Librairie internationale (p. 376-382).


XL


Six ans après les événements que nous venons de raconter, c’est-à-dire l’année dernière, au commencement de juin, Marcelle écrivait à Étienne, alors à Nantes :

« Mon ami,

» Je pars pour Roscoff, où vous avez eu l’obligeance de me retenir une chaumière ; mais vous ne me dites pas que vous en ayez retenu deux : c’est là ce qui m’inquiète. La chaumière n’est supportable qu’avec un cœur, et je ne puis me passer du vôtre. Depuis votre départ, je suis obsédée par toutes sortes de diables bleus. Pourquoi nous avez-vous quittés aussi brusquement le mois passé ? Des affaires pressantes, disiez-vous. Et puis vos visites plus rares cet hiver, et puis cette seule et unique chaumière, et puis vos lettres laconiques, et puis, et puis… Je me fais tant et tant de questions, je me livre à des suppositions si fantastiques que je n’en dors plus ; et l’idée que vous avez peut-être un secret chagrin, m’ôte l’appétit.

» Vous savez que votre amitié est mon seul bonheur en ce monde ; et si je devais la perdre… Mais j’ai tort d’écrire cela. D’abord ce ne sont peut-être que des chimères, que se forge mon esprit inquiet, dans la solitude absolue où je vis depuis votre départ. Auriez-vous quelque projet, quelque affection, que sais-je ? Mon Dieu ! je suis folle. Par donnez-moi.

» Vous êtes si bon ! j’en abuse pour vous tourmenter. Non, il n’y a rien, n’est-ce pas ? Vous m’aimez toujours comme votre meilleure amie, et vous ne m’abandonnerez pas. Vous viendrez à Roscoff. Je le veux, je le veux, je le veux.

» Vous m’avez tant gâtée depuis six ans que je ne mets plus de bornes à mes exigences. C’est votre faute.

» D’ailleurs, que deviendrait mon Charlot sans sa petite Juana ? Il la réclame tous les jours. C’est au point que j’en ai des impatiences. Cependant Juana me manque aussi.

» Une idée qui me bouleverse, parce que je connais votre excessive délicatesse : auriez-vous entendu quelque propos sur notre intimité ?

» Mais vous savez mes sentiments à ce sujet : Quand on est fort de sa conscience et de son droit, il faut mépriser ce monde injuste et corrompu, ce monde si tolérant pour ceux qui se soumettent hypocritement à ses lois, et si sévère envers ceux qui marchent loyalement devant eux, sans se soucier de ses calomnies.

» D’ailleurs là-bas, à Roscoff, nous serons heureux, tranquilles, ignorés. Les bruits du monde ne pourront nous y atteindre.

» À bientôt, n’est-ce pas, très-bientôt. Car vous ne voudriez pas nous causer à tous un immense chagrin.            » marcelle. »

Roscoff est un petit port de Bretagne, encore inconnu de la gent élégante et joyeuse qui, chaque année, se répand sur les côtes de l’Océan.

Roscoff, d’ailleurs, par la sévérité de son aspect, ne plaît guère qu’aux artistes et aux âmes reployées sur elles-mêmes dans une grande pensée ou dans un grand sentiment ; car Roscoff est à la fois affreux et splendide.

Ville noire.

Mer terrible.

Rochers sinistres.

On arrive à Roscoff, et l’on sent son cœur se serrer. On y reste en voulant fuir.

Un charme secret vous y retient, vous y fixe, et l’on s’aperçoit que ce coin sauvage possède d’attachantes beautés.

Il faut être artiste pour en découvrir les harmonies mystérieuses et les puissants contrastes.

La mer y mugit comme nulle part. Elle y vit, elle y palpite, elle y a des fureurs léonines, elle y déracine des granits géants, et arrache aux gouffres où elle s’abîme des blocs démesurés, quelle vomit sur ses rives.

Elle nourrit des monstres.

Les pieuvres y sont colossales ; les crabes, effrayants.

Le cap est dans l’eau.

Partout la lame bat ce grand corps dénudé et le lave.

Partout aussi le roc surgit du flot, et semble repousser l’Océan.

Et puis, au milieu de cette nature grandiose, âpre, austère, des îles verdoyantes, des baies calmes et chaudes, qui font rêver aux sites colorés de la côte napolitaine ; des cimes de rochers enguirlandées de lierres et de lianes, ouvrant aux amours, dans leurs flancs creusés par la vague, des nids frais et charmants, d’où l’on entend le flot soupirer sur les grèves.

Enfin le gulf-stream y promène son eau tiède, et y nourrit toute une flore terrestre et marine, dont les grâces délicates, les senteurs, les formes exotiques, la luxuriante végétation, jettent un peu de lumière et de sérénité, comme un sourire, dans ce paysage sombre et tourmenté.

C’est là que Marcelle vint s’établir avec son fils et avec Lucette, qu’elle avait consenti à reprendre auprès d’elle, malgré sa faute.

À la suite de son procès, la pauvre Lucette, malade et incapable de gagner sa vie, était tombée dans une profonde misère. Bassou, en prison, avait fait de mauvaises connaissances. S’étant rendu complice d’un vol important, il avait été condamné à quatre ans de travaux forcés. Mme de Luz, touchée de tant de malheurs, avait pardonné à Lucette, qui, depuis lors, lui témoignait un dévouement sans bornes.

Étienne, sur la prière de Marcelle, était venu les attendre à la station de Morlaix.

À l’altération de ses traits, à son embarras, à sa voix émue, au tremblement qu’il éprouva, quand Marcelle s’appuya sur lui, elle devina qu’elle ne s’était pas trompée, qu’un secret chagrin le torturait ; elle devina qu’il l’aimait, et luttait de toutes ses forces contre cet amour. Aussi n’osa-t-elle pas lui demander de vive voix l’explication des bizarreries qu’elle lui reprochait dans sa lettre.

Ils reprirent leur existence des années précédentes. Marcelle évitait les trop longs tête-à-tête le soir au bord de la mer ; le jour, les enfants étaient là. Elle avait peur, non pas d’Étienne, mais d’elle-même. Toutefois elle ne se rendait pas bien compte encore que cette crainte mêlée d’attrait fût aussi de l’amour. Sans doute elle se disait qu’une amitié aussi intime, s’ils étaient libres, pourrait devenir une affection plus tendre ; mais ce qu’elle éprouvait pour Étienne ressemblait si peu au sentiment exalté que Robert lui avait inspiré, qu’elle s’était abandonnée sans réserve à cette pure affection.

Elle s’était fait une telle habitude de la société d’Étienne, de ses attentions, de ses soins, qu’elle ne pouvait passer un jour loin de lui sans souffrir. Maintenant qu’elle avait un ami sur qui s’appuyer, un cœur en qui verser ses peines passées, ses espérances en l’avenir ; maintenant surtout qu’elle était aimée comme elle avait souhaité de l’être, elle avait repris confiance, et croyait au bonheur.

Quant à Étienne, il aimait en effet, profondément, ardemment, cette femme si chaste et si tendre, qui lui donnait son âme avec tant d’abandon. Mais aussi, depuis six ans, il souffrait, il se sentait inquiet, malheureux, malade ; il eût voulu non-seulement l’amitié de Marcelle, mais son amour. Cependant il avait pour elle un tel respect qu’il n’eût point osé lui révéler ses souffrances. Et puis il avait, lui, des cheveux blancs, des traits fatigués et tristes ; tandis que Marcelle était encore si belle !

Elle avait trente ans, c’est-à-dire qu’elle était dans toute la splendeur de la jeunesse, dans l’achèvement de sa beauté. Depuis que Robert était effacé de son souvenir, son visage avait repris ses teintes rosées ; ses yeux, leur éclat voilé d’ombre ; et son sourire, encore un peu triste, avait recouvré pourtant sa grâce enfantine. Donc Étienne aimait Marcelle comme il avait aimé Juliette, avec la même impétuosité contenue, avec le même dévouement passionné. Et ce second amour bénéficiait encore des déceptions du premier. Il n’eût même osé comparer dans sa pensée Marcelle si pure et si sincère à l’impudique et menteuse Juliette.

Comment avait-il pu comprimer aussi longtemps cet amour ? C’est qu’il ne souffrait violemment que loin d’elle. Hors de sa présence, il était fiévreux, emporté, irascible même ; il se révoltait contre son malheur ; il voulait lui avouer son amour, et si elle le repoussait, la quitter, la fuir à jamais ; mais dès qu’il la revoyait, dès qu’il rencontrait son regard calme et son frais sourire, dès qu’il entendait sa voix douce, un peu plaintive, dès qu’il se sentait enveloppé par le charme apaisant que dégageait toute sa personne, il se trouvait soudain rasséréné, plus attendri que troublé.

Toutefois, cet amour entravé était arrivé à cette période de souffrance aiguë où il devient une véritable maladie morale, une idée fixe, presque une folie.