant la lutte entre les matelots américains et les constables sur la pointe Saint-James, les deux frères, alors qu’ils se portaient au secours des trois fugitifs, avaient été reconnus. Qu’ils eussent été embarqués malgré eux, c’est bien ce qui était arrivé. Mais à qui eût-on fait croire qu’ils ne fussent d’accord avec les fenians pour cette évasion ?… Non… tout cela était convenu d’avance.

C’est ce que déclarèrent les constables, dès leur rentrée au pénitencier, où l’absence de Karl et de Pieter Kip était déjà connue. C’est ce que dut admettre le capitaine-commandant, lorsqu’il fut informé de cette quintuple évasion, et c’est ce qu’il mentionna dans son rapport adressé le jour même à Son Excellence Edward Carrigan.

Inutile d’insister sur l’effet de cette nouvelle à Hobart-Town et dans toute la Tasmanie. M. Hawkins en eut connaissance un des premiers par le gouverneur, qui le fit mander à la résidence. La dépêche expédiée de Port-Arthur, mise sous ses yeux, lui tomba des mains. Il ne pouvait croire ce qu’il avait lu, il regardait Son Excellence, il balbutiait, il répétait, la voix brisée :

« Ils se sont échappés… ils se sont échappés !…

— Oui, répondit Sir Edward Carrigan, et il n’est pas douteux qu’ils ne fussent de connivence avec les deux condamnés politiques et leur complice…

— Ceux-ci… ceux-ci, s’écria M. Hawkins dans une agitation extraordinaire, oui !… je les comprends… je comprends qu’ils aient voulu recouvrer leur liberté… Je comprends que des amis leur soient venus en aide… qu’on ait préparé leur fuite… je l’approuve même…

— Que dites-vous là, mon cher Hawkins ?… Oubliez-vous qu’il s’agit d’ennemis de l’Angleterre…

— C’est vrai… c’est vrai… et je ne devrais pas parler ainsi en votre présence, monsieur le Gouverneur. Mais enfin, ces fenians, ces condamnés politiques, n’avaient aucune grâce à attendre !… C’était pour la vie qu’ils étaient enfermés à Port-Arthur, tandis que Karl et Pieter Kip… Non ! je ne puis croire qu’ils se soient associés à cette évasion !… Qui sait si ce n’est pas une fausse nouvelle ?…

— Non, répondit le gouverneur, et le fait n’est que trop certain…

— Et pourtant, reprit M. Hawkins, Karl et Pieter Kip connaissaient les démarches que l’on faisait pour obtenir la révision !… Ils savaient que Votre Excellence s’intéressait à eux… que leur affaire, je l’avais faite mienne…

— Sans doute, mon cher Hawkins, mais ils ont dû penser que vous ne réussiriez pas, et, une occasion de s’enfuir s’étant présentée…

— Il faudrait donc admettre, dit alors M. Hawkins, que ces fenians ne les considéraient pas, eux non plus, comme des criminels. Ils n’auraient jamais consenti à prêter la main aux meurtriers du capitaine Gibson… ni le commandant du navire américain à recevoir des assassins à son bord !…

— Je ne sais trop comment expliquer cela !… répondit Son Excellence. Peut-être l’apprendra-t-on plus tard… Ce qui n’est pas douteux, c’est que les frères Kip se sont enfuis de Port-Arthur… et vous n’avez plus à vous occuper d’eux, mon cher Hawkins.

— Si… bien au contraire !…

— Même après cette évasion, vous croyez encore à leur innocence ?…

— Absolument, monsieur le Gouverneur, répondit M. Hawkins du ton d’une inébranlable conviction. Oh ! je m’y attends… on dira que je suis fou… que je refuse de me rendre à l’évidence… que cette fuite, c’est un aveu formel de leur culpabilité… qu’ils ne comptaient pas sur le résultat d’une révision, puisqu’ils se savaient coupables… qu’ils ont préféré s’évader dès que s’est offerte l’occasion de le faire…

— En vérité, déclara le gouverneur, il serait difficile d’interpréter autrement la conduite de vos protégés…

— Eh bien, non… non !… reprit M. Hawkins, cette fuite n’est pas un aveu… Dans tout cela, je le répète, il y a quelque chose d’inexplicable que l’avenir expliquera… Je croirais plutôt… oui !… je croirais que Karl et Pieter Kip ont été enlevés malgré eux…

— Personne ne voudra l’admettre…

— Personne que moi… soit ! Mais cela me suffit, et je n’abandonnerai pas leur cause… Et comment, monsieur le Gouverneur, pourrais-je oublier l’attitude de ces deux infortunés lorsque je les ai visités à Port-Arthur… la résignation de Pieter surtout… leur confiance dans mes démarches… oublier aussi ce qu’ils ont été à bord du James-Cook… oublier ce qu’a fait Karl Kip au pénitencier ?… Je ne les abandonnerai pas, et la vérité éclatera !… Non !… cent fois non !… Karl et Pieter Kip n’ont pas versé le sang du capitaine Gibson !… Ce ne sont pas des assassins !… »

Sir Edward Carrigan ne voulut pas insister davantage ni rien dire qui fût de nature à affliger M. Hawkins. Il se borna à lui communiquer les informations qu’il avait reçues de l’office du port d’Hobart-Town :

« D’après le rapport qui m’a été fait, dit-il, un navire américain, le steamer Illinois, dont on ne s’expliquait guère la relâche, est arrivé sur rade. Tout porte à croire, puisqu’il est parti dans la matinée d’hier, qu’il a recueilli les fugitifs sur un point convenu de la presqu’île. Assurément c’est en Amérique qu’il les conduit. Or, dans ce pays, si les deux fenians et leur complice ont toute sécurité comme déportés politiques pour lesquels l’extradition n’est pas admise dans les traités internationaux, il n’en sera pas ainsi des deux Hollandais, qui sont des condamnés de droit commun. Donc, si l’on parvient à découvrir les frères Kip, leur extradition sera demandée, elle sera obtenue, et ils seront ramenés à Port-Arthur, d’où ils ne s’échapperont pas une seconde fois…

— À la condition, monsieur le Gouverneur, conclut M. Hawkins, que je n’aie pas réussi auparavant à découvrir les véritables auteurs du crime ! »

À quoi eût servi d’argumenter contre un tel parti pris ? Ce qui était certain, c’est que les apparences donnaient plutôt raison au gouverneur, bien que M. Hawkins refusât d’en convenir. Et ce fut l’opinion générale. Les défenseurs des frères Kip devinrent plus rares, et même se réduisirent à un seul. Leur fuite s’interpréta contre eux. Évidemment, ils ne comptaient pas sur la révision de l’affaire, ou du moins sur les résultats que cette révision donnerait, puisqu’ils s’étaient enfuis… Aussi, l’occasion de recouvrer la liberté leur ayant été offerte, ils s’étaient hâtés d’en profiter…

Telles furent les conséquences de cette évasion, qui tourna contre les deux frères et devint un nouveau témoignage de leur culpabilité.

Du reste, comprenant combien M. Hawkins, loin de paraître s’en affecter, semblait au contraire plus attaché à ses convictions, Nat Gibson évitait tout entretien à ce sujet. Mais il ne pouvait s’habituer à cette pensée que les assassins de son père se fussent échappés de Port-Arthur, que des déportés politiques les eussent acceptés pour compagnons, et que l’Amérique consentît à leur donner asile. L’extradition permettrait de les ramener au pénitencier, et ils y subiraient leur peine dans toute sa rigueur.

Une vingtaine de jours s’écoulèrent. Le Lloyd ne donnait aucune nouvelle de l’Illinois dans ses correspondances maritimes. Pas un navire ne l’avait rencontré pendant sa navigation à travers le Pacifique. On ne mettait pas en doute, d’ailleurs, que le steamer américain ne se fût prêté à l’enlèvement des Irlandais. D’après l’enquête faite par ordre du gouverneur, un seul bâtiment avait quitté la rade après la tempête du 5 mai : c’était l’Illinois. D’autre part, les sémaphores du cap Pillar n’eurent point à signaler de navire venant du large pour Storm-Bay. Donc les cinq fugitifs devaient se trouver à bord de l’Illinois, en route pour l’Amérique. Mais vers quel port des États-Unis le steamer se dirigeait-il ?… Où seraient déposés les prisonniers en rupture de ban ?… Cela, personne ne parvenait à le savoir, et comment faire arrêter les frères Kip à leur débarquement sur le Nouveau Continent ?…

Le 25 mai, M. et Mme  Hawkins eurent le très vif plaisir de recevoir une visite qui leur avait été annoncée depuis quelque temps. M. et Mme  Zieger, ayant formé le projet de passer plusieurs semaines à Hobart-Town, avaient quitté Port-Praslin sur le steamer allemand Faust. Après une rapide traversée, ils venaient de débarquer dans la capitale de la Tasmanie, où leurs amis les attendaient.

Comme aux voyages précédents, M. et Mme  Zieger descendirent chez M. Hawkins, et une chambre était prête à les recevoir. Leur première visite fut pour la veuve du capitaine et son fils. Nat Gibson et sa mère éprouvèrent une très vive émotion en présence de M. et Mme  Zieger, et de quoi purent-ils parler en pleurant, si ce ne fut du terrible drame de Kerawara ?…

À son arrivée, M. Zieger ignorait que les frères Kip se fussent évadés du pénitencier de Port-Arthur. Lorsqu’il l’apprit, il vit là, comme tant d’autres, une nouvelle preuve que la justice n’avait commis aucune erreur en les condamnant.

Toutefois, on ne s’étonnera pas si, dès les premiers jours, M. Hawkins voulut s’entretenir de l’affaire avec son correspondant de Port-Praslin. Il lui en refit tout l’historique, il lui rappela les circonstances mystérieuses de l’attentat et il ajouta :

« Et d’abord, mon cher Zieger, lorsque vous avez su que les deux frères avaient été accusés d’être les auteurs du crime, lorsque vous avez appris leur condamnation, est-ce que vous avez pu y croire ?…

— Non, assurément, mon ami. Que Karl et Pieter Kip fussent des assassins… cela paraissait inadmissible !… J’avais toujours vu en eux des hommes aussi intelligents qu’honnêtes, ayant une profonde reconnaissance pour le capitaine Gibson et pour vous, n’oubliant pas qu’ils étaient les naufragés de la Wilhelmina recueillis par le James-Cook !… Non !… jamais je n’aurais pu penser qu’ils fussent coupables.

— Et s’ils ne l’étaient pas ?… répondit M. Hawkins qui regardait en face M. Zieger.

— Vous avez des doutes à ce sujet… après ces débats qui ont mis en évidence ?…

— J’ai la conviction qu’ils ne sont pas les auteurs du crime, en attendant que j’en aie la preuve !… »

Devant une si formelle déclaration, M. Zieger dit :

« Écoutez, mon cher Hawkins, M. Hamburg, à Kerawara, moi, à Port-Praslin et dans toute la Nouvelle-Irlande, nous nous sommes livrés à une enquête des plus minutieuses. Il n’est pas de tribu de l’archipel où nous n’ayons recueilli des informations dont l’exactitude fût contrôlée. Nulle part, non plus que dans la Nouvelle-Bretagne, aucun indigène n’a pu être soupçonné d’avoir pris part au meurtre du capitaine Gibson…

— Je ne dis pas, mon cher Zieger, que le crime doive être attribué à un indigène de l’archipel Bismarck, mais je dis qu’il n’a pas été commis par les frères Kip…

— Par qui alors ?… demanda M. Zieger… Des colons… des matelots ?…

— Oui… des matelots…

— Et de quel équipage, mon cher Hawkins ?… À cette époque, il n’y avait que trois navires dans le port de Kerawara, et pas un seul à Port-Praslin…

— Si… un…

— Lequel ?…

— Le James-Cook

— Quoi !… vous pensez qu’un ou plusieurs hommes du brick seraient les assassins ?…

— Oui, Zieger, et ceux-là mêmes qui ont trouvé sur l’épave de la Wilhelmina l’arme dont s’est servi le meurtrier… ceux-là qui plus tard l’ont introduite dans la valise des frères Kip, où ils avaient déjà mis les papiers et l’argent de Gibson…

— Y avait-il donc dans l’équipage du James-Cook des hommes capables… demanda M. Zieger.

— Il y en avait, déclara M. Hawkins, et entre autres ces hommes que le maître Balt avait embarqués à Dunedin, et qui se sont révoltés contre le nouveau capitaine…

— Et c’est un d’eux qui serait l’assassin ?…

— Non… et j’accuse Flig Balt de ce crime…

— Le maître d’équipage ?…

— Oui… celui que j’avais nommé au commandement du brick en quittant Port-Praslin, et qui, par son impéritie, l’eût perdu, corps et biens, sans l’intervention de Karl Kip !… »

Et il ajouta que Flig Balt devait avoir eu un complice, le matelot Vin Mod.

M. Zieger, très ému de cette affirmation, pressa plus vivement M. Hawkins. Ses soupçons s’étayaient-ils de quelques preuves matérielles ?… Ne reposaient-ils pas que sur des présomptions, dont rien ne permettait d’établir la réalité ?… Il faudrait donc admettre que le maître d’équipage, aidé de Vin Mod, résolu à faire disparaître le capitaine Gibson, eût de longue date préparé cette machination qui faisait retomber le crime sur la tête des frères Kip ?…

Et, cependant, si Flig Balt avait eu à exercer quelque vengeance contre eux, ce ne devait être qu’après la nomination de Karl Kip comme capitaine, ou lorsque Karl eut comprimé la révolte suscitée par lui…

Ce raisonnement d’une indiscutable valeur s’était certainement présenté à l’esprit de M. Hawkins. Mais, intraitable dans son indéracinable conviction, il l’avait repoussé et le repoussait encore.

« Mon cher Zieger, répondit-il, lorsque Flig Balt et Vin Mod ont eu la pensée du crime, ils étaient déjà possesseurs du poignard qui appartenait aux frères Kip… C’est alors que l’idée leur est venue de s’en servir afin que ces malheureux pussent être accusés plus tard d’avoir assassiné le capitaine Gibson… À vous, cela ne paraît qu’hypothétique… Pour moi, cela est certain… »

Et, en somme, l’explication que donnait M. Hawkins, c’était la vraie.

« Par malheur, ajouta-t-il, Flig Balt et Vin Mod ont quitté Hobart-Town depuis près d’un an… Je n’ai pas eu le temps de les surveiller, de me procurer contre eux des preuves accablantes qui eussent déjà amené la révision du procès… Il m’a même été impossible de savoir ce qu’ils sont devenus…

— Mais, je le sais, moi, je le sais !… répondit M. Zieger.

— Vous le savez ?… s’écria M. Hawkins, qui saisit les mains de son ami.

— Sans doute… Flig Balt, Vin Mod et les recrues du James-Cook… je les ai vus…

— Où…

— À Port-Praslin…

— Quand ?…

— Il y a trois mois…

— Et ils y sont encore ?…

— Non… ils étaient embarqués à bord d’un trois-mâts allemand, le Kaiser, et, après une relâche de quinze jours, ils sont partis de Port-Praslin…

— Pour ?…

— Pour l’archipel des Salomon, et, depuis, je n’en ai plus eu de nouvelles. »

Ainsi Flig Balt et Vin Mod, Len Cannon et ses camarades avaient trouvé un embarquement. Dans quel port ?… on l’ignorait, mais ils formaient une partie de l’équipage du Kaiser. Ce trois-mâts avait relâché quelques semaines auparavant à Port-Praslin. Si donc le maître d’équipage et Vin Mod étaient les assassins du capitaine Gibson, ils n’avaient pas craint de reparaître sur cet archipel, théâtre de leur crime, ainsi que le fit observer M. Zieger.

Et, maintenant, ils étaient partis, partis pour ces parages dangereux où ils voulaient entraîner le brick, et, avec l’aide de leurs compagnons, ils feraient sans doute du Kaiser ce qu’ils n’avaient pu faire du James-Cook !…

Comment désormais retrouver leurs traces à bord d’un navire dont ils auraient changé le nom, sans doute ?… Comment remettre la main sur eux ? Leur absence ne rendait-elle pas impossible la révision de l’affaire Kip ?…

Les choses en étaient là, lorsque, quelques jours après, le 20 juin, le Lloyd mentionna dans ses nouvelles maritimes l’arrivée de l’Illinois à San Francisco, Californie, États-Unis d’Amérique. C’était le 30 mai — environ trois semaines après son départ de Storm-Bay — qu’il venait de débarquer O’Brien, Macarthy, Farnham, auxquels leurs frères politiques réservaient le plus chaleureux, le plus enthousiaste accueil sur cette terre de liberté. Les journaux célébrèrent à grand fracas le succès de cette évasion, tout à l’honneur de ceux qui l’avaient préparée, comme une revanche du fenianisme.

En même temps, on apprenait que les deux Hollandais, Karl et Pieter Kip, avaient disparu dès le débarquement.

Étaient-ils restés cachés à San Francisco pour éviter de tomber entre les mains de la police américaine ?… N’avaient-ils pas plutôt gagné l’intérieur des États-Unis ?… Comment le savoir ?… Et, à présent, lorsque interviendrait la demande d’extradition, il serait trop tard.

Cette information eut pour effet de confirmer dans leur opinion les accusateurs des frères Kip, et pour résultat de mettre un terme aux doutes que pouvait avoir jusqu’alors soulevés cette affaire. M. Hawkins, lui-même, tout en gardant des convictions que rien ne saurait ébranler, ralentit ses démarches. À quoi bon une révision, puisque les frères Kip, évadés du pénitencier de Port-Arthur, s’étaient réfugiés en Amérique, d’où probablement ils ne reviendraient jamais ?…

On allait donc cesser de s’occuper du drame de Kerawara, lorsque, dans la matinée du 25 juin, une nouvelle, à laquelle, tout d’abord, personne ne voulut accorder croyance, se répandit par la ville.

Karl et Pieter Kip, arrivés la veille, venaient d’être arrêtés et incarcérés dans la prison d’Hobart-Town.