Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/XI/07


Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 615-622).

VII

Deuxième entrevue avec Smerdiakov

Smerdiakov était sorti de l’hôpital. Il demeurait dans cette maisonnette affaissée qui se composait de deux pièces réunies par un vestibule. Marie Kondratievna et sa mère habitaient l’une, l’autre était occupée par Smerdiakov. On ne savait pas exactement à quel titre il s’était installé chez elles ; plus tard, on supposa qu’il y vivait comme fiancé de Marie Kondratievna et ne payait pour le moment aucun loyer. La mère et la fille l’estimaient beaucoup et le considéraient comme supérieur à elles. Après avoir frappé, Ivan, sur les indications de Marie Kondratievna, entra directement à gauche dans la pièce occupée par Smerdiakov. Un poêle de faïence dégageait une chaleur intense. Les murs étaient ornés de papier bleu, mais déchiré, sous lequel, dans les fentes, fourmillaient les cafards, dont on entendait le bruissement continu. Le mobilier était insignifiant : deux bancs contre les murs et deux chaises près de la table toute simple, mais recouverte d’une nappe à ramages roses. Sur les fenêtres, des géraniums ; dans un coin, des images saintes. Sur la table reposait un petit samovar en cuivre, fortement cabossé, avec un plateau et deux tasses ; mais il était éteint, Smerdiakov ayant déjà pris le thé… Assis sur un banc, il écrivait dans un cahier. À côté de lui se trouvaient une petite bouteille d’encre et une bougie dans un chandelier de fonte. En regardant Smerdiakov, Ivan eut l’impression qu’il était complètement rétabli. Il avait le visage plus frais, plus plein, les cheveux pommadés. Vêtu d’une robe de chambre bariolée, doublée d’ouate et passablement usée, il portait des lunettes, et ce détail, qu’il ignorait, eut le don d’irriter Ivan Fiodorovitch : « Une pareille créature, porter des lunettes ! » Smerdiakov releva lentement la tête, fixa le visiteur à travers ses lunettes ; il les ôta, puis se leva avec nonchalance, moins par respect que pour observer la stricte politesse. Ivan remarqua tout cela en un clin d’œil, et surtout le regard malveillant et même hautain de Smerdiakov. « Que viens-tu faire ici ? Nous nous sommes déjà entendus », semblait-il dire. Ivan Fiodorvitch se contenait à peine.

« Il fait chaud ici, dit-il encore debout, en déboutonnant son pardessus.

— Ôtez-le », suggéra Smerdiakov.

Ivan Fiodorovitch ôta son pardessus ; puis de ses mains tremblantes il prit une chaise, l’approcha de la table, s’assit. Smerdiakov avait déjà repris sa place.

« D’abord, sommes-nous seuls ? demanda sévèrement Ivan Fiodorovitch. Ne peut-on pas nous entendre ?

— Personne. Vous avez vu qu’il y a un vestibule.

— Écoute, alors : quand je t’ai quitté, à l’hôpital, tu m’as dit que si je ne parlais pas de ton habileté à simuler l’épilepsie, tu ne rapporterais pas au juge toute notre conversation près de la porte cochère. Que signifie ce toute ? Qu’entendais-tu par là ? Était-ce une menace ? Existe-t-il une entente entre nous, ai-je peur de toi ? »

Ivan Fiodorovitch parlait avec colère, donnait clairement à entendre qu’il méprisait les détours, jouait cartes sur table. Smerdiakov eut un mauvais regard, son œil gauche se mit à cligner, comme pour dire, avec sa réserve habituelle : « Tu veux y aller carrément, soit ! »

« Je voulais dire alors que, prévoyant l’assassinat de votre propre père, vous l’avez laissé sans défense ; c’était une promesse de me taire pour empêcher des jugements défavorables sur vos sentiments ou même sur autre chose. »

Smerdiakov prononça ces paroles sans se hâter, paraissant maître de lui, mais d’un ton âpre, provocant. Il fixa Ivan Fiodorovitch d’un air insolent.

« Comment ? Quoi ? Es-tu dans ton bon sens ?

— J’ai tout mon bon sens.

— Étais-je alors au courant de l’assassinat ? s’écria Ivan en donnant un formidable coup de poing sur la table. Et que signifie « sur autre chose » ? Parle, misérable ! »

Smerdiakov se taisait, avec la même insolence dans le regard.

« Parle donc, infecte canaille, de cette autre chose !

— Eh bien ! Je voulais dire par là que vous-même, peut-être, désiriez vivement la mort de votre père. »

Ivan Fiodorovitch se leva, frappa de toutes ses forces Smerdiakov à l’épaule ; celui-ci chancela jusque vers le mur, les larmes inondèrent son visage.

« C’est honteux, monsieur, de frapper un homme sans défense ! »

Il se couvrit la figure de son malpropre mouchoir à carreaux bleus et se mit à sangloter.

« Assez ! Cesse donc ! dit impérieusement Ivan qui se rassit. Ne me pousse pas à bout ! »

Smerdiakov découvrit ses yeux. Sa figure ridée exprimait une vive rancune.

« Ainsi, misérable, tu croyais que de concert avec Dmitri je voulais tuer mon père !

— Je ne connaissais pas vos pensées, et c’est pour vous sonder que je vous ai arrêté au passage.

— Quoi ? Sonder quoi ?

— Vos intentions ; si vous désiriez que votre père fût promptement tué ! »

Ce qui exaspérait Ivan Fiodorovitch, c’était le ton impertinent dont Smerdiakov ne voulait pas se départir.

« C’est toi qui l’as tué ! » s’écria-t-il soudain.

Smerdiakov sourit, dédaigneux.

« Vous savez parfaitement que ce n’est pas moi, et j’aurais cru qu’un homme d’esprit n’insisterait pas là-dessus.

— Mais pourquoi as-tu nourri un tel soupçon à mon égard ?

— Par peur, comme vous le savez. J’étais dans un tel état que je me défiais de tout le monde. Je voulais aussi vous sonder, car, me disais-je, s’il est d’accord avec son frère, c’en est fait de moi.

— Tu ne parlais pas ainsi, il y a quinze jours.

— Je sous-entendais la même chose à l’hôpital, supposant que vous comprendriez à demi-mot, et que vous évitiez une explication directe.

— Voyez-vous ça ! Mais réponds donc, j’insiste : comment ai-je pu inspirer à ton âme vile cet ignoble soupçon ?

— Vous étiez incapable de tuer vous-même, mais vous souhaitiez qu’un autre le fît.

— Avec quel flegme il parle ! Mais pourquoi l’aurais-je voulu ?

— Comment, pourquoi ? Et l’héritage ? dit perfidement Smerdiakov. Après la mort de votre père, vous deviez recevoir quarante mille roubles chacun, si ce n’est davantage, mais si Fiodor Pavlovitch avait épousé cette dame, Agraféna Alexandrovna, elle aurait aussitôt transféré le capital à son nom, car elle n’est pas sotte, de sorte qu’il ne serait rien resté pour vous trois. Ça n’a tenu qu’à un fil ; elle n’avait qu’à dire un mot, il la menait à l’autel. »

Ivan Fiodorovitch avait peine à se contenir.

« C’est bien, dit-il enfin, tu vois, je ne t’ai ni battu ni tué, continue ; alors, d’après toi, j’avais chargé mon frère Dmitri de cette besogne, je comptais sur lui ?

— Certainement. En assassinant, il perdait tous ses droits, il était dégradé et déporté. Votre frère Alexéi Fiodorovitch et vous, héritiez de sa part, et ce n’est pas quarante mille roubles mais soixante mille qui vous revenaient à chacun. Sûrement vous comptiez sur Dmitri Fiodorovitch.

— Tu mets ma patience à l’épreuve ! Écoute, gredin, si j’avais compté à ce moment sur quelqu’un, c’eût été sur toi, non sur Dmitri, et, je le jure, je pressentais quelque infamie de ta part… je me rappelle mon impression !

— Moi aussi, j’ai cru un instant que vous comptiez sur moi, dit ironiquement Smerdiakov, de sorte que vous vous démasquiez encore davantage, car si vous partiez malgré ce pressentiment, cela revenait à dire : tu peux tuer mon père, je ne m’y oppose pas.

— Misérable ! Tu avais compris cela.

— Pensez un peu ; vous alliez partir pour Moscou, vous refusiez, malgré les prières de votre père, de vous rendre à Tchermachnia. Et vous y consentez tout à coup sur un mot de moi ! Qu’est-ce qui vous poussait à ce Tchermachnia ? Pour partir ainsi sans raison, sur mon conseil, il fallait que vous attendiez quelque chose de moi.

— Non, je jure que non, cria Ivan en grinçant des dents.

— Comment, non ? Vous auriez dû, au contraire, vous, le fils de la maison, pour de telles paroles, me mener à la police et me faire fouetter… tout au moins me rosser sur place. Au lieu de vous fâcher, vous suivez consciencieusement mon conseil, vous partez, chose absurde, car vous auriez dû rester pour défendre votre père… Que devais-je conclure ? »

Ivan avait l’air sombre, les poings crispés sur ses genoux.

« Oui, je regrette de ne t’avoir pas rossé, dit-il avec un sourire amer. Je ne pouvais te mener à la police, on ne m’aurait pas cru sans preuves. Mais te rosser… ah ! je regrette de n’y avoir pas songé ; bien que les voies de fait soient interdites, je t’aurais mis le museau en marmelade. »

Smerdiakov le considérait presque avec volupté.

« Dans les cas ordinaires de la vie, proféra-t-il d’un ton satisfait et doctoral, comme lorsqu’il discutait sur la foi avec Grigori Vassiliévitch, les voies de fait sont réellement interdites par la loi, on a renoncé à ces brutalités, mais dans les cas exceptionnels, chez nous comme dans le monde entier, même dans la République Française, on continue à se colleter comme au temps d’Adam et d’Ève, et il en sera toujours ainsi. Pourtant vous, même dans un cas exceptionnel, vous n’avez pas osé.

— Ce sont des mots français que tu apprends là ? demanda Ivan en désignant un cahier sur la table.

— Pourquoi pas ? Je complète mon instruction, dans l’idée qu’un jour peut-être je visiterai, moi aussi, ces heureuses contrées de l’Europe.

— Écoute, monstre, dit Ivan qui tremblait de colère, je ne crains pas tes accusations, dépose contre moi tout ce que tu voudras. Si je ne t’ai pas assommé tout à l’heure, c’est uniquement parce que je te soupçonne de ce crime et que je veux te livrer à la justice. Je te démasquerai.

— À mon avis, vous feriez mieux de vous taire. Car que pouvez-vous dire contre un innocent, et qui vous croira ? Mais si vous m’accusez, je raconterai tout. Il faut bien que je me défende !

— Tu penses que j’ai peur de toi, maintenant ?

— Admettons que la justice ne croie pas à mes paroles ; en revanche le public y croira, et vous aurez honte.

— Cela veut dire qu’« il y a plaisir à causer avec un homme d’esprit », n’est-ce pas ? demanda Ivan en grinçant des dents.

— Vous l’avez dit. Faites preuve d’esprit. »

Ivan Fiodorovitch se leva, frémissant d’indignation, mit son pardessus et, sans plus répondre à Smerdiakov, sans même le regarder, se précipita hors de la maison. Le vent frais du soir le rafraîchit. Il faisait clair de lune. Les idées et les sensations tourbillonnaient en lui : « Aller maintenant dénoncer Smerdiakov ? Mais que dire : il est pourtant innocent. C’est lui qui m’accusera, au contraire. En effet, pourquoi suis-je parti alors à Tchermachnia ? Dans quel dessein ? Certainement, j’attendais quelque chose, il a raison… » Pour la centième fois, il se rappelait comment, la dernière nuit passée chez son père, il se tenait sur l’escalier, aux aguets, et cela lui causait une telle souffrance qu’il s’arrêta même, comme percé d’un coup de poignard. « Oui, j’attendais cela, alors, c’est vrai ! J’ai voulu l’assassinat ! L’ai-je voulu ? Il faut que je tue Smerdiakov !…Si je n’en ai pas le courage, ce n’est pas la peine de vivre !… »

Ivan alla tout droit chez Catherine Ivanovna, qui fut effrayée de son air hagard. Il lui répéta toute sa conversation avec Smerdiakov, jusqu’au moindre mot. Bien qu’elle s’efforçât de le calmer, il marchait de long en large en tenant des propos incohérents. Il s’assit enfin, s’accouda sur la table, la tête entre les mains, et fit une réflexion étrange :

« Si ce n’est pas Dmitri, mais Smerdiakov, je suis son complice, car c’est moi qui l’ai poussé au crime. L’y ai-je poussé ? Je ne le sais pas encore. Mais si c’est lui qui a tué et non pas Dmitri, je suis aussi un assassin. »

À ces mots, Catherine Ivanovna se leva en silence, alla à son bureau, prit dans une cassette un papier qu’elle posa devant Ivan. C’était la lettre dont celui-ci avait parlé ensuite à Aliocha comme d’une preuve formelle de la culpabilité de Dmitri. Mitia l’avait écrite en état d’ivresse, le soir de sa rencontre avec Aliocha, quand celui-ci retournait au monastère après la scène où Grouchegnka avait insulté sa rivale. Après l’avoir quitté, Mitia courut chez Grouchegnka, on ne sait s’il la vit, mais il acheva la soirée au cabaret « À la Capitale », où il s’enivra de la belle manière. Dans cet état, il demanda une plume, du papier et griffonna une lettre prolixe, incohérente, digne d’un ivrogne. On aurait dit un pochard qui, rentré chez lui, raconte avec animation à sa femme ou à son entourage qu’une canaille vient de l’insulter, lui, galant homme, qu’il en cuira à l’individu ; l’homme dégoise à n’en plus finir, ponctuant de coups de poing sur la table son récit incohérent, ému jusqu’aux larmes. Le papier à lettres qu’on lui avait donné au cabaret était une feuille grossière, malpropre, portant un compte au verso. La place manquant pour ce verbiage d’ivrogne, Mitia avait rempli les marges et écrit les dernières lignes en travers du texte. Voici ce que disait la lettre :

« Fatale Katia, demain je trouverai de l’argent et je te rendrai tes trois mille roubles, adieu, femme irascible, adieu aussi mon amour ! Finissons-en ! Demain, j’irai demander de l’argent à tout le monde ; si on me refuse, je te donne ma parole d’honneur que j’irai chez mon père, je lui casserai la tête et je prendrai l’argent sous son oreiller, pourvu qu’Ivan soit parti. J’irai au bagne, mais je te rendrai tes trois mille roubles ! Toi, adieu. Je te salue jusqu’à terre, je suis un misérable vis-à-vis de toi. Pardonne-moi. Plutôt non, ne me pardonne pas ; nous serons plus à l’aise, toi et moi ! Je préfère le bagne à ton amour, car j’en aime une autre, tu la connais trop depuis aujourd’hui, comment pourrais-tu pardonner ? Je tuerai celui qui m’a dépouillé ! Je vous quitterai tous pour aller en Orient, ne plus voir personne, « elle » non plus, car tu n’es pas seule à me faire souffrir. Adieu !

P.-S. — Je te maudis, et pourtant je t’adore ! Je sens mon cœur battre, il reste une corde qui vibre pour toi. Ah ! qu’il éclate plutôt ! Je me tuerai, mais je tuerai d’abord le monstre, je lui arracherai les trois mille roubles et je te les jetterai. Je serai un misérable à tes yeux, mais pas un voleur ! Attends les trois mille roubles. Ils sont chez le chien maudit, sous son matelas, ficelés d’une faveur rose. Ce n’est pas moi le voleur, je tuerai l’homme qui m’a volé. Katia, ne me méprise pas. Dmitri est un assassin, il n’est pas un voleur ! Il a tué son père et il s’est perdu pour n’avoir pas à supporter ta fierté. Et pour ne pas t’aimer.

PP.-S. — Je baise tes pieds, adieu !

PP.-SS. — Katia, prie Dieu pour qu’on me donne de l’argent. Alors je ne verserai pas le sang. Mais si l’on me refuse, je le verserai. Tue-moi !

« Ton esclave et ton ennemi,

D. Karamazov. »

Après avoir lu ce « document », Ivan fut convaincu. C’était son frère qui avait tué et non Smerdiakov. Si ce n’était pas Smerdiakov, ce n’était donc pas lui, Ivan. Cette lettre constituait à ses yeux une preuve catégorique. Pour lui, il ne pouvait plus y avoir aucun doute sur la culpabilité de Mitia. Et comme il n’avait jamais soupçonné une complicité entre Mitia et Smerdiakov, car cela ne concordait pas avec les faits, il était complètement rassuré. Le lendemain, il ne se rappela qu’avec mépris Smerdiakov et ses railleries. Au bout de quelques jours, il s’étonna même d’avoir pu s’offenser si cruellement de ses soupçons. Il résolut de l’oublier tout à fait. Un mois se passa ainsi. Il apprit par hasard que Smerdiakov était malade de corps et d’esprit. « Cet individu deviendra fou », avait dit à son sujet le jeune médecin Varvinski. Vers la fin du mois, Ivan lui-même commença à se sentir fort mal. Il consultait déjà le médecin mandé de Moscou par Catherine Ivanovna. Vers la même époque les rapports des deux jeunes gens s’aigrirent à l’extrême. C’étaient comme deux ennemis amoureux l’un de l’autre. Les retours de Catherine Ivanovna vers Mitia, passagers mais violents, exaspéraient Ivan. Chose étrange, jusqu’à la dernière scène en présence d’Aliocha à son retour de la prison, lui, Ivan, n’avait jamais entendu, durant tout le mois, Catherine Ivanovna douter de la culpabilité de Mitia, malgré ses « retours » vers celui-ci, qui lui étaient si odieux. Il était aussi remarquable que, sentant sa haine pour Mitia grandir de jour en jour, Ivan comprenait en même temps qu’il le haïssait non à cause des « retours » vers lui de Catherine Ivanovna, mais pour avoir tué leur père ! Il s’en rendait parfaitement compte. Néanmoins, dix jours avant le procès, il était allé voir Mitia et lui avait proposé un plan d’évasion, évidemment conçu depuis longtemps. Cette démarche était inspirée en partie par le dépit que lui causait l’insinuation de Smerdiakov que lui, Ivan, avait intérêt à ce que son frère fût accusé, car sa part d’héritage et celle d’Aliocha monteraient de quarante à soixante mille roubles. Il avait décidé d’en sacrifier trente mille pour faire évader Mitia. En revenant de la prison, il était triste et troublé ; il eut soudain l’impression qu’il ne désirait pas seulement cette évasion pour effacer son dépit. « Serait-ce aussi parce que, au fond de mon âme, je suis un assassin ? » s’était-il demandé. Il était vaguement inquiet et ulcéré. Et surtout, durant ce mois, sa fierté avait beaucoup souffert ; mais nous en reparlerons…

Lorsque Ivan Fiodorovitch, après sa conversation avec Aliocha, et déjà à la porte de sa demeure, avait résolu d’aller chez Smerdiakov, il obéissait à une indignation subite qui l’avait saisi. Il se rappela tout à coup que Catherine Ivanovna venait de s’écrier en présence d’Aliocha : « C’est toi, toi seulement, qui m’as persuadée qu’il (c’est-à-dire Mitia) était l’assassin ! » À ce souvenir, Ivan demeura stupéfait ; il ne l’avait jamais assurée de la culpabilité de Mitia ; au contraire, il s’était même soupçonné en sa présence, en revenant de chez Smerdiakov. En revanche, c’est « elle » qui lui avait alors exhibé ce document et démontré la culpabilité de son frère ! Et maintenant elle s’écriait : « Je suis allée moi-même chez Smerdiakov ! » Quand cela ? Ivan n’en savait rien. Elle n’était donc pas bien convaincue. Et qu’avait pu lui dire Smerdiakov ? Il eut un accès de fureur. Il ne comprenait pas comment, une demi-heure auparavant, il avait pu laisser passer ces paroles sans se récrier. Il lâcha le cordon de la sonnette et se rendit chez Smerdiakov. « Je le tuerai peut-être, cette fois ! » songeait-il en chemin.