Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/XII/12


Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 730-736).

XII

Il n’y a pas eu assassinat

« N’oubliez pas, messieurs les jurés, qu’il s’agit de la vie d’un homme ; la prudence s’impose. Jusqu’à présent, l’accusation hésitait à admettre la préméditation ; il a fallu pour la convaincre cette fatale lettre d’ivrogne, présentée aujourd’hui au tribunal. « Tout s’est passé comme il l’avait écrit. » Mais, je le répète, l’accusé n’a couru chez son père que pour chercher son amie, pour savoir où elle était. C’est un fait irrécusable. S’il l’avait trouvée chez elle, loin d’exécuter ses menaces, il ne serait allé nulle part. Il est venu par hasard, à l’improviste, peut-être sans se rappeler sa lettre. « Mais il s’est emparé d’un pilon », lequel, vous vous souvenez, a donné lieu à des considérations psychologiques. Pourtant, il me vient à l’esprit une idée bien simple : si ce pilon, au lieu de se trouver à sa portée, avait été rangé dans l’armoire, l’accusé, ne le voyant pas, serait parti sans arme, les mains vides, et n’aurait peut-être tué personne. Comment peut-on conclure de cet incident à la préméditation ? Oui, mais il a proféré dans les cabarets des menaces de mort contre son père, et deux jours auparavant, le soir où fut écrite cette lettre d’ivrogne, il était calme et se querella seulement avec un commis, « cédant à une habitude invétérée. » À cela, je répondrai que s’il avait médité un tel crime d’après un plan arrêté, il aurait sûrement évité cette querelle et ne serait peut-être pas venu au cabaret, car, en pareil cas, l’âme recherche le calme et l’isolement, s’efforce de se soustraire à l’attention : « Oubliez-moi si vous pouvez » et cela, non par calcul seulement, mais par instinct. Messieurs les jurés, la psychologie est une arme à deux tranchants, et nous savons aussi nous en servir. Quant à ces menaces vociférées durant un mois dans les tavernes, on entend bien des enfants, bien des ivrognes en proférer de semblables au cours de querelles, sans que les choses aillent plus loin. Et cette lettre fatale, n’est-elle pas aussi le produit de l’ivresse et de la colère, le cri du pochard qui menace « de faire un malheur » ? Pourquoi pas ? Pourquoi cette lettre est-elle fatale, au lieu d’être ridicule ? Parce qu’on a trouvé le père de l’accusé assassiné, parce qu’un témoin a vu dans le jardin l’accusé qui s’enfuyait, et a lui-même été abattu par lui ; par conséquent tout s’est passé comme il l’avait écrit ; voilà pourquoi cette lettre n’est pas ridicule, mais fatale. Dieu soit loué, nous voici arrivés au point critique. « Puisqu’il était dans le jardin, donc il a tué. » Toute l’accusation tient dans ces deux mots, puisque et donc. Et si ce donc n’était pas fondé, malgré les apparences ? Oh ! je conviens que la concordance des faits, les coïncidences, sont assez éloquentes. Pourtant, considérez tous ces faits isolément, sans vous laisser impressionner par leur ensemble ; pourquoi, par exemple, l’accusation refuse-t-elle absolument de croire à la véracité de mon client, quand il déclare s’être éloigné de la fenêtre de son père ? Rappelez-vous les sarcasmes à l’adresse de la déférence et des sentiments « pieux » qu’aurait soudain éprouvés l’assassin. Et s’il y avait eu vraiment ici quelque chose de semblable, un sentiment de piété, sinon de déférence ? « Sans doute, ma mère priait alors pour moi », a déclaré l’inculpé à l’instruction, et il s’est enfui dès qu’il eut constaté que Mme Sviétlov n’était pas chez son père. « Mais il ne pouvait pas le constater par la fenêtre », nous objecte l’accusation. Pourquoi pas ? La fenêtre s’est ouverte aux signaux faits par mon client. Fiodor Pavlovitch a pu prononcer une parole, laisser échapper un cri, révélant l’absence de Mme Sviétlov. Pourquoi s’en tenir absolument à une hypothèse issue de notre imagination ? En réalité, il y a mille possibilités capables d’échapper à l’observation du romancier le plus subtil. « Oui, mais Grigori a vu la porte ouverte ; par conséquent, l’accusé est entré sûrement dans la maison ; il a donc tué. » Quant à cette porte, messieurs les jurés… Voyez-vous, nous n’avons là-dessus que le seul témoignage d’un individu qui se trouvait d’ailleurs dans un tel état que… Mais soit, la porte était ouverte, admettons que les dénégations de l’accusé soient un mensonge, dicté par un sentiment de défense bien naturel ; admettons qu’il ait pénétré dans la maison ; alors pourquoi veut-on qu’il ait tué, s’il est entré ? Il a pu faire irruption, parcourir les chambres, il a pu bousculer son père, le frapper même, mais après avoir constaté l’absence de Mme Sviétlov, il s’est enfui, heureux de ne pas l’avoir trouvée et de s’être épargné un crime. Voilà justement pourquoi, un moment après, il est redescendu vers Grigori, victime de sa fureur ; c’est parce qu’il était susceptible d’éprouver un sentiment de pitié et de compassion, qu’il avait échappé à la tentation, parce qu’il ressentait la joie d’un cœur pur. Avec une éloquence saisissante, l’accusation nous dépeint l’état d’esprit de l’inculpé au village de Mokroïé, quand l’amour lui apparut de nouveau, l’appelant à une vie nouvelle, alors qu’il ne lui était plus possible d’aimer, ayant derrière lui le cadavre sanglant de son père, et en perspective le châtiment. Pourtant, le ministère public a admis l’amour, en l’expliquant à sa manière : « L’ébriété, le répit dont bénéficiait le criminel, etc. » Mais n’avez-vous pas créé un nouveau personnage, monsieur le procureur, je vous le demande à nouveau ? Mon client est-il grossier et sans cœur au point d’avoir pu, en un pareil moment, songer à l’amour et aux subterfuges de sa défense, en ayant vraiment sur la conscience le sang de son père ? Non, mille fois non ! Sitôt après avoir découvert qu’elle l’aime, l’appelle, lui promet le bonheur, je suis persuadé qu’il aurait éprouvé un besoin impérieux de se suicider et qu’il se fût ôté la vie, s’il avait eu derrière lui le cadavre de son père. Oh ! non, certes, il n’aurait pas oublié où se trouvaient ses pistolets ! Je connais l’accusé ; la brutale insensibilité qu’on lui attribue est incompatible avec son caractère. Il se serait tué, c’est sûr ; il ne l’a pas fait précisément parce que « sa mère priait pour lui », et qu’il n’avait pas versé le sang de son père. Durant cette nuit passée à Mokroïé, il s’est tourmenté uniquement à cause du vieillard abattu par lui, suppliant Dieu de le ranimer pour qu’il pût échapper à la mort, et lui-même au châtiment. Pourquoi ne pas admettre cette version ? Quelle preuve décisive avons-nous que l’accusé ment ? Mais on va de nouveau nous opposer le cadavre de son père ; il s’est enfui sans tuer, alors qui est l’assassin ?

« Encore un coup, voici toute la logique de l’accusation : qui a tué, sinon lui ? Il n’y a personne à mettre à sa place. Messieurs les jurés, c’est bien cela ? Est-il bien vrai qu’on ne trouve personne d’autre ? L’accusation a énuméré tous ceux qui étaient ou sont venus dans la maison cette nuit-là. On a trouvé cinq personnes. Trois d’entre elles, j’en conviens, sont entièrement hors de cause : la victime, le vieux Grigori et sa femme. Restent donc Karamazov et Smerdiakov. Mr le procureur s’écrie pathétiquement que l’accusé ne désigne Smerdiakov qu’en désespoir de cause, que s’il y avait un sixième personnage, ou même son ombre, mon client, saisi de honte, s’empresserait de le dénoncer. Mais, messieurs les jurés, pourquoi ne pas faire le raisonnement inverse ? Il y a deux individus en présence : l’accusé et Smerdiakov ; ne puis-je pas dire qu’on n’accuse mon client qu’en désespoir de cause ? Et cela uniquement parce qu’on a de parti pris exclu d’avance Smerdiakov de tout soupçon. À vrai dire, Smerdiakov n’est désigné que par l’accusé, ses deux frères et Mme Sviétlov. Mais il y a d’autres témoignages : c’est l’émotion confuse suscitée dans la société par un certain soupçon ; on perçoit une vague rumeur, on sent une sorte d’attente. Enfin, le rapprochement des faits, caractéristique même dans son imprécision, en est une nouvelle preuve. D’abord cette crise d’épilepsie survenue précisément le jour du drame, crise que l’accusation a dû défendre et justifier de son mieux. Puis ce brusque suicide de Smerdiakov la veille du jugement. Ensuite, la déposition non moins inopinée, à l’audience, du frère de l’accusé, qui avait cru jusqu’alors à sa culpabilité et apporte tout à coup de l’argent en déclarant que Smerdiakov est l’assassin. Oh ! je suis persuadé, comme le parquet, qu’Ivan Fiodorovitch est atteint de fièvre chaude, que sa déposition a pu être une tentative désespérée, conçue dans le délire, pour sauver son frère en chargeant le défunt. Néanmoins, le nom de Smerdiakov a été prononcé, on a de nouveau l’impression d’une énigme. On dirait, messieurs les jurés, qu’il y a ici quelque chose d’inexprimé, d’inachevé. Peut-être la lumière se fera-t-elle. Mais n’anticipons pas. La Cour a décidé tout à l’heure de poursuivre les débats. Je pourrais, en attendant, présenter quelques observations au sujet de la caractéristique de Smerdiakov, tracée avec un talent si subtil par l’accusation. Tout en l’admirant, je ne puis souscrire à ses traits essentiels. J’ai vu Smerdiakov, je lui ai parlé, il m’a produit une impression tout autre. Il était faible de santé, certes, mais non de caractère ; ce n’est pas du tout l’être faible que s’imagine l’accusation. Surtout je n’ai pas trouvé en lui de timidité, cette timidité qu’on nous a décrite d’une façon si caractéristique. Nulle ingénuité, une extrême méfiance dissimulée sous les dehors de la naïveté, un esprit capable de beaucoup méditer. Oh ! c’est par candeur que l’accusation l’a jugé faible d’esprit. Il m’a produit une impression précise ; je suis parti persuadé d’avoir affaire à un être foncièrement méchant, démesurément ambitieux, vindicatif et envieux. J’ai recueilli certains renseignements ; il détestait son origine, il en avait honte et rappelait en grinçant des dents qu’il était issu d’une « puante ». Il se montrait irrespectueux envers le domestique Grigori et sa femme, qui avaient pris soin de lui dans son enfance. Maudissant la Russie, il s’en moquait, rêvait de partir pour la France, de devenir Français. Il a souvent déclaré, bien avant le crime, qu’il regrettait de ne pouvoir le faire faute de ressources. Je crois qu’il n’aimait que lui et s’estimait singulièrement haut… Un costume convenable, une chemise propre, des bottes bien cirées, constituaient pour lui toute la culture. Se croyant (il y a des faits à l’appui) le fils naturel de Fiodor Pavlovitch, il a pu prendre en haine sa situation par rapport aux enfants légitimes de son maître ; à eux tous les droits, tout l’héritage, tandis qu’il n’est qu’un cuisinier. Il m’a raconté qu’il avait mis l’argent dans l’enveloppe avec Fiodor Pavlovitch. La destination de cette somme — grâce à laquelle il aurait pu faire son chemin — lui était évidemment odieuse. De plus, il a vu trois mille roubles en billets neufs (je le lui ai demandé à dessein). Ne montrez jamais à un être envieux et rempli d’amour-propre une grosse somme à la fois ; or, il voyait pour la première fois une telle somme dans la même main. Cette liasse a pu laisser dans son imagination une impression morbide, sans autres conséquences au début. Mon éminent contradicteur a exposé avec une subtilité remarquable toutes les hypothèses pour et contre la possibilité d’inculper Smerdiakov d’assassinat, en insistant sur cette question : quel intérêt avait-il à simuler une crise ? Oui, mais il n’a pas nécessairement simulé, la crise a pu survenir tout naturellement et passer de même, le malade revenir à lui. Sans se rétablir, il aura repris connaissance, comme cela arrive chez les épileptiques. À quel moment Smerdiakov a-t-il commis son crime ? demande l’accusation. Il est très facile de l’indiquer. Il a pu revenir à lui et se lever après avoir dormi profondément (car les crises sont toujours suivies d’un profond sommeil), juste au moment où le vieux Grigori ayant empoigné par la jambe, sur la palissade, l’accusé, qui s’enfuyait, s’écria : « Parricide ! » Ce cri inaccoutumé, dans le silence et les ténèbres, a pu réveiller Smerdiakov, dont le sommeil était peut-être déjà plus léger. Il se lève et va presque inconsciemment voir ce qui en est. Encore en proie à l’hébétude, son imagination sommeille, mais le voici dans le jardin, il s’approche des fenêtres éclairées, apprend la terrible nouvelle de la bouche de son maître, évidemment heureux de sa présence. Celui-ci, effrayé, lui raconte tout en détail, son imagination s’enflamme. Et dans son cerveau troublé, une idée prend corps, idée terrible, mais séduisante et d’une logique irréfutable : assassiner, s’emparer des trois mille roubles et tout rejeter ensuite sur le fils du maître. Qui soupçonnera-t-on maintenant, qui peut-on accuser, sinon lui ? Les preuves existent, il était sur les lieux. La cupidité a pu le gagner, en même temps que la conscience de l’impunité. Oh ! la tentation survient parfois en rafale, surtout chez des assassins qui ne se doutaient pas, une minute auparavant, qu’ils voulaient tuer ! Ainsi, Smerdiakov a pu entrer chez son maître et exécuter son plan ; avec quelle arme ? Mais avec la première pierre qu’il aura ramassée dans le jardin. Pourquoi, dans quel dessein ? Mais trois mille roubles, c’est une fortune. Oh ! je ne me contredis pas : l’argent a pu exister. Peut-être même Smerdiakov seul savait où le trouver chez son maître. « Eh bien, et l’enveloppe qui traînait, déchirée, à terre ? » Tout à l’heure, en écoutant l’accusation insinuer subtilement à ce sujet que seul un voleur novice, tel que précisément Karamazov, pouvait agir ainsi, tandis que Smerdiakov n’aurait jamais laissé une telle preuve contre lui, tout à l’heure, messieurs les jurés, j’ai reconnu soudain une argumentation des plus familières. Figurez-vous que cette hypothèse sur la façon dont Karamazov avait dû procéder avec l’enveloppe, je l’avais déjà entendue deux jours auparavant de Smerdiakov lui-même, et cela à ma grande surprise ; il me paraissait, en effet, jouer la naïveté et m’imposer d’avance cette idée pour que j’en tire la même conclusion, comme s’il me la soufflait. N’a-t-il pas agi de même à l’instruction et imposé cette hypothèse à l’éminent représentant du ministère public ? Et la femme de Grigori, dira-t-on ? Elle a entendu toute la nuit le malade gémir. Soit, mais c’est là un argument bien fragile. Un jour une dame de ma connaissance se plaignit amèrement d’avoir été réveillée toute la nuit par un roquet ; pourtant, la pauvre bête, comme on l’apprit, n’avait aboyé que deux ou trois fois. Et c’est naturel ; une personne qui dort entend gémir, elle se réveille en maugréant pour se rendormir aussitôt. Deux heures après, nouveau gémissement, nouveau réveil suivi de sommeil, et encore deux heures plus tard, trois fois en tout. Le matin, le dormeur se lève en se plaignant d’avoir été réveillé toute la nuit par des gémissements continuels. Il doit nécessairement en avoir l’impression ; les intervalles de deux heures durant lesquels il a dormi lui échappent, seules les minutes de veille lui reviennent à l’esprit, il s’imagine qu’on l’a réveillé toute la nuit. Mais pourquoi, s’exclame l’accusation, Smerdiakov n’a-t-il pas avoué dans le billet écrit avant de mourir ? « Sa conscience n’est pas allée jusque-là. » Permettez ; la conscience, c’est déjà le repentir, peut-être le suicidé n’éprouvait-il pas de repentir, mais seulement du désespoir. Ce sont deux choses tout à fait différentes. Le désespoir peut être méchant et irréconciliable, et le suicidé, au moment d’en finir, pouvait détester plus que jamais ceux dont il avait été jaloux toute sa vie. Messieurs les jurés, prenez garde de commettre une erreur judiciaire ! Qu’y a-t-il d’invraisemblable dans tout ce que je vous ai exposé ? Trouvez une erreur dans ma thèse, trouvez-y une impossibilité, une absurdité ! Mais si mes conjectures sont tant soit peu vraisemblables, soyez prudents. Je le jure par ce qu’il y a de plus sacré, je crois absolument à la version du crime que je viens de vous présenter. Ce qui me trouble surtout et me met hors de moi, c’est la pensée que, parmi la masse de faits accumulés par l’accusation contre le prévenu, il n’y en a pas un seul tant soit peu exact et irrécusable. Oui, certes, l’ensemble est terrible ; ce sang qui dégoutte des mains, dont le linge est imprégné, cette nuit obscure où retentit le cri de « parricide ! », celui qui l’a poussé tombant, la tête fracassée, puis cette masse de paroles, de dépositions, de gestes, de cris, oh ! tout cela peut fausser une conviction, mais non pas la vôtre, messieurs les jurés ! Souvenez-vous qu’il vous a été donné un pouvoir illimité de lier et de délier. Mais plus ce pouvoir est grand, plus l’usage en est redoutable ! Je maintiens absolument tout ce que je viens de dire ; mais soit, je conviens pour un instant avec l’accusation que mon malheureux client a souillé ses mains du sang de son père. Ce n’est qu’une supposition, encore un coup, je ne doute pas une minute de son innocence ; pourtant, écoutez-moi, même dans cette hypothèse, j’ai encore quelque chose à vous dire, car je pressens dans vos cœurs un violent combat… Pardonnez-moi cette allusion, messieurs les jurés, je veux être véridique et sincère jusqu’au bout. Soyons tous sincères ! »

À ce moment, le défenseur fut interrompu par d’assez vifs applaudissements. En effet, il prononça les dernières paroles d’une voix si émue que tout le monde sentit que peut-être il avait vraiment quelque chose à dire, et quelque chose de capital. Le président menaça de « faire évacuer » la salle, si « pareille manifestation » se reproduisait. Il se tut, et Fétioukovitch reprit sa plaidoirie d’une voix pénétrée, tout à fait changée.