Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/X/05


Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 541-555).

V

Au chevet d’Ilioucha

On était fort à l’étroit ce jour-là dans l’appartement du capitaine Sniéguiriov. Bien que les garçons qui se trouvaient là fussent prêts, comme Smourov, à nier qu’Aliocha les eût réconciliés avec Ilioucha et menés chez lui, il en était pourtant ainsi. Toute son habileté avait consisté à les amener l’un après l’autre, sans « tendresse de veau » et comme par hasard. Cela avait apporté un grand soulagement à Ilioucha dans ses souffrances. L’amitié presque tendre et l’intérêt que lui témoignaient ses anciens ennemis le touchèrent beaucoup. Seul Krassotkine manquait, et son absence lui était fort pénible. Dans les tristes souvenirs d’Ilioucha, l’épisode le plus amer était l’incident avec Krassotkine, son unique ami et son défenseur, sur lequel il s’était jeté alors avec un canif. C’est ce que pensait le jeune Smourov, garçon intelligent qui était venu le premier se réconcilier avec Ilioucha. Mais Krassotkine, pressenti vaguement par Smourov au sujet de la visite d’Aliocha « pour affaire », avait coupé court en faisant répondre à « Karamazov » qu’il savait ce qu’il avait à faire, qu’il ne demandait de conseil à personne et que s’il visitait le malade, ce serait à son idée, « ayant un plan ». Cela se passait quinze jours avant le dimanche en question. Voilà pourquoi Aliocha n’était pas allé le trouver lui-même, comme il en avait l’intention. D’ailleurs, tout en l’attendant, il avait envoyé à deux reprises Smourov chez Krassotkine. Mais chaque fois celui-ci avait refusé sèchement, en faisant dire à Aliocha que s’il venait le chercher, lui-même n’irait jamais chez Ilioucha ; il priait donc qu’on le laissât en repos. Jusqu’au dernier jour, Smourov lui-même ignorait que Kolia eût décidé de se rendre chez Ilioucha et la veille au soir seulement, en prenant congé de lui, Kolia lui avait dit brusquement de l’attendre à la maison le lendemain matin, parce qu’il l’accompagnerait chez les Sniéguiriov, mais qu’il se gardât de parler à personne de sa visite, car il voulait arriver à l’improviste. Smourov obéit. Il se flattait que Krassotkine ramènerait Scarabée disparu : n’avait-il pas prétendu un jour qu’ « ils étaient tous des ânes de ne pouvoir retrouver ce chien s’il vivait encore ». Mais, lorsque Smourov avait fait part timidement de ses conjectures, Krassotkine s’était fâché tout rouge : « Suis-je assez stupide pour chercher des chiens étrangers par la ville, quand j’ai Carillon ? Peut-on espérer que cette bête soit restée en vie après avoir avalé une épingle ? Ce sont des « tendresses de veau », voilà tout ! »

Cependant, depuis deux semaines, Ilioucha n’avait presque pas quitté son petit lit, dans un coin, près des saintes images. Il n’allait plus en classe depuis le jour où il avait mordu le doigt d’Aliocha. Sa maladie datait de là ; pourtant, durant un mois encore, il put se lever parfois, pour marcher dans la chambre et le vestibule. Enfin, ses forces l’abandonnèrent tout à fait, et il lui fut impossible de se mouvoir sans l’aide de son père. Celui-ci tremblait pour Ilioucha ; il cessa même de boire ; la crainte de perdre son fils le rendait presque fou et souvent, surtout après l’avoir soutenu à travers la chambre et recouché, il se sauvait dans le vestibule. Là, dans un coin sombre, le front au mur, il étouffait convulsivement ses sanglots, pour n’être pas entendu du petit malade. De retour dans la chambre, il se mettait d’ordinaire à divertir et à consoler son cher enfant, lui racontait des histoires, des anecdotes comiques, ou contrefaisait des gens drôles qu’il avait rencontrés, imitait même les cris des animaux. Mais les grimaces et les bouffonneries de son père déplaisaient fort à Ilioucha. Bien qu’il s’efforçât de dissimuler son malaise, il sentait, le cœur serré, que son père était humilié en société, et le souvenir du « torchon de tille » et de cette « terrible journée » le poursuivait sans cesse. La sœur infirme d’Ilioucha, la douce Nina, n’aimait pas non plus les grimaces de son père (Varvara Nicolaievna était partie depuis longtemps suivre les cours à Pétersbourg) ; en revanche, la maman faible d’esprit s’amusait beaucoup, riait de tout son cœur lorsque son époux représentait quelque chose ou faisait des gestes comiques. C’était sa seule consolation ; le reste du temps elle se plaignait en pleurant que tout le monde l’oubliait, qu’on lui manquait d’égards, etc. Mais, les derniers jours, elle aussi parut changer. Elle regardait souvent Ilioucha dans son coin et se mettait à songer. Elle devint plus silencieuse, se calma, ne pleurant plus que doucement, pour qu’on ne l’entendît pas. Le capitaine remarquait ce changement avec une douloureuse perplexité. Les visites des écoliers lui déplurent et l’irritèrent tout d’abord, mais peu à peu les cris joyeux des enfants et leurs récits la divertirent, elle aussi, et finirent par lui plaire au point qu’elle se serait terriblement ennuyée sans eux. Elle battait des mains, riait en les regardant jouer, appelait certains d’entre eux pour les embrasser ; elle affectionnait particulièrement le jeune Smourov. Quant au capitaine, les visites des enfants le remplissaient d’allégresse ; elles firent même naître en lui l’espoir que le petit cesserait maintenant de se tourmenter, qu’il se rétablirait peut-être plus vite. Malgré son inquiétude, il demeura persuadé jusqu’aux derniers jours que son fils allait recouvrer la santé. Il accueillait les jeunes visiteurs avec respect, se mettant à leur service, prêt à les porter sur son dos, et commença même à le faire, mais ces jeux déplurent à Ilioucha et furent abandonnés. Il achetait à leur intention des friandises, du pain d’épice, des noix, leur offrait le thé avec des tartines. Il faut noter que l’argent ne lui manquait pas. Il avait accepté les deux cents roubles de Catherine Ivanovna, tout comme Aliocha le prévoyait. Ensuite, la jeune fille, informée plus exactement de leur situation et de la maladie d’Ilioucha, était venue chez eux, avait fait connaissance avec toute la famille et même charmé la pauvre démente. Depuis lors, sa générosité ne s’était pas ralentie, et le capitaine, tremblant à l’idée de perdre son fils, avait oublié son ancienne fierté et recevait humblement la charité. Durant tout ce temps, le docteur Herzenstube, mandé par Catherine Ivanovna, avait visité régulièrement le malade tous les deux jours, mais sans grand résultat, bien qu’il le bourrât de remèdes. Ce même dimanche, le capitaine attendait un nouveau médecin arrivé de Moscou, où il passait pour une célébrité. Catherine Ivanovna l’avait fait venir à grands frais, dans un dessein dont il sera question plus loin, et prié par la même occasion de visiter Ilioucha, ce dont le capitaine était prévenu. Il ne se doutait nullement que Krassotkine allait venir, bien qu’il désirât depuis longtemps la visite de ce garçon, au sujet duquel Ilioucha se tourmentait tant.

Lorsque Kolia entra, tous se pressaient autour du lit du malade et examinaient un molosse minuscule, né de la veille, que le capitaine avait retenu depuis une semaine pour distraire et consoler Ilioucha, toujours chagriné de la disparition de Scarabée, qui devait avoir péri. Ilioucha savait depuis trois jours qu’on lui ferait cadeau d’un jeune chien, un véritable molosse (ce qui était fort important) et, quoique par délicatesse il parût ravi, son père et ses camarades voyaient bien que ce nouveau chien ne faisait que réveiller dans son cœur les souvenirs du malheureux Scarabée, qu’il avait fait souffrir. La petite bête remuait à côté de lui ; avec un faible sourire, il la caressait de sa main diaphane ; on voyait que le chien lui plaisait, mais… ce n’était pas Scarabée ! S’il avait eu les deux ensemble, rien n’aurait manqué à son bonheur !

« Krassotkine ! » cria un des garçons, qui avait vu le premier Kolia entrer.

Il y eut un certain émoi, les enfants s’écartèrent des deux côtés du lit, découvrant ainsi Ilioucha. Le capitaine se précipita au-devant de Kolia.

« Soyez le bienvenu, cher hôte ! Ilioucha, Mr Krassotkine est venu te voir… »

Krassotkine, lui ayant tendu la main, montra aussitôt sa bonne éducation. Il se tourna d’abord vers la femme du capitaine, assise dans son fauteuil (elle était justement fort mécontente et maugréait parce que les enfants lui cachaient le lit d’Ilioucha et l’empêchaient de regarder le chien), et lui fit une révérence polie, puis, s’adressant à Nina, il la salua de la même façon. Ce procédé impressionna favorablement la malade.

« On reconnaît tout de suite un jeune homme bien élevé, dit-elle tout en écartant les bras ; ce n’est pas comme ceux-ci : ils entrent l’un sur l’autre.

— Comment ça, maman, l’un sur l’autre, que voulez-vous dire ? balbutia le capitaine un peu inquiet.

— C’est comme ça qu’ils font leur entrée. Dans le vestibule l’un monte à cheval sur les épaules de l’autre, et ils se présentent ainsi dans une famille honorable. À quoi est-ce que ça ressemble ?

— Mais qui donc, maman, qui est entré comme ça ?

— En voilà un qui portait l’autre, et encore ces deux-là… »

Mais Kolia était déjà au chevet d’Ilioucha. Le malade avait pâli. Il se dressa, regarda fixement Kolia. Celui-ci, qui n’avait pas vu son petit ami depuis deux mois, s’arrêta consterné ; il ne s’attendait pas à trouver un visage si jaune, si amaigri, des yeux si brûlants de fièvre, si démesurément agrandis, des mains si frêles. Avec une douloureuse surprise il voyait qu’Ilioucha avait la respiration pénible et précipitée, les lèvres desséchées. Il s’approcha, lui tendit la main et proféra, embarrassé :

« Eh bien, mon vieux… comment ça va ? »

Mais sa voix s’étrangla, son visage se contracta, il eut un léger tremblement près des lèvres. Ilioucha, encore incapable de prononcer une parole, lui souriait tristement, Kolia lui passa tout à coup la main dans les cheveux.

« Ça ne va pas mal ! » répondit-il machinalement.

Ils se turent un instant.

« Alors tu as un nouveau chien ? demanda Kolia d’un ton indifférent.

— Ou-ii, dit Ilioucha, qui haletait.

— Il a le nez noir, il sera méchant », dit Kolia d’un ton grave, comme s’il s’agissait d’une chose très importante.

Il s’efforçait de dominer son émotion, pour ne pas pleurer comme un « gosse », mais il n’y arrivait pas.

« Une fois grand il faudra le mettre à la chaîne, j’en suis sûr.

— Il sera énorme ! s’exclama un des jeunes garçons.

— Bien sûr, un molosse, ça atteint la taille d’un veau.

— La taille d’un veau, d’un vrai veau, intervint le capitaine ; j’en ai cherché exprès un comme ça, le plus méchant qui soit, ses parents aussi sont énormes et féroces… Asseyez-vous, sur le lit d’Ilioucha ou bien sur le banc. Soyez le bienvenu, cher hôte, il y a longtemps qu’on vous attendait. Vous êtes venu avec Alexéi Fiodorovitch ? »

Krassotkine s’assit sur le lit, aux pieds d’Ilioucha. Il avait peut-être préparé en chemin une entrée en matière, mais maintenant il perdait le fil.

« Non… Je suis avec Carillon… J’ai un chien qui s’appelle comme ça, maintenant. Il attend là-bas… Je siffle et il accourt. Moi aussi j’ai un chien. »

Il se tourna vers Ilioucha : « Te souviens-tu de Scarabée, mon vieux ? » lui demanda-t-il à brûle-pourpoint.

Le petit visage d’Ilioucha se contracta. Il regarda Kolia avec douleur. Aliocha, qui se tenait près de la porte, fronça le sourcil, fit signe à la dérobée à Kolia de ne pas parler de Scarabée, mais celui-ci ne le remarqua pas ou ne voulut pas le remarquer.

« Où est donc… Scarabée ? demanda Ilioucha d’une voix brisée.

— Ah, mon vieux, ton Scarabée a disparu ! »

Ilioucha se tut, mais regarda de nouveau Kolia fixement. Aliocha, qui avait rencontré le regard de Kolia, lui fit un nouveau signe, mais de nouveau il détourna les yeux, feignant de n’avoir pas compris.

« Il s’est sauvé sans laisser de traces. On pouvait s’y attendre, après une pareille boulette, dit l’impitoyable Kolia, qui cependant paraissait lui-même haletant. En revanche, j’ai Carillon… Je te l’ai amené…

— C’est inutile ! dit Ilioucha.

— Non, non, au contraire, il faut que tu le voies… Ça te distraira. Je l’ai amené exprès… une bête à longs poils comme l’autre… Vous permettez, madame, que j’appelle mon chien, demanda-t-il à Mme Sniéguiriov avec une agitation incompréhensible.

— Non, non, ce n’est pas la peine ! » s’écria Ilioucha d’une voix déchirante. Le reproche brillait dans ses yeux.

« Vous auriez dû, intervint le capitaine qui se leva précipitamment du coffre où il était assis près du mur, vous auriez dû… attendre… »

Mais Kolia, inflexible, cria à Smourov :

« Smourov, ouvre la porte ! »

Dès qu’elle fut ouverte il donna un coup de sifflet. Carillon se précipita dans la chambre.

« Saute, Carillon, fais le beau, fais le beau ! » ordonna Kolia.

Le chien, se dressant sur les pattes de derrière, se tint devant le lit d’Ilioucha. Il se passa quelque chose d’inattendu. Ilioucha tressaillit, se pencha avec effort vers Carillon et l’examina, défaillant.

« C’est… Scarabée ! s’écria-t-il d’une voix brisée par la souffrance et le bonheur.

— Qui pensais-tu que c’était ? » cria de toutes ses forces Krassotkine radieux.

Il passa les bras autour du chien et le souleva.

« Regarde, vieux, tu vois : un œil borgne, l’oreille gauche fendue, tout à fait les signes que tu m’avais indiqués. C’est d’après eux que je l’ai cherché. Ça n’a pas été long. Il n’appartenait en effet à personne. Il s’était réfugié chez les Fédotov, dans l’arrière-cour, mais on ne le nourrissait pas ; c’est un chien errant, qui s’est sauvé d’un village… Tu vois, vieux, il n’a pas dû avaler ta boulette. Sinon, il serait mort, pour sûr ! Donc il a pu la recracher, puisqu’il est vivant. Tu ne l’as pas remarqué. Pourtant il s’est piqué à la langue, voilà pourquoi il gémissait. Il courait en gémissant, tu as cru qu’il avait avalé la boulette. Il a dû se faire très mal, car les chiens ont la peau fort sensible dans la bouche… bien plus sensible que l’homme ! »

Kolia parlait très haut, l’air échauffé et radieux. Ilioucha ne pouvait rien dire. Il regardait Kolia de ses grands yeux écarquillés et était devenu blanc comme un linge. Si Kolia, qui ne se doutait de rien, avait su le mal que pouvait faire au petit malade une telle surprise, il ne se fût jamais décidé à ce coup de théâtre. Mais dans la chambre, Aliocha était peut-être seul à comprendre. Quand au capitaine, on aurait dit un petit garçon.

« Scarabée ! Alors c’est Scarabée ! criait-il avec bonheur, Ilioucha, c’est Scarabée, ton Scarabée ! Maman, c’est Scarabée ! Il pleurait presque.

— Et moi qui n’ai pas deviné ! dit tristement Smourov. Je savais bien que Krassotkine trouverait Scarabée ; il a tenu parole.

— Il a tenu parole ! fit une voix joyeuse.

— Bravo, Krassotkine ! dit un troisième.

— Bravo, Krassotkine ! s’écrièrent tous les enfants qui se mirent à applaudir.

— Attendez, attendez, dit Krassotkine, s’efforçant de dominer le tumulte ; je vais vous raconter comment la chose s’est faite. Après l’avoir retrouvé, je l’ai amené à la maison et soustrait à tous les regards. Seul Smourov l’a aperçu, il y a quinze jours, mais je lui ai fait croire que c’était Carillon, il ne s’est douté de rien. Dans l’intervalle, j’ai dressé Scarabée ; vous allez voir les tours qu’il connaît ! Je l’ai dressé, vieux, pour te l’amener déjà instruit. N’avez-vous pas un morceau de bouilli, il vous fera un tour à mourir de rire ? »

Le capitaine courut chez les propriétaires, où se préparait le repas de la famille. Kolia, pour ne pas perdre un temps précieux, cria aussitôt à Carillon : « Fais le mort ! » Celui-ci se mit à tourner, se coucha sur le dos, s’immobilisa, les quatre pattes en l’air. Les enfants riaient ; Ilioucha regardait avec le même sourire douloureux ; mais la plus contente, c’était « maman ». Elle éclata de rire à la vue du chien et se mit à faire claquer ses doigts en appelant :

« Carillon, Carillon !

— Pour rien au monde il ne se lèvera, dit Kolia d’un air triomphant et avec une juste fierté ; quand bien même vous l’appelleriez tous ! Mais à ma voix il sera sur pied. Ici, Carillon ! »

Le chien se dressa, se mit à gambader avec des cris de joie. Le capitaine accourut avec un morceau de bouilli.

« Il n’est pas chaud ? s’informa aussitôt Kolia d’un air entendu. Non ; c’est bien, car les chiens n’aiment pas le chaud. Regardez tous ; Ilioucha, regarde donc, vieux, à quoi penses-tu ? C’est pour lui que je l’ai amené, et il ne regarde pas ! »

Le nouveau tour consistait à mettre un morceau de viande sur le museau tendu du chien immobile. La malheureuse bête devait le garder aussi longtemps qu’il plaisait à son maître, fût-ce une demi-heure. L’épreuve de Carillon ne dura qu’une courte minute.

« Pille ! » cria Kolia, et, en un clin d’œil, le morceau passa du museau de Carillon dans sa gueule.

Le public, bien entendu, exprima une vive admiration.

« Est-il possible que vous ayez tant tardé uniquement pour dresser le chien ? s’exclama Aliocha d’un ton de reproche involontaire.

— Tout juste, s’écria Kolia avec ingénuité. Je voulais le montrer dans tout son éclat.

— Carillon ! Carillon ! cria Ilioucha en faisant claquer ses doigts frêles, pour attirer le chien.

— À quoi bon ! Qu’il saute plutôt lui-même sur ton lit. Ici, Carillon ! »

Kolia frappa sur le lit et Carillon s’élança comme une flèche vers Ilioucha. Celui-ci prit la tête à deux mains, en échange de quoi Carillon lui lécha aussitôt la joue. Ilioucha se serra contre lui, s’étendit sur le lit, se cacha la figure dans la toison épaisse.

« Mon Dieu, mon Dieu ! » s’exclama le capitaine.

Kolia s’assit de nouveau sur le lit d’Ilioucha.

« Ilioucha, je vais te montrer encore quelque chose. Je t’ai apporté un petit canon. Te souviens-tu, je t’en ai parlé une fois et tu m’as dit : « Ah ! comme je voudrais le voir ! » Eh bien ! je l’ai apporté. »

Et Kolia tira à la hâte de son sac le petit canon de bronze. Il se dépêchait parce qu’il était lui-même très heureux. Une autre fois, il eût attendu que l’effet produit par Carillon fût passé, mais maintenant il se hâtait, au mépris de toute retenue : « Vous êtes déjà heureux, eh bien, voilà encore du bonheur ! » Lui-même était ravi.

« Il y a longtemps que je lorgnais ceci chez le fonctionnaire Morozov, à ton intention, vieux, à ton intention. Il ne s’en servait pas, ça lui venait de son frère, je l’ai échangé contre un livre de la bibliothèque de papa : le Cousin de Mahomet ou la Folie salutaire[1]. C’est une œuvre libertine d’il y a cent ans, quand la censure n’existait pas encore à Moscou. Morozov est amateur de ces choses-là. Il m’a même remercié… »

Kolia tenait le canon à la main, de sorte que tout le monde pouvait le voir et l’admirer. Ilioucha se souleva et, tout en continuant à étreindre Carillon de la main droite, il contemplait le jouet avec délices. L’effet atteignit son comble lorsque Kolia déclara qu’il avait aussi de la poudre et qu’on pouvait tirer, « si toutefois cela ne dérange pas les dames ! » « Maman » demanda qu’on la laissât regarder le jouet de plus près, ce qui fut fait aussitôt. Le petit canon de bronze muni de roues lui plut tellement qu’elle se mit à le faire rouler sur ses genoux. Comme on lui demandait la permission de tirer, elle y consentit aussitôt, sans comprendre, d’ailleurs, de quoi il s’agissait. Kolia exhiba la poudre et la grenaille. Le capitaine, en qualité d’ancien militaire, s’occupa de la charge, versa un peu de poudre, priant de réserver la grenaille pour une autre fois. On mit le canon sur le plancher, la gueule tournée vers un espace libre ; on introduisit dans la lumière quelques grains de poudre et on l’enflamma avec une allumette. Le coup partit très bien. « Maman » avait tressailli, mais se mit aussitôt à rire. Les enfants regardaient dans un silence solennel, le capitaine surtout exultait en regardant Ilioucha. Kolia releva le canon, et en fit cadeau sur-le-champ à Ilioucha, ainsi que de la poudre et de la grenaille.

« C’est pour toi, pour toi ! Je l’ai préparé depuis longtemps à ton intention, répéta-t-il au comble du bonheur.

— Ah ! donnez-le-moi, plutôt, donnez-le-moi », demanda tout à coup « maman » d’une voix d’enfant.

Elle avait l’air inquiet, appréhendant un refus. Kolia se troubla. Le capitaine s’agita.

« Petite mère, le canon est à toi, mais Ilioucha le gardera parce qu’on le lui a donné ; c’est la même chose, Ilioucha te laissera toujours jouer avec, il sera à vous deux…

— Non, je ne veux pas qu’il soit à nous deux, mais à moi seule et non à Ilioucha, continua la maman, prête à pleurer.

— Maman, prends-le, le voici, prends-le ! cria Ilioucha. Krassotkine, puis-je le donner à maman ? » Et il se tourna d’un air suppliant vers Krassotkine, comme s’il craignait de l’offenser en donnant son cadeau à un autre.

« Mais certainement ! » consentit aussitôt Krassotkine, qui prit le canon des mains d’Ilioucha, et le remit lui-même à « maman », en s’inclinant avec une révérence polie. Elle en pleura d’attendrissement.

« Ce cher Ilioucha, il aime bien sa maman ! s’écria-t-elle, touchée, et elle se mit de nouveau à faire rouler le jouet sur ses genoux.

— Maman, je vais te baiser la main, dit son époux en passant aussitôt des paroles aux actes.

— Le plus gentil jeune homme, c’est ce bon garçon, dit la dame reconnaissante, en désignant Krassotkine.

— Quant à la poudre, Ilioucha, je t’en apporterai autant que tu voudras. Nous fabriquons maintenant la poudre nous-mêmes. Borovikov a appris la composition : prendre vingt-quatre parties de salpêtre, dix de soufre, six de charbon de bouleau ; piler le tout ensemble ; verser de l’eau ; en faire une pâte ; la faire passer à travers une peau d’âne ; voilà comme on obtient de la poudre.

— Smourov m’a déjà parlé de votre poudre, mais papa dit que ce n’est pas de la vraie », fit observer Ilioucha.

Kolia rougit.

« Comment, pas de la vraie ? Elle brûle. D’ailleurs, je ne sais pas…

— Ça ne fait rien, fit le capitaine, gêné. J’ai bien dit que la vraie poudre a une autre composition, mais on peut aussi en fabriquer comme ça.

— Vous savez ça mieux que moi. Nous avons mis le feu à notre poudre dans un pot à pommade en pierre, elle a très bien brûlé, il n’est resté qu’un peu de suie. Et ce n’était que de la pâte, tandis que si on fait passer à travers une peau… D’ailleurs, vous vous y connaissez mieux que moi… Sais-tu que le père de Boulkine l’a fouetté à cause de notre poudre ? demanda-t-il à Ilioucha.

— Je l’ai entendu dire, répondit Ilioucha, qui ne se lassait pas d’écouter Kolia.

— Nous avions préparé une bouteille de poudre, il la tenait sous le lit. Son père l’a vue. Elle peut faire explosion, a-t-il dit, et il l’a fouetté sur place. Il voulait se plaindre de moi au collège. Maintenant, défense de me fréquenter, à lui, à Smourov, à tous ; ma réputation est faite, je suis un « casse-cou », déclara-t-il avec un sourire méprisant. Ça a commencé depuis l’affaire du chemin de fer.

— Votre prouesse est venue jusqu’à nous, s’exclama le capitaine. Est-ce que vraiment vous n’aviez pas du tout peur quand le train a passé sur vous ? Ce devait être effrayant ? »

Le capitaine s’ingéniait à flatter Kolia.

« Pas particulièrement ! fit celui-ci d’un ton négligent. C’est surtout cette maudite oie qui a forgé ma réputation », reprit-il en se tournant vers Ilioucha.

Mais bien qu’il affectât un air dégagé, il n’était pas maître de lui et ne trouvait pas le ton juste.

« Ah ! j’ai aussi entendu parler de l’oie ! dit Ilioucha en riant ; on m’a raconté l’histoire, mais je ne l’ai pas bien comprise ; est-ce que vraiment tu es allé en justice ?

— Une étourderie, une bagatelle dont on a fait une montagne, comme c’est l’usage chez nous, commença Kolia avec désinvolture. Je cheminais sur la place lorsqu’on y amena des oies. Je m’arrêtai pour les regarder. Un certain Vichniakov, qui est maintenant garçon de courses chez les Plotnikov, me regarde et me dit : « Qu’as-tu à contempler les oies ? » Je l’examine : la figure ronde et niaise, une vingtaine d’années. Vous savez que je ne repousse jamais le peuple. J’aime à le fréquenter… Nous sommes restés en arrière du peuple — c’est un axiome — vous riez, je crois, Karamazov ?

— Jamais de la vie, je suis tout oreilles », répondit Aliocha de l’air le plus ingénu.

Le soupçonneux Kolia reprit courage aussitôt.

« Ma théorie, Karamazov, est claire et simple. Je crois au peuple et suis toujours heureux de lui rendre justice, mais sans le gâter, c’est le sine qua… Mais je parlais d’une oie… Je réponds à ce nigaud : « Voilà, je me demande à quoi pense cette oie. » Il me regarde tout à fait stupidement : « À quoi qu’elle pense ? » « Tu vois, lui dis-je, ce chariot chargé d’avoine. L’avoine s’échappe du sac, et l’oie tend le cou jusque sous la roue pour picorer le grain, vois-tu ? — Je vois. — Eh bien, fis-je, si l’on fait avancer un petit peu ce chariot, la roue coupera-t-elle le cou de l’oie, oui ou non ? — Pour sûr qu’elle le coupera », dit-il, et son visage s’épanouit dans un large sourire. « Eh bien, mon gars, dis-je, allons-y. — Allons-y », répète-t-il. Ce fut bientôt fait ; il se plaça près de la bride sans avoir l’air, et moi de côté, pour diriger l’oie. À ce moment le charretier regardait ailleurs, en train de causer, et je n’eus pas à intervenir ; l’oie tendit elle-même le cou pour picorer, sous le chariot, sous la roue. Je fis signe au gars, il tira la bride, et crac, l’oie eut le cou tranché ! Par malheur, les autres bonshommes nous aperçurent à ce moment, et se mirent à brailler : « Tu l’as fait exprès ! — Mais non ! — Mais si ! — Au juge de paix ! » On m’emmena aussi : « Toi aussi tu étais là, tu étais de mèche avec lui, tout le marché te connaît ! » En effet, je suis connu de tout le marché, ajouta Kolia avec fierté. Nous allâmes tous chez le juge de paix, sans oublier l’oie. Et voilà mon gars, pris de peur, qui se met à chialer ; il pleurait comme une femme. Le charretier criait : « De cette manière, on peut en tuer autant qu’on veut, des oies. » Les témoins suivaient, naturellement. Le juge de paix eut bientôt prononcé : un rouble d’indemnité au charretier, l’oie revenant au gars. il ne fallait plus se permettre de pareilles plaisanteries à l’avenir. Le gars ne cessait de geindre : « Ce n’est pas moi, c’est lui qui m’a appris ! » Je répondis avec un grand sang-froid que je ne lui avais rien appris, mais seulement exprimé une idée générale : il ne s’agissait que d’un projet. Le juge Niéfidov sourit et s’en voulut aussitôt d’avoir souri : « Je vais faire mon rapport à votre directeur, me dit-il, pour que dorénavant vous ne mûrissiez plus de tels projets, au lieu d’étudier et d’apprendre vos leçons. » Il n’en fit rien, mais l’affaire s’ébruita et parvint en effet aux oreilles de la direction ; on sait qu’elles sont longues ! Le professeur Kalbasnikov était particulièrement monté, mais Dardanélov prit de nouveau ma défense. Kalbasnikov est maintenant fâché contre nous tous, comme un âne rouge. Tu as entendu dire, Ilioucha, qu’il s’est marié ; il a pris mille roubles de dot aux Mikhaïlov, la fiancée est un laideron de première classe. Les élèves de troisième ont aussitôt composé une épigramme. Elle est drôle, je te l’apporterai plus tard. Je ne dis rien de Dardanélov : c’est un homme qui a de solides connaissances. Je respecte les gens comme lui, et ce n’est pas parce qu’il ma défendu… »

— Pourtant, tu lui as damé le pion au sujet de la fondation de Troie ! » fit remarquer Smourov, tout fier de Krassotkine. L’histoire de l’oie lui avait beaucoup plu.

« Cela se peut-il ? intervint servilement le capitaine. Il s’agit de la fondation de Troie ? Nous en avons déjà entendu parler. Ilioucha me l’avait raconté…

— Il sait tout, papa, c’est le plus instruit d’entre nous ! dit Ilioucha. Il se donne des airs comme ça, mais il est toujours le premier. »

Ilioucha contemplait Kolia avec un bonheur infini.

« C’est une bagatelle, je considère cette question comme futile », répliqua Kolia avec une modestie fière.

Il avait réussi à prendre le ton voulu, bien qu’il fût un peu troublé ; il sentait qu’il avait raconté l’histoire de l’oie avec trop de chaleur ; et comme Aliocha s’était tu durant tout le récit, son amour-propre inquiet se demandait peu à peu : « Se tairait-il parce qu’il me méprise, pensant que je recherche ses éloges ? S’il se permet de croire cela, je… »

« Cette question est pour moi des plus futiles, trancha-t-il fièrement.

— Moi je sais qui a fondé Troie », fit tout à coup Kartachov, un gentil garçon de onze ans, qui se tenait près de la porte, l’air timide et silencieux.

Kolia le regarda avec surprise. En effet, la fondation de Troie était devenue dans toutes les classes un secret qu’on ne pouvait pénétrer qu’en lisant Smaragdov, et seul Kolia l’avait en sa possession. Un jour, le jeune Kartachov profita de ce que Kolia s’était détourné pour ouvrir furtivement un volume de cet auteur, qui se trouvait parmi ses livres, et il tomba droit sur le passage où il est question des fondateurs de Troie. Il y avait déjà longtemps de cela, mais il se gênait de révéler publiquement que lui aussi connaissait le secret, craignant d’être confondu par Kolia. Maintenant, il n’avait pu s’empêcher de parler, comme il le désirait depuis longtemps.

« Eh bien, qui est-ce ? » demanda Kolia en se tournant arrogamment de son côté.

Il vit à son air que Kartachov le savait vraiment, et se tint prêt à toutes les conséquences. Il y eut un froid.

« Troie a été fondé par Teucros, Dardanos, Ilios et Tros », récita le jeune garçon en rougissant comme une pivoine, au point qu’il faisait peine à voir.

Ses camarades le fixèrent une minute, puis leurs regards se reportèrent sur Kolia. Celui-ci continuait à toiser l’audacieux avec un sang-froid méprisant.

« Eh bien, comment s’y sont-ils pris ? daigna-t-il enfin proférer, et que signifie en général la fondation d’une ville ou d’un État ? Seraient-ils venus poser les briques, par hasard ? »

On rit. De rose, le téméraire devint pourpre. Il se tut, prêt à pleurer. Kolia le tint ainsi une bonne minute.

« Pour interpréter des événements historiques tels que la fondation d’une nationalité, il faut d’abord comprendre ce que cela signifie, déclara-t-il d’un ton doctoral. D’ailleurs, je n’attribue pas d’importance à tous ces contes de bonne femme ; en général, je n’estime guère l’histoire universelle, ajouta-t-il négligemment.

— L’histoire universelle ? demanda le capitaine effaré.

— Oui. C’est l’étude des sottises de l’humanité, et rien de plus. Je n’estime que les mathématiques et les sciences naturelles », dit d’un ton prétentieux Kolia en regardant Aliocha à la dérobée ; il ne redoutait que son opinion.

Mais Aliocha restait grave et silencieux. S’il avait parlé alors, les choses en fussent restées là, mais il se taisait et « son silence pouvait être dédaigneux », ce qui irrita tout à fait Kolia.

« Voici qu’on nous impose de nouveau l’étude des langues mortes, c’est de la folie pure… Vous ne paraissez toujours pas d’accord avec moi, Karamazov ?

— Non, fit Aliocha qui retint un sourire.

— Si vous voulez mon opinion, les langues mortes c’est une mesure de police, voilà leur unique raison d’être. » — Et peu à peu Kolia recommença à haleter — « Si on les a inscrites au programme, c’est qu’elles sont ennuyeuses et qu’elles abêtissent. Que faire pour aggraver la torpeur et la sottise régnantes ? On a imaginé les langues mortes. Voilà mon opinion, et j’espère ne jamais en changer. » — Il rougit légèrement.

« C’est vrai, approuva d’un ton convaincu Smourov, qui avait écouté avec attention.

— Il est le premier en latin, fit remarquer un des écoliers.

— Oui, papa, il a beau parler comme ça, c’est le premier de la classe en latin », confirma Ilioucha.

Bien que l’éloge lui fût fort agréable, Kolia crut nécessaire de se défendre.

« Eh bien, quoi ? Je pioche le latin parce qu’il le faut, parce que j’ai promis à ma mère d’achever mes études, et, à mon avis, quand on a entrepris quelque chose, on doit le faire comme il faut, mais dans mon for intérieur je méprise profondément les études classiques et toute cette bassesse… Vous n’êtes pas d’accord, Karamazov ?

— Que vient faire ici la bassesse ? demanda Aliocha en souriant.

— Permettez, comme tous les classiques ont été traduits dans toutes les langues, ce n’est pas pour les étudier qu’on a besoin du latin ; c’est une mesure de police destinée à émousser les facultés. N’est-ce pas de la bassesse ?

— Mais qui vous a enseigné tout cela ? s’exclama Aliocha, enfin surpris.

— D’abord, je suis capable de le comprendre moi-même, sans qu’on me l’enseigne ; ensuite, sachez que ce que je viens de vous expliquer au sujet des traductions des classiques, le professeur Kolbasnikov lui-même l’a dit devant toute la troisième… — Voici le docteur ! » dit Ninotchka qui avait tout le temps gardé le silence.

En effet, une voiture qui appartenait à Mme Khokhlakov venait de s’arrêter à la porte. Le capitaine, qui avait attendu le médecin toute la matinée, se précipita à sa rencontre. « Maman » se prépara, prit un air digne. Aliocha s’approcha du lit, arrangea l’oreiller du petit malade. De son fauteuil, Ninotchka l’observait avec inquiétude. Les écoliers prirent rapidement congé ; quelques-uns promirent de revenir le soir. Kolia appela Carillon, qui sauta à bas du lit.

« Je reste, je reste, dit-il précipitamment à Aliocha ; j’attendrai dans le vestibule et je reviendrai avec Carillon quand le docteur sera parti. »

Mais déjà le médecin entrait, un personnage important, en pelisse de fourrure, avec de longs favoris, le menton rasé. Après avoir franchi le seuil, il s’arrêta soudain, comme déconcerté ; il croyait s’être trompé : « Où suis-je ? » murmura-t-il sans ôter sa pelisse et en gardant sa casquette fourrée. Tout ce monde, la pauvreté de la chambre, le linge suspendu à une ficelle, le déroutaient. Le capitaine s’inclina profondément.

« C’est bien ici, murmura-t-il obséquieux, c’est moi que vous cherchez…

— Snié-gui-riov ? prononça gravement le docteur. Mr Sniéguiriov, c’est vous ?

— C’est moi !

— Ah ! »

Le docteur jeta un nouveau regard dégoûté sur la chambre et ôta sa pelisse. La plaque d’un ordre brillait sur sa poitrine. Le capitaine se chargea de la pelisse, le médecin retira sa casquette.

« Où est le patient ? » demanda-t-il sur un ton impérieux.

  1. Roman libertin de Fromaget (1742), dont une traduction par K. Rembrovski parut en effet à Moscou en 1785.