Les Frères Kip/Première partie/12

Hetzel (I & IIp. 191-206).


XII

trois semaines dans l’archipel.


Les jours suivants furent employés au déchargement du brick. Len Cannon et ses compagnons ne refusèrent pas d’y donner la main. M. Gibson n’eut aucun soupçon de leurs projets.

Quelques indigènes se joignirent à l’équipage, — une demi-douzaine, — des hommes robustes et pas maladroits. Aussi la besogne s’effectua dans d’excellentes conditions.

Jim u’avait point parle aux frères Kip du poignard malais. Ils ignoraient donc que cette arme se trouvait sur l’un des cadres de leur cabine.

En effet, Vin Mod avait eu soin de reprendre ce poignard avant leur retour à bord, et le kriss était maintenant caché dans son sac, où personne n’aurait pu le découvrir. Il lui suffisait sans doute qu’il eût été vu par le mousse. Quant à ce qu’il en voulait faire, peut-être Flig Balt lui-même ne le savait-il pas.

Tandis que le capitaine restait à surveiller le déchargement, M. Hawkins, Nat Gibson, Karl et Pieter Kip, accompagnés de M. et Mme Zieger, passaient le temps en intéressantes promenades aux alentours de Port-Praslin. Ils visitèrent les principales factoreries établies sur cette partie de la côte. Les unes appartenaient à des colons allemands, les autres étaient encore entre les mains de maisons anglaises, fondées avant le traité de partage.

Toutes faisaient d’assez bonnes affaires. Le mouvement d’importation et d’exportation, à l’ancienne Tombara comme à l’ancienne Birara, s’accroissait au profit de la Mélanésie germanique.

Partout, les hôtes de M. Zieger reçurent un excellent accueil. Cet honnête négociant occupait une situation prépondérante à la Compagnie commerciale qui exerçait l’autorité politique. Il était, par ce fait, revêtu d’un certain pouvoir judiciaire que les indigènes ne se refusaient point à reconnaître. Jamais, d’ailleurs, une année ne s’écoulait sans qu’un navire de guerre vînt relâcher à l’une des îles de l’archipel Bismarck, et rendît aux couleurs allemandes les honneurs réglementaires, lorsque M. Zieger les faisait hisser au mât de pavillon de Port-Praslin.

Au surplus, le gouvernement impérial avait laissé aux naturels leur indépendance presque complète. Les tribus n’ont pour ainsi dire pas de chefs. Si quelque autorité est dévolue aux vieillards, du moins tous les membres de la peuplade vivent-ils sur le pied d’égalité. Il n’existe plus d’esclaves, même dans les villages de l’intérieur, et tous les travailleurs sont libres. C’est à ce titre, moyennant un salaire payé en objets manufacturés ou de consommation, qu’ils s’emploient dans les fabriques ou à la culture des champs, D’ailleurs, avant la suppression de l’esclavage, les esclaves étaient convenablement traités par leurs maîtres.

Ce début de civilisation est certes dû au zèle, au dévouement des missionnaires qui se sont fixés sur différents points de l’archipel, ils le parcourent sans cesse, l’Évangile à la main. À Port-Praslin existe une chapelle protestante, que deux de ces pasteurs desservent et qui suffit aux besoins du culte.

Ce fut pendant une excursion vers la partie centrale de l’île, à trois milles environ du port, que M. Hawkins, Nat Gibson et les frères Kip, guidés par M. Zieger, visitèrent un village tombarien.

Ce village n’était que l’agglomération d’une cinquantaine de cases en bois, et, bien que le sol ne fût point marécageux, elles s’élevaient sur pilotis.

Ces naturels appartenaient sans aucun doute à la race papouasienne, peu différents de ceux de la Nouvelle-Guinée. Ce village en contenait cent soixante environ, hommes, femmes, vieillards, enfants, répartis en familles. Il va de soi qu’ils connaissaient M. Zieger et se soumettaient à son autorité, quoiqu’il n’eût que rarement à l’exercer parmi les tribus de l’intérieur.

Ses compagnons et lui furent accueillis par deux personnages âgés qui mettaient leur dignité à paraître impassibles et indifférents. Les femmes et les enfants se tenaient dans les cases, et il fut difficile de les approcher. De vrai, on n’est pas encore bien fixé sur la constitution des familles, ni sur l’état social des diverses peuplades mélanésiennes.

Le temps n’était plus où ces sauvages allaient à peu près nus, ou seulement vêtus d’un pagne d’écorce de vakoi, coupée en longs filaments rassemblés par une couture de libres. Grâce aux cotonnades anglaises et allemandes, maintenant répandues dans le pays, les étoffes rayées habillaient les hommes et aussi les femmes. Cette décence doit être considérée comme un commencement des réformes civilisatrices.

M. Zieger put donner des renseignements précis et précieux sur les habitudes de ces indigènes, dont les sens de la vue, de l’odorat et de l’ouïe sont extraordinairement développés. Aussi se montrent-ils d’une adresse et d’une souplesse incomparables à tous les exercices du corps. Mais, pour se livrer à un travail quelconque, il faut qu’ils y soient excités par le besoin, la nécessité de se nourrir. De caractère indolent, ils aiment le repos par-dessus tout. Dans ce village, la plupart des habitants étaient étendus en dehors de leurs cases. S’abandonnant à une complète nonchalance, les jambes croisées l’une sur l’autre, les mains ramenées à la poitrine, regardant mais ne parlant guère, ils mâchaient sans cesse le bétel, comme les Orientaux fument de l’opium, comme les Occidentaux fument le tabac.

Ce bétel est composé de chaux obtenue par la calcination des madrépores, et d’un fruit à épiderme rouge dont le nom mélanésien est « kamban ». C’est un sialagogue d’une extrême énergie, dont les substances très âcres possèdent une saveur enivrante, avec un goût qui n’a rien de désagréable. Son inconvénient est de noircir les dents, de les corroder, de rendre sanguinolentes les muqueuses de la bouche. Par une coutume qui n’est jamais enfreinte, les jeunes gens n’ont pas droit à cette jouissance si recherchée, et c’est aux indigènes d’un certain âge qu’il est permis de mâcher le bétel.

Quant à l’industrie des Néo-Irlandais, elle se borne au tissage des nattes en feuilles de pandanus et à la fabrication de divers objets, de grossières poteries. Et encore est-ce aux femmes, moins paresseuses que les hommes, qu’est dévolu ce soin, sans parler des travaux agricoles ni de la préparation quotidienne de la nourriture.

L’alimentation exige d’ailleurs peu de science culinaire. Les naturels ne mangent point à heure fixe, ou plutôt ils mangent à toute heure. Aussi un voyageur a-t-il pu dire :

« Quel que soit l’animal qui tombe sous la main du sauvage, il est aussitôt jeté sur des charbons ardents, rôti, dévoré, sans même qu’on ait pris la peine de le dépouiller si c’est un quadrupède, ou de le plumer si c’est un oiseau. »

Poissons, tortues marines, poulpes, coquillages de toutes sortes, langoustes, crabes énormes nommés koukiavars, reptiles, lézards, insectes peu ragoûtants, ils s’en nourrissent avec un appétit de gloutons. En fait de fruits, ce sont ceux du mapé et du laka, sorte de châtaignes de l’inocarpe très abondantes, des noix de coco ou lamacs dont le larime est la coque ligneuse et le kaouro le lait émulsif, les ounis ou bananes, les nios ou ignames, les tos ou cannes à sucre, les bercos ou fruits à pain sauvages. Comme quadrupèdes, les indigènes n’élèvent que des cochons et ne chassent que les couscous, animaux qui appartiennent au sous-genre des phalangers.

Les Néo-Irlandais, cependant, ne se montrent point réfractaires à des tentatives de civilisation. Les missionnaires tâchent de les convertir à la religion chrétienne. Mais, chez eux, le paganisme a des attaches très tenaces et se mélange de croyances musulmanes qui leur viennent des relations avec les Malais. Il est même à présumer que ces sauvages sont polygames. Dans chaque village est édifié le tambou, la case publique, la maison d’idoles, dont les vieillards ont l’entretien et la garde.

M. Hawkins et ses compagnons n’éprouvèrent aucune difficulté à visiter ce tambou, dont les portes, moins fermées que celles des habitations, s’ouvrirent devant M. Zieger. Ils trouvèrent à l’intérieur de cette vaste case plusieurs statues d’argile, grossièrement exécutées, peinturlurées de blanc, de noir, de rouge, dont les yeux, faits d’une lentille de nacre, étincelaient comme braises, Bakoui, tel est le nom que portent ces idoles. Entre autres objets déposés autour d’elles, on remarquait deux tam-tams qu’un indigène fit résonner à grand bruit sur l’ordre d’un vieillard à longue barbe, couverte de poussière d’ocre. Il y avait aussi un ornement attaché à ces statues, le prapraghan en bois finement sculpté, qui décore d’ordinaire l’avant des pirogues.

Nat Gibson s’était muni de son appareil photographique. Il obtint, de l’intérieur et de l’extérieur de ce tambou, des clichés très réussis qui allaient enrichir la collection de M. Hawkins.

Pendant cette visite au village tombarien, l’après-midi s’était écoulé. Le soir s’annonçait déjà, lorsque M. Zieger et ses hôtes reprirent le chemin de Wilhelmstaf à travers la forêt. Si les étoiles célestes brillaient au-dessus du dôme des grands arbres par milliers, c’était par millions que des étoiles terrestres projetaient leur lumière phosphorescente au milieu des frondaisons, entre les herbes du sol. Autant de ces vers luisants, qu’on appelle « ballottes » en langue mélanésienne et dont le sous-bois s’illuminait. Il semblait que les pieds foulaient un gazon lumineux, tandis qu’une nuée d’étincelles brillaient entre les ramures.

Ainsi s’écoulaient les journées en intéressantes excursions, le long du littoral et à l’intérieur de l’île. Un jour même, Karl Kip, Nat Gibson et M. Hawkins, guidés par un des hommes de la factorerie, firent l’ascension de la montagne en arrière de la villa. Il y eut là quelques heures de fatigues, bien que la marche s’effectuât sous l’épais ombrage des forêts.

Cette montagne ne compte pas parmi les plus hautes de la chaîne centrale — cinq mille pieds environ. Mais cette altitude permet au regard de s’étendre sur le canal de Saint-Georges, entre la Nouvelle-Bretagne et la Nouvelle-Irlande. Au delà apparaissent d’autres hauteurs. Au sud se développe le Neu-Pommern, dont les profils se dessinent à perte de vue.

Il va de soi que M. et Mme Zieger, comme des propriétaires qui ne font pas grâce d’un morceau de leur domaine, n’eurent garde d’oublier un des sites les plus pittoresques qui puissent solliciter l’admiration des touristes dans l’est de Port-Praslin. C’était cette merveilleuse cascade, à laquelle le Français Duperrey donna le nom du Français Bougainville.

Les sources que la montagne envoie vers la mer tombent d’une cinquantaine de pieds en cet endroit. Elles jaillissent du flanc de la chaîne en écumant à la surface de cinq gradins superposés entre les verdoyantes cimes. Ces eaux, chargées d’une forte proportion de sel, bordent de stalactites calcaires les strates de chaux carbonatée le long desquelles se glisse leur écoulement. Aussi ne peut-on que constater la justesse de la relation du capitaine Duperrey, lorsqu’il parle de ces « groupes saillants dont les graduations presque régulières précipitent et diversifient la chute de cette cascade, et des massifs variés qui forment cent bassins inégaux, où sont reçues les nappes de cristal, coloriées par des arbres immenses dont
La Cascade de Bougainville[1].

quelques-uns plongent leur pied dans le bassin même ». Cette excursion valut à M. Hawkins de nouvelles photographies, et les plus belles qui eussent été faites jusqu’à ce jour de la cascade de Bougainville.

Le déchargement du James-Cook fut terminé dans l’après-midi du 25 novembre. Toute la pacotille consignée au comptoir Zieger avait trouvé un placement immédiat, étant composée d’objets d’un usage courant des produits manufacturés de l’Allemagne et de l’Angleterre.

Le brick allait recevoir maintenant sa cargaison de retour qui consistait, on le sait, en tonnes de coprah et caisses de nacre à destination de Hobart-Town. Des trois cents tonnes de coprah, cent cinquante devaient être livrées à Port-Praslin par la maison Zieger et cent cinquante à Keravvara, l’un des îlots situés au sud de l’île d’York ou Neu-Lauenburg.

Le capitaine, d’accord avec MM. Hawkins et Zieger, décida que le chargement de Kerawara serait le premier mis à bord. Le James-Cook irait en prendre livraison et reviendrait à Port-Praslin compléter sa cargaison.

Toutefois, si le brick n’avait point d’avaries à réparer, il était nécessaire que sa carène reçût un sérieux nettoyage et que ses hauts fussent repeints de l’avant à l’arrière. Ce travail demanderait de trois à quatre jours. L’équipage se mit aussitôt à la besogne, qui s’acheva dans les délais prévus, et le départ fut fixé au 29 matin.

On ne l’a point oublié, Flig Balt et Vin Mod avaient espéré que les passagers du brick resteraient à Port-Praslin pendant ce voyage à Kerawara, que le capitaine serait seul à bord, et qu’ils pourraient profiter de cette circonstance pour accomplir leurs desseins. Une fois les maîtres du navire, ils mettraient le cap au nord-est, et M. Hawkins attendrait vainement que le James-Cook reparût dans les eaux de la Nouvelle-Irlande.

Le maître d’équipage et ses complices devaient être déçus. Non seulement MM. Hawkins, Nat Gibson, les frères Kip seraient de cette courte traversée, mais M. Zieger proposa de les accompagner, et sa proposition fut acceptée avec empressement.

Flig Balt et Vin Mod eurent quelque peine à dissimuler leur fureur. La possibilité de s’emparer du James-Cook, ou tout au moins l’éventualité sur laquelle ils comptaient leur échappait encore.

« Le diable protège ce capitaine de malheur !… s’écria Vin Mod, lorsqu’il connut cette résolution.

— Tu verras, Mod, qu’il reviendra à Hobart-Town !… ajouta le maître d’équipage.

— Non, maître Balt, déclara Vin Mod. Si on ne s’en défait pas sur son navire… peut-être pourrait-on…

— Et les autres, que vont-ils faire ?… » répondit Flig Balt.

Les autres, c’étaient Len Cannon, Sexton, Kyle, Bryce. Allaient-ils immédiatement quitter le bord, ou feraient-ils le voyage de Kerawara avant de reprendre leurs sacs ?… S’ils ne devaient réussir à rien au cours de cette traversée, pourquoi continueraient-ils leur service ?…

Il est vrai, pendant cette relâche à Port-Praslin, la conviction leur était venue qu’il ne serait pas facile de trouver à vivre sur l’île ; et cela leur avait donné à réfléchir. C’est ce que fit valoir Vin Mod, et il obtint d’eux qu’ils viendraient à Kerawara, quitte à débarquer au retour.

Le brick partit dans la matinée du 29. Vingt-quatre heures pour rallier l’île d’York, deux jours pour charger les cent cinquante tonnes de coprah, vingt-quatre heures pour revenir à Port-Praslin, le voyage ne devait pas durer plus de quatre à cinq jours.

Le chef-lieu politique et commercial de l’archipel de Bismarck avait d’abord été la petite île de Mioko, au sud de l’île d’York. Il occupait un point intermédiaire entre les deux grandes îles de l’archipel de Bismarck. Puis, pour des raisons d’insalubrité, il fut transporté à l’île Matupi, née au milieu d’un cratère de cette Baie-Blanche qui est située à l’extrémité septentrionale de Birara. Là, des tremblements de terre ayant compromis sa sécurité, le gouvernement établit définitivement le chef-lieu dans l’îlot de Kerawara.

La navigation s’accomplit à travers le canal Saint-Georges, non sans quelque lenteur, par suite de vents contraires à la surface de cette vaste baie, où les sondes accusent jusqu’à quatre mille pieds de profondeur. Elle est formée par les îles Tombara et Birara, qui rapprochent leurs pointes sud-est et nord-est. Toutefois, il ne fut donné ni à M. Hawkins ni à Nat Gibson de débarquer, à leur vif regret, car Birara mérite d’être visitée. Entourée d’un amphithéâtre de cônes volcaniques, — tels la Mère, la Fille du Nord, la Fille du Sud, — c’est la plus considérable de l’archipel, la plus montagneuse, la plus forestière et aussi la plus riche en cocotiers. Puis, quelles particularités ethnologiques lui font une originalité toute spéciale ! En quel autre endroit du monde trouverait-on une île où jamais un gendre n’ose adresser la parole à sa belle-mère et se cache même quand il la rencontre, une ile dont les habitants passent pour avoir les doigts de pied réunis par une membrane, une île enfin où la légende veut qu’il existe des indigènes pourvus d’un appendice caudal, autrement dit des hommes à queue !…

Mais, si le brick ne devait pas y relâcher, il devait du moins la longer en traversant le canal Saint-Georges pour rallier l’île d’York.

Ce fut Carteret qui, en 1707, lui imposa ce nom d’York à la place de son nom mélanésien d’Amakata. Vue en 1791 par limiter, en 1792 par d’Entrecasteaux, en 1823 par Duperrey, on connaît très exactement sa situation géographique entre 150°2’ et 150°7’ de longitude et 4°5’ et 4°10’ de latitude sud. Son étendue comprend huit milles du nord-est au sud-ouest, sur cinq milles de largeur, et son altitude moyenne au-dessus de la mer est assez considérable.

Cependant, si populeuse qu’elle soit, et si sûrs ses mouillages, elle ne possède pas le chef-lieu de l’archipel. Nombre d’îlots l’entourent : Makada, Burnan, Ulu, Utuan, Kabolcon, Muarlin, Mioko, Kerawara. C’est sur ce dernier, situé plus au sud, que s’est définitivement fixé le choix du gouvernement germanique.

Le 30, dés les premières heures, la vigie signala le cap Brown de l’îlot Makada. Le James-Cook, piquant au sud, reconnut le cap Makukar de la grande ile, pointa à l’ouvert du passage du nord-ouest entre elle et Vile d’Uln, prit connaissance de l’îlot Kabokon et vint au mouillage de Kerawara.

Cet îlot, qui affecte la forme d’une serpe, ne mesure pas plus de trois milles de l’ouest à l’est. Doté d’un port très sûr, il offre aux navires tous les avantages d’une excellente relâche.

Le principal agent germanique, M. Hamburg, qui remplit les fonctions de gouverneur de l’archipel Bismarck, avait de fréquents rapports avec M. Zieger. Il était à la tête d’une des plus importantes factoreries du groupe, et sa maison devait livrer au James-Cook les cent cinquante tonnes de coprah. Ce stock serait mis à bord en quarante-huit heures. Le séjour à Kerawara n’aurait donc qu’une très courte durée.

Pendant que l’équipage, sous la surveillance du capitaine, s’occupait de cette opération, M. Hawkins, Nat Gibson, les frères Kip, eurent tout le loisir de visiter l’îlot.

C’est, à vrai dire, une vaste forêt où se rencontrent les diverses essences de la Nouvelle-Irlande. Des collines, dont la plus haute mesure de sept à huit cents pieds, la dominent. Ce chef-lieu de l’archipel comptait alors un millier d habitants, dont le quart était européen et le reste d’origine mélanésienne. Ces indigènes ne sont pas absolument sédentaires. Pour la plupart, établis sur l’île d’York ou les îlots voisins, ils viennent à Kerawara suivant leurs affaires. Les canaux de ce petit groupe, sans cesse sillonnés par leurs pirogues remarquablement construites, présentent une grande animation.

M. Hamburg put donner d’intéressants détails sur ledit groupe. Le choix de l’îlot de Kerawara comme chef-lieu politique lui paraissait très justifié. Les relations étaient faciles avec la Nouvelle-Bretagne et la Nouvelle-Irlande.

Il se trouvait en ce moment dans le port deux bâtiments de commerce, portant, l’un le pavillon allemand, l’autre le pavillon britannique, occupés à décharger leur cargaison. En attendant le départ à destination, le premier de Sydney, de l’Australie, le second d’Auckland, de la Nouvelle-Zélande, leur relâche à Kerawara devait se prolonger trois semaines encore. MM. Hawkins et Gibson connaissaient le capitaine anglais, qu’ils avaient vu quelquefois à Hobart-Town, et ils furent heureux de lui serrer la main.

L’habitation de M. Hamburg était située à mi-colline, au milieu de la forêt, que traversait un large sentier bordé d’épais buissons. Un demi-mille la séparait de son comptoir du port.

Le gouverneur avait invité à dîner pour le lendemain M. Hawkins, M. Cdbson et son fils. L’embarquement des cent cinquante tonnes de coprah serait terminé dans cet après-midi du 2 décembre, et le James-Cook, dès le 3, reprendrait la mer à destination de Port-Praslin.

Les frères Kip étaient compris dans l’invitation faite par M. Hamburg, mais ils l’avaient déclinée avec la réserve de gens qui ne veulent point s’imposer. Ils profiteraient de cette soirée pour faire une dernière promenade aux environs du port. Quant à l’équipage du brick, comme la désertion n’était point à craindre, il avait l’autorisation de descendre à terre et ne se ferait pas faute de fraterniser avec les matelots des autres bâtiments. La soirée finirait peut-être par quelque griserie dans la principale taverne de Kerawara. Cela était difficile à empêcher, et M. Gibson se borna à recommander de ne pas laisser les choses aller trop loin.

Flig Balt affirma au capitaine qu’il pouvait compter sur lui. Mais, en parlant avec son obséquiosité habituelle, pourquoi ne parvint-il pas à dissimuler le trouble qui l’agitait ?… Aussi M. Gibson, qui s’en aperçut, lui dit-il :

« Qu’avez-vous donc, Balt ?… — Rien, monsieur Gibson, rien…, répondit le maître d’équipage. Je suis un peu fatigué, voilà tout. »

Et ses regards, se détournant du capitaine, se reportèrent sur Vin Mod, qui l’observait.

Vers cinq heures, M. Hawkins, Nat Gibson, M. Zieger se trouvaient à l’habitation de M. Hamburg, où le dîner allait être servi à six heures et demie. Le capitaine, retenu à bord pour ses dernières formalités, n’arriverait guère qu’à ce moment-là. Il devait apporter une somme de deux mille piastres en or, règlement de la cargaison maintenant rangée dans la cale du James-Cook.

En l’attendant, les invités du gouverneur visitèrent la propriété, entretenue avec soin et l’une des plus belles de Kerawara. Nat Gibson prit quelques vues photographiques de l’habitation et des alentours de la terrasse. Le regard, passant au-dessus des massifs d’arbres, s’étendait jusqu’au large. Ils voyaient se détacher vers le nord-ouest l’extrême promontoire du grand îlot d’Ulu, vers l’ouest l’extrême pointe du petit îlot Kabokon, au delà duquel le soleil se coucha sous un horizon magnifiquement empourpré de nuages à la limite du ciel et de la mer.

Lorsque sonna la demie de six heures, le capitaine n’avait pas paru.

M. Hamburg et ses hôtes restèrent dans le jardin en guettant son arrivée. La soirée était superbe, l’atmosphère quelque peu rafraîchie par le vent qui se levait aux approches de la nuit. On respirait délicieusement cet air embaume du parfum des orangers.

Cependant le temps s’écoulait. À sept heures M. Gibson n’avait pas encore été signalé.

« Mon père aura été retenu au dernier moment…, dit Nat Gibson. Je ne peux m’expliquer autrement ce retard…

— Est-ce qu’il ne devait pas aller à vos bureaux, monsieur Hamburg ?… demanda l’armateur.

— En effet, mais uniquement pour prendre ses papiers.

— Cela a pu exiger quelque temps…

— Patience, dit le gouverneur. Nous ne sommes pas à trente minutes près… »

Lorsqu’une demi-heure se fut écoulée. M. Hawkins, M. Zieger et Nat üibson commencèrent à être inquiets.

« Gibson, dit M. Zieger, se serait-il égaré en route ?…

— Ce n’est pas probable, répondit M. Hamburg. Le chemin est tout droit, et il le connaît, car il est venu plusieurs fois à l’habitation…

— Si nous allions au-devant de mon père ?… proposa Nat Gibson en se levant.

— Allons », dit M. Hawkins.

M. Hamburg appela un des serviteurs, qui se munit d’un fanal, et, accompagné de ses invités, il sortit de l’enclos pour s’engager sous la forêt.

L’obscurité était déjà profonde à l’abri de ces épaisses frondaisons qui formaient berceau au-dessus du sentier.

On écouta si quelques pas se faisaient entendre dans la direction du port…

Aucun bruit.

On appela…

Aucune réponse.

Cette partie de la forêt semblait être absolument déserte.

Enfin, après un demi-mille, tous débouchèrent sur la place de Kerawara.

De la principale taverne, vivement éclairée, sortait tout un tapage de buveurs. Si une partie de l’équipage du brick avait déjà regagné le bord, quelques matelots étaient encore attablés dans cette taverne, et, parmi eux, Len Cannon et ses camarades.

Quant à Pieter et à Karl Kip, qui venaient de rentrer, ils étaient assis à l’arrière du James-Cook.

On appela… Aucune réponse. (Page 204.)

Un peu avant eux. Flig Balt et Vin Mod avaient également rembarqué, après une absence d’environ une demi-heure.

Arrivé au quai, Nat Gibson héla d’une voix inquiète :

« Et le capitaine ?…

— Le capitaine, monsieur Gibson ?… répondit Vin Mod. Est-ce qu’il n’est pas chez M. Hainburg ?…

— Non…, répondît le gouverneur.

— Il a cependant quitté le brick pour s’y rendre…, déclara le matelot Burnes.

— Et je l’ai vu prendre le sentier…, ajouta Hobbes.

— Depuis quand est-il parti ?… demanda M. Zieger.

— Depuis une heure à peu près, répondit Vin Mod.

— Il est arrivé un malheur !… » s’écria M. Hawkins.

Et alors ses compagnons et lui de se répandre dans les rues du port, d’aller de comptoir en comptoir, de visiter les tavernes…

La présence du capitaine ne fut constatée nulle part.

Il fallut alors diriger les recherches dans un large rayon à travers la forêt.

Peut-être M. Gibson avait-il gagné l’habitation du gouverneur en faisant quelque détour ?…

Ce fut peine inutile. Après plusieurs heures, MM. Hamburg, Zieger, Hawkins, Nat Gibson, les frères Kip, qui s’étaient joints à eux, durent revenir à bord.

En quelles transes se passa la nuit ! Le capitaine ne reparaissait pas. Le sentier entre le port et l’habitation de M. Hamburg fut sans cesse parcouru, avec des fanaux, avec des torches… Harry Gibson ne se retrouva nulle part…

Nat Gibson s’abandonnait au désespoir. M. Hawkins, non moins désespéré, ne parvenait pas à calmer le jeune homme, éperdu à cette pensée qu’il ne reverrait plus son père…

Ce pressentiment ne le trompait pas.

Au point du jour, la nouvelle se répandit que le cadavre du capitaine Gibson venait d’être découvert dans la forêt, à un demi-mille du port.




  1. Fac-similé d’une gravure ancienne extraite de l’Histoire des Grands Voyages, de Jules Verne.