Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/X/03


Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 526-534).

III

L’écolier

Mais Kolia n’entendit pas. Enfin, il était libre. En franchissant la porte cochère, il haussa les épaules et après avoir dit : « Quel froid ! » se dirigea vers la place du marché. En route, il s’arrêta devant une maison, tira un sifflet de sa poche, siffla de toutes ses forces, comme pour un signal convenu. Au bout d’une minute, on vit sortir un garçon de onze ans, au teint vermeil, vêtu également d’un pardessus chaud et même élégant. C’était le jeune Smourov, élève de la classe préparatoire (alors que Kolia était déjà en sixième), fils d’un fonctionnaire aisé, à qui ses parents défendaient de fréquenter Krassotkine, à cause de sa réputation de polisson, de sorte que Smourov venait de s’absenter furtivement. Ce Smourov, si le lecteur s’en souvient, faisait partie du groupe qui lançait des pierres à Ilioucha, deux mois auparavant, et c’est lui qui avait parlé d’Ilioucha à Aliocha Karamazov.

« Voilà une heure que je t’attends, Krassotkine », proféra Smourov d’un ton résolu.

Les deux garçons prirent le chemin de la place.

« Si je suis en retard, répliqua Krassotkine, c’est la faute aux circonstances. On ne te fouettera pas pour être venu avec moi ?

— Quelle idée ! Est-ce qu’on me fouette ! Carillon est avec toi ?

— Mais oui.

— Tu l’emmènes là-bas ?

— Je l’emmène.

— Ah ! si c’était Scarabée !

— Impossible. Scarabée n’existe plus. Il a disparu on ne sait où.

— Mais, dit Smourov en s’arrêtant tout à coup, puisque Ilioucha prétend que Scarabée avait aussi de longs poils gris de fumée, comme Carillon, ne pourrait-on pas dire que c’est lui, Scarabée ? Il le croirait peut-être ?

— Écolier, exècre le mensonge, et d’un ; même pour une bonne œuvre, et de deux. Surtout j’espère que tu n’as soufflé mot de mon arrivée.

— Dieu merci, je comprends les choses. Mais on ne le consolera pas avec Carillon, soupira Smourov. Son père, le capitaine, Torchon de tille, nous a dit qu’on lui apporterait aujourd’hui un jeune chien, un véritable molosse, avec le museau noir ; il pense consoler ainsi Ilioucha, mais c’est peu probable.

— Comment va-t-il, Ilioucha ?

— Mal, mal ! Je le crois phtisique. Il a toute sa connaissance, mais sa respiration est bien mauvaise. L’autre jour il a demandé qu’on le promène un peu, on lui a mis ses souliers, il est tombé au bout de quelques pas. « Ah ! papa, je t’avais bien dit que ces souliers sont mauvais, j’ai toujours eu de la peine à marcher avec. » Il pensait tomber à cause des souliers, et c’était simplement de faiblesse. Il ne passera pas la semaine. Herzenstube le visite. Ils ont de nouveau beaucoup d’argent.

— Canailles !

— Qui cela ?

— Les docteurs, et toute la racaille médicale, en général et en particulier. Je renie la médecine, elle ne sert à rien. D’ailleurs, j’approfondirai la question. Dites-moi, vous êtes devenus bien sentimentaux, là-bas. Toute la classe s’y rend en corps, je crois ?

— Pas toute, mais une dizaine d’entre nous y vont tous les jours.

— Ce qui me surprend, dans tout ceci, c’est le rôle d’Alexéi Karamazov ; on va juger demain ou après-demain son frère pour un crime épouvantable et il trouve moyen de faire du sentiment avec des écoliers !

— Mais personne ne fait de sentiment. Ne vas-tu pas toi-même te réconcilier avec Ilioucha ?

— Me réconcilier ? Drôle d’expression. D’ailleurs, je ne permets à personne d’analyser mes actes.

— Comme Ilioucha sera content de te voir ! Il ne se doute pas que tu viens. Pourquoi as-tu si longtemps refusé d’aller le voir ? s’exclama tout à coup Smourov avec chaleur.

— Mon cher, c’est mon affaire et non la tienne. J’y vais de moi-même, parce que telle est ma volonté, tandis que c’est Alexéi Karamazov qui vous a tous menés là-bas ; il y a donc une différence. Et qu’en sais-tu, je n’y vais peut-être pas du tout pour me réconcilier ? Quelle stupide expression.

— Karamazov n’est pour rien là-dedans. Les copains ont simplement pris l’habitude d’aller là-bas, au début bien sûr avec Karamazov. D’abord l’un, puis l’autre. Mais tout s’est passé sans niaiseries. Le père était ravi de nous voir. Tu sais, il perdra la raison si Ilioucha meurt. Il voit que son fils est perdu. Ça lui fait tant plaisir que nous nous soyons réconciliés avec Ilioucha. Ilioucha s’est informé de toi, mais sans rien ajouter. Son père deviendra fou ou se pendra. Déjà auparavant il avait les allures d’un insensé. C’est un brave homme, sais-tu, victime d’une erreur. Ce parricide a eu grand tort de le battre l’autre jour.

— Pourtant Karamazov demeure pour moi une énigme. J’aurais pu faire depuis longtemps sa connaissance, mais, dans certains cas, j’aime à me tenir sur la réserve. De plus, je me suis fait sur lui une opinion qu’il me faudra vérifier. »

Sur ce, Kolia observa un silence plein de gravité et Smourov de même. Bien entendu, Smourov respectait Kolia Krassotkine et ne songeait même pas à se comparer à lui. Maintenant il était très intrigué, car Kolia avait expliqué qu’il venait « de lui-même » ; il devait y avoir un mystère dans cette décision soudaine d’aller aujourd’hui chez Ilioucha. Ils suivaient la place du marché, encombrée de charrettes et de volailles. Sous les auvents des boutiques, des bonnes femmes vendaient des craquelins, du fil, etc. Dans notre ville, ces rassemblements du dimanche sont appelés naïvement des foires et il y en a beaucoup dans l’année. Carillon courait de l’humeur la plus joyeuse, s’écartait constamment à droite ou à gauche pour flairer quelque chose. Quant à ses congénères rencontrés en chemin, il les flairait très volontiers, selon les règles en usage parmi les chiens.

« J’aime à observer la réalité, Smourov, dit soudain Kolia. Tu as remarqué comme les chiens se flairent en s’abordant ? C’est là, chez eux, une loi générale de la nature.

— Oui, une loi ridicule.

— Mais non, tu as tort. Il n’y a rien de ridicule dans la nature, quoi qu’en pense l’homme avec ses préjugés. Si les chiens pouvaient raisonner et critiquer, ils trouveraient sûrement autant de ridicule, sinon davantage, dans les rapports sociaux de leurs maîtres, sinon davantage, je le répète, car je suis persuadé qu’il y a bien plus de sottises chez nous. C’est l’idée de Rakitine, une idée remarquable. Je suis socialiste, Smourov.

— Qu’est-ce que le socialisme ? demanda Smourov.

— L’égalité pour tous, communauté d’opinions, suppression du mariage, libre à chacun d’observer la religion et les lois qui lui conviennent, etc., etc. Tu es encore trop jeune pour comprendre ces questions… Il fait froid, dis donc !

— Oui, douze degrés. Mon père a regardé le thermomètre tout à l’heure.

— As-tu remarqué, Smourov, qu’au milieu de l’hiver, avec quinze ou même dix-huit degrés, le froid paraît moins vif que maintenant, au début, lorsqu’il gèle tout à coup à douze degrés et qu’il y a encore peu de neige ? Cela signifie que les gens n’y sont pas encore habitués. Chez eux, tout est habitude, dans tout, même en politique… Ce qu’il est drôle, ce croquant ! »


Kolia désigna un paysan de haute taille, en touloupe[1], à l’air bonasse, qui, à côté de sa charrette, se réchauffait en frappant ses mains l’une contre l’autre dans ses mitaines. Sa barbe était couverte de givre.

« Ta barbe est gelée, mon brave, dit Kolia à haute voix et sur un ton taquin, en passant à côté de lui.

— Il y en a bien d’autres de gelées, répliqua l’homme sentencieusement.

— Ne le taquine pas, supplia Smourov.

— Ça ne fait rien, il ne se fâchera pas, c’est un brave homme. Adieu, Mathieu.

— Adieu.

— T’appelles-tu Mathieu pour de bon ?

— Mais oui. Tu ne le savais pas ?

— Non ; j’ai dit ça au hasard.

— Voyez-vous ça ! Tu es peut-être écolier ?

— Tout juste.

— Est-ce qu’on te fouette ?

— Bien sûr.

— Fort ?

— Ça arrive.

— La vie n’est pas gaie, soupira le bonhomme de tout son cœur.

— Adieu, Mathieu.

— Adieu. Tu es un gentil petit gars. »

Les deux garçons continuèrent leur chemin.

« C’est un bon type, dit Kolia à Smourov. J’aime à parler au peuple, à lui rendre justice.

— Pourquoi lui as-tu fait croire qu’on nous fouettait ? demanda Smourov.

— Pour lui faire plaisir.

— Comment ça ?

— Vois-tu, Smourov, je n’aime pas qu’on insiste, quand on ne comprend pas au premier mot. Il y a des choses impossibles à expliquer. Dans l’idée du bonhomme, on doit fouetter les écoliers ; qu’est-ce qu’un écolier qu’on ne fouette pas ? Et si je lui dis que non, ça lui fera de la peine. D’ailleurs, tu ne peux pas comprendre ça. Il faut savoir parler au peuple.

— Seulement, pas de taquineries, je t’en prie, ça ferait encore une histoire, comme avec cette oie.

— Tu as peur ?

— Garde-t’en bien, Kolia, en vérité, j’ai peur. Mon père serait furieux. On m’a expressément défendu de sortir avec toi.

— N’aie crainte, cette fois il n’arrivera rien. Bonjour, Natacha, cria-t-il à une marchande.

— Natacha ? C’est Marie, que je m’appelle, glapit la marchande, une femme encore jeune.

— Va pour Marie. C’est un beau nom ! Adieu, Marie.

— Ah, le polisson ! C’est pas plus haut qu’une botte, et de quoi que ça se mêle !

— Je n’ai pas le temps, tu me conteras ça dimanche prochain, fit Kolia en gesticulant, comme si c’était elle qui l’importunait.

— Et qu’est-ce que je te raconterai dimanche prochain ? C’est toi qui m’as cherché chicane, espèce de morveux ! Tu mérites une bonne fessée, on te connaît, garnement ! »

Un rire s’éleva parmi les marchandes voisines de Marie, quand tout à coup surgit d’une arcade un individu excité, l’air d’un commis de boutique, d’ailleurs étranger à notre ville, vêtu d’un caftan à longues basques, coiffé d’une casquette à visière, encore jeune, les cheveux châtains bouclés, le visage pâle et grêlé. Il paraissait agité sans savoir pourquoi et se mit aussitôt à menacer Kolia du poing.

« J’te connais, hurlait-il, j’te connais ! »

Kolia le dévisagea. Il ne se souvenait pas de s’être chamaillé avec cet homme ; d’ailleurs il avait eu trop souvent des altercations dans la rue pour se les rappeler toutes.

« Tu me connais ? demanda-t-il ironiquement.

— J’te connais, j’te connais ! rabâchait l’individu.

— Tu as bien de la chance. Mais je suis pressé, adieu !

— T’as pas fini de faire l’insolent ? J’te connais, mon gars.

— Si je fais l’insolent, l’ami, ce n’est pas ton affaire ! proféra Kolia en s’arrêtant, les yeux toujours fixés sur lui.

— Comment ça ?

— Comme ça.

— De qui que c’est l’affaire, alors ? Dis voir…

— De Tryphon Nikititch.

— De qui ? »

Le gars, toujours échauffé, fixa Kolia d’un air stupide. Celui-ci le toisa gravement.

« Es-tu allé à l’église de l’Ascension ? demanda-t-il sur un ton impérieux.

— Où ça ? Pour quoi faire ? Non, j’y suis point allé, fit le gars déconcerté.

— Connais-tu Sabanéiev ? dit Kolia sur le même ton.

— Sabanéiev ? Non, j’le connais point.

— Alors va te faire fiche ! trancha Kolia, qui tournant à droite, s’éloigna d’un pas rapide, comme dédaignant de parler à un nigaud qui ne connaissait même pas Sabanéiev.

— Attends voir ! Quel Sabanéiev ? se ravisa le gars, de nouveau agité. De qui parlait-il ? » demanda-t-il aux marchandes, en les regardant d’un air hébété.

Les bonnes femmes éclatèrent de rire.

« Il est futé, ce gamin, fit l’une d’elle.

— De quel Sabanéiev parlait-il ? s’acharnait à répéter le gars en gesticulant.

— Ça doit être le Sabanéiev qui travaillait chez les Kouzmitchev, voilà ce qui en est », conjectura une bonne femme.

Le gars la considéra avec effarement.

« Kouz-mi-tchev ? reprit une autre. Alors, c’est pas Tryphon, c’est Kouzma qu’il s’appelle. Mais le petit gars a dit Tryphon Nikitich ; c’est pour sûr pas lui.

— Non, c’est pas Tryphon et c’est pas non plus Sabanéiev, c’est Tchijov, intervint une troisième marchande, qui avait écouté sérieusement, Alexéi Ivanovitch Tchijov.

— T’as raison, c’est Tchijov », confirma une quatrième.

Le gars abasourdi regardait tantôt l’une, tantôt l’autre.

« Mais pourquoi qu’il m’a demandé ça, dites voir, mes bonnes gens ? s’exclama-t-il presque désespéré. « Connais-tu Sabanéiev ? » Qui diable que ça peut bien être, Sabanéiev ?

— T’as la tête dure, on te dit que c’est pas Sabanéiev, mais Tchijov, Alexéi Ivanovitch, comprends-tu ? dit gravement une marchande.

— Quel Tchijov ? Dis-moi-le, puisque tu le sais.

— Un grand, qu’a les cheveux longs ; on le voyait au marché c’t’été.

— Que veux-tu que je fasse de ton Tchijov, hein ! bonnes gens ?

— Et qu’est-ce que j’en sais moi-même ?

— Qui peut savoir ce que tu lui veux ? reprit une autre. Tu dois le savoir toi-même, puisque tu brailles. Car c’est à toi qu’on parlait, pas à nous, nigaud… Alors comme ça, tu le connais pas ?

— Qui ça ?

— Tchijov.

— Que le diable emporte Tchijov et toi avec ! Je le rosserai, ma parole, Il s’est fichu de moi !

— Toi, rosser Tchijov ? C’est lui qui te rossera, espèce de serin !

— C’est pas Tchijov, méchante gale, c’est le gamin que je rosserai. Amenez-le, amenez-le, il s’est fichu de moi ! »

Les bonnes femmes éclatèrent de rire. Kolia était déjà loin et cheminait d’un air vainqueur. Smourov, à ses côtés, se retournait parfois vers le groupe criard. Lui aussi s’amusait beaucoup, tout en appréhendant d’être mêlé à une histoire avec Kolia.

« De quel Sabanéiev lui parlais-tu ? demanda-t-il à Kolia, en se doutant de la réponse.

— Qu’est-ce que j’en sais ? Maintenant, ils vont se chamailler jusqu’au soir. J’aime à mystifier les imbéciles dans toutes les classes de la société… Tiens, voilà encore un nigaud. Note ceci ; on dit : « Il n’est pire sot qu’un sot français », mais une physionomie russe se trahit également. Regarde-moi ce bonhomme-là : n’est-ce pas écrit sur son front qu’il est un imbécile ?

— Laisse-le tranquille, Kolia, passons notre chemin.

— Jamais de la vie, je suis parti, maintenant. Hé ! bonjour, mon gars ! »

Un robuste individu, qui marchait lentement et semblait pris de boisson, la figure ronde et naïve, la barbe grisonnante, leva la tête et dévisagea l’écolier.

« Bonjour, si tu ne plaisantes pas, répondit-il sans se presser.

— Et si je plaisante ? dit Kolia en riant.

— Alors, plaisante, si le cœur t’en dit. On peut toujours plaisanter, ça ne fait de mal à personne.

— Excuse-moi, j’ai plaisanté.

— Eh bien, que Dieu te pardonne !

— Et toi, me pardonnes-tu ?

— De grand cœur. Passe ton chemin.

— Tu m’as l’air d’un gars pas bête.

— Moins bête que toi, répondit l’autre avec le même sérieux.

— J’en doute, fit Kolia un peu déconcerté.

— C’est pourtant vrai.

— Après tout, ça se peut bien.

— Je sais ce que je dis.

— Adieu, mon gars.

— Adieu. — Il y a des croquants de différentes sortes, déclara Kolia après une pause. Pouvais-je savoir que je tomberais sur un sujet intelligent ? »

Midi sonna à l’horloge de l’église. Les écoliers pressèrent le pas et ne parlèrent presque plus durant le trajet, encore assez long. À vingt pas de la maison, Kolia s’arrêta, dit à Smourov d’aller le premier et d’appeler Karamazov.

« Il faut, au préalable, se renseigner, lui dit-il.

— À quoi bon le faire venir ? objecta Smourov. Entre tout droit, on sera ravi de te voir. Pourquoi lier connaissance dans la rue, par ce froid ?

— Je sais pourquoi je le fais venir ici au froid », répliqua Kolia d’un ton despotique qu’il aimait prendre avec ces « mioches ».

Smourov courut aussitôt exécuter les ordres de Krassotkine.

  1. Pelisse en peau de mouton, le poil en dedans.