Les Frères Kip/Seconde partie/Chapitre XIII

XIII
L’évasion
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XIII

l’évasion.


Le danger était éloigné, non conjuré. Après la forêt, les poursuites porteraient sur tous les points du littoral.

Il convient de le redire, au pénitencier de Port-Arthur, si les évasions ont quelquefois réussi, c’est à la condition d’avoir été effectuées par mer. Ou les convicts parviennent à s’emparer d’une embarcation, ou ils l’ont construite eux-mêmes et peuvent ainsi gagner quelque autre point de Storm-Bay. Quant à tenter de traverser l’isthme, cette tentative était considérée comme impossible. Aussi, ceux des fugitifs qui se cachèrent dans les bois furent-ils toujours repris, après quelques semaines. Le capitaine-commandant ne l’ignorait pas, et la recherche des évadés était toujours dirigée à travers la forêt, lorsque le temps empêchait la fuite par mer.

Or, puisque la tourmente s’apaisait, puisque le littoral de la presqu’île allait redevenir accostable, les détachements de constables en visiteraient les criques dès le lendemain sans doute.

C’est bien ce que répétaient O’Brien, Macarthy, Farnham, avec quelles appréhensions, avec quelles impatiences ! Combien les heures de cet après-midi leur parurent interminables, sans une alerte, écoutant les bruits du dehors, croyant entendre des pas sur la grève, les aboiements de ces féroces limiers, craignant à chaque instant de voir apparaître un de ces chiens qui se précipiterait sur eux !…

Puis, parfois, ils reprenaient confiance. Sans se risquer au dehors, ils pouvaient embrasser du regard une vaste étendue de la baie, guetter les navires qui passaient au large. Quelques voiliers se montraient, depuis que le vent avait halé le nord à l’état de petite brise. Plusieurs rentraient en louvoyant, après avoir doublé le cap Pillar. Farnham, suivant la première communication de Walter, savait que le bâtiment américain, arrivé en rade d’Hobart-Town, était le steamer Illinois. C’était donc une fumée que ses compagnons et lui cherchaient à l’horizon, une fumée qui se rabattrait vers le sud, une fumée qui annoncerait l’approche du navire attendu au milieu de tels périls !…

Et, cependant, il était trop tôt encore. On ne compte qu’une vingtaine de milles entre Hobart-Town et la pointe Saint-James. Il suffirait que l’Illinois quittât la rade vers six heures du soir. Il ne serait pas assez imprudent pour s’approcher de la pointe, tant que la nuit ne lui permettrait pas d’y envoyer son canot pour recueillir les fugitifs.

« Mais, à bord, sait-on si nous avons pu nous échapper ?… demanda Macarthy.

— N’en doutez pas, répondit Farnham. Voici déjà vingt-six heures que nous sommes à l’endroit convenu, et, depuis ce matin, la nouvelle de l’évasion aura été transmise à Hobart-Town… Le gouverneur a dû en être avisé par dépêche, et, d’ailleurs, à mon avis, Walter se sera hâté de rejoindre l’Illinois. Si le steamer n’a pu partir hier à cause du mauvais temps, il ne tardera pas à faire route vers la presqu’île…

— Il est déjà cinq heures, observa O’Brien, et, dans une heure et demie, l’obscurité rendra difficile de distinguer la pointe Saint-James… Comment le capitaine de l’Illinois pourra-t-il y envoyer une embarcation ?…

— Je ne doute pas, répliqua Farnham, qu’il n’ait pris ses mesures en conséquence !… Il connaît… ou quelque matelot du bord connaît tout le littoral de la presqu’île… Même la nuit, il ne sera pas embarrassé de…

— Une fumée ! » s’écria Macarthy.

Dans la direction du nord-ouest apparaissait l’extrême volute d’une fumée au-dessus de l’horizon dont les nuages empourprés voilaient le soleil.

« Est-ce lui ?… Est-ce l’Illinois ?… » répétait O’Brien, qui se fût élancé sur la grève, si Farnham, par prudence, ne l’eût aussitôt retenu.

Storm-Bay, d’habitude, est fréquentée par un grand nombre de bâtiments, principalement des navires à vapeur. Celui qui venait d’être signalé ne chercherait-il pas à mettre cap au sud-est pour sortir de la baie et donner en pleine mer ?… Rien encore n’autorisait à affirmer qu’il se dirigeait vers la côte.

Aussi, jamais l’émotion des fugitifs n’avait été plus vive, même alors que les constables descendaient le sentier de la falaise, alors que les chiens menaçaient de se précipiter sur la grève ! Jamais, d’autre part, ils ne s’étaient senti plus d’espoir ! Cette fumée gagnait visiblement vers le sud-est. Avant une demi-heure, tandis qu’il faisait encore jour, ils devaient voir le navire se détacher sur la ligne du ciel et de la mer. À sa fumée peu intense, il ne semblait pas qu’il forçât sa marche. Si c’était l’Illinois, en effet, pourquoi aurait-il filé à toute vapeur ?… La nuit faite, il était assuré de se trouver à quelques encablures de la pointe Saint-James… Et alors le canot déborderait sans risquer d’être aperçu…

Soudain, O’Brien de jeter ce cri désespéré :

« Ce n’est pas lui… ce n’est pas l’Illinois !…

— Et pourquoi ?… demanda Farnham.

— Voyez ! »

Le steamer venait de changer sa direction et ne se rapprochait plus de la presqu’île… Il manœuvrait comme le font les bâtiments qui cherchent à relever le cap Pillar pour sortir de Storm-Bay.

Et, après cette mortelle attente de toute une journée, voici que la nuit tombait !… Évanoui cet espoir que l’heure du salut était proche, que ce navire les prendrait à son bord !… Il s’éloignait de la presqu’île et gagnait la pleine mer !…

Ainsi, ce n’était pas l’Illinois, annoncé par Walter, dont les fugitifs apercevaient la fumée !… Le steamer américain était resté sur la rade d’Hobart-Town… Mais il était temps encore !… Peut-être arriverait-il au milieu de la nuit ?…

Eh bien, on l’attendrait, on le guetterait ! Dès que l’obscurité serait faite, O’Brien, Farnham, Macarthy traverseraient la grève, se porteraient à l’extrémité de la pointe Saint-James, se blottiraient entre les dernières roches… Et, si un steamer s’approchait, ils entendraient dans l’ombre les halètements de sa machine et les bouillonnements de son hélice… Et, s’il envoyait une de ses embarcations, ils la héleraient, et elle se dirigerait à travers les récifs de la crique… Enfin, si le ressac l’empêchait d’atterrir, ils se jetteraient à la mer, ils seraient recueillis, et transportés à bord de l’Illinois !… Oui ! ainsi que l’avait dit O’Brien, dussent-ils y perdre la vie, tout plutôt que de retourner au bagne !

Le soleil venait de disparaître derrière l’horizon. À cette époque de l’année, l’espace ne serait que peu de temps éclairé par les derniers reflets du crépuscule. La baie et le littoral ne tarderaient point à se confondre dans les ombres de la nuit. La lune, alors en son dernier quartier, ne se lèverait pas avant trois heures du matin. Sous un ciel sans étoiles, voilé de nuages immobiles, la nuit serait obscure.

En ce moment, un profond silence régnait au large. La brise, ayant calmi vers le soir, ne passait plus que par souffles intermittents. Du côté de la baie, même à la distance de deux à trois milles, les fugitifs eussent entendu le bruit d’un steamer en marche vers la côte, et, même à cinq ou six encablures, le bruit d’un canot poussé par ses avirons.

O’Brien, ne tenant plus en place, voulut, malgré ses compagnons, gagner la pointe Saint-James.

C’était imprudent, car il faisait un peu jour encore, et, du haut de la falaise, des constables auraient pu l’apercevoir. Il semblait bien toutefois que cette partie du littoral fût déserte.

En rampant sur le sable, O’Brien atteignit l’endroit où la pointe Saint-James se soude à la grève. Là s’entassaient d’énormes roches tapissées de varechs, dont le prolongement, découvert à mer basse, s’avançait de deux à trois cents pieds au large en se recourbant vers le nord.

À cet instant, la voix d’O’Brien parvint jusqu’à Farnham, blotti près de Macarthy au fond de l’anfractuosité.

« À la pointe… à la pointe ! » criait-il.

Avait-il aperçu une embarcation, ou tout au moins surpris quelque bruit d’avirons ?… Dans tous les cas, il fallait le rejoindre sans hésiter.

C’est ce que Farnham et Macarthy firent aussitôt, en se traînant à travers la grève.

Lorsque tous trois furent réunis au pied des premières roches, O’Brien dit :

« J’ai cru… oui… je crois… Un canot vient…

— De quel côté ?… demanda Macarthy.

— De celui-ci. »

Et O’Brien indiquait le nord-ouest.

C’était précisément la direction que devait suivre une embarcation qui eût cherché à pénétrer dans la crique au dedans des récifs.

Macarthy et Farnham écoutèrent. Eux aussi ils saisirent des coups rythmés. Nul doute, un canot venait du large, s’avançant avec lenteur, comme incertain de sa route.

« Oui… oui !… répéta Farnham. C’est le choc des avirons contre les tollets… Un canot est là…

— Et c’est celui de l’Illinois !… » répondit O’Brien.

En effet, ce ne pouvait être que l’embarcation envoyée par le steamer à l’endroit convenu. Mais, au milieu de l’obscurité croissante, c’est en vain que les fugitifs tâchaient d’apercevoir le navire. Peut-être se tenait-il à un bon mille au large, autant pour ne point être signalé à proximité du littoral que pour ne pas approcher de trop près cette côte semée de récifs.

Il n’y avait donc qu’à se porter à l’extrémité de la pointe, pour y guetter le canot, le héler au besoin, lui indiquer la direction, entre les récifs, puis sauter dedans dès qu’il aurait accosté les dernières roches…

Or, voici que des aboiements retentirent sur le haut de la falaise, et des cris s’y joignirent aussitôt.

La crête était alors occupée par un détachement de constables, accompagnés d’une douzaine de chiens. Après avoir longé la lisière de la forêt, ils étaient revenus vers la côte.

Non loin de là, les escouades qui travaillaient sur la clairière se préparaient à regagner Port-Arthur.

Aux cris poussés par les constables, O’Brien, Macarthy, Farnham, comprirent qu’ils étaient découverts. On les avait aperçus tandis qu’ils traversaient la grève… Peut-être même l’appel d’O’Brien les avait-il trahis ?…

Maintenant, leur unique chance de salut, c’était l’arrivée du canot, et il ne dépendait pas d’eux de la hâter !… Et s’ils ne s’étaient pas trompés, si l’embarcation s’approchait, pourrait-elle les recueillir avant que les constables les eussent rejoints à l’extrémité de la pointe ?… Et puis les matelots qui la montaient oseraient-ils accoster en entendant le bruit d’une lutte ?… D’ailleurs, seraient-ils en force pour attaquer les constables, pour
Presque aussitôt apparurent une douzaine de constables. (Page 422.)

leur arracher les prisonniers et les mettre en sûreté à bord de l’Illinois ?…

« Les chiens… les chiens ! » cria en ce moment Macarthy.

Après avoir dévalé le sentier de la falaise, ces dogues bondissaient sur la grève, — quatre à cinq de ces animaux dressés à donner la chasse aux convicts, et dont les aboiements retentissaient avec fureur.

Presque aussitôt apparurent une douzaine de constables, le revolver à la main, en s’appelant :

« Par ici… par ici !…

— Ils sont là… tous trois…

— À la pointe… à la pointe !…

— Voici un canot qui s’approche !… »

O’Brien n’avait pas fait erreur. Une embarcation tentait de donner dans la petite crique… Si ses compagnons et lui n’avaient pu l’apercevoir, c’est qu’elle n’était pas visible du pied de la falaise. Mais l’attention des constables, postés sur la crête, avait été attirée par ce canot, qui, après avoir longé la côte, essayait de se glisser entre les récifs. Ils ne mettaient pas en doute que ce ne fût pour prendre les Irlandais. Puis, en observant le large, ils finirent par constater la présence très suspecte d’un bâtiment à travers cette partie de la baie.

C’est aussi ce qu’avaient remarqué deux convicts, occupés sur la limite de la clairière, et qui avaient gagné le sommet de la falaise.

C’étaient Karl et Pieter Kip.

On imagine aisément de quelles obsessions les deux frères avaient été assaillis pendant toute cette journée !… Ils savaient bien que le mauvais temps de la veille n’aurait pas permis au navire américain de rallier la presqu’île Tasman… Ils se disaient que les trois fugitifs, après avoir atteint la pointe Saint-James, avaient dû se cacher dans quelque excavation pendant toute la nuit et toute la journée suivante !… Et comment s’étaient-ils procuré un peu de nourriture ?…

Il est vrai, la tempête avait pris fin depuis une quinzaine d’heures, laissant la baie praticable. Ce qui n’avait pu être la veille se ferait probablement le soir même, lorsque l’obscurité le permettrait.

Comme d’habitude, dès le matin, les frères Kip avaient quitté le pénitencier pour les travaux du dehors. Revenus à proximité de la falaise, avec quelle anxiété ils cherchaient à apercevoir, vers l’ouest ou le long de la côte, les volutes d’une fumée indiquant l’approche d’un steamer !…

La journée s’écoula, et, dix minutes avant que le signal du départ eût été donné, voici que des cris retentirent du côté du littoral.

« Les malheureux… ils sont découverts !… » s’écria Karl Kip.

C’est à ce moment que dix à douze constables, abandonnant la garde des escouades à leurs camarades, coururent dans cette direction, et les frères Kip purent les suivre sans avoir été vus.

Arrivés sur la crête, ils se couchèrent à plat ventre et regardèrent au-dessous d’eux.

Oui ! un canot se glissait, en rasant la côte, vers la pointe Saint-James.

« Il ne sera plus temps !… dit Karl Kip.

— Les pauvres gens vont être repris !… ajouta son frère.

— Et ne pouvoir leur venir en aide !… »

À peine ces paroles avaient-elles été prononcées, que Karl Kip, saisissant Pieter par le bras :

« Suis-moi ! » dit-il.

Une minute plus tard, tous deux dévalaient le sentier et ils rampaient sur la grève.

Le canot de l’Illinois tournait alors les roches de la crique. Bien qu’ils eussent vu les constables accourir, l’officier américain et ses matelots n’avaient pas eu la pensée de s’arrêter, ne doutant plus que les fugitifs ne fussent là depuis la veille. Alors, appuyant les avirons, au risque de se briser contre les récifs au milieu de l’ombre, ils firent un dernier effort pour atteindre la pointe avant les constables.

Mais, lorsque l’embarcation eut accosté, il était trop tard. O’Brien, Macarthy et Farnham, malgré leur résistance, étaient déjà ramenés vers la falaise.

« En avant… en avant ! » cria l’officier.

Ses matelots, armés de coutelas et de revolvers, se précipitèrent à sa suite, et, dès qu’ils eurent pris pied, s’élancèrent pour délivrer les fugitifs.

Il y eut lutte acharnée. Les Américains n’étaient que huit, l’officier, l’homme de barre et six hommes. Même en comptant Farnham, Macarthy et O’Brien, cela ne faisait que onze contre une vingtaine de constables, d’autres, dès les premiers cris, ayant rejoint leurs camarades sur la grève.

En outre, les dogues féroces ne seraient pas de moins dangereux adversaires.

Aussi est-ce aux chiens que les matelots envoyèrent leurs premiers coups de revolver. Des détonations éclatèrent soudain. Deux de ces animaux, frappés de plusieurs balles, furent tués, et les autres s’enfuirent en déchirant l’air de leurs hurlements.

Les combattants s’attaquèrent alors avec une extrême violence au milieu de l’ombre. Mais Macarthy et Farnham, qui n’avaient pu se dégager, allaient être entraînés, lorsque deux hommes barrèrent la route aux constables.

Karl Kip et son frère, qui venaient de se jeter sur eux, parvinrent à arracher les prisonniers de leurs mains.

À la suite de nouveaux coups de feu, quelques hommes furent grièvement atteints des deux parts. Or, sur cette étroite pointe, il était impossible que la lutte se prolongeât à l’avantage des Américains. L’officier et les matelots de l’Illinois contraints d’abandonner la partie, les fugitifs leur échapperaient, et qui sait si eux-mêmes ne paieraient pas de leur liberté dans les prisons d’Hobart-Town cette généreuse tentative en faveur des Irlandais ?

Heureusement, si les détonations, si les cris, si les aboiements
Les constables durent se retirer en emportant les blessés. (Page 426.)

s’étaient fait entendre jusqu’à la clairière, ils furent aussi entendus du large. À bord de l’Illinois, on comprit qu’il y avait un combat acharné entre les matelots et les constables, combat dans lequel il fallait immédiatement intervenir.

Aussi le commandant s’approcha-t-il à moins de deux encablures, et une seconde embarcation fut mise à la mer, avec une douzaine de matelots.

En quelques instants ce renfort arriva sur la pointe, et les choses changèrent à l’instant. Les constables, n’étant plus en force, durent relâcher les prisonniers et se retirer en emportant leurs blessés. Quant à l’officier et aux matelots, ils n’eurent qu’à rembarquer dans les deux canots avec les trois fugitifs, après un dernier échange de coups de feu.

À cet instant, Karl Kip et son frère, appelant O’Brien, lui dirent…

« Sauvés… vous êtes sauvés !…

— Et vous aussi ! » s’écria l’Irlandais.

Avant qu’ils eussent eu le temps de se reconnaître, les deux frères, sur un signe d’O’Brien, étaient déposés par les matelots dans l’une des embarcations qui rejoignirent le steamer.

Aussitôt l’Illinois, se dirigeant vers l’entrée de Storm-Bay, doubla le cap Pillar, et, la nuit venue, il marchait à toute vapeur en plein Pacifique.