Les Formes élémentaires de la vie religieuse/Conclusion

◄  Chapitre V


CONCLUSION


Nous annoncions au début de cet ouvrage que la religion dont nous entreprenions l’étude contenait en elle les éléments les plus caractéristiques de la vie religieuse. On peut vérifier maintenant l’exactitude de cette proposition. Si simple que soit le système que nous avons étudié, nous y avons retrouvé toutes les grandes idées et toutes les principales attitudes rituelles qui sont à la base des religions même les plus avancées : distinction des choses en sacrées et en profanes, notion d’âme, d’esprit, de personnalité mythique, de divinité nationale et même internationale, culte négatif avec les pratiques ascétiques qui en sont la forme exaspérée, rites d’oblation et de communion, rites imitatifs, rites commémoratifs, rites piaculaires, rien n’y manque d’essentiel. Nous sommes donc fondé à espérer que les résultats auxquels nous sommes parvenu ne sont pas particuliers au seul totémisme, mais peuvent nous aider à comprendre ce qu’est la religion en général.

On objectera qu’une seule religion, quelle que puisse être son aire d’extension, constitue une base étroite pour une telle induction. Nous ne songeons pas à méconnaître ce qu’une vérification étendue peut ajouter d’autorité à une théorie. Mais il n’est pas moins vrai que, quand une loi a été prouvée par une expérience bien faite, cette preuve est valable universellement. Si, dans un cas même unique, un savant parvenait à surprendre le secret de la vie, ce cas fût-il celui de l’être protoplasmique le plus simple qu’on pût concevoir, les vérités ainsi obtenues seraient applicables à tous les vivants, même aux plus élevés. Si donc, dans les très humbles sociétés qui viennent d’être étudiées, nous avons réellement réussi à apercevoir quelques-uns des éléments dont sont faites les notions religieuses les plus fondamentales, il n’y a pas de raison pour ne pas étendre aux autres religions les résultats les plus généraux de notre recherche. Il n’est pas concevable, en effet, que, suivant les circonstances, un même effet puisse être dû tantôt à une cause, tantôt à une autre, à moins que, au fond, les deux causes n’en fassent qu’une. Une même idée ne peut pas exprimer ici une réalité, et là une réalité différente, à moins que cette dualité soit simplement apparente. Si, chez certains peuples, les idées de sacré, d’âme, de dieux s’expliquent sociologiquement, on doit scientifiquement présumer que, en principe, la même explication vaut pour tous les peuples où les mêmes idées se retrouvent avec les mêmes caractères essentiels. À supposer donc que nous ne nous soyons pas trompé, certaines, tout au moins, de nos conclusions peuvent légitimement être généralisées. Le moment est venu de les dégager. Et une induction de cette nature, ayant pour base une expérience bien définie, est moins téméraire que tant de généralisations sommaires qui, en essayant d’atteindre d’un coup l’essence de la religion sans s’appuyer sur l’analyse d’aucune religion en particulier, risquent fort de se perdre dans le vide.

I

Le plus souvent, les théoriciens qui ont entrepris d’exprimer la religion en termes rationnels, y ont vu, avant tout, un système d’idées, répondant à un objet déterminé. Cet objet a été conçu de manières différentes : nature, infini, inconnaissable, idéal, etc. ; mais ces différences importent peu. Dans tous les cas, c’étaient les représentations, les croyances qui étaient considérées comme l’élément essentiel de la religion. Quant aux rites, ils n’apparaissaient, de ce point de vue, que comme une traduction extérieure, contingente et matérielle, de ces états internes qui, seuls, passaient pour avoir une valeur intrinsèque. Cette conception est tellement répandue que la plupart du temps, les débats dont la religion est le thème tournent autour de la question de savoir si elle peut ou non se concilier avec la science, c’est-à-dire si, à côté de la connaissance scientifique, il y a place pour une autre forme de pensée qui serait spécifiquement religieuse.

Mais les croyants, les hommes qui, vivant de la vie religieuse, ont la sensation directe de ce qui la constitue, objectent à cette manière de voir qu’elle ne répond pas à leur expérience journalière. Ils sentent, en effet, que la vraie fonction de la religion n’est pas de nous faire penser, d’enrichir notre connaissance, d’ajouter aux représentations que nous devons à la science des représentations d’une autre origine et d’un autre caractère, mais de nous faire agir, de nous aider à vivre. Le fidèle qui a communié avec son dieu n’est pas seulement un homme qui voit des vérités nouvelles que l’incroyant ignore ; c’est un homme qui peut davantage. Il sent en lui plus de force soit pour supporter les difficultés de l’existence soit pour les vaincre. Il est comme élevé au-dessus des misères humaines parce qu’il est élevé au-dessus de sa condition d’homme ; il se croit sauvé du mal, sous quelque forme, d’ailleurs, qu’il conçoive le mal. Le premier article de toute foi, c’est la croyance au salut par la foi. Or, on ne voit pas comment une simple idée pourrait avoir cette efficacité. Une idée, en effet, n’est qu’un élément de nous-mêmes ; comment pourrait-elle nous conférer des pouvoirs supérieurs à ceux que nous tenons de notre nature ? Si riche qu’elle soit en vertus affectives elle ne saurait rien ajouter à notre vitalité naturelle ; car elle ne peut que déclencher les forces émotives qui sont en nous, non les créer ni les accroître. De ce que nous nous représentons un objet comme digne d’être aimé et recherché, il ne suit pas que nous nous sentions plus forts ; mais il faut que de cet objet se dégagent des énergies supérieures à celles dont nous disposons et, de plus, que nous ayons quelque moyen de les faire pénétrer en nous et de les mêler à notre vie intérieure. Or, pour cela, il ne suffit pas que nous les pensions, mais il est indispensable que nous nous placions dans leur sphère d’action, que nous nous tournions du côté par où nous pouvons le mieux ressentir leur influence ; en un mot, il faut que nous agissions et que nous répétions les actes qui sont ainsi nécessaires, toutes les fois que c’est utile pour en renouveler les effets. On entrevoit comment, de ce point de vue, cet ensemble d’actes régulièrement répétés qui constitue le culte reprend toute son importance. En fait, quiconque a réellement pratiqué une religion sait bien que c’est le culte qui suscite ces impressions de joie, de paix intérieure, de sérénité, d’enthousiasme qui sont, pour le fidèle, comme la preuve expérimentale de ses croyances. Le culte n’est pas simplement un système de signes par lesquels la foi se traduit au-dehors, c’est la collection des moyens par lesquels elle se crée et se recrée périodiquement. Qu’il consiste en manœuvres matérielles ou en opérations mentales, c’est toujours lui qui est efficace.

Toute notre étude repose sur ce postulat que ce sentiment unanime des croyants de tous les temps ne peut pas être purement illusoire. Tout comme un récent apologiste de la foi[1], nous admettons donc que les croyances religieuses reposent sur une expérience spécifique dont la valeur démonstrative, en un sens, n’est pas inférieure à celle des expériences scientifiques, tout en étant différente. Nous aussi nous pensons « qu’un arbre se connaît à ses fruits[2] » et que sa fécondité est la meilleure preuve de ce que valent ses racines. Mais de ce qu’il existe, si l’on veut, une « expérience religieuse » et de ce qu’elle est fondée en quelque manière — est-il, d’ailleurs, une expérience qui ne le soit pas ? — il ne suit aucunement que la réalité qui la fonde soit objectivement conforme à l’idée que s’en font les croyants. Le fait même que la façon dont elle a été conçue a infiniment varié suivant les temps suffit à prouver qu’aucune de ces conceptions ne l’exprime adéquatement. Si le savant pose comme un axiome que les sensations de chaleur, de lumière, qu’éprouvent les hommes, répondent à quelque cause objective, il n’en conclut pas que celle-ci soit telle qu’elle apparaît aux sens. De même, si les impressions que ressentent les fidèles ne sont pas imaginaires, cependant elles ne constituent pas des intuitions privilégiées ; il n’y a aucune raison de penser qu’elles nous renseignent mieux sur la nature de leur objet que les sensations vulgaires sur la nature des corps et de leurs propriétés. Pour découvrir en quoi cet objet consiste, il faut donc leur faire subir une élaboration analogue à celle qui a substitué à la représentation sensible du monde une représentation scientifique et conceptuelle.

Or c’est précisément ce que nous avons tenté de faire et nous avons vu que cette réalité, que les mythologies se sont représentées sous tant de formes différentes, mais qui est la cause objective, universelle et éternelle de ces sensations sui generis dont est faite l’expérience religieuse, c’est la société. Nous avons montré quelles forces morales elle développe et comment elle éveille ce sentiment d’appui, de sauvegarde, de dépendance tutélaire qui attache le fidèle à son culte. C’est elle qui l’élève au-dessus de lui-même : c’est même elle qui le fait. Car ce qui fait l’homme, c’est cet ensemble de biens intellectuels qui constitue la civilisation, et la civilisation est l’œuvre de la société. Et ainsi s’explique le rôle prépondérant du culte dans toutes les religions, quelles qu’elles soient. C’est que la société ne peut faire sentir son influence que si elle est un acte, et elle n’est un acte que si les individus qui la composent sont assemblés et agissent en commun. C’est par l’action commune qu’elle prend conscience de soi et se pose ; elle est avant tout une coopération active. Même les idées et les sentiments collectifs ne sont possibles que grâce à des mouvements extérieurs qui les symbolisent, ainsi que nous l’avons établi[3]. C’est donc l’action qui domine la vie religieuse par cela seul que c’est la société qui en est la source.

À toutes les raisons qui ont été données pour justifier cette conception, une dernière peut être ajoutée qui se dégage de tout cet ouvrage. Nous avons établi chemin faisant que les catégories fondamentales de la pensée et, par conséquent la science, ont des origines religieuses. Nous avons vu qu’il en est de même de la magie et, par suite, des diverses techniques qui en sont dérivées. D’autre part, on sait depuis longtemps que, jusqu’à un moment relativement avancé de l’évolution, les règles de la morale et du droit ont été indistinctes des prescriptions rituelles. On peut donc dire, en résumé, que presque toutes les grandes institutions sociales sont nées de la religion[4]. Or, pour que les principaux aspects de la vie collective aient commencé par n’être que des aspects variés de la vie religieuse, il faut évidemment que la vie religieuse soit la forme éminente et comme une expression raccourcie de la vie collective tout entière. Si la religion a engendré tout ce qu’il y a d’essentiel dans la société, c’est que l’idée de la société est l’âme de la religion.

Les forces religieuses sont donc des forces humaines, des forces morales. Sans doute, parce que les sentiments collectifs ne peuvent prendre conscience d’eux-mêmes qu’en se fixant sur des objets extérieurs, elles n’ont pu elles-mêmes se constituer sans prendre aux choses quelques-uns de leurs caractères : elles ont acquis ainsi une sorte de nature physique ; à ce titre, elles sont venues se mêler à la vie du monde matériel et c’est par elles qu’on a cru pouvoir expliquer ce qui s’y passe. Mais quand on ne les considère que par ce côté et dans ce rôle, on ne voit que ce qu’elles ont de plus superficiel. En réalité, c’est à la conscience que sont empruntés les éléments essentiels dont elles sont faites. Il semble d’ordinaire qu’elles n’aient un caractère humain que quand elles sont pensées sous forme humaine[5] ; mais même les plus impersonnelles et les plus anonymes ne sont autre chose que des sentiments objectivés.

C’est à condition de voir les religions par ce biais qu’il est possible d’apercevoir leur véritable signification. À s’en tenir aux apparences, les rites font souvent l’effet d’opérations purement manuelles : ce sont des onctions, des lavages, des repas. Pour consacrer une chose, on la met en contact avec une source d’énergie religieuse, tout comme, aujourd’hui, pour échauffer un corps ou pour l’électriser, on le met en rapports avec une source de chaleur ou d’électricité ; les procédés employés de part et d’autre ne sont pas essentiellement différents. Ainsi entendue, la technique religieuse semble être une sorte de mécanique mystique. Mais ces manœuvres matérielles ne sont que l’enveloppe extérieure sous laquelle se dissimulent des opérations mentales. Finalement, il s’agit, non pas d’exercer une sorte de contrainte physique sur des forces aveugles et, d’ailleurs, imaginaires, mais d’atteindre des consciences, de les tonifier, de les discipliner. On a dit parfois des religions inférieures qu’elles étaient matérialistes. L’expression est inexacte. Toutes les religions, même les plus grossières, sont, en un sens, spiritualistes : car les puissances qu’elles mettent en jeu sont, avant tout, spirituelles et, d’autre part, c’est sur la vie morale qu’elles ont pour principale fonction d’agir. On comprend ainsi que ce qui a été fait au nom de la religion ne saurait avoir été fait en vain : car c’est nécessairement la société des hommes, c’est l’humanité qui en a recueilli les fruits.


Mais, dit-on, quelle est au juste la société dont on fait ainsi le substrat de la vie religieuse ? Est-ce la société réelle, telle qu’elle existe et fonctionne sous nos yeux, avec l’organisation morale, juridique, qu’elle s’est laborieusement façonnée au cours de l’histoire ? Mais elle est pleine de tares et d’imperfections. Le mal y côtoie le bien, l’injustice y règne souvent en maîtresse, la vérité y est à chaque instant obscurcie par l’erreur. Comment un être aussi grossièrement constitué pourrait-il inspirer les sentiments d’amour, l’enthousiasme ardent, l’esprit d’abnégation que toutes les religions réclament de leurs fidèles ? Ces êtres parfaits que sont les dieux ne peuvent avoir emprunté leurs traits à une réalité aussi médiocre, parfois même aussi basse.

S’agit-il, au contraire, de la société parfaite, où la justice et la vérité seraient souveraines, d’où le mal, sous toutes ses formes, serait extirpé ? On ne conteste pas qu’elle ne soit en rapport étroit avec le sentiment religieux ; car, dit-on, c’est à la réaliser que tendent les religions. Seulement, cette société-là n’est pas une donnée empirique, définie et observable ; c’est une chimère, c’est un rêve dont les hommes ont bercé leurs misères, mais qu’ils n’ont jamais vécu dans la réalité. C’est une simple idée qui vient traduire dans la conscience nos aspirations plus ou moins obscures vers le bien, le beau, l’idéal. Or, ces aspirations ont en nous leurs racines ; elles viennent des profondeurs mêmes de notre être ; il n’y a donc rien hors de nous qui puisse en rendre compte. D’ailleurs, elles sont déjà religieuses par elles-mêmes ; la société idéale suppose donc la religion, loin de pouvoir l’expliquer[6].

Mais tout d’abord, c’est simplifier arbitrairement les choses que de ne voir la religion que par son côté idéaliste : elle est réaliste à sa manière. Il n’y a pas de laideur physique ou morale, il n’y a pas de vices, pas de maux qui n’aient été divinisés. Il y a eu des dieux du vol et de la ruse, de la luxure et de la guerre, de la maladie et de la mort. Le christianisme lui-même, si haute que soit l’idée qu’il se fait de la divinité, a été obligé de faire à l’esprit du mal une place dans sa mythologie. Satan est une pièce essentielle du système chrétien ; or, si c’est un être impur, ce n’est pas un être profane. L’anti-dieu est un dieu, inférieur et subordonné, il est vrai, doué pourtant de pouvoirs étendus ; il est même l’objet de rites, tout au moins négatifs. Loin donc que la religion ignore la société réelle et en fasse abstraction, elle en est l’image ; elle en reflète tous les aspects, même les plus vulgaires et les plus repoussants. Tout s’y retrouve et si, le plus souvent, on y voit le bien l’emporter sur le mal, la vie sur la mort, les puissances de lumière sur les puissances de ténèbres, c’est qu’il n’en est pas autrement dans la réalité. Car si le rapport entre ces forces contraires était renversé, la vie serait impossible ; or, en fait, elle se maintient et tend même à se développer.

Mais si, à travers les mythologies et les théologies, on voit clairement transparaître la réalité, il est bien vrai qu’elle ne s’y retrouve qu’agrandie, transformée, idéalisée. Sous ce rapport, les religions les plus primitives ne diffèrent pas des plus récentes et des plus raffinées. Nous avons vu, par exemple, comment les Arunta placent à l’origine des temps une société mythique dont l’organisation reproduit exactement celle qui existe encore aujourd’hui ; elle comprend les mêmes clans et les mêmes phratries, elle est soumise à la même réglementation matrimoniale, elle pratique les mêmes rites. Mais les personnages qui la composent sont des êtres idéaux, doués de pouvoirs et de vertus auxquels ne peut prétendre le commun des mortels. Leur nature n’est pas seulement plus haute, elle est différente, puisqu’elle tient à la foi de l’animalité et de l’humanité. Les puissances mauvaises y subissent une métamorphose analogue : le mal lui-même est comme sublimé et idéalisé. La question qui se pose est de savoir d’où vient cette idéalisation.

On répond que l’homme a une faculté naturelle d’idéaliser, c’est-à-dire de substituer au monde de la réalité un monde différent où il se transporte par la pensée. Mais c’est changer les termes du problème ; ce n’est pas le résoudre ni même le faire avancer. Cette idéalisation systématique est une caractéristique essentielle des religions. Les expliquer par un pouvoir inné d’idéaliser, c’est donc tout simplement remplacer un mot par un autre qui est l’équivalent du premier ; c’est comme si l’on disait que l’homme a créé la religion parce qu’il avait une nature religieuse. Pourtant, l’animal ne connaît qu’un seul monde : c’est celui qu’il perçoit par l’expérience tant interne qu’externe. Seul, l’homme a la faculté de concevoir l’idéal et d’ajouter au réel. D’où lui vient donc ce singulier privilège ? Avant d’en faire un fait premier, une vertu mystérieuse qui échappe à la science, encore faut-il s’être assuré qu’il ne dépend pas de conditions empiriquement déterminables.

L’explication que nous avons proposée de la religion a précisément cet avantage d’apporter une réponse à cette question. Car ce qui définit le sacré, c’est qu’il est surajouté au réel ; or l’idéal répond à la même définition : on ne peut donc expliquer l’un sans expliquer l’autre. Nous avons vu, en effet, que si la vie collective, quand elle atteint un certain degré d’intensité, donne l’éveil à la pensée religieuse, c’est parce qu’elle détermine un état d’effervescence qui change les conditions de l’activité psychique. Les énergies vitales sont surexcitées, les passions plus vives, les sensations plus fortes ; il en est même qui ne se produisent qu’à ce moment. L’homme ne se reconnaît pas ; il se sent comme transformé et, par suite, il transforme le milieu qui l’entoure. Pour se rendre compte des impressions très particulières qu’il ressent, il prête aux choses avec lesquelles il est le plus directement en rapport des propriétés qu’elles n’ont pas, des pouvoirs exceptionnels, des vertus que ne possèdent pas les objets de l’expérience vulgaire. En un mot, au monde réel où s’écoule sa vie profane il en superpose un autre qui, en un sens, n’existe que dans sa pensée, mais auquel il attribue, par rapport au premier, une sorte de dignité plus haute. C’est donc, à ce double titre, un monde idéal.

Ainsi, la formation d’un idéal ne constitue pas un fait irréductible, qui échappe à la science ; il dépend de conditions que l’observation peut atteindre ; c’est un produit naturel de la vie sociale. Pour que la société puisse prendre conscience de soi et entretenir, au degré d’intensité nécessaire, le sentiment qu’elle a d’elle-même, il faut qu’elle s’assemble et se concentre. Or, cette concentration détermine une exaltation de la vie morale qui se traduit par un ensemble de conceptions idéales où vient se peindre la vie nouvelle qui s’est ainsi éveillée ; elles correspondent à cet afflux de forces psychiques qui se surajoutent alors à celles dont nous disposons pour les tâches quotidiennes de l’existence. Une société ne peut ni se créer ni se recréer sans, du même coup, créer de l’idéal. Cette création n’est pas pour elle une sorte d’acte surérogatoire, par lequel elle se compléterait, une fois formée ; c’est l’acte par lequel elle se fait et se refait périodiquement. Aussi, quand on oppose la société idéale à la société réelle comme deux antagonistes qui nous entraîneraient en des sens contraires, on réalise et on oppose des abstractions. La société idéale n’est pas en dehors de la société réelle ; elle en fait partie. Bien loin que nous soyons partagés entre elles comme entre deux pôles qui se repoussent, on ne peut pas tenir à l’une sans tenir à l’autre. Car une société n’est pas simplement constituée par la masse des individus qui la composent, par le sol qu’ils occupent, par les choses dont ils se servent, par les mouvements qu’ils accomplissent, mais, avant tout, par l’idée qu’elle se fait d’elle-même. Et sans doute, il arrive qu’elle hésite sur la manière dont elle doit se concevoir : elle se sent tiraillée en des sens divergents. Mais ces conflits, quand ils éclatent, ont lieu non entre l’idéal et la réalité, mais entre idéaux différents, entre celui d’hier et celui d’aujourd’hui, entre celui qui a pour lui l’autorité de la tradition et celui qui est seulement en voie de devenir. Il y a assurément lieu de rechercher d’où vient que les idéaux évoluent ; mais quelque solution qu’on donne à ce problème, il n’en reste pas moins que tout se passe dans le monde de l’idéal.

Loin donc que l’idéal collectif que la religion exprime soit dû à je ne sais quel pouvoir inné de l’individu, c’est bien plutôt à l’école de la vie collective que l’individu a appris à idéaliser. C’est en s’assimilant les idéaux élaborés par la société qu’il est devenu capable de concevoir l’idéal. C’est la société qui, en l’entraînant dans sa sphère d’action, lui a fait contracter le besoin de se hausser au-dessus du monde de l’expérience et lui a, en même temps, fourni les moyens d’en concevoir un autre. Car ce monde nouveau, c’est elle qui l’a construit en se construisant elle-même, puisque c’est elle qu’il exprime. Ainsi, aussi bien chez l’individu que dans le groupe, la faculté d’idéaliser n’a rien de mystérieux. Elle n’est pas une sorte de luxe dont l’homme pourrait se passer, mais une condition de son existence. Il ne serait pas un être social, c’est-à-dire qu’il ne serait pas un homme, s’il ne l’avait acquise. Sans doute, en s’incarnant chez les individus, les idéaux collectifs tendent à s’individualiser. Chacun les entend à sa façon, les marque de son empreinte ; on en retranche des éléments, on en ajoute d’autres. L’idéal personnel se dégage ainsi de l’idéal social, à mesure que la personnalité individuelle se développe et devient une source autonome d’action. Mais si l’on veut comprendre cette aptitude, si singulière en apparence, à vivre en dehors du réel, il suffit de la rattacher aux conditions sociales dont elle dépend.

Il faut donc se garder de voir dans cette théorie de la religion un simple rajeunissement du matérialisme historique : ce serait se méprendre singulièrement sur notre pensée. En montrant dans la religion une chose essentiellement sociale, nous n’entendons nullement dire qu’elle se borne à traduire, en un autre langage, les formes matérielles de la société et ses nécessités vitales immédiates. Sans doute, nous considérons comme une évidence que la vie sociale dépend de son substrat et en porte la marque, de même que la vie mentale de l’individu dépend de l’encéphale et même de l’organisme tout entier. Mais la conscience collective est autre chose qu’un simple épiphénomène de sa base morphologique, tout comme la conscience individuelle est autre chose qu’une simple efflorescence du système nerveux. Pour que la première apparaisse, il faut que se produise une synthèse sui generis des consciences particulières. Or, cette synthèse a pour effet de dégager tout un monde de sentiments, d’idées, d’images qui, une fois nés, obéissent à des lois qui leur sont propres. Ils s’appellent, se repoussent, fusionnent, se segmentent, prolifèrent sans que toutes ces combinaisons soient directement commandées et nécessitées par l’état de la réalité sous-jacente. La vie ainsi soulevée jouit même d’une assez grande indépendance pour qu’elle se joue parfois en des manifestations sans but, sans utilité d’aucune sorte, pour le seul plaisir de s’affirmer. Nous avons précisément montré que c’est souvent le cas de l’activité rituelle et de la pensée mythologique[7].


Mais si la religion est un produit de causes sociales, comment expliquer le culte individuel et le caractère universaliste de certaines religions. Si elle est née in foro externo, comment a-t-elle pu passer dans le for intérieur de l’individu et s’y engager de plus en plus profondément ? Si elle est l’œuvre de sociétés définies et individualisées, comment a-t-elle pu s’en détacher jusqu’à être conçue comme la chose commune de l’humanité ?

Nous avons rencontré au cours de notre recherche les premiers germes de la religion individuelle et du cosmopolitisme religieux, et nous avons vu comment ils se sont formés ; nous possédons ainsi les éléments les plus généraux de la réponse qui peut être faite à cette double question.

Nous avons montré, en effet, comment la force religieuse qui anime le clan, en s’incarnant dans les consciences particulières, se particularise elle-même. Ainsi se forment des êtres sacrés secondaires ; chaque individu a les siens, faits à son image, associés à sa vie intime, solidaires de sa destinée : c’est l’âme, le totem individuel, l’ancêtre protecteur, etc. Ces êtres sont l’objet de rites que le fidèle peut célébrer seul, en dehors de tout groupement ; c’est donc bien une première forme de culte individuel. Assurément, ce n’est pas encore qu’un culte très rudimentaire ; mais c’est que, comme la personnalité individuelle est alors très peu marquée, comme on lui attribue peu de valeur, le culte qui l’exprime ne pouvait être encore très développé. Mais à mesure que les individus se sont différenciés davantage et que la valeur de la personne s’est accrue, le culte correspondant a pris lui-même plus de place dans l’ensemble de la vie religieuse, en même temps qu’il s’est clos plus hermétiquement au-dehors.

L’existence de cultes individuels n’implique donc rien qui contredise ou qui embarrasse une explication sociologique de la religion ; car les forces religieuses auxquelles ils s’adressent ne sont que des formes individualisées de forces collectives. Ainsi, alors même que la religion semble tenir tout entière dans le for intérieur de l’individu, c’est encore dans la société que se trouve la source vive à laquelle elle s’alimente. Nous pouvons maintenant apprécier ce que vaut cet individualisme radical qui voudrait faire de la religion une chose purement individuelle : il méconnaît les conditions fondamentales de la vie religieuse. S’il est resté jusqu’à présent à l’état d’aspirations théoriques qui ne se sont jamais réalisées, c’est qu’il est irréalisable. Une philosophie peut bien s’élaborer dans le silence de la méditation intérieure, mais non une foi. Car une foi est, avant tout, chaleur, vie, enthousiasme, exaltation de toute l’activité mentale, transport de l’individu au-dessus de lui-même. Or, comment pourrait-il, sans sortir de soi, ajouter aux énergies qu’il possède ? Comment pourrait-il se dépasser par ses seules forces ? Le seul foyer de chaleur auquel nous puissions nous réchauffer moralement est celui que forme la société de nos semblables ; les seules forces morales dont nous puissions sustenter et accroître les nôtres sont celles que nous prête autrui. Admettons même qu’il existe réellement des êtres plus ou moins analogues à ceux que nous représentent les mythologies. Pour qu’ils puissent avoir sur les âmes l’action utile qui est leur raison d’être, il faut qu’on croie en eux. Or les croyances ne sont actives que quand elles sont partagées. On peut bien les entretenir quelque temps par un effort tout personnel ; mais ce n’est pas ainsi qu’elles naissent ni qu’elles s’acquièrent ; il est même douteux qu’elles puissent se conserver dans ces conditions. En fait, l’homme qui a une véritable foi éprouve invinciblement le besoin de la répandre ; pour cela, il sort de son isolement, il se rapproche des autres, il cherche à les convaincre et c’est l’ardeur des convictions qu’il suscite qui vient réconforter la sienne. Elle s’étiolerait vite si elle restait seule.

Il en est de l’universalisme religieux comme de l’individualisme. Bien loin que ce soit un attribut exclusif de quelques très grandes religions, nous l’avons trouvé, non pas sans doute à la base, mais au sommet du système australien. Bunjil, Daramulun, Baiame ne sont pas de simples dieux tribaux ; chacun d’eux est reconnu par une pluralité de tribus différentes. Leur culte est, en un sens, international. Cette conception est donc toute proche de celle qu’on retrouve dans les théologies les plus récentes. Aussi certains écrivains ont-ils cru devoir, pour cette raison, en nier l’authenticité, si incontestable qu’elle soit.

Or nous avons pu montrer comment elle s’est formée.

Des tribus voisines et de même civilisation ne peuvent pas ne pas être en rapports constants les unes avec les autres. Toutes sortes de circonstances leur en fournissent l’occasion : en dehors du commerce, qui est alors rudimentaire, il y a les mariages ; car les mariages internationaux sont très fréquents en Australie. Au cours de ces rencontres, les hommes prennent naturellement conscience de la parenté morale qui les unit. Ils ont la même organisation sociale, la même division en phratries, clans, classes matrimoniales ; ils pratiquent les mêmes rites d’initiation ou des rites tout à fait similaires. Des emprunts mutuels ou des conventions achèvent de renforcer ces ressemblances spontanées. Les dieux auxquels étaient rattachées des institutions aussi manifestement identiques pouvaient difficilement rester distincts dans les esprits. Tout les rapprochait et, par suite, à supposer même que chaque tribu en ait élaboré la notion d’une manière indépendante, ils devaient nécessairement tendre à se confondre les uns dans les autres. Il est, d’ailleurs, probable que c’est dans des assemblées inter-tribales qu’ils furent primitivement conçus. Car ce sont, avant tout, des dieux de l’initiation et, dans les cérémonies d’initiation, des tribus différentes sont généralement représentées. Si donc des êtres sacrés se sont formés qui ne se rattachent à aucune société, géographiquement déterminée, ce n’est pas qu’ils aient une origine extra-sociale. Mais c’est que, par-dessus ces groupements géographiques, il en existe déjà d’autres dont les contours sont plus indécis : ils n’ont pas de frontières arrêtées, mais comprennent toute sorte de tribus plus ou moins voisines et parentes. La vie sociale très particulière qui s’en dégage tend donc à se répandre sur une aire d’extension sans limites définies. Tout naturellement, les personnages mythologiques qui y correspondent ont le même caractère ; leur sphère d’influence n’est pas délimitée ; ils planent par-dessus les tribus particulières et par-dessus l’espace. Ce sont les grands dieux internationaux.

Or il n’y a rien dans cette situation qui soit spécial aux sociétés australiennes. Il n’est pas de peuple, pas d’État qui ne soit engagé dans une autre société, plus ou moins illimitée, qui comprend tous les peuples, tous les États avec lesquels le premier est directement ou indirectement en rapports ; il n’y a pas de vie nationale qui ne soit dominée par une vie collective de nature internationale. À mesure qu’on avance dans l’histoire, ces groupements internationaux prennent plus d’importance et d’étendue. On entrevoit ainsi comment, dans certains cas, la tendance universaliste a pu se développer au point d’affecter, non plus seulement les idées les plus hautes du système religieux, mais les principes mêmes sur lesquels il repose.

II

Il y a donc dans la religion quelque chose d’éternel qui est destiné à survivre à tous les symboles particuliers dans lesquels la pensée religieuse s’est successivement enveloppée. Il ne peut pas y avoir de société qui ne sente le besoin d’entretenir et de raffermir, à intervalles réguliers, les sentiments collectifs et les idées collectives qui font son unité et sa personnalité. Or, cette réfection morale ne peut être obtenue qu’au moyen de réunions, d’assemblées, de congrégations où les individus, étroitement rapprochés les uns des autres, réaffirment en commun leurs communs sentiments ; de là, des cérémonies qui, par leur objet, par les résultats qu’elles produisent, par les procédés qui y sont employés, ne diffèrent pas en nature des cérémonies proprement religieuses. Quelle différence essentielle y a-t-il entre une assemblée de chrétiens célébrant les principales dates de la vie du Christ, ou de juifs fêtant soit la sortie d’Égypte soit la promulgation du décalogue, et une réunion de citoyens commémorant l’institution d’une nouvelle charte morale ou quelque grand événement de la vie nationale ?

Si nous avons peut-être quelque mal aujourd’hui à nous représenter en quoi pourront consister ces fêtes et ces cérémonies de l’avenir, c’est que nous traversons une phase de transition et de médiocrité morale. Les grandes choses du passé, celles qui enthousiasmaient nos pères, n’excitent plus chez nous la même ardeur, soit parce qu’elles sont entrées dans l’usage commun au point de nous devenir inconscientes, soit parce qu’elles ne répondent plus à nos aspirations actuelles ; et cependant, il ne s’est encore rien fait qui les remplace. Nous ne pouvons plus nous passionner pour les principes au nom desquels le christianisme recommandait aux maîtres de traiter humainement leurs esclaves, et, d’autre part, l’idée qu’il se fait de l’égalité et de la fraternité humaine nous paraît aujourd’hui laisser trop de place à d’injustes inégalités. Sa pitié pour les humbles nous semble trop platonique ; nous en voudrions une qui fût plus efficace ; mais nous ne voyons pas encore clairement ce qu’elle doit être ni comment elle pourra se réaliser dans les faits. En un mot, les anciens dieux vieillissent ou meurent, et d’autres ne sont pas nés. C’est ce qui a rendu vaine la tentative de Comte en vue d’organiser une religion avec de vieux souvenirs historiques, artificiellement réveillés : c’est de la vie elle-même, et non d’un passé mort que peut sortir un culte vivant. Mais cet état d’incertitude et d’agitation confuse ne saurait durer éternellement. Un jour viendra où nos sociétés connaîtront à nouveau des heures d’effervescence créatrice au cours desquelles de nouveaux idéaux surgiront, de nouvelles formules se dégageront qui serviront, pendant un temps, de guide à l’humanité ; et ces heures une fois vécues, les hommes éprouveront spontanément le besoin de les revivre de temps en temps par la pensée, c’est-à-dire d’en entretenir le souvenir au moyen de fêtes qui en revivifient régulièrement les fruits. Déjà nous avons vu comment la Révolution institua tout un cycle de fêtes pour tenir dans un état de perpétuelle jeunesse les principes dont elle s’inspirait. Si l’institution périclita vite, c’est que la foi révolutionnaire ne dura qu’un temps ; c’est que les déceptions et le découragement succédèrent rapidement au premier moment d’enthousiasme. Mais, quoique l’œuvre ait avorté, elle nous permet de nous représenter ce qu’elle aurait pu être dans d’autres conditions ; et tout fait penser qu’elle sera tôt ou tard reprise. Il n’y a pas d’évangiles qui soient immortels et il n’y a pas de raison de croire que l’humanité soit désormais incapable d’en concevoir de nouveaux. Quant à savoir ce que seront les symboles où viendra s’exprimer la foi nouvelle, s’ils ressembleront ou non à ceux du passé, s’ils seront plus adéquats à la réalité qu’ils auront pour objet de traduire, c’est là une question qui dépasse les facultés humaines de précision et qui, d’ailleurs, ne tient pas au fond des choses.

Mais les fêtes, les rites, le culte en un mot, ne sont pas toute la religion. Celle-ci n’est pas seulement un système de pratiques ; c’est aussi un système d’idées dont l’objet est d’exprimer le monde ; nous avons vu que même les plus humbles ont leur cosmologie. Quelque rapport qu’il puisse y avoir entre ces deux éléments de la vie religieuse, ils ne laissent pas d’être très différents. L’un est tourné du côté de l’action qu’il sollicite et qu’il règle ; l’autre du côté de la pensée qu’il enrichit et qu’il organise. Ils ne dépendent donc pas des mêmes conditions et, par suite, il y a lieu de se demander si le second répond à des nécessités aussi universelles et aussi permanentes que le premier.

Quand on attribue à la pensée religieuse des caractères spécifiques, quand on croit qu’elle a pour fonction d’exprimer, par des méthodes qui lui sont propres, tout un aspect du réel qui échappe à la connaissance vulgaire comme à la science, on se refuse naturellement à admettre que la religion puisse jamais être déchue de son rôle spéculatif. Mais l’analyse des faits ne nous a pas paru démontrer cette spécificité. La religion que nous venons d’étudier est une de celles où les symboles employés sont le plus déconcertants pour la raison. Tout y paraît mystérieux. Ces êtres qui participent à la fois des règnes les plus hétérogènes, qui se multiplient sans cesser d’être uns, qui se fragmentent sans se diminuer, semblent, au premier abord, appartenir à un monde entièrement différent de celui où nous vivons ; on a même été jusqu’à dire que la pensée qui l’a construit ignorait totalement les lois de la logique. Jamais, peut-être, le contraste entre la raison et la foi n’a été plus accusé. Si donc il y eut un moment dans l’histoire où leur hétérogénéité devrait ressortir avec évidence, c’est bien celui-là. Or, contrairement aux apparences, nous avons constaté que les réalités auxquelles s’applique alors la spéculation religieuse sont celles-là mêmes qui serviront plus tard d’objets à la réflexion des savants : c’est la nature, l’homme, la société. Le mystère qui paraît les entourer est tout superficiel et se dissipe devant une observation plus approfondie : il suffit d’écarter le voile dont l’imagination mythologique les a recouvertes pour qu’elles apparaissent telles qu’elles sont. Ces réalités, la religion s’efforce de les traduire en un langage intelligible qui ne diffère pas en nature de celui que la science emploie ; de part et d’autre il s’agit de rattacher les choses les unes aux autres, d’établir entre elles des relations internes, de les classer, de les systématiser. Nous avons même vu que les notions essentielles de la logique scientifique sont d’origine religieuse. Sans doute, la science, pour les utiliser, les soumet à une élaboration nouvelle ; elle les épure de toute sorte d’éléments adventices ; d’une manière générale elle apporte, dans toutes ses démarches, un esprit critique qu’ignore la religion ; elle s’entoure de précautions pour « éviter la précipitation et la prévention », pour tenir à l’écart les passions, les préjugés et toutes les influences subjectives. Mais ces perfectionnements méthodologiques ne suffisent pas à la différencier de la religion. L’une et l’autre, sous ce rapport, poursuivent le même but ; la pensée scientifique n’est qu’une forme plus parfaite de la pensée religieuse. Il semble donc naturel que la seconde s’efface progressivement devant la première, à mesure que celle-ci devient plus apte à s’acquitter de la tâche.

Et il n’est pas douteux, en effet, que cette régression ne se soit produite au cours de l’histoire. Issue de la religion, la science tend à se substituer à cette dernière pour tout ce qui concerne les fonctions cognitives et intellectuelles. Déjà le christianisme a consacré définitivement cette substitution dans l’ordre des phénomènes matériels. Voyant dans la matière la chose profane par excellence, il en a facilement abandonné la connaissance à une discipline étrangère, tradidit mundum hominum disputationi ; c’est ainsi que les sciences de la nature ont pu s’établir et faire reconnaître leur autorité sans de trop grandes difficultés. Mais il ne pouvait se dessaisir aussi aisément du monde des âmes ; car c’est sur les âmes que le dieu des chrétiens aspire avant tout à régner. C’est pourquoi, pendant longtemps, l’idée de soumettre la vie psychique à la science faisait l’effet d’une sorte de profanation ; même aujourd’hui, elle répugne encore à nombre d’esprits. Cependant, la psychologie expérimentale et comparative s’est constituée et il faut aujourd’hui compter avec elle. Mais le monde de la vie religieuse et morale reste encore interdit. La grande majorité des hommes continue à croire qu’il y a là un ordre de choses où l’esprit ne peut pénétrer que par des voies très spéciales. De là, les vives résistances que l’on rencontre toutes les fois que l’on essaie de traiter scientifiquement les phénomènes religieux et moraux. Mais, en dépit des oppositions, ces tentatives se répètent et cette persistance même permet de prévoir que cette dernière barrière finira par céder et que la science s’établira en maîtresse même dans cette région réservée.

Voilà en quoi consiste le conflit de la science et de la religion. On s’en fait souvent une idée inexacte. On dit que la science nie la religion en principe. Mais la religion existe ; c’est un système de faits donnés ; en un mot, c’est une réalité. Comment la science pourrait-elle nier une réalité ? De plus, en tant que la religion est action, en tant qu’elle est un moyen de faire vivre les hommes, la science ne saurait en tenir lieu, car si elle exprime la vie, elle ne la crée pas ; elle peut bien chercher à expliquer la foi, mais, par cela même, elle la suppose. Il n’y a donc de conflit que sur un point limité. Des deux fonctions que remplissait primitivement la religion, il en existe une, mais une seule, qui tend de plus en plus à lui échapper : c’est la fonction spéculative. Ce que la science conteste à la religion, ce n’est pas le droit d’être, c’est le droit de dogmatiser sur la nature des choses, c’est l’espèce de compétence spéciale qu’elle s’attribuait pour connaître de l’homme et du monde. En fait, elle ne se connaît pas elle-même. Elle ne sait ni de quoi elle est faite ni à quels besoins elle répond. Elle est elle-même objet de science ; tant s’en faut qu’elle puisse faire la loi à la science ! Et comme, d’un autre côté, en dehors du réel à quoi s’applique la réflexion scientifique, il n’existe pas d’objet propre sur lequel porte la spéculation religieuse, il est évident que celle-ci ne saurait jouer dans l’avenir le même rôle que dans le passé.

Cependant, elle paraît appelée à se transformer plutôt qu’à disparaître.

Nous avons dit qu’il y a dans la religion quelque chose d’éternel ; c’est le culte, la foi. Mais les hommes ne peuvent célébrer des cérémonies auxquelles ils ne verraient pas de raison d’être, ni accepter une foi qu’ils ne comprendraient d’aucune manière. Pour la répandre ou simplement pour l’entretenir il faut la justifier, c’est-à-dire en faire la théorie. Une théorie de ce genre est, sans doute, tenue de s’appuyer sur les différentes sciences, à partir du moment où elles existent ; sciences sociales d’abord, puisque la foi religieuse a ses origines dans la société ; psychologie, puisque la société est une synthèse de consciences humaines ; sciences de la nature enfin, puisque l’homme et la société sont fonction de l’univers et n’en peuvent être abstraits qu’artificiellement. Mais si importants que puissent être les emprunts faits aux sciences constituées, ils ne sauraient suffire ; car la loi est avant tout un élan à agir et la science, si loin qu’on la pousse, reste toujours à distance de l’action. La science est fragmentaire, incomplète ; elle n’avance que lentement et n’est jamais achevée ; la vie, elle, ne peut attendre. Des théories qui sont destinées à faire vivre, à faire agir, sont donc obligées de devancer la science et de la compléter prématurément. Elles ne sont possibles que si les exigences de la pratique et les nécessités vitales, telles que nous les sentons sans les concevoir distinctement, poussent la pensée en avant, par-delà ce que la science nous permet d’affirmer. Ainsi, les religions, même les plus rationnelles et les plus laïcisées, ne peuvent pas et ne pourront jamais se passer d’une sorte très particulière de spéculation qui, tout en ayant les mêmes objets que la science elle-même, ne saurait pourtant être proprement scientifique : les intuitions obscures de la sensation et du sentiment y tiennent souvent lieu de raisons logiques. Par un côté, cette spéculation ressemble donc à celle que nous rencontrons dans les religions du passé ; mais, par un autre, elle s’en distingue. Tout en s’accordant le droit de dépasser la science, elle doit commencer par la connaître et par s’en inspirer. Dès que l’autorité de la science est établie, il faut en tenir compte ; on peut aller plus loin qu’elle sous la pression de la nécessité, mais c’est d’elle qu’il faut partir. On ne peut rien affirmer qu’elle nie, rien nier qu’elle affirme, rien établir qui ne s’appuie, directement ou indirectement, sur des principes qu’on lui emprunte. Dès lors, la loi n’exerce plus, sur le système des représentations que l’on peut continuer à appeler religieuses, la même hégémonie qu’autrefois. En face d’elle, se dresse une puissance rivale qui, née d’elle, la soumet désormais à sa critique et à son contrôle. Et tout fait prévoir que ce contrôle deviendra toujours plus étendu et plus efficace, sans qu’il soit possible d’assigner de limite à son influence future.

III

Mais si les notions fondamentales de la science sont d’origine religieuse, comment la religion a-t-elle pu les engendrer ? On n’aperçoit pas au premier abord quels rapports il peut y avoir entre la logique et la religion. Même, puisque la réalité qu’exprime la pensée religieuse est la société, la question peut se poser dans les termes suivants qui en font mieux apparaître encore toute la difficulté : qu’est-ce qui a pu faire de la vie sociale une source aussi importante de vie logique ? Rien, semble-t-il, ne la prédestinait à ce rôle ; car ce n’est évidemment pas pour satisfaire des besoins spéculatifs que les hommes se sont associés.

On nous trouvera peut-être téméraire d’aborder ici un problème d’une telle complexité. Pour pouvoir le traiter comme il conviendrait, il faudrait que les conditions sociologiques de la connaissance fussent mieux connues qu’elles ne sont ; nous commençons seulement à entrevoir quelques-unes d’entre elles. Cependant, la question est si grave et elle est si directement impliquée par tout ce qui précède que nous devons faire effort pour ne pas la laisser sans réponse. Peut-être, d’ailleurs, n’est-il pas impossible de poser dès à présent quelques principes généraux qui sont tout au moins de nature à éclairer la solution.

La matière de la pensée logique est faite de concepts. Chercher comment la société peut avoir joué un rôle dans la genèse de la pensée logique revient donc à se demander comment elle peut avoir pris part à la formation des concepts.

Si, comme il arrive le plus ordinairement, on ne voit dans le concept qu’une idée générale, le problème paraît insoluble. L’individu, en effet, peut, par ses moyens propres, comparer ses perceptions ou ses images, dégager ce qu’elles ont de commun, en un mot généraliser. Il est donc malaisé d’apercevoir pourquoi la généralisation ne serait possible que dans et par la société. Mais d’abord, il est inadmissible que la pensée logique se caractérise exclusivement par la plus grande extension des représentations qui la constituent. Si les idées particulières n’ont rien de logique, pourquoi en serait-il autrement des idées générales ? Le général n’existe que dans le particulier ; c’est le particulier simplifié et appauvri. Le premier ne saurait donc avoir des vertus et des privilèges que n’a pas le second. Inversement, si la pensée conceptuelle peut s’appliquer au genre, à l’espèce, à la variété, si restreinte que celle-ci puisse être, pourquoi ne pourrait-elle pas s’étendre à l’individu, c’est-à-dire à la limite vers laquelle tend la représentation à mesure que son extension diminue ? En fait, il existe bien des concepts qui ont des individus pour objets. Dans toute espèce de religion, les dieux sont des individualités distinctes les unes des autres ; pourtant, ils sont conçus, non perçus. Chaque peuple se représente d’une certaine façon, variable suivant les temps, ses héros historiques ou légendaires ; ces représentations sont conceptuelles. Enfin, chacun de nous se fait une certaine notion des individus avec lesquels il est en rapport, de leur caractère, de leur physionomie, des traits distinctifs de leur tempérament physique et moral : ces notions sont de véritables concepts. Sans doute, ils sont, en général, assez grossièrement formés ; mais même parmi les concepts scientifiques, en est-il beaucoup qui soient parfaitement adéquats à leur objet ? Sous ce rapport, il n’y a, entre les uns et les autres, que des différences de degrés.

C’est donc par d’autres caractères qu’il faut définir le concept. Il s’oppose aux représentations sensibles de tout ordre — sensations, perceptions ou images — par les propriétés suivantes.

Les représentations sensibles sont dans un flux perpétuel ; elles se poussent les unes les autres comme les flots d’un fleuve et, même pendant le temps qu’elles durent, elles ne restent pas semblables à elles-mêmes. Chacune d’elles est fonction de l’instant précis où elle a lieu. Nous ne sommes jamais assurés de retrouver une perception telle que nous l’avons éprouvée une première fois ; car si la chose perçue n’a pas changé, c’est nous qui ne sommes plus le même homme. Le concept, au contraire, est comme en dehors du temps et du devenir ; il est soustrait à toute cette agitation ; on dirait qu’il est situé dans une région différente de l’esprit, plus sereine et plus calme. Il ne se meut pas de lui-même, par une évolution interne et spontanée ; au contraire, il résiste au changement. C’est une manière de penser qui, à chaque moment du temps, est fixée et cristallisée[8]. Dans la mesure où il est ce qu’il doit être, il est immuable. S’il change, ce n’est pas qu’il soit dans sa nature de changer ; c’est que nous avons découvert en lui quelque imperfection ; c’est qu’il a besoin d’être rectifié. Le système de concepts avec lequel nous pensons dans la vie courante est celui qu’exprime le vocabulaire de notre langue maternelle ; car chaque mot traduit un concept. Or la langue est fixée ; elle ne change que très lentement et, par conséquent, il en est de même de l’organisation conceptuelle qu’elle exprime. Le savant se trouve dans la même situation vis-à-vis de la terminologie spéciale qu’emploie la science à laquelle il se consacre, et, par conséquent, vis-à-vis du système spécial de concepts auquel cette terminologie correspond. Sans doute, il peut innover, mais ses innovations sont toujours des sortes de violences faites à des manières de penser instituées.

En même temps qu’il est relativement immuable, le concept est, sinon universel, du moins universalisable. Un concept n’est pas mon concept ; il m’est commun avec d’autres hommes ou, en tout cas, il peut leur être communiqué. Il m’est impossible de faire passer une sensation de ma conscience dans la conscience d’autrui ; elle tient étroitement à mon organisme et à ma personnalité et elle n’en peut être détachée. Tout ce que je puis faire est d’inviter autrui à se mettre en face du même objet que moi et à s’ouvrir à son action. Au contraire, la conversation, le commerce intellectuel entre les hommes consiste dans un échange de concepts. Le concept est une représentation essentiellement impersonnelle : c’est par lui que les intelligences humaines communient[9].

La nature du concept, ainsi défini, dit ses origines. S’il est commun à tous, c’est qu’il est l’œuvre de la communauté. Puisqu’il ne porte l’empreinte d’aucune intelligence particulière, c’est qu’il est élaboré par une intelligence unique où toutes les autres se rencontrent et viennent, en quelque sorte, s’alimenter. S’il a plus de stabilité que les sensations ou que les images, c’est que les représentations collectives sont plus stables que les représentations individuelles ; car, tandis que l’individu est sensible même à de faibles changements qui se produisent dans son milieu interne ou externe, seuls, des événements d’une suffisante gravité peuvent réussir à affecter l’assiette mentale de la société. Toutes les fois que nous sommes en présence d’un type[10] de pensée ou d’action, qui s’impose uniformément aux volontés ou aux intelligences particulières, cette pression exercée sur l’individu décèle l’intervention de la collectivité. D’ailleurs, nous disions précédemment que les concepts avec lesquels nous pensons couramment sont ceux qui sont consignés dans le vocabulaire. Or, il n’est pas douteux que le langage et, par conséquent, le système de concepts qu’il traduit, est le produit d’une élaboration collective. Ce qu’il exprime, c’est la manière dont la société dans son ensemble se représente les objets de l’expérience. Les notions qui correspondent aux divers éléments de la langue sont donc des représentations collectives.

Le contenu même de ces notions témoigne dans le même sens. Il n’est guère de mots, en effet, même parmi ceux que nous employons usuellement, dont l’acceptation ne dépasse plus ou moins largement les limites de notre expérience personnelle. Souvent un terme exprime des choses que nous n’avons jamais perçues, des expériences que nous n’avons jamais faites ou dont nous n’avons jamais été les témoins. Même quand nous connaissons quelques-uns des objets auxquels il se rapporte, ce n’est qu’à titre d’exemples particuliers qui viennent illustrer l’idée, mais qui, à eux seuls, n’auraient jamais suffi à la constituer. Dans le mot, se trouve donc condensée toute une science à laquelle je n’ai pas collaboré, une science plus qu’individuelle ; et elle me déborde à un tel point que je ne puis même pas m’en approprier complètement tous les résultats. Qui de nous connaît tous les mots de la langue qu’il parle et la signification intégrale de chaque mot ?

Cette remarque permet de déterminer en quel sens nous entendons dire que les concepts sont des représentations collectives. S’ils sont communs à un groupe social tout entier, ce n’est pas qu’ils représentent une simple moyenne entre les représentations individuelles correspondantes ; car alors ils seraient plus pauvres que ces dernières en contenu intellectuel, tandis qu’en réalité ils sont gros d’un savoir qui dépasse celui de l’individu moyen. Ce sont, non des abstraits qui n’auraient de réalité que dans les consciences particulières, mais des représentations tout aussi concrètes que celles que l’individu peut se faire de son milieu personnel : elles correspondent à la manière dont cet être spécial qu’est la société pense les choses de son expérience propre. Si, en fait, les concepts sont le plus souvent des idées générales, s’ils expriment des catégories et des classes plutôt que des objets particuliers, c’est que les caractères singuliers et variables des êtres n’intéressent que rarement la société ; en raison même de son étendue, elle ne peut guère être affectée que par leurs propriétés générales et permanentes. C’est donc de ce côté que se porte son attention : il est dans sa nature de voir le plus souvent les choses par grandes masses et sous l’aspect qu’elles ont le plus généralement. Mais il n’y a pas à cela de nécessité ; et, en tout cas, même quand ces représentations ont le caractère générique qui leur est le plus habituel, elles sont l’œuvre de la société, et elles sont riches de son expérience.

C’est là, d’ailleurs, ce qui fait le prix que la pensée conceptuelle a pour nous. Si les concepts n’étaient que des idées générales, ils n’enrichiraient pas beaucoup la connaissance ; car le général, comme nous l’avons déjà dit, ne contient rien de plus que le particulier. Mais si ce sont, avant tout, des représentations collectives, ils ajoutent, à ce que peut nous apprendre notre expérience personnelle, tout ce que la collectivité a accumulé de sagesse et de science au cours des siècles. Penser par concepts, ce n’est pas simplement voir le réel par le côté le plus général ; c’est projeter sur la sensation une lumière qui l’éclaire, la pénètre et la transforme. Concevoir une chose, c’est en même temps qu’en mieux appréhender les éléments essentiels, la situer dans un ensemble ; car chaque civilisation a son système organisé de concepts qui la caractérise. En face de ce système de notions, l’esprit individuel est dans la même situation que le νοῦς de Platon en face du monde des Idées. Il s’efforce de se les assimiler, car il en a besoin pour pouvoir commercer avec ses semblables ; mais l’assimilation est toujours imparfaite. Chacun de nous les voit à sa façon. Il en est qui nous échappent complètement, qui restent en dehors de notre cercle de vision ; d’autres, dont nous n’apercevons que certains aspects. Il en est même, et beaucoup, que nous dénaturons en les pensant ; car, comme elles sont collectives par nature, elles ne peuvent s’individualiser sans être retouchées, modifiées et, par conséquent, faussées. De là vient que nous avons tant de mal à nous entendre, que, souvent même, nous nous mentons, sans le vouloir, les uns aux autres : c’est que nous employons tous les mêmes mots sans leur donner tous le même sens.

On peut maintenant entrevoir quelle est la part de la société dans la genèse de la pensée logique. Celle-ci n’est possible qu’à partir du moment où, au-dessus des représentations fugitives qu’il doit à l’expérience sensible, l’homme est arrivé à concevoir tout un monde d’idéaux stables, lieu commun des intelligences. Penser logiquement, en effet, c’est toujours, en quelque mesure, penser d’une manière impersonnelle ; c’est aussi penser sub specie æternitatis. Impersonnalité, stabilité, telles sont les deux caractéristiques de la vérité. Or la vie logique suppose évidemment que l’homme sait, tout au moins confusément, qu’il y a une vérité, distincte des apparences sensibles. Mais comment a-t-il pu parvenir à cette conception ? On raisonne le plus souvent comme si elle avait dû se présenter spontanément à lui dès qu’il ouvrit les yeux sur le monde. Cependant, il n’y a rien dans l’expérience immédiate qui puisse la suggérer ; tout même la contredit. Aussi l’enfant et l’animal n’en ont-ils même pas le soupçon. L’histoire montre, d’ailleurs, qu’elle a mis des siècles à se dégager et à se constituer. Dans notre monde occidental, c’est avec les grands penseurs de la Grèce qu’elle a pris, pour la première fois, une claire conscience d’elle-même et des conséquences qu’elle implique ; et, quand la découverte se fit, ce fut un émerveillement, que Platon a traduit en un langage magnifique. Mais si c’est seulement à cette époque que l’idée s’est exprimée en formules philosophiques, elle préexistait nécessairement à l’état de sentiment obscur. Ce sentiment, les philosophes ont cherché à l’élucider ; ils ne l’ont pas créé. Pour qu’ils pussent le réfléchir et l’analyser, il fallait qu’il leur fût donné et il s’agit de savoir d’où il venait, c’est-à-dire dans quelle expérience il était fondé. C’est dans l’expérience collective. C’est sous la forme de la pensée collective que la pensée impersonnelle s’est, pour la première fois, révélée à l’humanité ; et on ne voit pas par quelle autre voie aurait pu se faire cette révélation. Par cela seul que la société existe, il existe aussi, en dehors des sensations et des images individuelles, tout un système de représentations qui jouissent de propriétés merveilleuses. Par elles, les hommes se comprennent, les intelligences se pénètrent les unes les autres. Elles ont en elles une sorte de force, d’ascendant moral en vertu duquel elles s’imposent aux esprits particuliers. Dès lors l’individu se rend compte, au moins obscurément, qu’au-dessus de ses représentations privées il existe un monde de notions types d’après lesquelles il est tenu de régler ses idées ; il entrevoit tout un règne intellectuel auquel il participe, mais qui le dépasse. C’est une première intuition du règne de la vérité. Sans doute, à partir du moment où il eut ainsi conscience de cette plus haute intellectualité, il s’appliqua à en scruter la nature ; il chercha d’où ces représentations éminentes tenaient leurs prérogatives et, dans la mesure où il crut en avoir découvert les causes, il entreprit de mettre lui-même ces causes en œuvre pour en tirer, par ses propres forces, les effets qu’elles impliquent ; c’est-à-dire qu’il s’accorda à lui-même le droit de faire des concepts. Ainsi, la faculté de concevoir s’individualisa. Mais, pour bien comprendre les origines de la fonction, il faut la rapporter aux conditions sociales dont elle dépend.

On objectera que nous ne montrons le concept que par un de ses aspects, qu’il n’a pas uniquement pour rôle d’assurer l’accord des esprits les uns avec les autres, mais aussi, et plus encore, leur accord avec la nature des choses. Il semble qu’il n’ait toute sa raison d’être qu’à condition d’être vrai, c’est-à-dire objectif, et que son impersonnalité doive n’être qu’une conséquence de son objectivité. C’est dans les choses, pensées aussi adéquatement que possible, que les esprits devraient communier. Nous ne nions pas que l’évolution conceptuelle ne se fasse en partie dans ce sens. Le concept qui, primitivement, est tenu pour vrai parce qu’il est collectif tend à ne devenir collectif qu’à condition d’être tenu pour vrai : nous lui demandons ses titres avant de lui accorder notre créance. Mais tout d’abord, il ne faut pas perdre de vue qu’aujourd’hui encore la très grande généralité des concepts dont nous nous servons ne sont pas méthodiquement constitués ; nous les tenons du langage, c’est-à-dire de l’expérience commune, sans qu’ils aient été soumis à aucune critique préalable. Les concepts scientifiquement élaborés et critiqués sont toujours en très faible minorité. De plus, entre eux et ceux qui tirent toute leur autorité de cela seul qu’ils sont collectifs, il n’y a que des différences de degrés. Une représentation collective, parce qu’elle est collective, présente déjà des garanties d’objectivité ; car ce n’est pas sans raison qu’elle a pu se généraliser et se maintenir avec une suffisante persistance. Si elle était en désaccord avec la nature des choses, elle n’aurait pu acquérir un empire étendu et prolongé sur les esprits. Au fond, ce qui fait la confiance qu’inspirent les concepts scientifiques, c’est qu’ils sont susceptibles d’être méthodiquement contrôlés. Or, une représentation collective est nécessairement soumise à un contrôle indéfiniment répété : les hommes qui y adhèrent la vérifient par leur expérience propre. Elle ne saurait donc être complètement inadéquate à son objet. Elle peut l’exprimer, sans doute, à l’aide de symboles imparfaits ; mais les symboles scientifiques eux-mêmes ne sont jamais qu’approchés. C’est précisément ce principe qui est à la base de la méthode que nous suivons dans l’étude des phénomènes religieux : nous regardons comme un axiome que les croyances religieuses, si étranges qu’elles soient parfois en apparence, ont leur vérité qu’il faut découvrir[11].

Inversement, il s’en faut que les concepts, même quand ils sont construits suivant toutes les règles de la science, tirent uniquement leur autorité de leur valeur objective. Il ne suffit pas qu’ils soient vrais pour être crus. S’ils ne sont pas en harmonie avec les autres croyances, les autres opinions, en un mot avec l’ensemble des représentations collectives, ils seront niés ; les esprits leur seront fermés ; ils seront, par suite, comme s’ils n’étaient pas. Si, aujourd’hui, il suffit en général qu’ils portent l’estampille de la science pour rencontrer une sorte de crédit privilégié, c’est que nous avons foi dans la science. Mais cette foi ne diffère pas essentiellement de la foi religieuse. La valeur que nous attribuons à la science dépend en somme de l’idée que nous nous faisons collectivement de sa nature et de son rôle dans la vie ; c’est dire qu’elle exprime un état d’opinion. C’est qu’en effet, tout dans la vie sociale, la science elle-même, repose sur l’opinion. Sans doute, on peut prendre l’opinion comme objet d’étude et en faire la science ; c’est en cela que consiste principalement la sociologie. Mais la science de l’opinion ne fait pas l’opinion ; elle ne peut que l’éclairer, la rendre plus consciente de soi. Par là, il est vrai, elle peut l’amener à changer ; mais la science continue à dépendre de l’opinion au moment où elle paraît lui faire la loi ; car, comme nous l’avons montré, c’est de l’opinion qu’elle tient la force nécessaire pour agir sur l’opinion[12].

Dire que les concepts expriment la manière dont la société se représente les choses, c’est dire aussi que la pensée conceptuelle est contemporaine de l’humanité. Nous nous refusons donc à y voir le produit d’une culture plus ou moins tardive. Un homme qui ne penserait pas par concepts ne serait pas un homme ; car ce ne serait pas un être social. Réduit aux seuls percepts individuels, il serait indistinct de l’animal. Si la thèse contraire a pu être soutenue, c’est qu’on a défini le concept par des caractères qui ne lui sont pas essentiels. On l’a identifié avec l’idée générale[13] et avec une idée générale nettement délimitée et circonscrite[14]. Dans ces conditions, il a pu sembler que les sociétés inférieures ne connaissent pas le concept proprement dit : car elles n’ont que des procédés de généralisation rudimentaires et les notions dont elles se servent ne sont généralement pas définies. Mais la plupart de nos concepts actuels ont la même indétermination ; nous ne nous astreignons guère à les définir que dans les discussions et quand nous faisons œuvre de savants. D’un autre côté, nous avons vu que concevoir n’est pas généraliser. Penser conceptuellement, ce n’est pas simplement isoler et grouper ensemble les caractères communs à un certain nombre d’objets ; c’est subsumer le variable sous le permanent, l’individuel sous le social. Et puisque la pensée logique commence avec le concept, il suit qu’elle a toujours existé ; il n’y a pas eu de période historique pendant laquelle les hommes auraient vécu, d’une manière chronique, dans la confusion et la contradiction. Certes, on ne saurait trop insister sur les caractères différentiels que présente la logique aux divers moments de l’histoire ; elle évolue comme les sociétés elles-mêmes. Mais si réelles que soient les différences, elles ne doivent pas faire méconnaître les similitudes qui ne sont pas moins essentielles.

IV

Nous pouvons maintenant aborder une dernière question que posait déjà notre introduction[15] et qui est restée comme sous-entendue dans toute la suite de cet ouvrage. Nous avons vu que certaines, tout au moins, des catégories, sont choses sociales. Il s’agit de savoir d’où leur vient ce caractère.

Sans doute, puisqu’elles sont elles-mêmes des concepts, on comprend sans peine qu’elles soient l’œuvre de la collectivité. Il n’est même pas de concepts qui présentent au même degré les signes auxquels se reconnaît une représentation collective. En effet, leur stabilité et leur impersonnalité sont telles qu’elles ont souvent passé pour être absolument universelles et immuables. D’ailleurs, comme elles expriment les conditions fondamentales de l’entente entre les esprits, il paraît évident qu’elles n’ont pu être élaborées que par la société.

Mais, en ce qui les concerne, le problème est plus complexe : car elles sont sociales en un autre sens et comme au second degré. Non seulement elles viennent de la société, mais les choses mêmes qu’elles expriment sont sociales. Non seulement c’est la société qui les a instituées, mais ce sont des aspects différents de l’être social qui leur servent de contenu : la catégorie de genre a commencé par être indistincte du concept de groupe humain ; c’est le rythme de la vie sociale qui est à la base de la catégorie de temps ; c’est l’espace occupé par la société qui a fourni la matière de la catégorie d’espace ; c’est la force collective qui a été le prototype du concept de force efficace, élément essentiel de la catégorie de causalité. Cependant, les catégories ne sont pas faites pour s’appliquer uniquement au règne social ; elles s’étendent à la réalité tout entière. Comment donc est-ce à la société qu’ont été empruntés les modèles sur lesquels elles ont été construites.

C’est que ce sont des concepts éminents qui jouent dans la connaissance un rôle prépondérant. Les catégories ont, en effet, pour fonction de dominer et d’envelopper tous les autres concepts : ce sont les cadres permanents de la vie mentale. Or, pour qu’elles puissent embrasser un tel objet, il faut qu’elles se soient formées sur une réalité d’une égale ampleur.

Sans doute, les relations qu’elles expriment existent, d’une manière implicite, dans les consciences individuelles. L’individu vit dans le temps et il a, comme nous l’avons dit, un certain sens de l’orientation temporelle. Il est situé à un point déterminé de l’espace et on a pu soutenir, avec de bonnes raisons, que toutes ses sensations ont quelque chose de spatial[16]. Il a le sentiment des ressemblances ; en lui, les représentations similaires s’appellent, se rapprochent et la représentation nouvelle, formée par leur rapprochement, a déjà quelque caractère générique. Nous avons également la sensation d’une certaine régularité dans l’ordre de succession des phénomènes ; l’animal lui-même n’en est pas incapable. Seulement, toutes ces relations sont personnelles à l’individu qui y est engagé et, par suite, la notion qu’il en peut acquérir ne peut, en aucun cas, s’étendre au-delà de son étroit horizon. Les images génériques qui se forment dans ma conscience par la fusion d’images similaires ne représentent que les objets que j’ai directement perçus ; il n’y a rien là qui puisse me donner l’idée d’une classe, c’est-à-dire d’un cadre capable de comprendre le groupe total de tous les objets possibles qui satisfont à la même condition. Encore faudrait-il avoir au préalable l’idée de groupe, que le seul spectacle de notre vie intérieure ne saurait suffire à éveiller en nous. Mais surtout il n’y a pas d’expérience individuelle, si étendue et si prolongée soit-elle, qui puisse nous faire même soupçonner l’existence d’un genre total, qui embrasserait l’universalité des êtres, et dont les autres genres ne seraient que des espèces coordonnées entre elles ou subordonnées les unes aux autres. Cette notion du tout, qui est à la base des classifications que nous avons rapportées, ne peut nous venir de l’individu qui n’est lui-même qu’une partie par rapport au tout et qui n’atteint jamais qu’une fraction infime de la réalité. Et pourtant, il n’est peut-être pas de catégorie plus essentielle ; car comme le rôle des catégories est d’envelopper tous les autres concepts, la catégorie par excellence paraît bien devoir être le concept même de totalité. Les théoriciens de la connaissance le postulent d’ordinaire comme s’il allait de soi, alors qu’il dépasse infiniment le contenu de chaque conscience individuelle prise à part.

Pour les mêmes raisons, l’espace que je connais par mes sens, dont je suis le centre et où tout est disposé par rapport à moi ne saurait être l’espace total, qui contient toutes les étendues particulières, et où, de plus, elles sont coordonnées par rapport à des points de repère impersonnels, communs à tous les individus. De même, la durée concrète que je sens s’écouler en moi et avec moi ne saurait me donner l’idée du temps total : la première n’exprime que le rythme de ma vie individuelle ; le second doit correspondre au rythme d’une vie qui n’est celle d’aucun individu en particulier, mais à laquelle tous participent[17]. De même, enfin, les régularités que je puis percevoir dans la manière dont mes sensations se succèdent peuvent bien avoir de la valeur pour moi ; elles expliquent comment, quand l’antécédent d’un couple de phénomènes dont j’ai expérimenté la constance m’est donné, je tends à attendre le conséquent. Mais cet état d’attente personnel ne saurait être confondu avec la conception d’un ordre universel de succession qui s’impose à la totalité des esprits et des événements.

Puisque le monde qu’exprime le système total des concepts est celui que se représente la société, la société seule peut nous fournir les notions les plus générales suivant lesquelles il doit être représenté. Seul, un sujet, qui enveloppe tous les sujets particuliers est capable d’embrasser un tel objet. Puisque l’univers n’existe qu’autant qu’il est pensé et puisqu’il n’est pensé totalement que par la société, il prend place en elle ; il devient un élément de sa vie intérieure, et ainsi elle est elle-même le genre total en dehors duquel il n’existe rien. Le concept de totalité n’est que la forme abstraite du concept de société : elle est le tout qui comprend toutes choses, la classe suprême qui renferme toutes les autres classes. Tel est le principe profond sur lequel reposent ces classifications primitives où les êtres de tous les règnes sont situés et classés dans les cadres sociaux au même titre que les hommes[18]. Mais si le monde est dans la société, l’espace qu’elle occupe se confond avec l’espace total. Nous avons vu, en effet, comment chaque chose a sa place assignée sur l’espace social ; et ce qui montre bien à quel point cet espace total diffère des étendues concrètes que nous font percevoir les sens, c’est que cette localisation est tout idéale et ne ressemble en rien à ce qu’elle serait si elle ne nous était dictée que par l’expérience sensible[19]. Pour la même raison, le rythme de la vie collective domine et embrasse les rythmes variés de toutes les vies élémentaires dont il résulte ; par suite, le temps qui l’exprime domine et embrasse toutes les durées particulières. C’est le temps total. L’histoire du monde n’a été pendant longtemps qu’un autre aspect de l’histoire de la société. L’une commence avec l’autre ; les périodes de la première sont déterminées par les périodes de la seconde. Ce qui mesure cette durée impersonnelle et globale, ce qui fixe les points de repère par rapport auxquels elle est divisée et organisée, ce sont les mouvements de concentration ou de dispersion de la société ; plus généralement, ce sont les nécessités périodiques de la réfection collective. Si ces instants critiques se rattachent le plus souvent à quelque phénomène matériel, comme la récurrence régulière de tel astre ou l’alternance des saisons, c’est parce que des signes objectifs sont nécessaires pour rendre sensible à tous cette organisation essentiellement sociale. De même, enfin, la relation causale, du moment où elle est posée collectivement par le groupe, se trouve indépendante de toute conscience individuelle ; elle plane au-dessus de tous les esprits et de tous les événements particuliers. C’est une loi d’une valeur impersonnelle. Nous avons montré que c’est bien ainsi qu’elle paraît avoir pris naissance.

Une autre raison explique que les éléments constitutifs des catégories aient dû être empruntés à la vie sociale : c’est que les relations qu’elles expriment ne pouvaient devenir conscientes que dans et par la société. Si, en un sens, elles sont immanentes à la vie de l’individu, celui-ci n’avait aucune raison ni aucun moyen de les appréhender, de les réfléchir, de les expliciter et de les ériger en notions distinctes. Pour s’orienter personnellement dans l’étendue, pour savoir à quels moments il devait satisfaire aux différentes nécessités organiques, il n’avait nul besoin de se faire, une fois pour toutes, une représentation conceptuelle du temps ou de l’espace. Bien des animaux savent retrouver le chemin qui les mène aux endroits qui leur sont familiers ; ils y reviennent au moment convenable, sans qu’ils aient pourtant aucune catégorie ; des sensations suffisent à les diriger automatiquement. Elles suffiraient également à l’homme si ses mouvements n’avaient à satisfaire qu’à des besoins individuels. Pour reconnaître qu’une chose ressemble à d’autres dont nous avons déjà l’expérience, il n’est nullement nécessaire que nous rangions les unes et les autres en genres et en espèces : la manière dont les images semblables s’appellent et fusionnent suffit à donner le sentiment de la ressemblance. L’impression du déjà vu, du déjà éprouvé, n’implique aucune classification. Pour discerner les choses que nous devons rechercher de celles que nous devons fuir, nous n’avons que faire de rattacher les effets des unes et des autres à leurs causes par un lien logique, lorsque des convenances individuelles sont seules en jeu. Des consécutions purement empiriques, de fortes connexions entre des représentations concrètes sont, pour la volonté, des guides tout aussi sûrs. Non seulement l’animal n’en a pas d’autres, mais très souvent notre pratique privée ne suppose rien de plus. L’homme avisé est celui qui a, de ce qu’il faut faire, une sensation très nette, mais qu’il serait, le plus souvent, incapable de traduire en loi.

Il en est autrement de la société. Celle-ci n’est possible que si les individus et les choses qui la composent sont répartis entre différents groupes, c’est-à-dire classés, et si ces groupes eux-mêmes sont classés les uns par rapport aux autres. La société suppose donc une organisation consciente de soi qui n’est autre chose qu’une classification. Cette organisation de la société se communique naturellement à l’espace qu’elle occupe. Pour prévenir tout heurt, il faut que, à chaque groupe particulier, une portion déterminée d’espace soit affectée : en d’autres termes, il faut que l’espace total soit divisé, différencié, orienté, et que ces divisions et ces orientations soient connues de tous les esprits. D’autre part, toute convocation à une fête, à une chasse, à une expédition militaire implique que des dates sont fixées, convenues et, par conséquent, qu’un temps commun est établi que tout le monde conçoit de la même façon. Enfin, le concours de plusieurs en vue de poursuivre une fin commune n’est possible que si l’on s’entend sur le rapport qui existe entre cette fin et les moyens qui permettent de l’atteindre, c’est-à-dire si une même relation causale est admise par tous les coopérateurs de la même entreprise. Il n’est donc pas étonnant que le temps social, l’espace social, les classes sociales, la causalité collective soient à la base des catégories correspondantes, puisque c’est sous leurs formes sociales que des différentes relations ont, pour la première fois, été appréhendées avec une certaine clarté par la conscience humaine.

En résumé, la société n’est nullement l’être illogique ou alogique, incohérent et fantasque qu’on se plaît trop souvent à voir en elle. Tout au contraire, la conscience collective est la forme la plus haute de la vie psychique, puisque c’est une conscience de consciences. Placée en dehors et au-dessus des contingences individuelles et locales, elle ne voit les choses que par leur aspect permanent et essentiel qu’elle fixe en des notions communicables. En même temps qu’elle voit de haut, elle voit au loin ; à chaque moment du temps, elle embrasse toute la réalité connue ; c’est pourquoi elle seule peut fournir à l’esprit des cadres qui s’appliquent à la totalité des êtres et qui permettent de les penser. Ces cadres, elle ne les crée pas artificiellement ; elle les trouve en elle ; elle ne fait qu’en prendre conscience. Ils traduisent des manières d’être qui se rencontrent à tous les degrés du réel, mais qui n’apparaissent en pleine clarté qu’au sommet, parce que l’extrême complexité de la vie psychique qui s’y déroule nécessite un plus grand développement de la conscience. Attribuer à la pensée logique des origines sociales, ce n’est donc pas la rabaisser, en diminuer la valeur, la réduire à n’être qu’un système de combinaisons artificielles ; c’est, au contraire, la rapporter à une cause qui l’implique naturellement. Ce n’est pas à dire assurément que des notions élaborées de cette manière puissent se trouver immédiatement adéquates à leurs objets. Si la société est quelque chose d’universel par rapport à l’individu, elle ne laisse pas d’être elle-même une individualité qui a sa physionomie personnelle, son idiosyncrasie ; c’est un sujet particulier et qui, par suite, particularise ce qu’il pense. Les représentations collectives contiennent donc, elles aussi, des éléments subjectifs et il est nécessaire qu’elles soient progressivement épurées pour devenir plus proches des choses. Mais, si grossières qu’elles puissent être à l’origine, il reste qu’avec elles le germe d’une mentalité nouvelle était donné à laquelle l’individu n’aurait jamais pu s’élever par ses seules forces : dès lors, la voie était ouverte à la pensée stable, impersonnelle et organisée qui n’avait plus ensuite qu’à développer sa nature.

D’ailleurs, les causes qui ont déterminé ce développement semblent bien ne pas différer spécifiquement de celles qui en ont suscité le germe initial. Si la pensée logique tend de plus en plus à se débarrasser des éléments subjectifs et personnels qu’elle charrie encore à l’origine, ce n’est pas parce que des facteurs extra-sociaux sont intervenus ; c’est beaucoup plutôt parce qu’une vie sociale d’un genre nouveau s’est de plus en plus développée. Il s’agit de cette vie internationale qui a déjà pour effet d’universaliser les croyances religieuses. À mesure qu’elle s’étend, l’horizon collectif s’élargit ; la société cesse d’apparaître comme le tout par excellence, pour devenir la partie d’un tout beaucoup plus vaste, aux frontières indéterminées et susceptibles de reculer indéfiniment. Par suite, les choses ne peuvent plus tenir dans les cadres sociaux où elles étaient primitivement classées ; elles demandent à être organisées d’après des principes qui leur soient propres et, ainsi, l’organisation logique se différencie de l’organisation sociale et devient autonome. Voilà, semble-t-il, comment le lien qui rattachait tout d’abord la pensée à des individualités collectives déterminées va de plus en plus en se détachant ; comment, par suite, elle devient toujours impersonnelle et s’universalise. La pensée vraiment et proprement humaine n’est pas une donnée primitive ; c’est un produit de l’histoire ; c’est une limite idéale dont nous nous rapprochons toujours davantage, mais que, selon toute vraisemblance, nous ne parviendrons jamais à atteindre.

Ainsi, bien loin qu’il y ait entre la science d’une part, la morale et la religion de l’autre, l’espèce d’antinomie qu’on a si souvent admise, ces différents modes de l’activité humaine dérivent, en réalité, d’une seule et même source. C’est ce qu’avait bien compris Kant, et c’est pourquoi il a fait de la raison spéculative et de la raison pratique deux aspects différents de la même faculté. Ce qui, suivant lui, fait leur unité, c’est qu’elles sont toutes deux orientées vers l’universel. Penser rationnellement, c’est penser suivant des lois qui s’imposent à l’universalité des êtres raisonnables ; agir moralement, c’est se conduire suivant des maximes qui puissent, sans contradictions, être étendues à l’universalité des volontés. En d’autres termes, la science et la morale impliquent que l’individu est capable de s’élever au-dessus de son point de vue propre et de vivre d’une vie impersonnelle. Et il n’est pas douteux, en effet, que ce ne soit là un trait commun à toutes les formes supérieures de la pensée et de l’action. Seulement, ce que le kantisme n’explique pas, c’est d’où vient l’espèce de contradiction que l’homme se trouve ainsi réaliser. Pourquoi est-il contraint de se faire violence pour dépasser sa nature d’individu, et inversement, pourquoi la loi impersonnelle est-elle obligée de déchoir en s’incarnant dans des individus ? Dira-t-on qu’il existe deux mondes antagonistes auxquels nous participons également : le monde de la matière et des sens d’une part, le monde de la raison pure et impersonnelle de l’autre ? Mais c’est répéter la question dans des termes à peine différents ; car il s’agit précisément de savoir pourquoi il nous fait mener concurremment ces deux existences. Pourquoi ces deux mondes, qui semblent se contredire, ne restent-ils pas en dehors l’un de l’autre et qu’est-ce qui les nécessite à se pénétrer mutuellement en dépit de leur antagonisme ? La seule explication qui ait jamais été donnée de cette nécessité singulière est l’hypothèse de la chute, avec toutes les difficultés qu’elle implique et qu’il est inutile de rappeler ici. Au contraire, tout mystère disparaît du moment où l’on a reconnu que la raison impersonnelle n’est qu’un autre nom donné à la pensée collective. Car celle-ci n’est possible que par le groupement des individus ; elle les suppose donc et, à leur tour, ils la supposent parce qu’ils ne peuvent se maintenir qu’en se groupant. Le règne des fins et des vérités impersonnelles ne peut se réaliser que par le concours des volontés et des sensibilités particulières, et les raisons pour lesquelles celles-ci y participent sont les raisons mêmes pour lesquelles elles concourent. En un mot, il y a de l’impersonnel en nous parce qu’il y a du social en nous et, comme la vie sociale comprend à la fois des représentations et des pratiques, cette impersonnalité s’étend tout naturellement aux idées comme aux actes.

On s’étonnera peut-être de nous voir rapporter à la société les formes les plus élevées de la mentalité humaine : la cause paraît bien humble, eu égard à la valeur que nous prêtons à l’effet. Entre le monde des sens et des appétits d’une part, celui de la raison et de la morale de l’autre, la distance est si considérable que le second semble n’avoir pu se surajouter au premier que par un acte créateur. — Mais attribuer à la société ce rôle prépondérant dans la genèse de notre nature, ce n’est pas nier cette création ; car la société dispose précisément d’une puissance créatrice qu’aucun être observable ne peut égaler. Toute création, en effet, à moins d’être une opération mystique qui échappe à la science et à l’intelligence, est le produit d’une synthèse. Or, si les synthèses de représentations particulières qui se produisent au sein de chaque conscience individuelle sont déjà, par elles-mêmes, productrices de nouveautés, combien sont plus efficaces ces vastes synthèses de consciences complètes que les sociétés ! Une société, c’est le plus puissant faisceau de forces physiques et morales dont la nature nous offre le spectacle. Nulle part, on ne trouve une telle richesse de matériaux divers, portés à un tel degré de concentration. Il n’est donc pas surprenant qu’une vie plus haute s’en dégage, qui, réagissant sur les éléments dont elle résulte, les élève à une forme supérieure d’existence et les transforme.

Ainsi, la sociologie paraît appelée à ouvrir une voie nouvelle à la science de l’homme. Jusqu’ici, on était placé en face de cette alternative : ou bien expliquer les facultés supérieures et spécifiques de l’homme en les ramenant aux formes inférieures de l’être, la raison aux sens, l’esprit à la matière, ce qui revenait à nier leur spécificité ; ou bien les rattacher à quelque réalité supra-expérimentale que l’on postulait, mais dont aucune observation ne peut établir l’existence. Ce qui mettait l’esprit dans cet embarras, c’est que l’individu passait pour être finis naturaœ : il semblait qu’au-delà il n’y eût plus rien, du moins rien que la science pût atteindre. Mais du moment où l’on a reconnu qu’au-dessus de l’individu il y a la société et, que celle-ci n’est pas un être nominal et de raison, mais un système de forces agissantes, une nouvelle manière d’expliquer l’homme devient possible. Pour lui conserver ses attributs distinctifs, il n’est plus nécessaire de les mettre en dehors de l’expérience. Tout au moins, avant d’en venir à cette extrémité, il convient de rechercher si ce qui, dans l’individu, dépasse l’individu ne lui viendrait pas de cette réalité supra-individuelle, mais donnée dans l’expérience, qu’est la société. Certes, on ne saurait dire dès maintenant jusqu’où ces explications peuvent s’étendre et si elles sont de nature à supprimer tous les problèmes. Mais il est tout aussi impossible de marquer par avance une limite qu’elles ne sauraient dépasser. Ce qu’il faut, c’est essayer l’hypothèse, la soumettre aussi méthodiquement qu’on peut au contrôle des faits. C’est ce que nous avons essayé de réaliser.



  1. William James, The Varieties of Religious Experience.
  2. James, op. cit. (p. 19 de la traduction française).
  3. V. plus haut, p. 329 et suiv.
  4. Une seule forme de l’activité sociale n’a pas encore été expressément rattachée à la religion : c’est l’activité économique. Toutefois les techniques qui dérivent de la magie se trouvent, par cela même, avoir des origines indirectement religieuses. De plus, la valeur économique est une sorte de pouvoir, d’efficacité, et nous savons les origines religieuses de l’idée de pouvoir. La richesse peut conférer du mana ; c’est donc qu’elle en a. Par là, on entrevoit que l’idée de valeur économique et celle de valeur religieuse ne doivent pas être sans rapports. Mais la question de savoir quelle est la nature de ces rapports n’a pas encore été étudiée.
  5. C’est pour cette raison que Frazer et même Preuss mettent les forces religieuses impersonnelles en dehors ou, tout au plus, sur le seuil de la religion, pour les rattacher à la magie.
  6. Boutroux, Science et religion, p. 206-207.
  7. V. plus haut, p. 542 et suiv. Cf. sur cette même question notre article : Représentations individuelles et représentations collectives, in Revue de Métaphysique, mai 1898.
  8. William James, The Principles of Psychology, I, p. 464.
  9. Cette universalité du concept ne doit pas être confondue avec sa généralité : ce sont choses très différentes. Ce que nous appelons universalité, c’est la propriété qu’a le concept d’être communiqué à une pluralité d’esprits, et même, en principe, à tous les esprits ; or cette communicabilité est tout à fait indépendante de son degré d’extension. Un concept qui ne s’applique qu’à un seul objet, dont l’extension, par suite, est minima, peut être universel en ce sens qu’il est le même pour tous les entendements : tel, le concept d’une divinité.
  10. On objectera que souvent, chez l’individu, par le seul effet de la répétition, des manières d’agir ou de penser se fixent et se cristallisent sous forme d’habitudes qui résistent au changement. Mais l’habitude n’est qu’une tendance à répéter automatiquement un acte ou une idée, toutes les fois que les mêmes circonstances la réveillent ; elle n’implique pas que l’idée ou l’acte soient constitués à l’état de types exemplaires, proposés ou imposés à l’esprit ou à la volonté. C’est seulement quand un type de ce genre est préétabli, c’est-à-dire quand une règle, une norme est instituée, que l’action sociale peut et doit être présumée.
  11. On voit combien il s’en faut qu’une représentation manque de valeur objective par cela seul qu’elle a une origine sociale.
  12. Cf. plus haut, p. 298.
  13. Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, p. 131-138.
  14. Ibid., p. 446.
  15. V. plus haut, p. 26.
  16. William James, Principes of Psychology, I, p. 134.
  17. On parle souvent de l’espace et du temps comme s’ils n’étaient que l’étendue et la durée concrètes, telles que peut les sentir la conscience individuelle, mais appauvries par l’abstraction. En réalité, ce sont des représentations d’un tout autre genre, construites avec d’autres éléments, suivant un plan très différent, et en vue de fins également différentes.
  18. Au fond, concept de totalité, concept de société, concept de divinité ne sont vraisemblablement que des aspects différents d’une seule et même notion.
  19. V. Classifications primitives, loc. cit., p. 40 et suiv.