Les Frères Kip/Première partie/7

Hetzel (I & IIp. 105-121).


VII

les deux frères.


Au lever de l’aube, une brumaille assez dense couvrait l’horizon de l’ouest. Du littoral de l’île Norfolk on distinguait à peine la ligne rocheuse. Sans doute, ces vapeurs ne tarderaient pas à se dissiper. La cime du Pitt-Mount se montrait au-dessus de ce brouillard, déjà baignée des rayons du soleil.

Au surplus, le ou les naufragés ne devaient pas être inquiets. Bien que le brick fût encore invisible, n’avaient-ils pas entendu et aperçu pendant la nuit ses signaux en réponse aux leurs ?… Le navire ne pouvait avoir quitté son mouillage, et, dans une heure, son canot serait envoyé à terre.

Du reste, avant de mettre une embarcation à la mer, M. Gibson préférait, non sans raison, que la pointe se fût dégagée des brumes. C’était là que le feu avait été allumé, c’était là que se montreraient les abandonnés qui réclamaient l’assistance du James-Cook. Évidemment, ils ne possédaient pas même une pirogue, car ils seraient déjà venus à bord.

La brise du sud-est commençait à s’établir. Quelques nuages, allongés sur la ligne du ciel et de l’eau, indiquaient que le vent fraîchirait dans la matinée. Sans le motif qui le retenait sur son ancre, M. Gibson eût donné des ordres pour l’appareillage.

Un peu avant sept heures, le pied du banc coralligène, le long duquel écumait un ressac blanchâtre, se dessina sous la brume. Les volutes de vapeurs roulèrent les unes après les autres, et la pointe apparut.

Nat Gibson, monté sur le rouf, sa longue-vue aux yeux, la promenait vers la côte. Il fut le premier à s’écrier :

« Il est là… ou plutôt… ils sont là !…

— Plusieurs hommes ?… demanda l’armateur.

— Deux, monsieur Hawkins. »

Celui-ci prit la longue-vue à son tour :

« Oui, s’écriait-il, et ils nous font des signaux… en agitant un morceau de toile au bout d’un bâton ! »

L’instrument passa aux mains du capitaine, qui constata la présence de deux individus debout sur les dernières roches à l’extrémité de la pointe. Le brouillard, dissous alors, permettait de les distinguer même à l’œil nu. Qu’il y eût là celui des deux hommes que Nat Gibson avait aperçu la veille, cela ne pouvait plus faire l’objet d’un doute,

« Le grand canot à la mer ! » commanda le capitaine.

Et, en même temps, par son ordre, Flig Balt hissa le pavillon britannique à la corne de brigantine en réponse aux signaux. Si M. Gibson avait dit de parer le grand canot, c’était en cas qu’il y eût à embarquer plus de deux personnes. Il était possible, en effet, que d’autres naufragés se fussent réfugiés sur l’ile, en admettant qu’ils appartinssent à l’équipage de la Wilhelmina. Il y avait même lieu de souhaiter que tous eussent gagné cette côte après avoir abandonné la goélette.

L’embarcation descendue, le capitaine et son fils y prirent place, celui-ci à la barre. Quatre matelots se mirent aux avirons. Vin Mod était parmi eux, et, au moment où il enjambait la lisse, il fit au maître d’équipage un geste qui témoignait de son irritation.

Le canot se dirigea vers le banc de corail, La veille, en pêchant le long de ce banc, Nat Gibson avait remarque une étroite ouverture qui permettrait de franchir la barrière îles récifs. Jusqu’à la pointe il ne resterait plus qu’une distance de sept à huit encablures.

En moins d’un quart d’heure, l’embarcation atteignît la passe. On aperçut les dernières fumées du foyer qui avait été entretenu toute la nuit et près duquel se tenaient les deux hommes.

À l’avant du canot, Vin Mod, impatient, se retournait pour les voir, si bien qu’il entravait le mouvement des avirons.

« Attention à nager, Mod !… lui cria le capitaine. Tu auras le temps de satisfaire ta curiosité quanti nous serons à terre…

— Oui… le temps ! » murmura le matelot, qui, de rage, aurait cassé son aviron.

La passe sinuait entre les têtes de coraux qu’il eût été dangereux d’aborder. Ces arêtes aiguës, coupantes comme acier, eussent vite fait d’endommager la coque d’une embarcation. Aussi M. Gibson ordonna-t-il de modérer la vitesse. Il n’y eut, d ailleurs, aucune difficulté à rallier l’extrémité de la pointe. La mer, qui sentait la brise du large, poussait l’embarcation. Un assez fort ressac écumait à la base des roches.

Le capitaine et son fils regardaient les deux hommes. La main dans la main, immobiles, silencieux, ils ne faisaient pas un geste, ils ne proféraient pas un cri. Lorsque le canot évolua pour ranger la pointe, Vin Mod put facilement les apercevoir.

L’un devait être âgé de trente-cinq ans, l’autre de trente. Vêtus d’habits en lambeaux, tête nue, rien n’indiquait qu’ils fussent des marins. À peu près de même taille, ils se ressemblaient assez pour que l’on put reconnaître en eux deux frères, blonds de cheveux, barbe inculte. En tout cas, ce n’étaient point des indigènes polynésiens.

Et alors, avant même que le débarquement fut effectué, lorsque le capitaine était encore assis sur le banc d’arrière, le plus âgé de ces deux hommes s’avança à l’extrémité de la pointe, et en anglais, mais avec un accent étranger, il cria :

« Merci pour être venus à notre secours… merci !

— Qui êtes-vous ?… demanda M. Gibson dès qu’il accosta.

— Des Hollandais.

— Naufragés ?…

— Naufragés de la goélette Wilhelmina

— Seuls sauvés ?…

— Seuls, ou du moins, après le naufrage, seuls arrivés sur cette côte… »

Au ton suspensif de ces derniers mots, il fut évident que cet homme ignorait s’il avait trouvé refuge sur un continent ou sur une île.

Le grappin du cahot fut envoyé à terre, et, quand un des matelots l’eut ajusté dans un creux de roche, M. Gibson et ses compagnons débarquèrent.

« Où sommes-nous ?… demanda le plus âgé.

— À l’île Norfolk, répondit le capitaine.

— L’île Norfolk », répéta le plus jeune.

Les naufragés apprenaient alors en quel endroit ils se trouvaient : une île isolée de cette portion de l’ouest du Pacifique. Ils y étaient seuls, d’ailleurs, de tous ceux que la goélette hollandaise comptait à son bord.

Sur la question de savoir ce qu’était devenue la Wilhelmina, si elle avait péri corps et biens, ils ne purent répondre d’une façon formelle à l’interrogatoire de M. Gibson. Quant aux causes du naufrage, voici ce qu’ils racontèrent :

Quinze jours avant, la goélette avait été abordée pendant la nuit, — ce devait être à trois ou quatre milles dans l’est de l’ile Norfolk.

« En sortant de notre cabine, dit l’aîné des deux frères, nous avons été entraînés dans un tourbillon… La nuit était obscure et brumeuse… Nous nous sommes accrochés à une cage à poules qui, heureusement, passait à notre portée… Trois heures après, le courant nous portait au banc de corail et nous avons gagné cette cote à la nage…
« Merci pour être venus à notre secours ! » (Page 107.)

— Ainsi, demanda M. Gibson, voilà deux semaines que vous êtes sur l’ile ?…

— Deux semaines.

— Et vous n’y avez rencontré personne ?…

— Personne, répondit le plus jeune, et nous sommes fondés à croire qu’il n’y a pas un être humain sur cette terre, ou, du moins, que cette partie du littoral est inhabitée.

— Vous n’avez pas eu la pensée de remonter vers l’intérieur ?… dit Nat Gibson.

— Si, répondit l’aîné, mais il eût fallu s’aventurer à travers des forêts épaisses, au risque de s’y perdre, et dans lesquelles nous n’aurions peut-être pas trouvé à subsister.

— Et puis, reprit l’autre, où cela nous aurait-il conduits puisque, vous venez de nous l’apprendre, nous étions sur une ile déserte ?… Mieux valait encore ne point abandonner le rivage… C’eût été renoncer à toute chance d’être aperçus, si un navire venait en vue, et d être sauvés, comme nous le sommes…

— Vous avez eu raison.

— Et ce brick… quel est-il ?… demanda le plus jeune frère.

— Le brick anglais James-Cook.

— Et son capitaine ?…

— C’est moi, répondit M. Gibson.

— Eh bien, capitaine, dit l’aîné en serrant la main de M. Gibson, vous voyez que nous avons bien fait de vous attendre sur cette pointe ! »

En effet, à contourner la base du Pitt-Mount, ou même à vouloir atteindre sa cime, les naufragés, éprouvant des difficultés insurmontables, seraient tombés d’épuisement et de fatigue au milieu des infranchissables forêts de l’intérieur.

« Mais comment avez-vous pu vivre dans ces conditions de dénuement ?… reprit alors M. Gibson.

— Notre nourriture consistait en quelques produits végétaux, répondit l’aîné, des racines déterrées çà et là, des choux-palmistes coupés à la tête des arbres, de l’oseille sauvage, du laiteron et du fenouil marin, des pommes de pin de l’araucaria… Si nous avions eu des lignes ou pu en fabriquer, il n’aurait pas été difficile de se procurer du poisson, car il abonde au pied des roches…

— Et du feu ?… Comment avez vous pu en faire ?… — Les premiers jours, répondit le plus jeune, il a fallu s’en passer… Pas d’allumettes, ou plutôt des allumettes mouillées et hors d’usage… Par bonheur, en remontant vers la montagne, nous avons trouvé une solfatare qui jette encore quelques flammes… Des couches de soufre l’entouraient, ce qui nous a permis de cuire les racines et les légumes.

— Et c’est ainsi, reprit le capitaine, que vous avez vécu pendant quinze jours ?…

— C’est ainsi, capitaine, Mais, je l’avoue, nos forces s’en allaient, et nous étions désespérés, lorsque, en revenant hier de la solfatare, j’ai aperçu un navire mouillé à deux milles de la côte.

— Le vent avait refusé, dit M. Gibson, et comme le courant menaçait de nous ramener vers le sud-est, je fus obligé de jeter l’ancre.

— Il était déjà tard, reprît l’ainé. À peine restait-il une heure de jour, et nous étions encore à plus d’une demi-lieue dans l’intérieur… Après avoir couru à toutes jambes vers la pointe, nous aperçûmes un canot qui se préparait à regagner le brick… J’ai appelé… J’ai, par gestes, réclamé secours…

— J’étais dans ce canot, dit alors Nat Gibson, et il m’a bien semblé voir un homme — rien qu’un — sur cette roche, au moment où l’obscurité commençait à se faire…

— C’était moi, répondit l’aîné. J’avais devancé mon frère… et quelle fut ma déception lorsque le canot s’éloigna sans que j’eusse été aperçu !… Nous avons cru que toute chance de salut nous échappait !… Il se levait un peu de brise… Le brick n’allait-il pas appareiller pendant la nuit ?… Le lendemain ne serait-il pas déjà au large de l’île ?…

— Pauvres gens !… murmura M. Gibson.

— La côte était plongée dans l’ombre, capitaine… On ne voyait plus rien du navire… Les heures s’écoulaient… C’est alors que nous vint l’idée d’allumer un feu sur la pointe… Des herbes desséchées, du bois sec, nous en apportâmes par brassées, et des charbons ardents du foyer que nous entretenions sur cette grève… Bientôt s’éleva une lueur éclatante… Si le bâtiment était toujours à son mouillage, elle ne pouvait échapper à la vue des hommes de quart !… Ah ! quelle joie, lorsque, vers dix heures, nous entendîmes une triple détonation !… Un fanal brilla dans la direction du brick !… Nous avions été vus… Nous étions sûrs maintenant que le navire attendrait le jour avant de partir, et que nous serions recueillis dès l’aube… Mais il était temps, capitaine, oui !… il était temps, et, comme à votre arrivée, je vous répète : Merci… merci !… »

Visiblement les naufragés paraissaient être à bout : alimentation insuffisante, forces épuisées, dénuement complet sous les haillons qui les recouvraient à peine, et l’on comprendra qu’ils eussent hâte d’être à bord du James-Cook.

« Embarquez…, dit M. Gibson. Vous avez besoin de nourriture et de vêtements… Puis, nous verrons ce que nous pourrons faire. »

Les survivants de la Wilhelmina n’avaient point à retourner sur le littoral. On leur fournirait tout leur nécessaire. Ils n’auraient plus à remettre le pied sur cette île !

Dès que M. Gibson, son fils et les deux frères eurent pris place à l’arrière, le grappin fut ramené et le canot se dirigea à travers la passe.

M. Gibson avait observé en les écoutant, à la manière dont ils s’exprimaient, que ces deux hommes étaient supérieurs à la classe où se recrutent d’ordinaire les matelots, Toutefois, il avait voulu attendre qu’ils fussent en présence de M. Hawkins pour s’informer de leur situation.

De son côté, à son vif déplaisir, Vin Mod s’était aussi rendu compte qu’il ne s’agissait point de ces marins prêts à tout comme Len Cannon et ses camarades de Dunedin, ni même de ces aventuriers dont la rencontre est trop fréquente en ces parages du Pacifique.

Les deux frères ne faisaient point partie de l’équipage de la goélette, Ils étaient donc des passagers, et les seuls très probablement qui se fussent tirés sains et saufs de cet abordage. Aussi Vin Mod revenait-il plus irrité encore à la pensée que ses projets ne pourraient être mis à exécution.

Le canot accosta. M. Gibson, son fils, les naufragés, montèrent sur le pont. Ces derniers furent aussitôt présentés à M. Hawkins, qui ne dissimula point son émotion, à voir en quel état misérable ils se trouvaient. Après leur avoir tendu la main :

« Soyez les bienvenus, mes amis ! » dit-il.

Les deux frères, non moins impressionnés, avaient voulu se jeter à ses genoux : il les en empêcha.

« Non… reprit-il, non !… nous sommes trop heureux… »

Les mots lui manquaient, à cet excellent homme, et il ne put qu’approuver Nat Gibson qui cria : « À manger… qu’on leur donne à manger !… Ils meurent de faim ! »

Les deux frères furent conduits dans le carré, où le premier déjeuner était servi, et là ils purent se refaire, après quinze longs jours de privations et de souffrance.

Alors M. Gibson mit à leur disposition une des cabines latérales où étaient déposés des vêtements choisis dans la rechange de l’équipage. Puis, leur toilette achevée, ils revinrent à l’arrière, et là, en présence de M. Hawkins, du capitaine et de son fils, ils racontèrent leur histoire.

Ces hommes étaient Hollandais, originaires de Groningue. Ils s’appelaient Karl et Pieter Kip. Karl, l’aîné, officier de la marine marchande des Pays-Bas, avait fait déjà de nombreuses traversées en qualité de lieutenant, puis de second à bord des navires de commerce. Pieter, le cadet, était associé dans un comptoir d’ Amboine, l’une des Moluques, correspondant de la maison Kip, de Groningue.

Cette maison faisait le gros et le demi-gros des produits de cet archipel, qui appartient à la Hollande, et plus particulièrement des noix du muscadier et des clous du giroflier, très abondants en cette colonie. Si ladite maison ne comptait pas parmi les plus importantes de la ville, du moins son chef jouissait-il d’une excellente réputation dans le monde commercial.

M. Kip père, veuf depuis quelques années, était mort cinq mois auparavant. Ce fut un coup grave pour les affaires du comptoir, et il y eut lieu de prendre des mesures afin d’empêcher une liquidation qui se fût faite dans des conditions désavantageuses. Avant tout, il fallait que les deux frères revinssent à Groningue.

Karl Kip avait alors trente-cinq ans. Bon marin, en passe de devenir capitaine, il attendait un commandement et ne devait pas tarder à l’obtenir. Peut-être d’une intelligence moins aiguisée que son frère, moins homme d’affaires, moins propre à la direction d’une maison de commerce, il le dépassait en résolution, en énergie comme en force et en endurance physique. Son plus gros chagrin venait de ce que la situation financière de la maison Kip ne lui avait jamais permis de posséder un navire. Karl Kip eût alors fait la navigation de long cours pour son compte. Mais il aurait été impossible de rien distraire des fonds engagés dans le commerce, et le désir du fils aîné n’avait pu être réalisé.

Karl et Pieter étaient unis d’une étroite amitié qu’aucun désaccord n’avait jamais altérée, encore plus liés par la sympathie que par le sang. Entre eux, pas un ombrage, pas un nuage de jalousie ou de rivalité. Chacun restait dans sa sphère. À l’un les lointains voyages, les émotions, les dangers de la mer, à l’autre le travail dans le comptoir d’Amboine et les rapports avec celui de Groningue. La famille leur suffisait. Ils n’avaient point cherché à s’en créer une seconde, à se donner des liens nouveaux qui les eussent séparés peut-être. C’était déjà trop que le père fût en Hollande, Karl en cours de navigation, Pieter aux Moluques, Quant à celui-ci, intelligent, ayant le sens du négoce, il se consacrait entièrement aux affaires. Son associé, Hollandais comme lui, s’appliquait à les développer. Ne désespérant pas d’accroître le crédit de la maison Kip, il n’y épargnait ni son temps ni son zèle.

À la mort de M. Kip, Karl était dans le port d’Amboine à bord d’un trois-mâts hollandais de Rotterdam, sur lequel il remplissait les fonctions de second. Les deux frères furent douloureusement frappes de ce coup, qui les privait d’un père pour lequel ils éprouvaient une profonde affection. Et ils ne se trouvaient pas même là pour recueillir ses dernières paroles, son dernier soupir ! Alors cette résolution fut prise entre les deux frères : Pieter se séparerait de son associé d’Amboine, et reviendrait à Groningue diriger la maison paternelle.

Or, précisément, le trois-mâts Maximus, sur lequel Karl Kip était venu aux Moluques — navire déjà vieux, en mauvais état — fut déclaré impropre au voyage de retour. Très éprouvé par des mauvais temps pendant sa traversée entre la Hollande et les îles, il n’était plus bon qu’à démolir. Aussi son capitaine, ses officiers, ses matelots devaient-ils être rapatriés en Europe par les soins de la maison Hoppers, de Rotterdam, à laquelle il appartenait.

Or, ce rapatriement allait exiger, sans doute, un séjour assez prolongé à Amboine, s’il fallait attendre que l’équipage pût embarquer sur quelque bâtiment à destination de l’Europe, et les deux frères avaient hâte d être revenus à Groningue.

Karl et Pieter Kip décidèrent donc de prendre passage sur le premier navire en partance, soit d’Amboine, soit de Ceram, soit de Ternate, autres îles de l’archipel des Moluques.

À cette époque arriva le trois-mâts goélette Wilhehnina, de Rotterdam, dont la relâche serait de courte durée. C’était un navire de cinq cents tonneaux, qui allait regagner son port d’attache en faisant escale à Wellington, d’où son commandant, le capitaine Roebok, ferait voile vers l’Atlantique, en doublant le cap Horn.

Si la place de second eût été vacante, nul doute que Karl Kip ne l’eût obtenue. Mais le personnel était au complet, et aucun des matelots du Maximus ne put s’y engager. Karl Kip, ne voulant pas perdre cette occasion, retint une cabine de passager sur la Wilhelmina.

Le trois-mâts mit en mer le 23 septembre. Son équipage comprenait le capitaine, M. Roebok, le second, Stourn, deux maîtres et dix matelots, tous Hollandais d’origine,

La navigation fut très favorisée sur le parcours de la mer des Arafura, si étroitement enfermée entre la côte septentrionale de l’Australie, la côte méridionale de la Nouvelle-Guinée, et le groupe des îles de la Sonde, à l’ouest, qui la défend contre la houle de l’océan Indien. À l’est, elle n offre pas d’autre issue que le détroit de Torrès, que termine le cap d’York.

À l’entrée de ce détroit, le navire rencontra des vents contraires qui le retardèrent quelques jours. Ce ne fut que le 6 octobre qu’il parvint à se dégager des nombreux récifs et à débouquer dans la mer de Corail.

Devant la Wilhelmina s’ouvrait alors l’immense Pacifique jusqu’au cap Horn, qu’elle devait rallier après une courte relâche à Wellington, de la Nouvelle-Zélande. La route était longue, mais les frères Kip n’avaient pas eu le choix.

Dans la nuit du 19 au 20 octobre, tout allait bien à bord, les matelots de quart à l’avant, lorsque se produisit un épouvantable accident que la plus sérieuse vigilance n’aurait pu éviter. De lourdes brumes, très obscures, enveloppaient la mer, absolument calme, ainsi qu’il en est presque toujours dans ces conditions atmosphériques.

La Wilhelmina avait ses feux réglementaires, vert à tribord, rouge à bâbord. Par malheur, ils n’auraient point été vus à travers cet épais brouillard, même à la distance d’une demi-encablure.

Soudain, sans que les mugissements d’une sirène se fissent entendre, avant qu’un feu de position eût été relevé, le trois-mâts fut abordé par le lof de bâbord à la hauteur du rouf de l’équipage. Un choc terrible provoqua la chute immédiate du grand mât et du mât de misaine.

Au moment où Karl et Pieter Kip s’élançaient hors de la dunette, ils n’entrevirent qu’une énorme masse, vomissant fumée et vapeur, qui passait comme une bombe, après avoir coupe en deux la Wilhelmina.

Pendant une demi-seconde, un feu blanc avait apparu au grand étai de ce bâtiment. Le navire abordeur était un steamer, mais c’était tout ce qu’on en devait savoir.

La Wilhelmina, l’avant d’un côté, l'arrière de l’autre, coula aussitôt. Les deux passagers n’eurent pas même le temps de rejoindre l’équipage. À peine aperçurent-ils quelques matelots accrochés aux agrès. Utiliser les embarcations, impossible, puisqu’elles étaient déjà submergées. Quant au second et au capitaine, ils n’avaient sans doute pu quitter leur cabine.

Les deux frères, demi-vêtus, étaient déjà dans l’eau jusqu’à mi-corps. Ils sentaient s’engloutir ce qui restait de la Wilhelmina, et allaient être entraînés dans le tourbillon qui se creusait autour du navire.

« Ne nous séparons pas !… cria Pieter.

— Compte sur moi ! » répondit Karl.

Tous deux étaient bons nageurs. Mais y avait-il une terre à proximité ?… Quelle position occupait le trois-mâts au moment de la collision en cette partie du Pacifique comprise entre l’Australie et la Nouvelle-Zélande, au-dessous de la Nouvelle-Calédonie, signalée vers l’est quarante-huit heures avant, dans la dernière observation du capitaine Roebok ?

Il va sans dire que le steamer abordeur devait être loin déjà, à moins qu’il n’eut stoppé après le choc. S’il avait mis des embarcations à la mer, comment, au milieu du brouillard, celles-ci retrouveraient-elles les survivants de cette catastrophe ?…

Karl et Pieter Kîp se crurent perdus. Une obscurité profonde enveloppait la mer. Aucun sifflet de machine, aucun appel de sirène n’indiquait la présence d’un navire, ni ce mugissement qu’eussent produit les échappements de vapeur, s’il fût resté sur le lieu du sinistre… Pas une seule épave à portée de la main des deux frères…

Pendant une demi-heure ils se soutinrent, l’aîné encourageant le plus jeune, lui prêtant l’appui de son bras lorsqu’il faiblissait. Mais le moment approchait où tous deux seraient à bout de forces, et, après une dernière étreinte, un suprême adieu, ils s’engloutiraient dans l’abîme…

Il était environ trois heures du matin, lorsque Karl Kip parvint à saisir un objet qui flottait près de lui. C’était une des cages à poules de la Wilhelmina, à laquelle ils s’accrochèrent. L’aube perça enfin les jaunâtres volutes du brouillard, la brume ne tarda pas à se lever, et un clapotis de lames reprît au souffle de la brise.

Karl Kip promena son regard jusqu’à l’horizon.

Dans l’est, mer déserte. Dans l’ouest, la côte d’une terre assez élevée, voilà ce qu’il aperçut tout d’abord.

Cette côte ne se trouvait pas à plus de trois milles. Le courant et le vent y portaient. Il y avait certitude de pouvoir l’atteindre, si la houle ne devenait pas trop forte.

À quelque terre, île ou continent qu’elle appartint, cette côte assurait le salut des naufragés.

Le littoral, qui se déroulait à l’ouest, était dominé par un pic dont les premiers rayons du soleil doraient l’extrême pointe.

« Là !… là !… » s’écria Karl Kip.

Là, en effet, car, au large, on eût vainement cherché une voile ou les feux d’un navire. De la Wilhelmina, il ne restait aucun vestige. Elle s’était perdue corps et biens. Rien non plus du steamer abordeur, qui, plus heureux sans doute, ayant survécu à la collision, se trouvait maintenant hors de vue.

En se soulevant à demi, Karl Kip n’aperçut ni débris de coque ni débris de mature. Seule surnageait cette cage à poules, à laquelle ils se tenaient.

Épuisé, engourdi, Pieter aurait coulé par le fond si son frère ne lui eût relevé la tête. Vigoureusement, Karl nageait, en poussant la cage vers un semis de récifs dont le ressac blanchissait la ligne irrégulière.

Cette première frange de l’anneau coralligène se prolongeait devant la côte. Il ne fallut pas moins d’une heure pour l’atteindre. Avec la houle qui les balayait, il eût été difficile d’y prendre pied. Les naufragés se glissèrent à travers une étroite passe, et il était un peu plus de sept heures lorsqu’ils purent se hisser sur la pointe où le canot du James-Cook venait de les recueillir.

C’était sur cette île inconnue, inhabitée, que les deux frères, à peine vêtus, sans un outil, sans un engin, sans un ustensile, allaient pendant quinze jours mener la plus misérable existence.

Tel fut le récit que fit Pieter Kip, tandis que son frère, écoutant en silence, se bornait à le confirmer du geste.

On savait à présent pourquoi la Wilhelmina, attendue à Wellington, n’y arriverait jamais, pourquoi le navire français Assomption n’avait pas rencontré d’épave sur sa route. Le trois-mâts gisait dans les profondeurs de la mer, à moins que les courants n’en eussent entraîné quelques débris plus au nord.

L’impression produite par le récit des naufragés était tout en leur faveur. Naturellement, personne n’eût songé à mettre en doute sa véracité. Ils se servaient de la langue anglaise avec une facilité qui témoignait d’une instruction et d’une éducation convenables. Leur attitude n’était point celle de tant de ces aventuriers qui pullulent sur ces parages, et l’on sentait chez Pieter Kip, surtout, une inébranlable confiance en Dieu.

Aussi M. Hawkins ne cacha-t-il point la bonne impression qu’il éprouvait.

« Mes amis, dit-il, vous voici à bord du James-Cook, et vous y resterez…

— Soyez remercié, monsieur, répondit Pieter Kip.

— Mais il ne vous reconduira pas en Europe…, ajouta l’armateur.

— Peu importe, répondît Karl Kip. Nous avons enfin quitté cette île Norfolk où nous étions sans ressources, et nous n’en demandons pas davantage.

— En quelque endroit que nous débarquions, ajouta Pieter Kip, nous trouverons les moyens de nous Taire rapatrier…

— Et je vous y aiderai, dit M. Gibson.

— Quelle est la destination du James-Cook ? reprit Karl Kip.

— Port-Praslin, de la Nouvelle-Irlande, répondit le capitaine.

— Il doit y séjourner ?…

— Trois semaines environ.

— Puis il revient en Nouvelle-Zélande ?…

— Non, en Tasmanie… à Hobart-Town, son port d’attache.

— Eh bien, capitaine, déclara Karl Kip, il nous sera tout aussi facile de prendre passage sur un navire à Hobart-Town qu’à Dunedin, à Auckland ou à Wellington… — Certainement, assura M. Hawkins, et si vous embarquez sur un steamer qui revient en Europe par le canal de Suez, votre retour s’effectuera plus rapidement.

— Ce serait à désirer, répondit Karl Kip.

— En tout cas, monsieur Hawkins, et vous, capitaine, dit Pieter Kip, puisque vous voulez bien nous accepter comme passagers…

— Non point des passagers, mais des hôtes, dit M. Hawkins, et nous sommes heureux de vous offrir l’hospitalité du James-Cook ! »

De nouvelles poignées de main furent échangées. Puis, les deux frères se retirèrent dans leur cabine afin d’y goûter quelque repos, car ils avaient veillé toute la nuit près du foyer de la pointe.

Cependant la petite brise qui avait dissipé les brumes commençait à fraîchir. Les calmes paraissaient être à leur fin, et la mer verdissait dans le sud-est de l’île.

Il convenait d’en profiter ; M. Gibson donna ses ordres pour l’appareillage. Les voiles, qui étaient restées sur leurs cargues, furent amurées. On vira l’ancre au cabestan, et le brick, grand largue, remonta dans la direction du nord-nord-ouest.

Deux heures après, la plus haute cime de l’île Norfolk avait disparu, et le James-Cook mettait le cap au nord-est, de manière à prendre connaissance des terres de la Nouvelle-Calédonie sur la limite de la mer de Corail.