Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/Épilogue/01


Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 753-758).

I

Projet d’évasion

Cinq jours après le jugement de Mitia, vers huit heures du matin, Aliocha vint trouver Catherine Ivanovna, pour s’entendre définitivement au sujet d’une affaire importante ; il était en outre chargé d’une commission. Elle se tenait dans le même salon où elle avait reçu Grouchegnka ; dans la pièce voisine, Ivan Fiodorovitch, en proie à la fièvre, gisait sans connaissance. Aussitôt après la scène du tribunal, Catherine Ivanovna l’avait fait transporter chez elle, sans se soucier des commentaires inévitables et du blâme de la société. L’une des deux parentes qui vivaient avec elle était partie sur-le-champ pour Moscou, l’autre était restée. Mais fussent-elles parties toutes deux cela n’eût pas changé la décision de Catherine Ivanovna, résolue à soigner elle-même le malade et à le veiller jour et nuit. Il était traité par les docteurs Varvinski et Herzenstube ; le spécialiste de Moscou était reparti en refusant de se prononcer sur l’issue de la maladie. Malgré leurs affirmations rassurantes, les médecins ne pouvaient encore donner un ferme espoir. Aliocha visitait son frère deux fois par jour. Mais cette fois, il s’agissait d’une affaire particulièrement embarrassante, qu’il ne savait trop comment aborder ; et il se hâtait, appelé ailleurs par un devoir non moins important. Ils s’entretenaient depuis un quart d’heure. Catherine Ivanovna était pâle, exténuée, en proie à une agitation maladive ; elle pressentait le but de la visite d’Aliocha.

« Ne vous inquiétez pas de sa décision, disait-elle avec fermeté à Aliocha. D’une façon ou d’une autre, il en viendra à cette solution : il faut qu’il s’évade. Ce malheureux, ce héros de la conscience et de l’honneur — pas lui, pas Dmitri Fiodorovitch, mais celui qui est malade ici et s’est sacrifié pour son frère, ajouta Katia, les yeux étincelants, m’a depuis longtemps déjà communiqué tout le plan d’évasion. Il avait même fait des démarches ; je vous en ai déjà parlé… Voyez-vous, ce sera probablement à la troisième étape, lorsqu’on emmènera le convoi des déportés en Sibérie. Oh ! c’est encore loin. Ivan Fiodorovitch est allé voir le chef de la troisième étape. Mais on ne sait pas encore qui commandera le convoi ; d’ailleurs cela n’est jamais connu à l’avance. Demain, peut-être, je vous montrerai le plan détaillé que m’a laissé Ivan Fiodorovitch la veille du jugement, à tout hasard… Vous vous rappelez, nous nous querellions lorsque vous êtes venu ; il descendait l’escalier, en vous voyant je l’obligeai à remonter, vous vous souvenez ? Savez-vous à quel propos nous nous querellions ?

— Non, je ne sais pas.

— Évidemment, il vous l’a caché ; c’était précisément à propos de ce plan d’évasion. Il m’en avait déjà expliqué l’essentiel trois jours auparavant ; ce fut l’origine de nos querelles durant ces trois jours. Voici pourquoi : lorsqu’il me déclara que s’il était condamné Dmitri Fiodorovitch s’enfuirait à l’étranger avec cette créature, je me fâchai tout à coup ; je ne vous dirai pas pour quelle raison, je l’ignore moi-même. Oh ! sans doute c’est à cause d’elle et parce qu’elle accompagnerait Dmitri dans sa fuite ! s’écria Catherine Ivanovna, les lèvres tremblantes de colère. Mon irritation contre cette créature fit croire à Ivan Fiodorovitch que j’étais jalouse d’elle et, par conséquent, encore éprise de Dmitri. Voilà la cause de notre première querelle. Je ne voulus ni m’expliquer ni m’excuser ; il m’était pénible qu’un tel homme pût me soupçonner d’aimer comme autrefois ce… Et cela, alors que depuis longtemps je lui avais déclaré en toute franchise que je n’aimais pas Dmitri, que je n’aimais que lui seul ! C’est par simple animosité envers cette créature que je me suis fâchée contre lui ! Trois jours plus tard, justement le soir où vous êtes venu, il m’apporta une enveloppe cachetée que je devais ouvrir au cas où il arriverait quelque chose. Oh ! il pressentait sa maladie ! Il m’expliqua que cette enveloppe contenait le plan détaillé de l’évasion, et que s’il mourait ou tombait dangereusement malade, je devrais sauver Mitia à moi seule. Il me laissa aussi de l’argent, presque dix mille roubles, la somme à laquelle le procureur, ayant appris qu’il l’avait envoyée changer, a fait allusion dans son discours. Je fus stupéfaite de voir que, malgré sa jalousie, et persuadé que j’aimais Dmitri, Ivan Fiodorovitch n’avait pas renoncé à sauver son frère et qu’il se fiait à moi pour cela ! Oh ! c’était un sacrifice sublime ! Vous ne pouvez comprendre la grandeur d’une telle abnégation, Alexéi Fiodorovitch ! J’allais me jeter à ses pieds, mais lorsque je songeai tout à coup qu’il attribuerait ce geste uniquement à ma joie de savoir Mitia sauvé (et il l’aurait certes cru ! ), la possibilité d’une telle injustice de sa part m’irrita si fort qu’au lieu de lui baiser les pieds je lui fis une nouvelle scène ! Que je suis malheureuse ! Quel affreux caractère que le mien ! Vous verrez : Je ferai si bien qu’il me quittera pour une autre plus facile à vivre, comme Dmitri ; mais alors… non, je ne le supporterai pas, je me tuerai ! Au moment où vous êtes arrivé, ce soir-là, et où j’ai ordonné à Ivan de remonter, le regard haineux et méprisant qu’il me lança en entrant me mit dans une affreuse colère ; alors, vous vous le rappelez sans doute, je vous criai tout à coup que c’était lui, lui seul, qui m’avait assuré que Dmitri était l’assassin ! Je le calomniais pour le blesser une fois de plus ; il ne m’a jamais assuré pareille chose, au contraire, c’est moi qui le lui affirmais ! C’est ma violence qui est cause de tout. Cette abominable scène devant le tribunal, c’est moi qui l’ai provoquée ! Il voulait me prouver la noblesse de ses sentiments, me démontrer que, malgré mon amour pour son frère, il ne le perdrait pas par vengeance, par jalousie. Alors il a fait la déposition que vous connaissez… Je suis cause de tout cela, c’est ma faute à moi seule ! »

Jamais encore Katia n’avait fait de tels aveux à Aliocha ; il comprit qu’elle était parvenue à ce degré de souffrance intolérable où le cœur le plus orgueilleux abdique toute fierté et s’avoue vaincu par la douleur. Aliocha connaissait une autre cause au chagrin de la jeune fille, bien qu’elle la lui dissimulât depuis la condamnation de Mitia : elle souffrait de sa « trahison » à l’audience, et il pressentait que sa conscience la poussait à s’accuser précisément devant lui, Aliocha, dans une crise de larmes, en se frappant le front contre terre. Il redoutait cet instant et voulait lui en épargner la souffrance. Mais sa commission n’en devenait que plus difficile à faire. Il se remit à parler de Mitia.

« Ne craignez rien pour lui, reprit obstinément Katia ; sa décision est passagère, soyez sûr qu’il consentira à s’évader. D’ailleurs, ce n’est pas pour tout de suite, il aura tout le temps de s’y décider. À ce moment-là, Ivan Fiodorovitch sera guéri et s’occupera de tout, de sorte que je n’aurai pas à m’en mêler. Ne vous inquiétez pas, Dmitri consentira à s’évader : il ne peut renoncer à cette créature ; et comme elle ne serait pas admise au bagne, force lui est de s’enfuir. Il vous craint, il redoute votre blâme, vous devez donc lui permettre magnanimement de s’évader, puisque votre sanction est si nécessaire », ajouta Katia avec ironie.

Elle se tut un instant, sourit, continua :

« Il parle d’hymnes, de croix à porter, d’un certain devoir. Je m’en souviens, Ivan Fiodorovitch m’a rapporté tout cela… Si vous saviez comme il en parlait ! s’écria soudain Katia avec un élan irrésistible, si vous saviez combien il aimait ce malheureux au moment où il me racontait cela, et combien, peut-être, il le haïssait en même temps ! Et moi je l’écoutais, je le regardais pleurer avec un sourire hautain ! Oh ! la vile créature que je suis ! C’est moi qui l’ai rendu fou ! Mais l’autre, le condamné, est-il prêt à souffrir, conclut Katia avec irritation, en est-il capable ? Les êtres comme lui ignorent la souffrance ! »

Une sorte de haine et de dégoût perçait à travers ces paroles. Cependant, elle l’avait trahi. « Eh bien ! c’est peut-être parce qu’elle se sent coupable envers lui qu’elle le hait par moments », songea Aliocha. Il aurait voulu que ce ne fût que « par moments ».

Il avait senti un défi dans les dernières paroles de Katia, mais il ne le releva point.

« Je vous ai prié de venir aujourd’hui pour que vous me promettiez de le convaincre. Mais peut-être d’après vous aussi, serait-ce déloyal et vil de s’évader, ou comment dire… pas chrétien ? ajouta Katia avec une provocation encore plus marquée.

— Non, ce n’est rien. Je lui dirai tout… murmura Aliocha… Il vous prie de venir le voir aujourd’hui », reprit-il brusquement, en la regardant dans les yeux.

Elle tressaillit et eut un léger mouvement de recul.

« Moi… est-ce possible ? fit-elle en pâlissant.

— C’est possible et c’est un devoir ! déclara Aliocha d’un ton ferme. Vous lui êtes plus nécessaire que jamais. Je ne vous aurais pas tourmentée prématurément à ce sujet sans nécessité. Il est malade, il est comme fou, il vous demande constamment. Ce n’est pas pour une réconciliation qu’il veut vous voir ; montrez-vous seulement sur le seuil de sa chambre. Il a bien changé depuis cette fatale journée et comprend toute l’étendue de ses torts envers vous. Ce n’est pas votre pardon qu’il veut : « On ne peut pas me pardonner », dit-il lui-même. Il veut seulement vous voir sur le seuil…

— Vous me prenez à l’improviste… murmura Katia ; je pressentais ces jours-ci que vous viendriez dans ce dessein… Je savais bien qu’il me demanderait !… C’est impossible !

— Impossible, soit, mais faites-le. Souvenez-vous que, pour la première fois, il est consterné de vous avoir fait de tels affronts, jamais encore il n’avait compris ses torts aussi profondément ! Il dit : « Si elle refuse de venir, je serai toujours malheureux. » Vous entendez : un condamné à vingt ans de travaux forcés songe encore au bonheur, cela ne fait-il pas pitié ? Songez que vous allez voir une victime innocente, dit Aliocha avec un air de défi. Ses mains sont nettes de sang. Au nom de toutes les souffrances qui l’attendent, allez le voir maintenant ! Venez, conduisez-le dans les ténèbres, montrez-vous seulement sur le seuil… Vous devez, vous devez le faire, conclut Aliocha en insistant avec énergie sur le mot « devez ».

— Je dois… mais je ne peux pas… gémit Katia ; il me regardera… Non, je ne peux pas.

— Vos regards doivent se rencontrer. Comment pourrez-vous vivre désormais, si vous refusez maintenant ?

— Plutôt souffrir toute ma vie.

— Vous devez venir, il le faut, insista de nouveau Aliocha, inflexible.

— Mais pourquoi aujourd’hui, pourquoi tout de suite ?… Je ne puis pas abandonner le malade…

— Vous le pouvez, pour un moment, ce ne sera pas long. Si vous ne venez pas, Dmitri aura le délire cette nuit. Je ne vous mens pas, ayez pitié !

— Ayez pitié de moi ! dit avec amertume Katia, et elle fondit en larmes.

— Alors vous viendrez ! proféra fermement Aliocha en la voyant pleurer. Je vais lui dire que vous venez tout de suite.

— Non, pour rien au monde, ne lui en parlez pas ! s’écria Katia avec effroi. J’irai, mais ne le lui dites pas à l’avance, car peut-être n’entrerai-je pas… Je ne sais pas encore. »

Sa voix se brisa. Elle respirait avec peine. Aliocha se leva pour partir.

« Et si je rencontrais quelqu’un ? dit-elle tout à coup, en pâlissant de nouveau.

— C’est pourquoi il faut venir tout de suite ; il n’y aura personne, soyez tranquille. Nous vous attendrons », conclut-il avec fermeté ; et il sortit.