Les Formes élémentaires de la vie religieuse/Livre II/Chapitre 5

Livre II

Chapitre V

ORIGINE DES CROYANCES

I. — Examen critique des théories

Les croyances que nous venons de passer en revue sont de nature manifestement religieuse, puisqu’elles impliquent une classification des choses en sacrées et en profanes. Sans doute, il n’y est pas question d’êtres spirituels, et, dans le cours de notre exposé, nous n’avons même pas eu à prononcer les mots d’esprits, de génies, de personnalités divines. Mais si, pour cette raison, quelques écrivains, dont nous allons, d’ailleurs, avoir à reparler, se sont refusés à voir dans le totémisme une religion, c’est qu’ils se sont fait du phénomène religieux une notion inexacte.

D’autre part, nous avons l’assurance que cette religion est la plus primitive qui soit actuellement observable, et même, selon toute vraisemblance, qui ait jamais existé. Elle est, en effet, inséparable de l’organisation sociale à base de clans. Non seulement, comme nous l’avons montré, on ne peut la définir qu’en fonction de cette dernière, mais il ne semble pas que le clan, sous la forme qu’il a dans un très grand nombre de sociétés australiennes, ait pu exister sans le totem. Car les membres d’un même clan ne sont unis les uns aux autres ni par la communauté de l’habitat ni par celle du sang, puisqu’ils ne sont pas nécessairement consanguins et qu’ils sont souvent dispersés sur des points différents du territoire tribal. Leur unité vient donc uniquement de ce qu’ils ont un même nom et un même emblème, de ce qu’ils croient soutenir les mêmes rapports avec les mêmes catégories de choses, de ce qu’ils pratiquent les mêmes rites, c’est-à-dire en définitive de ce qu’ils communient dans le même culte totémique. Ainsi le totémisme et le clan, tant, du moins, que ce dernier ne se confond pas avec le groupe local, s’impliquent mutuellement. Or l’organisation à base de clans est la plus simple que nous connaissions. Elle existe, en effet, avec tous ses éléments essentiels, dès que la société comprend deux clans primaires ; par suite, il ne saurait y en avoir de plus rudimentaire, tant qu’on n’aura pas découvert de sociétés réduites à un seul clan, et jusqu’à présent, nous ne croyons pas qu’on en ait trouvé de traces. Une religion aussi étroitement solidaire du système social qui dépasse tous les autres en simplicité peut être regardée comme la plus élémentaire qu’il nous soit donné de connaître. Si donc nous parvenons à trouver les origines des croyances qui viennent d’être analysées, nous avons des chances de découvrir du même coup les causes qui firent éclore le sentiment religieux dans l’humanité.

Mais avant de traiter nous-même le problème, il convient d’examiner les solutions les plus autorisées qui en ont été proposées.

I

Nous trouvons tout d’abord un groupe de savants qui ont cru pouvoir expliquer le totémisme en le dérivant directement d’une religion antérieure.

Pour Tylor[1] et Wilken[2], le totémisme serait une forme particulière du culte des ancêtres ; c’est la doctrine, certainement très répandue de la transmigration des âmes qui aurait servi de transitions entre ces deux systèmes religieux. Un grand nombre de peuples croient que l’âme, après la mort, ne reste pas éternellement désincarnée, mais vient animer à nouveau quelque corps vivant ; d’autre part, « comme la psychologie des races inférieures n’établit aucune ligne de démarcation bien définie entre l’âme des hommes et l’âme des bêtes, elle admet sans grande difficulté la transmigration de l’âme humaine dans le corps des animaux »[3]. Tylor en cite un certain nombre de cas[4]. Dans ces conditions, le respect religieux qu’inspire l’ancêtre se reporte tout naturellement sur la bête ou sur la plante avec laquelle il est désormais confondu. L’animal qui sert ainsi de réceptacle à un être vénéré devient, pour tous les descendants de l’ancêtre, c’est-à-dire pour le clan qui en est issu, une chose sainte, objet d’un culte, en un mot un totem.

Des faits signalés par Wilken dans les sociétés de l’archipel malais tendraient à prouver que c’est bien ainsi que les croyances totémiques y ont pris naissance. À Java, à Sumatra, les crocodiles sont particulièrement honorés ; on voit en eux de bienveillants protecteurs qu’il est interdit de tuer ; on leur fait des offrandes. Or le culte qui leur est aussi rendu vient de ce qu’ils passent pour incarner des âmes d’ancêtres. Les Malais des Philippines considèrent le crocodile comme leur grand-père ; le tigre est traité de la même manière et pour les mêmes raisons. Des croyances analogues ont été observées chez les Bantous[5]. En Mélanésie, il arrive parfois qu’un homme influent, au moment de mourir, annonce sa volonté de se réincarner dans tel animal ou telle plante ; on s’explique que l’objet quelconque, qu’il choisit ainsi pour sa résidence posthume, devienne ensuite sacré pour toute sa famille[6]. Bien loin donc de constituer un fait primitif, le totémisme ne serait que le produit d’une religion plus complexe qui l’aurait précédé[7].

Mais les sociétés auxquelles ces faits sont empruntés sont déjà parvenues à une culture assez élevée ; en tout cas, elles ont dépassé la phase du pur totémisme. Il y a chez elles des familles, non des clans totémiques[8]. Même la plupart des animaux auxquels sont ainsi rendus des honneurs religieux sont vénérés, non par des groupes familiaux déterminés, mais par des tribus tout entières. Si donc ces croyances et ces pratiques peuvent n’être pas sans rapports avec d’anciens cultes totémiques, elles n’en représentent plus maintenant que des formes altérées[9] et, par conséquent, ne sont guère propres à nous en révéler les origines. Ce n’est pas en considérant une institution au moment où elle est en pleine décadence qu’on peut arriver à comprendre comment elle s’est formée. Si l’on veut savoir comment le totémisme a pris naissance, ce n’est ni Java, ni Sumatra, ni la Mélanésie qu’il faut observer : c’est l’Australie. Or, ici, il n’existe ni culte des morts[10] ni doctrine de la transmigration. Sans doute, on croit que les héros mythiques, fondateurs du clan, se réincarnent périodiquement ; mais c’est exclusivement dans des corps humains ; chaque naissance, comme nous le verrons, est le produit d’une de ces réincarnations. Si donc les animaux de l’espèce totémique sont l’objet de rites, ce n’est pas parce que des âmes ancestrales sont censées y résider. Il est vrai que ces premiers ancêtres sont souvent représentés sous forme animale, et cette représentation, qui est très fréquente, est un fait important dont il nous faudra rendre compte ; mais ce n’est pas la croyance à la métempsycose qui peut y avoir donné naissance, puisqu’elle est inconnue des sociétés australiennes.

D’ailleurs, bien loin de pouvoir expliquer le totémisme, cette croyance suppose elle-même un des principes fondamentaux sur lesquels il repose ; c’est-à-dire qu’elle prend pour accordé cela même qu’il faut expliquer. Tout comme le totémisme, en effet, elle implique que l’homme est conçu comme étroitement parent de l’animal ; car si ces deux règnes étaient nettement distingués dans les esprits, on ne croirait pas que l’âme humaine peut passer de l’un dans l’autre avec cette facilité. Il faut même que le corps de l’animal soit considéré comme sa véritable patrie, puisqu’elle est censée s’y rendre dès qu’elle a repris sa liberté. Or, si la doctrine de la transmigration postule cette singulière affinité, elle n’en rend aucunement compte. La seule raison qu’en donne Tylor, c’est que l’homme, parfois, rappelle certains traits de l’anatomie et de la psychologie de l’animal. « Le sauvage, dit-il, observe avec un étonnement sympathique les traits à demi humains, les actions et le caractère des animaux. L’animal n’est-il pas l’incarnation même, si nous pouvons nous exprimer ainsi, de qualités familières à l’homme ; et quand nous appliquons, comme épithète, à certains hommes le nom de lion, d’ours, de renard, de hibou, de perroquet, de vipère, de ver, ne résumons-nous pas, en un mot, quelques traits caractéristiques d’une vie humaine[11] ? » Mais s’il se rencontre, en effet, de ces ressemblances, elles sont incertaines et exceptionnelles ; l’homme ressemble avant tout à ses parents, à ses compagnons, et non à des plantes ou à des animaux. Des analogies aussi rares et aussi douteuses ne pouvaient triompher d’évidences aussi concordantes ni induire l’homme à se penser lui-même et à penser ses devanciers sous des espèces que contredisaient toutes les données de l’expérience journalière. La question reste donc entière et tant qu’elle n’est pas résolue, on ne peut dire que le totémisme soit expliqué[12].

Enfin, toute cette théorie repose sur une méprise fondamentale. Pour Tylor comme pour Wundt, le totémisme ne serait qu’un cas particulier du culte des animaux[13]. Nous savons, au contraire, qu’il y faut voir toute autre chose qu’une sorte de zoolâtrie[14]. L’animal n’y est nullement adoré ; l’homme est presque son égal et parfois même on dispose comme de sa chose, loin de lui être subordonné comme un fidèle à son dieu. Si vraiment les animaux de l’espèce totémique passaient pour incarner des ancêtres, on ne laisserait pas les membres des clans étrangers en consommer librement la chair. En réalité, ce n’est pas à l’animal comme tel que s’adresse le culte, c’est à l’emblème, c’est à l’image du totem. Or, entre cette religion de l’emblème et le culte des ancêtres, il n’existe aucun rapport.

Tandis que Tylor ramène le totémisme au culte des ancêtres, Jevons le rattache au culte de la nature[15], et voici comment il l’en dérive.

Une fois que l’homme, sous l’impression de surprise que lui causaient les irrégularités constatées dans le cours des phénomènes, eut peuplé le monde d’êtres surnaturels[16], il sentit la nécessité de s’arranger avec les forces redoutables dont il s’était lui-même entouré. Pour ne pas être écrasé par elles, il comprit que le meilleur moyen était de s’allier à quelques-unes d’entre elles et de s’assurer ainsi leur concours. Or, à cette phase de l’histoire, on ne connaît pas d’autre forme d’alliance et d’association que celle qui résulte de la parenté. Tous les membres d’un même clan s’assistent mutuellement parce qu’ils sont parents ou, ce qui revient au même, parce qu’ils se regardent comme tels ; au contraire, des clans différents se traitent en ennemis parce qu’ils sont de sang différent. La seule manière de se ménager l’appui des êtres surnaturels était donc de les adopter comme parents et de se faire adopter par eux en la même qualité : les procédés bien connus du blood-covenant permettaient d’atteindre aisément ce résultat. Mais comme à ce moment, l’individu n’avait pas encore de personnalité propre, comme on ne voyait en lui qu’une partie quelconque de son groupe, c’est-à-dire de son clan, c’est le clan dans son ensemble, et non l’individu, qui contracta collectivement cette parenté. Pour la même raison, il la contracte, non avec un objet en particulier, mais avec le groupe naturel, c’est-à-dire avec l’espèce, dont cet objet faisait partie ; car l’homme pense le monde comme il se pense lui-même et, de même qu’il ne se conçoit pas alors comme séparé de son clan, il ne saurait concevoir une chose comme séparée de l’espèce à laquelle elle ressortit. Or, une espèce de choses qui est unie à un clan par des liens de parenté, c’est, dit Jevons, un totem.

Il est certain, en effet, que le totémisme implique une étroite association entre un clan et une catégorie déterminée d’objets. Mais que, comme le veut Jevons, cette association ait été contractée de propos délibéré, avec une pleine conscience du but poursuivi, c’est ce qui paraît peu d’accord avec ce que nous apprend l’histoire. Les religions sont choses complexes, elles répondent à de trop multiples et à de trop obscurs besoins pour qu’elles puissent avoir leur origine dans un acte bien réfléchi de la volonté. D’ailleurs, en même temps qu’elle pèche par excès de simplisme, cette hypothèse est grosse d’invraisemblances. On dit que l’homme aurait cherché à s’assurer le concours des êtres surnaturels dont les choses dépendent. Mais alors il eût dû s’adresser de préférence aux plus puissants d’entre eux, à ceux dont la protection promettait d’être le plus efficace[17]. Or, tout au contraire, les êtres avec lesquels il a noué cette parenté mystique comptent le plus souvent parmi les plus humbles qui soient. D’autre part, si vraiment il ne s’agissait que de se faire des alliés et des défenseurs, on aurait dû chercher à en avoir le plus possible ; car on ne saurait être trop bien défendu. Cependant, en réalité, chaque clan se contente systématiquement d’un seul totem, c’est-à-dire d’un seul protecteur, laissant les autres clans jouir du leur en toute liberté : chaque groupe se renferme rigoureusement dans le domaine religieux qui lui est propre sans jamais chercher à empiéter sur celui des voisins. Cette réserve et cette modération sont inintelligibles dans l’hypothèse que nous examinons.

II

Toutes ces théories ont, d’ailleurs, le tort d’omettre une question qui domine toute la matière. Nous avons vu qu’il existe deux sortes de totémisme : celui de l’individu et celui du clan. Entre l’un et l’autre, il y a une trop évidente parenté pour qu’il n’existe pas entre eux quelque rapport. Il y a donc lieu de se demander si l’un n’est pas dérivé de l’autre et, en cas de réponse affirmative, quel est le plus primitif ; suivant la solution qui sera adoptée, le problème des origines du totémisme se posera dans des termes différents. La question s’impose d’autant plus qu’elle offre un intérêt très général. Le totémisme individuel, c’est l’aspect individuel du culte totémique. Si donc il est le fait primitif, il faut dire que la religion est née dans la conscience de l’individu, qu’elle répond avant tout à des aspirations individuelles, et qu’elle n’a pris que secondairement une forme collective.

L’esprit simpliste, dont s’inspirent encore trop souvent ethnographes et sociologues, devait naturellement incliner nombre de savants à expliquer, ici comme ailleurs, le complexe par le simple, le totem du groupe par celui de l’individu. Telle est, en effet, la théorie soutenue par Frazer, dans son Golden Bough[18], par Hill Tout[19], par Miss Fletcher[20], par Boas[21] et par Swanton[22]. Elle a, d’ailleurs, l’avantage d’être d’accord avec la conception qu’on se fait couramment de la religion : on y voit assez généralement une chose toute intime et personnelle. De ce point de vue, le totem du clan ne peut donc être qu’un totem individuel qui se serait généralisé. Un homme marquant, après avoir éprouvé la valeur d’un totem qu’il s’était librement choisi, l’aurait transmis à ses descendants ; ceux-ci, en se multipliant avec le temps, auraient fini par former cette famille étendue qu’est le clan, et c’est ainsi que le totem serait devenu collectif.

Hill Tout a cru trouver une preuve à l’appui de cette théorie dans la manière dont le totémisme est entendu par certaines sociétés du Nord-Ouest américain, notamment par les Salish et les Indiens de la Rivière Thompson. Chez ces peuples, en effet, on rencontre et le totémisme individuel et le totémisme de clan ; mais ou bien ils ne coexistent pas dans une même tribu, ou bien, quand ils coexistent, ils sont inégalement développés. Ils varient en raison inverse l’un de l’autre : là ou le totem de clan tend à être la règle générale, le totem individuel tend à disparaître, et inversement. N’est-ce pas dire que le premier est une forme plus récente du second qu’il exclut en le remplaçant[23] ? La mythologie semble confirmer cette interprétation. Dans ces mêmes sociétés, en effet, l’ancêtre du clan n’est pas un animal totémique : mais on se représente généralement le fondateur du groupe sous les traits d’un être humain qui, à un moment donné, serait entré en rapports et en commerce familier avec un animal fabuleux de qui il aurait reçu son emblème totémique. Cet emblème, avec les pouvoirs spéciaux qui y sont attachés, serait ensuite passé aux descendants de ce héros mythique par droit d’héritage. Ces peuples semblent donc avoir eux-mêmes dans le totem collectif un totem individuel qui se serait perpétué dans une même famille[24]. En fait, d’ailleurs, il arrive encore aujourd’hui qu’un père transmette son totem propre à ses enfants. En imaginant que, d’une manière générale, le totem collectif a eu cette même origine, on ne fait donc qu’affirmer du passé un fait qui est encore présentement observable[25].

Reste à expliquer d’où vient le totémisme individuel. La réponse faite à cette question varie selon les auteurs.

Hill Tout y voit un cas particulier du fétichisme. Se sentant entouré de toutes parts d’esprits redoutés, l’individu aurait éprouvé le sentiment que, tout à l’heure, Jevons prêtait au clan : pour pouvoir se maintenir, il aurait cherché à s’assurer dans ce monde mystérieux quelque puissant protecteur. C’est ainsi que l’usage du totem personnel se serait établi[26]. Pour Frazer, cette même institution serait plutôt un subterfuge, une ruse de guerre inventée par les hommes pour échapper à certains dangers. On sait que, suivant une croyance très répandue dans un grand nombre de sociétés inférieures, l’âme humaine peut, sans inconvénients, quitter temporairement le corps où elle habite ; si éloignée qu’elle en puisse être, elle continue à l’animer par une sorte d’action à distance. Mais alors, dans certains moments critiques où la vie passe pour être particulièrement menacée, il peut y avoir intérêt à retirer l’âme du corps et à la déposer dans un lieu ou dans un objet où elle serait plus en sûreté. Et il existe, en effet, un certain nombre de pratiques qui ont pour objet d’externer l’âme en vue de la soustraire à quelque péril, réel ou imaginaire. Par exemple, au moment où des gens vont pénétrer dans une maison nouvellement construite, un magicien extrait leurs âmes et les met dans un sac, sauf à les restituer à leurs propriétaires une fois que le seuil sera franchi. C’est que le moment où l’on entre dans une maison neuve est exceptionnellement critique ; on risque de troubler et, par conséquent, d’offenser les esprits qui résident dans le sol et surtout sous le seuil, et, si l’on ne prenait pas de précautions, ils pourraient faire payer cher à l’homme son audace. Mais une fois que le danger est passé, une fois qu’on a pu prévenir leur colère et même s’assurer leur appui grâce à l’accomplissement de certains rites, les âmes peuvent, en toute sécurité, reprendre leur place accoutumée[27]. C’est cette même croyance qui aurait donné naissance au totem individuel. Pour se mettre à l’abri des maléfices magiques, les hommes auraient cru sage de cacher leurs âmes dans la foule anonyme d’une espèce animale ou végétale. Mais, une fois ce commerce établi, chaque individu se trouva étroitement uni à l’animal ou à la plante ou était censé résider son principe vital. Deux êtres aussi solidaires finirent même par être considérés comme à peu près indistincts : on crut qu’ils participaient à la nature l’un de l’autre. Cette croyance, une fois admise, facilita et activa la transformation du totem personnel en totem héréditaire et, par suite, collectif ; car il sembla de toute évidence que cette parenté de nature devait se transmettre héréditairement du père aux enfants.

Nous ne nous arrêterons pas à discuter longuement ces deux explications du totem individuel : ce sont d’ingénieuses vues de l’esprit, mais qui manquent totalement de preuves positives. Pour pouvoir réduire le totémisme au fétichisme, il faudrait avoir établi que le second est antérieur au premier ; or, non seulement on n’allègue aucun fait pour démontrer cette hypothèse, mais encore elle est contredite par tout ce que nous savons. L’ensemble, mal déterminé, de rites que l’on appelle fétichisme, semble bien n’apparaître que chez des peuples qui sont déjà parvenus à un certain degré de civilisation ; c’est un genre de culte inconnu en Australie. On a, il est vrai, qualifié le churinga de fétiche[28]  ; mais, à supposer que cette qualification soit justifiée, elle ne saurait prouver l’antériorité qu’on postule. Tout au contraire, le churinga suppose le totémisme, puisqu’il est essentiellement un instrument du culte totémique et qu’il doit aux seules croyances totémiques les vertus qui lui sont attribuées.

Quant à la théorie de Frazer, elle suppose chez le primitif une sorte d’absurdité foncière que les faits connus ne permettent pas de lui prêter. Il a une logique, si étrange qu’elle puisse parfois nous paraître : or, à moins d’en être totalement dépourvu, il ne pouvait commettre le raisonnement qu’on lui impute. Qu’il ait cru assurer la survie de son âme en la dissimulant dans un endroit secret et inaccessible, comme sont censés l’avoir fait tant de héros des mythes et des contes, rien n’était plus naturel. Mais comment eût-il pu la juger plus en sûreté dans le corps d’un animal que dans le sien propre ? Sans doute, ainsi perdue dans l’espèce, elle pouvait avoir quelques chances d’échapper plus facilement aux sortilèges du magicien, mais, en même temps, elle se trouvait toute désignée aux coups des chasseurs. C’était un singulier moyen de la mettre à l’abri que de l’envelopper d’une forme matérielle qui l’exposait à des risques de tous les instants[29]. Surtout, il est inconcevable que des peuples entiers aient pu se laisser aller à une semblable aberration[30]. Enfin dans un très grand nombre de cas, la fonction du totem individuel est manifestement très différente de celle que lui attribue Frazer : c’est, avant tout, un moyen de conférer à des magiciens, à des chasseurs, à des guerriers, des pouvoirs extraordinaires[31]. Quant à la solidarité de l’homme et de la chose, avec tous les inconvénients qu’elle implique, elle est acceptée comme une conséquence forcée du rite ; mais elle n’est pas voulue en elle-même et pour elle-même.

Il y a d’autant moins lieu de nous attarder à cette controverse que là n’est pas le véritable problème. Ce qu’il importe avant tout de savoir, c’est si le totem individuel est réellement le fait primitif dont le totem collectif serait dérivé ; car, suivant la réponse que nous ferons à cette question, nous devrons chercher le foyer de la vie religieuse dans deux directions opposées.

Or, contre l’hypothèse de Hill Tout, de Miss Fletcher, de Boas, de Frazer, il y a un tel concours de faits décisifs que l’on est surpris qu’elle ait pu être si facilement et si généralement acceptée.

Tout d’abord, nous savons que l’homme a très souvent un intérêt pressant non seulement à respecter, mais à faire respecter de ses compagnons les animaux de l’espèce qui lui sert de totem personnel ; il y va de sa propre vie. Si donc le totémisme collectif n’était que la forme généralisée du totémisme individuel, il devrait reposer sur le même principe. Non seulement les gens d’un clan devraient s’abstenir de tuer et de manger de leur animal-totem, mais encore ils devraient faire tout ce qui est en eux pour réclamer des étrangers la même abstention. Or, en fait, bien loin d’imposer ce renoncement à toute la tribu, chaque clan, au moyen de rites que nous décrirons plus loin, veille à ce que la plante ou l’animal dont il porte le nom croisse et prospère, afin d’assurer aux autres clans une alimentation abondante. Il faudrait donc, tout au moins, admettre qu’en devenant collectif le totémisme individuel s’est profondément transformé et il faudrait rendre compte de cette transformation.

En second lieu, comment expliquer de ce point de vue que, sauf là ou le totémisme est en voie de décadence, deux clans d’une même tribu aient toujours des totems différents ? Rien n’empêchait, semble-t-il, deux ou plusieurs membres d’une même tribu, alors même qu’il n’y avait entre eux aucune parenté, de choisir leur totem personnel dans la même espèce animale et de le transmettre ensuite à leurs descendants. N’arrive-t-il pas aujourd’hui que deux familles distinctes portent le même nom ? La manière, strictement réglementée, dont totems et sous totems sont répartis entre les deux phratries d’abord, puis entre les divers clans de chaque phratrie, suppose manifestement une entente sociale, une organisation collective. C’est dire que le totémisme est autre chose qu’une pratique individuelle qui se serait spontanément généralisée.

D’ailleurs, on ne peut ramener le totémisme collectif au totémisme individuel qu’à condition de méconnaître les différences qui les séparent. Le premier est désigné à l’enfant par sa naissance ; c’est un élément de son état civil. L’autre est acquis au cours de la vie ; il suppose l’accomplissement d’un rite déterminé et un changement d’état. On croit diminuer la distance en insérant entre eux, comme une sorte de moyen terme, le droit que tout détenteur d’un totem aurait de le transmettre à qui il lui plaît. Mais ces transferts, partout ou on les observe, sont des actes rares, relativement exceptionnels ; ils ne peuvent être opérés que par des magiciens ou des personnages investis de pouvoirs spéciaux[32] ; en tout cas, ils ne peuvent avoir lieu qu’au moyen de cérémonies rituelles qui effectuent la mutation. Il faudrait donc expliquer comment ce qui était la prérogative de quelques-uns est devenu le droit de tous ; comment ce qui impliquait tout d’abord un changement profond dans la constitution religieuse et morale de l’individu a pu devenir un élément de cette constitution ; comment enfin une transmission qui, primitivement, était la conséquence d’un rite, a été ensuite censée se produire d’elle-même, par la force des choses et sans l’intervention d’aucune volonté humaine.

À l’appui de son interprétation, Hill Tout allègue que certains mythes attribuent au totem de clan une origine individuelle : on y raconte que l’emblème totémique fut acquis par un individu déterminé qui l’aurait ensuite transmis à ses descendants. Mais tout d’abord, ces mythes sont empruntés aux tribus indiennes de l’Amérique du Nord, c’est-à-dire à des sociétés qui sont parvenues à un assez haut degré de culture. Comment une mythologie aussi éloignée des origines permettrait-elle de reconstituer, avec quelque assurance, la forme primitive d’une institution ? Il y a bien des chances pour que des causes intercurrentes aient gravement défiguré le souvenir que les hommes en avaient pu conserver. D’ailleurs, à ces mythes, il est trop facile d’en opposer d’autres qui semblent bien être plus primitifs et dont la signification est toute différente. Le totem y est représenté comme l’être même de qui le clan est descendu. C’est donc qu’il constitue la substance du clan ; les individus le portent en eux-mêmes dès leur naissance ; il fait partie de leur chair et de leur sang, bien loin qu’ils l’aient reçu du dehors[33]. Il y a plus : les mythes sur lesquels s’appuie Hill Tout contiennent eux-mêmes un écho de cette ancienne conception. Le fondateur éponyme du clan y a bien une figure d’homme ; mais c’est un homme qui, après avoir vécu au milieu d’animaux d’une espèce déterminée, aurait fini par leur ressembler. C’est sans doute qu’un moment vint ou les esprits furent trop cultivés pour continuer à admettre, comme par le passé, que des hommes pussent naître d’un animal ; ils remplacèrent donc l’animal ancêtre, devenu représentable, par un être humain ; mais ils imaginèrent que cet homme avait acquis par imitation ou par d’autres procédés, certains caractères de l’animalité. Ainsi, même cette mythologie tardive porte la marque d’une époque plus lointaine où le totem du clan n’était nullement conçu comme une sorte de création individuelle.

Mais cette hypothèse ne soulève pas seulement de graves difficultés logiques ; elle est directement contredite par les faits qui suivent.

Si le totémisme individuel était le fait initial, il devrait être d’autant plus développé et d’autant plus apparent que les sociétés elles-mêmes sont plus primitives ; inversement, on devrait le voir perdre du terrain et s’effacer devant l’autre chez les peuples plus avancés. Or c’est le contraire qui est la vérité. Les tribus australiennes sont de beaucoup plus arriérées que celles de l’Amérique du Nord ; et cependant, l’Australie est le terrain de prédilection du totémisme collectif. Dans la grande majorité des tribus, il règne seul, tandis qu’il n’en est pas une, à notre connaissance, où le totémisme individuel soit seul pratiqué[34]. On ne trouve ce dernier, sous une forme caractérisée, que dans un nombre infime de tribus[35]. Là même où il se rencontre, ce n’est le plus souvent qu’à l’état rudimentaire. Il consiste alors en pratiques individuelles et facultatives, mais qui n’ont aucun caractère de généralité. Seuls, les magiciens connaissent l’art de nouer des relations mystérieuses avec des espèces animales auxquelles ils ne sont pas naturellement apparentés. Les gens du commun ne jouissent pas de ce privilège[36]. Au contraire, en Amérique, le totem collectif est en pleine décadence ; dans les sociétés du Nord-Ouest notamment, il n’a plus qu’un caractère religieux assez effacé. Inversement, chez ces mêmes peuples, le totem individuel joue un rôle considérable. On lui attribue une très grande efficacité ; il est devenu une véritable institution publique. C’est donc qu’il est caractéristique d’une civilisation plus avancée. Voilà, sans doute, comment s’explique l’inversion que Hill Tout croit avoir observée chez les Salish entre ces deux formes de totémisme. Si, là où le totémisme collectif est pleinement développé, l’autre fait presque complètement défaut, ce n’est pas parce que le second a reculé devant le premier ; c’est, au contraire, parce que les conditions nécessaires à son existence ne sont pas pleinement réalisées.

Mais ce qui est plus démonstratif encore, c’est que le totémisme individuel, loin d’avoir donné naissance au totémisme de clan, suppose ce dernier. C’est dans les cadres du totémisme collectif qu’il a pris naissance et qu’il se ment : il en fait partie intégrante. En effet, dans les sociétés mêmes où il est prépondérant, les novices n’ont pas le droit de prendre pour totem personnel un animal quelconque ; mais à chaque clan sont assignées un certain nombre d’espèces déterminées en dehors desquelles il n’est pas permis de choisir. En revanche, celles qui lui appartiennent ainsi sont sa propriété exclusive ; les membres d’un clan étranger ne peuvent les usurper[37]. Elles sont conçues comme soutenant des rapports d’étroite dépendance avec celle qui sert de totem au clan tout entier. Il y a même des cas où il est possible d’apercevoir ces rapports : le totem individuel représente une partie ou un aspect particulier du totem collectif[38]. Chez les Wotjobaluk, chaque membre du clan considère les totems personnels de ses compagnons comme étant un peu les siens[39] ; ce sont donc vraisemblablement des sous-totems. Or le sous-totem suppose le totem comme l’espèce suppose le genre. Ainsi, la première forme de religion individuelle que l’on rencontre dans l’histoire nous apparaît, non pas comme le principe actif de la religion publique, mais au contraire, comme un simple aspect de cette dernière. Le culte que l’individu organise pour soi-même et, en quelque sorte, dans son for intérieur, loin d’être le genre du culte collectif, n’est que celui-ci approprié aux besoins de l’individu.

III

Dans un plus récent travail[40], qui lui a été suggéré par les ouvrages de Spencer et Gillen, Frazer a tenté de substituer une explication nouvelle du totémisme à celle qu’il avait d’abord proposée et qui vient d’être discutée. Elle repose sur ce postulat que le totémisme des Arunta est le plus primitif que nous connaissions ; Frazer va même jusqu’à dire qu’il diffère à peine du type vraiment et absolument originel[41].

Ce qu’il a de singulier, c’est que les totems n’y sont attachés ni à des personnes ni à des groupes de personnes déterminés, mais à des localités. Chaque totem a, en effet, son centre en un endroit défini. C’est là que sont censées résider de préférence les âmes des premiers ancêtres qui, à l’origine des temps, constituaient le groupe totémique. C’est là que se trouve le sanctuaire ou sont conservés les churinga ; là que se célèbre le culte. C’est aussi cette distribution géographique des totems qui détermine la manière dont les clans se recrutent. L’enfant, en effet, a pour totem, non celui de son père ou de sa mère, mais celui qui a son centre à l’endroit où sa mère croit avoir senti les premiers symptômes de sa maternité prochaine. Car l’Arunta ignore, dit-on, le rapport précis qui unit le fait de la génération à l’acte sexuel[42] ; il croit que toute conception est due à une sorte de fécondation mystique. Elle implique, suivant lui, qu’une âme d’ancêtre a pénétré dans le corps d’une femme et y est devenue le principe d’une vie nouvelle. Au moment donc où la femme perçoit les premiers tressaillements de l’enfant, elle s’imagine qu’une des âmes qui ont leur résidence principale à l’endroit où elle se trouve vient de pénétrer en elle. Et comme l’enfant qui naît ensuite n’est autre chose que cet ancêtre réincarné, il a nécessairement le même totem ; c’est-à-dire que son clan est déterminé par la localité où il passe pour avoir été mystiquement conçu.

Or, c’est ce totémisme local qui représenterait la forme originelle du totémisme ; tout au plus en serait-il séparé par une très courte étape. Voici comment Frazer en explique la genèse.

À l’instant précis où la femme se sent enceinte, elle doit penser que l’esprit dont elle se croit possédée lui est venu des objets qui l’entourent, et surtout d’un de ceux qui, à ce moment, attiraient son attention. Si donc elle était occupée à la collecte de quelque plante, ou si elle surveillait un animal, elle croira que l’âme de cet animal ou de cette plante est passée en elle. Parmi les choses auxquelles elle sera particulièrement portée à attribuer sa grossesse, se trouvent, au tout premier rang, les aliments qu’elle vient de prendre. Si elle a mangé récemment de l’émou ou de l’igname, elle ne mettra pas en doute qu’un émou ou qu’une igname a pris naissance en elle et s’y développe. Dans ces conditions, on s’explique que l’enfant, à son tour, soit considéré comme une sorte d’igname ou d’émou ; qu’il se regarde lui-même comme un congénère des animaux ou des plantes de la même espèce, qu’il leur témoigne de la sympathie et des égards, qu’il s’interdise d’en manger, etc.[43]. Dès lors, le totémisme existe dans ses traits essentiels : c’est la notion que l’indigène se fait de la génération qui lui aurait donné naissance, et c’est pourquoi Frazer appelle conceptionnel le totémisme primitif.

C’est de ce type originel que toutes les autres formes de totémisme seraient dérivées. « Que plusieurs femmes, l’une après l’autre, perçoivent les signes prémonitoires de la maternité en un même lieu et dans les mêmes circonstances, cet endroit sera regardé comme hanté par des esprits d’une sorte particulière ; et ainsi, avec le temps, la région sera dotée de centres totémiques et sera distribuée en districts totémiques. » Voilà comment le totémisme local des Arunta serait né. Pour qu’ensuite les totems se détachent de leur base territoriale, il suffira de concevoir que les âmes ancestrales, au lieu de rester immuablement fixées en un lieu déterminé, puissent se mouvoir librement sur toute la surface du territoire et suivent, dans leurs voyages, les hommes ou les femmes du même totem qu’elles. De cette façon, une femme pourra être fécondée par un esprit de son propre totem ou du totem de son mari, alors même qu’elle résidera dans un district totémique différent. Suivant qu’on imaginera que ce sont les ancêtres du mari ou les ancêtres de la femme qui suivent ainsi le jeune ménage en épiant les occasions de se réincarner, le totem de l’enfant sera ou celui de son père ou celui de sa mère. En fait, c’est bien ainsi que les Gnanji et les Umbaia, d’une part, les Urabunna, de l’autre, expliquent leurs systèmes de filiation.

Mais cette théorie, comme celle de Tylor, repose sur une pétition de principe. Pour pouvoir imaginer que les âmes humaines sont des âmes d’animaux ou de plantes, il fallait déjà croire que l’homme emprunte soit au monde animal soit au monde végétal ce qu’il y a de plus essentiel en lui. Or cette croyance est précisément une de celles qui sont à la base du totémisme. La poser comme une évidence, c’est donc s’accorder ce dont il faudrait rendre compte.

D’autre part, de ce point de vue, le caractère religieux du totem est entièrement inexplicable ; car la vague croyance en une obscure parenté de l’homme et de l’animal ne suffit pas à fonder un culte. Cette confusion de règnes distincts ne saurait avoir pour effet de dédoubler le monde en profane et en sacré. Il est vrai que, conséquent avec lui-même, Frazer se refuse à voir dans le totémisme une religion, sous prétexte qu’il ne s’y trouve ni êtres spirituels, ni prières, ni invocations, ni offrandes, etc. Suivant lui, ce ne serait qu’un système magique ; il entend par là une sorte de science grossière et erronée, un premier effort pour découvrir les lois des choses[44]. Mais nous savons ce qu’a d’inexact cette conception et de la religion et de la magie. Il y a religion dès que le sacré est distingué du profane et nous avons vu que le totémisme est un vaste système de choses sacrées. L’expliquer, c’est donc faire voir d’où vient que ces choses ont été marquées de ce caractère[45]. Or le problème n’est même pas posé.

Mais ce qui achève de ruiner ce système, c’est que, aujourd’hui, le postulat sur lequel il repose n’est plus soutenable. Toute l’argumentation de Frazer suppose, en effet, que le totémisme local des Arunta est le plus primitif que nous connaissions, et surtout qu’il est sensiblement antérieur au totémisme héréditaire, soit en ligne paternelle, soit en ligne maternelle. Or, déjà d’après les seuls faits que le premier ouvrage de Spencer et Gillen mettait à notre disposition, nous avions pu conjecturer qu’il devait y avoir eu un moment dans l’histoire du peuple Arunta où les totems, au lieu d’être attachés à des localités, se transmettaient héréditairement de la mère aux enfants[46]. Cette conjecture est définitivement démontrée par les faits nouveaux qu’a découverts Strehlow[47] et qui ne font d’ailleurs que confirmer les observations antérieures de Schulze[48]. En effet, ces deux auteurs nous apprennent que, maintenant encore, chaque Arunta, outre son totem local, en a un autre qui est indépendant de toute condition géographique, mais qui lui appartient par droit de naissance : c’est celui de sa mère. Ce second totem, tout comme le premier, est considéré par les indigènes comme une puissance amie et protectrice qui pourvoit à leur nourriture, qui les avertit des dangers possibles, etc. Ils ont le droit de participer à son culte. Quand on les enterre, on dispose le cadavre de manière à ce que le visage soit tourné vers la région ou se trouve le centre totémique de la mère. C’est donc que ce centre est aussi, à quelque titre, celui du défunt. Et en effet, on lui donne le nom de tmara altjira, mot qui veut dire : camp du totem qui m’est associé. Il est donc certain que, chez les Arunta, le totémisme héréditaire en ligne utérine n’est pas postérieur au totémisme local, mais, au contraire, a dû le précéder. Car le totem maternel n’a plus aujourd’hui qu’un rôle accessoire et complémentaire ; c’est un totem second, et c’est ce qui explique qu’il ait pu échapper à des observateurs aussi attentifs et aussi avertis que Spencer et Gillen. Mais pour qu’il ait pu se maintenir ainsi au second plan, faisant double emploi avec le totem local, il faut qu’il y ait eu un temps où c’était lui qui tenait la première place dans la vie religieuse. C’est, en partie, un totem déchu, mais qui rappelle une époque où l’organisation totémique des Arunta était très différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Toute la construction de Frazer se trouve ainsi minée à sa base[49].

IV

Bien qu’Andrew Lang ait vivement combattu cette théorie de Frazer, celle qu’il propose dans ses derniers ouvrages[50] s’en rapproche sur plus d’un point. Comme Frazer, en effet, il fait consister tout le totémisme dans la croyance en une sorte de consubstantialité de l’homme et de l’animal. Mais il l’explique autrement.

Il la dérive tout entière de ce fait que le totem est un nom. Dès qu’il y eut des groupes humains constitués[51], chacun d’eux aurait éprouvé le besoin de distinguer les uns des autres les groupes voisins avec lesquels il était en rapport et, dans ce but, il leur aurait donné des noms différents. Ces noms furent empruntés de préférence à la faune et à la flore environnantes parce que des animaux et des plantes peuvent facilement être désignés au moyen de gestes ou représentés par des dessins[52]. Les ressemblances plus ou moins précises que les hommes pouvaient avoir avec tel ou tel de ces objets déterminèrent la façon dont ces dénominations collectives furent distribuées entre les groupes[53].

Or, c’est un fait connu que, « pour esprits primitifs, les noms et les choses désignées par ces noms sont unis par un rapport mystique et transcendantal[54]  ». Par exemple, le nom que porte un individu n’est pas considéré comme un simple mot, comme un signe conventionnel, mais comme une partie essentielle de l’individu lui-même. Quand donc c’était un nom d’animal, l’homme qui le portait devait croire nécessairement qu’il avait lui-même les attributs les plus caractéristiques de ce même animal. Cette croyance s’accrédita d’autant plus facilement que les origines historiques de ces dénominations devenaient plus lointaines et s’effaçaient davantage des mémoires. Des mythes se formèrent pour rendre plus aisément représentable aux esprits cette étrange ambiguïté de la nature humaine. Pour l’expliquer, on imagina que l’animal était l’ancêtre de l’homme ou qu’ils étaient tous deux descendus d’un ancêtre commun. C’est ainsi qu’auraient été conçus les liens de parenté qui passent pour unir chaque clan à l’espèce de choses dont il porte le nom. Or les origines de cette parenté fabuleuse une fois expliquées, il semble à notre auteur que le totémisme n’ait plus de mystère.

Mais alors d’où vient le caractère religieux des croyances et des pratiques totémiques ? Car le fait que l’homme se croit un animal de telle espèce n’explique pas pourquoi il attribue à cette espèce des vertus merveilleuses, ni surtout pourquoi il rend aux images qui la symbolisent un véritable culte. — À cette question, Lang fait la même réponse que Frazer : il nie que le totémisme soit une religion. «  Je ne trouve en Australie, dit-il, aucun exemple de pratiques religieuses telles que celles qui consistent à prier, nourrir ou ensevelir le totem[55]. » Ce serait seulement à une époque ultérieure, et alors qu’il était déjà constitué, que le totémisme aurait été comme attiré et enveloppé dans un système de conceptions, prosternent religieuses. Suivant une remarque de Howitt[56], quand les indigènes entreprennent d’expliquer les institutions totémiques, ils ne les attribuent ni aux totems eux-mêmes, ni à un homme, mais à quelque être surnaturel, tel que Bunjil ou Baiame. « Si, dit Lang, nous acceptons ce témoignage, une source du caractère religieux du totémisme nous est révélée. Le totémisme obéit aux décrets de Bunjil, comme les Crétois obéissaient aux décrets divins donnés par Zeus à Minos. » Or, la notion de ces grandes divinités s’est formée, suivant Lang, en dehors du système totémique ; celui-ci ne serait donc pas une religion par lui-même ; il n’aurait fait que se colorer de religiosité au contact d’une religion proprement dite.

Mais ces mythes mêmes vont contre la conception que Lang se fait du totémisme. Si les Australiens n’avaient vu dans le totem qu’une chose humaine et profane, l’idée ne leur serait pas venue d’en faire une institution divine. Si, au contraire, ils ont éprouvé le besoin de le rapporter à une divinité, c’est qu’ils lui reconnaissent un caractère sacré. Ces interprétations mythologiques démontrent donc la nature religieuse du totémisme, mais ne l’expliquent pas.

D’ailleurs, Lang se rend lui-même compte que cette solution ne saurait suffire. Il reconnaît que les choses totémiques sont traitées avec un respect religieux[57] ; que, notamment, le sang de l’animal, comme, d’ailleurs, le sang de l’homme, est l’objet de multiples interdits, ou, comme il dit, de tabous que cette mythologie plus ou moins tardive ne peut expliquer[58]. Mais alors d’où viennent-ils ? Voici en quels termes Lang répond à cette question : « Aussitôt que les groupes à noms d’animaux eurent développé les croyances universellement répandues sur le wakan ou le mana, ou la qualité mystique et sacrée du sang, les différents tabous totémiques durent également faire leur apparition[59]. » Les mots de wakan et de mana, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, impliquent la notion même de sacré ; l’un est emprunté à la langue des Sioux, l’autre à celle des peuples mélanésiens. Expliquer le caractère sacré des choses totémiques en postulant ce caractère, c’est répondre à la question par la question. Ce qu’il faudrait faire voir c’est d’où vient cette notion de wakan et comment elle s’est appliquée au totem et à tout ce qui en dérive. Tant que ces deux questions ne sont pas résolues, rien n’est expliqué.

V

Nous avons passé en revue les principales explications qui ont été données des croyances totémiques[60] en nous efforçant de laisser à chacune d’elles son individualité. Mais, maintenant que cet examen est terminé, nous pouvons constater qu’une critique commune s’adresse indistinctement à tous ces systèmes.

Si l’on s’en tient à la lettre des formules, ils semblent se ranger en deux catégories. Les uns (Frazer, Lang) nient le caractère religieux du totémisme ; ce qui revient, d’ailleurs, à nier les faits. D’autres le reconnaissent, mais croient pouvoir l’expliquer en le dérivant d’une religion antérieure dont le totémisme serait issu. En réalité, cette distinction n’est qu’apparente : la première catégorie rentre dans la seconde. Ni Frazer ni Lang n’ont pu maintenir leur principe jusqu’au bout et expliquer le totémisme comme s’il n’était pas une religion. Par la force des choses, ils ont été obligés de glisser dans leurs explications des notions de nature religieuse. Nous venons de voir comment Lang a dû faire intervenir l’idée de sacré, c’est-à-dire l’idée cardinale de toute religion. Frazer, de son côté, dans l’une comme dans l’autre des théories qu’il a successivement proposées, fait ouvertement appel à l’idée d’âme ou d’esprit ; car, suivant lui, le totémisme viendrait ou de ce que les hommes ont cru pouvoir mettre leur âme en sûreté dans un objet extérieur ou de ce qu’ils ont attribué le fait de la conception à une sorte de fécondation spirituelle dont un esprit serait l’agent. Or l’âme et, plus encore, l’esprit sont des choses sacrées, objets de rites ; les notions qui les expriment sont donc essentiellement religieuses, et, par conséquent, Frazer a beau faire du totémisme un système purement magique, lui aussi ne parvient à l’expliquer qu’en fonction d’une autre religion.

Mais nous avons montré les insuffisances et du naturisme et de l’animisme ; on ne peut donc y recourir, comme ont fait Tylor et Jevons, sans s’exposer aux mêmes objections. Et cependant ni Frazer ni Lang ne paraissent entrevoir la possibilité d’une autre hypothèse[61]. D’un autre côté, nous savons que le totémisme est étroitement lié à l’organisation sociale la plus primitive que nous connaissions et même, selon toute vraisemblance, qui soit concevable. Supposer qu’il a été précédé d’une autre religion qui n’en différait pas seulement en degrés, c’est donc sortir des données de l’observation pour entrer dans le domaine des conjectures arbitraires et invérifiables. Si nous voulons rester d’accord avec les résultats que nous avons précédemment obtenus, il faut, tout en affirmant la nature religieuse du totémisme, nous interdire de le ramener à une religion différente de lui-même. Ce n’est pas qu’il puisse être question de lui assigner comme causes des idées qui ne seraient pas religieuses. Mais parmi les représentations qui entrent dans la genèse dont il est résulté, il peut y en avoir qui appellent par elles-mêmes et directement le caractère religieux. Ce sont elles qu’il nous faut rechercher.



  1. Civilisation primitive, I, p. 465, Il, p. 305 ; Remarks on Totemism, with especial reference to some modern theories concerning it, in J.A.I., XXVIII et I de la nouvelle série, p. 138.
  2. Het Animisme bij den Volker : van den indischen Archipel, p. 69-75.
  3. Tylor, Civilisation primitive, II, p. 8.
  4. Tylor, ibid., p. 8-21.
  5. G. McCall Theal, Records of South-Eastern Africa, VII. Nous ne connaissons ce travail que par un article de Frazer, South African Totemism, paru dans Man, 1901, n° 111.
  6. Codrington, The Melanesians, p. 32-33, et lettre personnelle du même auteur citée par Tylor dans J.A.I., XXVIII, p. 147.
  7. Telle est aussi, à des nuances près, la solution adoptée par Wundt (Mythus und Religion, II, p. 269).
  8. Il est vrai que, pour Tylor, le clan n’est qu’une famille élargie ; par suite, ce qui se peut dire de l’un de ces groupes s’applique dans sa pensée à l’autre (J.A.I., XXVIII, p. 157). Mais cette conception est des plus contestables ; le clan seul suppose le totem qui n’a tout son sens que dans et par le clan.
  9. Dans le même sens, A. Lang, Social Origins, p. 150.
  10. V. plus haut, p. 89.
  11. Civilisation primitive, II, p. 23.
  12. Wundt qui a repris, dans ses lignes essentielles, la théorie de Tylor, a essayé d’expliquer autrement cette relation mystérieuse de l’homme et de l’animal ; c’est le spectacle donné par le cadavre en décomposition qui en aurait suggéré l’idée. En voyant les vers qui s’échappent du corps, on aurait cru que l’âme y était incarnée et s’échappait avec eux. Les vers et, par extension, les reptiles (serpents, lézards, etc.), seraient donc les premiers animaux qui auraient servi de réceptacles aux âmes des morts, et, par suite, ils auraient été également les premiers à être vénérés et à jouer le rôle de totems. C’est seulement ensuite que d’autres animaux et même des plantes et des objets inanimés auraient été élevés à la même dignité. Mais cette hypothèse ne repose même pas sur un commencement de preuve. Wundt affirme (Mythus und Religion, II, p. 269) que les reptiles sont des totems beaucoup plus répandus que les autres animaux ; d’où il conclut qu’ils sont les plus primitifs. Mais il nous est impossible d’apercevoir ce qui peut justifier cette assertion à l’appui de laquelle l’auteur n’apporte aucun fait. Des listes de totems relevées soit en Australie, soit en Amérique, il ne ressort nullement qu’une espèce animale quelconque ait joué quelque part un rôle prépondérant. Les totems varient d’une région à l’autre suivant l’état de la faune et de la Flore. Si, d’ailleurs, le cercle originel des totems avait été si étroitement limité, on ne voit pas comment le totémisme aurait pu satisfaire au principe fondamental en vertu duquel deux clans ou sous-clans d’une même tribu doivent avoir deux totems différents.
  13. « On adore parfois certains animaux, dit Tylor, parce qu’on les regarde comme l’incarnation de l’âme divine des ancêtres ; cette croyance constitue une sorte de trait d’union entre le culte rendu aux mânes et le culte rendu aux animaux » (Civilisation primitive, II, p. 305 ; cf. 308 in fine). De même, Wundt présente le totémisme comme une section de l’animalisme (II, p. 234).
  14. 3. V. plus haut, p. 197.
  15. Introduction to the History of Religion, p. 96 et suiv.
  16. V. plus haut, p. 38.
  17. C’est ce que Jevons reconnaît lui-même : « Il y a lieu de présumer, dit-il, que, dans le choix d’un allié, l’homme devait préférer... l’espèce qui possédait le plus grand pouvoir » (p. 101).
  18. 2e éd., III, p. 416 et suiv. ; voir particulièrement p. 419, n. 5. Dans de plus récents articles, qui seront analysés plus loin, Frazer a exposé une théorie différente qui pourtant, dans sa pensée, n’exclut pas complètement celle du Golden Bough.
  19. The Origin of the Totemism of the Aborigines of British Columbia, in Proc. and Transac. of the R. Society of Canada, 2e série, VII, 2e section, p. 3 et suiv. Du même, Report on the Ethnology of the Statlumh, J.A.I., XXXV, p. 141. Hill Tout a répondu à différentes objections qui avaient été faites à sa théorie dans le tome IX des Trans. of the R. Society of Canada, p. 61-99.
  20. Alice C. Fletcher, The Import of the Totem, in Smithsonian Report for 1897, p. 577-586.
  21. The Kwakiutl Indians, p. 323 et suiv., 336-338, 393.
  22. The Development of the Clan System, in Amer. Anthrop., n. s., 1904, VI, p. 477-864.
  23. J.A.I., XXXV, p. 142.
  24. Ibid., p. 150. Cf. Vth Rep. on the Physical Characteristics, etc., of the N. W. Tribes of Canada, B.A.A.S., p. 24. Nous avons rapporté plus haut un mythe de ce genre.
  25. J.A.I., XXXV, p. 147.
  26. Proc. a. Transac., etc., VII, 2e section, p. 12.
  27. V. The Golden Bough, III, p. 351 et suiv. Wilken avait déjà signalé des faits analogues dans De Simsonsage, in De Gids, 1890 ; De Betrekking Lusschen Menschen-Dieren en Plantenleven, in Indische Gids, 1884, 1888 ; Ueber das Haaropfer, in Revue coloniale internationale, l886-1887.
  28. Par exemple Eylmann dans Die Eingeborenen der Kolonie Südaustralien, p. 199.
  29. Si le Yunbeai, dit Mrs Parker à propos des Euahlayi, « confère une force exceptionnelle, il expose aussi à des dangers exceptionnels, car tout ce qui lèse l’animal blesse l’homme » (Euahlayi, p. 29).
  30. Dans un travail ultérieur (The origin of Totemism, in The Fortnightly Review, mai 1899, p. 844-845), Frazer se fait lui-même l’objection : « Si, dit-il, j’ai déposé mon âme dans le corps d’un lièvre, et si mon frère John (membre d’un clan étranger) tue ce lièvre, le fait rôtir et le mange, qu’advient-il de mon âme ? Pour prévenir ce danger, il est nécessaire que mon frère John connaisse cette situation de mon âme et que, par suite, quand il tue un lièvre, il ait soin d’en extraire cette âme et de me la restituer, avant de cuire l’animal et d’en faire son dîner. » Or, Frazer croit trouver cette pratique en usage dans les tribus de l’Australie Centrale. Tous les ans, au cours d’un rite que nous décrirons plus loin, quand les animaux de la génération nouvelle arrivent à maturité, le premier gibier tué est présenté aux gens du totem qui en mangent un peu ; et c’est seulement ensuite que les gens des autres clans peuvent en consommer librement. C’est, dit Frazer, un moyen de rendre aux premiers l’âme qu’ils peuvent avoir confiée à ces animaux. Mais, outre que cette interprétation du rite est tout à fait arbitraire, il est difficile de ne pas trouver singulier ce moyen de parer au danger. Cette cérémonie est annuelle ; de longs jours ont pu s’écouler depuis le moment où l’animal a été tué. Pendant ce temps, qu’est devenue l’âme dont il avait la garde et l’individu dont cette âme est le principe de vie ? Mais il est inutile d’insister sur tout ce qu’a d’inconcevable cette explication.
  31. Parker, op. cit., p. 20 ; Howitt, Australian Medicine Men, in J.A.l., XVI, p. 34, 49-50 ; Hill Tout, J.A.I., XXXV, p. 146.
  32. D’après Hill Tout lui-même. « Le don ou la transmission (d’un totem personnel) ne peuvent être effectués que par certaines personnes telles que des shamanes ou des hommes qui possèdent un grand pouvoir mystérieux » (J.A.I., XXXV, p. 146). Cf. Lsngloh Parker, op. cit., p. 29-30.
  33. Cf. Hartland, Totemism and some Recent Discoveries, Folk-lore, XI, p. 59 et suiv.
  34. Sauf peut-être chez les Kurnai ; et encore, dans cette tribu, y a-t-il, outre les totems personnels, des totems sexuels.
  35. Chez les Wotjobaluk, les Buandik, les Wiradjuri, les Yuin et les tribus voisines de Maryborough (Queensland). V. Howitt, Nat. Tr., p. 114-147 ; Mathews, J. of R. Soc. of N. S. Wales, XXXVIII, p. 291. Cf. Thomas, Further Notes on M. Hill Tout’s Views of Totemism, in Man, 1904, p. 85.
  36. C’est le cas des Euahlayi et des faits de totémisme personnel signalés par Howitt dans Australian Medicine Men, in J.A.I., XVI, p. 34, 45 et 49-50.
  37. Miss Fletcher, A Study of the Omaha Tribe, in Smithsonian Report for 1897, p. 586 ; Boas, The Kwakiutl, p. 322 ; du même, Vth Rep. of the Committee... of the N. W. Tribes of the Dominion of Canada, B.A.A.S., p. 25 ; Hill Tout, J.A.I., XXXV, p. 148.
  38. Les noms propres des différentes gentes, dit Boas à propos des Tlinkit, sont dérivés de leurs totems respectifs, chaque gens ayant ses noms spéciaux. La connexion entre le nom et le totem (collectif) n’est parfois pas très apparente, mais elle existe toujours (Vth Rep. of the Committee..., p. 25). Le fait que les prénoms individuels sont la propriété du clan et le caractérisent aussi sûrement que le totem s’observe également chez les Iroquois (Morgan, Ancient Society, p. 78) ; chez les Wyandot (Powell, Wyandot Government, in Ist Rep., p. 59) ; chez les Shaumee, les Sauk, les Fox (Morgan, Ancient Society, p. 72, 76-77) ; chez les Omaha (Dorsey, Omaha Sociology, in IIId Rep., p. 227 et suiv.). Or on sait le rapport qu’il y a entre les prénoms et les totems personnels (v. plus haut., p. 224).
  39. « Par exemple, dit Mathews, si vous demandez à un homme Wartcourt quel est son totem, il vous dira d’abord son totem personnel, mais, son clan » (J. of the Roy. Soc. of N. S. Wales, XXXVIII, p. 291).
  40. The Beginnings of Religion and Totemism among the Australian Aborigines, in The Fortnightly Review, juillet 1905, p. 162 et suiv., et sept., p. 452. Cf. du même auteur, The Origin of Totemism, ibid., avril 1899, p. 648, et mai, p. 835. Ces derniers articles, un peu plus anciens, diffèrent sur un point des premiers, mais le fond de la théorie n’est pas essentiellement différent. Les uns et les autres sont reproduits dans Totemism a. Exogamy, I, p. 89-172. V. dans le même sens, Spencer et Gillen, Some Remarks on Totemism as applied te Australian Tribes, in J.A.I., 1899, p. 275-280, et des remarques de Frazer, sur le même sujet, ibid., p. 281-286.
  41. « Perhaps we may... say that it is but one remove from the original pattern, the absolutely primitive type of totemism » (Forin. Rev., sept. 1905, p. 455).
  42. Sur ce point, le témoignage de Strehlow confirme celui de Spencer et Gillen (II, p. 52). V. en sens contraire Lang, The Secret of the Totem, p. 190.
  43. Une idée très voisine avait été déjà exprimée par Haddon dans son Address to the Anthropological section (B.A.A.S., 1902, p. 8 et suiv.). Il suppose que chaque groupe local avait primitivement un aliment qui lui était plus spécialement propre. La plante ou l’animal qui servait ainsi de principale matière à la consommation serait devenu le totem du groupe.
    Toutes ces explications impliquent naturellement que l’interdiction de manger de l’animal totémique n’était pas primitive, et fut, même précédée d’une prescription contraire.
  44. Fortn. Rev., mai 1899, p. 835, et juillet 1905, p. 162 et suiv.
  45. Tout en ne voyant dans le totémisme qu’un système magique, Frazer reconnaît qu’on y trouve parfois les premiers germes d’une religion proprement dite (Fortn. Rev., juillet 1905, p. 163). Sur la manière dont, suivant lui, la religion serait sortie de la magie, v. Golden Bough2, I, p. 75-78.
  46. Sur le totémisme, in Année sociol., V, p. 82-121. Cf. sur cette même question, Hartland, Presidential Address, in Folk-lore, XI, p. 75 ; A. Lang, A Theory of Arunta Totemism, in Man, 1904, n° 44 ; Conceptienal Totemism and Exogamy, ibid., 1907, n° 55 ; The Secret of the Totem, chap. IV ; N. W. Thomas, Arunta Totemism, in Man, 1904, n° 68 ; P. W. Schmidt, Die Stellung der Aranda unter den Australischen Stämmen, in Zeitschrift für Ethnologie, 1908, p. 866 et suiv.
  47. Die Aranda, II, p. 57-58.
  48. Schulze, loc. cit., p. 238-239.
  49. Dans la conclusion de Totemism a. Exogamy (IV, p. 58-59), Frazer dit, il est vrai, qu’il existe un totémisme encore plus ancien que celui des Arunta : c’est celui que Rivers a observé aux îles Banks (Totemism in Polynesia and Melanesia, in J.A.I., XXXIX, p. 172). Chez les Arunta, c’est un esprit d’ancêtre qui est censé féconder la mère ; aux îles Banks, c’est un esprit d’animal ou de végétal, comme le suppose la théorie. Mais comme les esprits ancestraux des Arunta ont une forme animale ou végétale, la différence est ténue. Aussi, n’en avons-nous pas tenu compte dans notre exposé.
  50. Social Origins, Londres, 1903, particulièrement le chapitre VIII intitulé « The Origin of Totem Names and Beliefs », et The Secret of the Totem, Londres, 1905.
  51. Surtout dans ses Social Origins, Lang essaie de reconstituer par voie de conjecture la forme que devaient avoir ces groupes primitifs ; il nous paraît inutile de reproduire ces hypothèses qui n’affectent pas sa théorie du totémisme.
  52. Sur ce point, Lang se rapproche de la théorie de Julius Pikler (v. Pilker et Szomlo, Der Ursprung des Totemismus. Ein Beitrag zur materialislischen Geschichtstheorie, Berlin, 36 p. in-8o). La différence entre les deux hypothèses, c’est que Pikler attribue plus d’importance à la représentation pictographique du nom qu’au nom lui-même.
  53. Social Origins, p. 166.
  54. The Secret of the Totem, p. 121 ; cf. p. 116, 117.
  55. The Secret of the Totem, p. 136.
  56. J.A.I., août 1888, p. 53-54. cf. Nat. Tr., p. 89, 488, 498.
  57. « With reverence », comme dit Lang (The Secret of the Totem, p, lll).
  58. À ces tabous, Lang ajoute ceux qui sont à la base des pratiques exogamiques.
  59. Ibid., p. 136-137.
  60. Nous n’avons pourtant pas parlé de la théorie de Spencer. Mais c’est qu’elle n’est qu’un cas particulier de la théorie générale par laquelle il explique la transformation du culte des morts en culte de la nature. Comme nous l’avons exposée déjà, nous n’aurions pu que nous répéter.
  61. Sauf que Lang dérive d’une autre source l’idée des grands dieux : elle serait due, comme nous avons dit, à une sorte de révélation primitive. Mais Lang ne fait pas intervenir cette idée dans son explication du totémisme.