Librairie internationale (p. 366-376).


XL


Marcelle, en rentrant chez elle, encore bouleversée de cette scène inouïe, trouva Cora qui l’attendait.

— Eh bien ! lui dit son amie, j’ai appris ce matin la bonne nouvelle : tu as gagné ton procès.

— Ah ! un triste procès, Cora, et qui va me faire une vie bien désolée. Quelle que soit la pureté de ma conduite, ma position restera fausse aux yeux du monde. La loi est cruelle. Est-il juste que mon existence demeure à jamais enchaînée à celle d’un homme qui n’a pas pris au sérieux ses engagements ? Tu sais à quel point je suis constante, et si j’eusse souhaité de rencontrer dans le mariage une affection durable. Mais aujourd’hui, je vois bien que tu avais raison, et que les liens indissolubles sont souvent un obstacle à la constance même et au bonheur.

— Il est certain, répliqua Cora, que si le mariage indissoluble était notre destinée naturelle, Dieu ou la nature nous eût tous créés constants. Mais c’est là une vérité trop claire pour que les hommes la reconnaissent. Qu’as-tu donc ? tu parais toute fiévreuse.

Marcelle raconta sa visite à son mari.

— Jamais, ajouta-t-elle, il ne parut m’aimer autant.

— Il t’aime, certainement. La perspective de te perdre lui fait apprécier enfin la valeur du trésor qu’il possédait.

— Un moment j’ai cru qu’il avait besoin d’argent, et que cette recrudescence de tendresse n’était qu’un calcul.

— Tu ne connais pas encore ton mari, ma chère Marcelle ; il est trop impétueux, trop fantaisiste pour être jamais un calculateur. Il t’aimait tout à l’heure, tout simplement parce qu’il n’y était plus obligé. Ce serait peut-être le moment de le ramener ; et si maintenant tu voulais suivre mes conseils…

— Non, Cora, non, il est trop tard. Mon amour est éteint. Peut-être renaîtrait-il ; mais, à présent, j’ai quelque tranquillité, et, après mes douleurs passées, ce calme est presque du bonheur. D’ailleurs, avec sa nature capricieuse, il n’aimerait pas long temps ; quinze jours peut-être, et je recommencerais à souffrir. Non, oh ! non jamais ! Je lui continuerai mon amitié, je l’aiderai autant qu’il sera en mon pouvoir ; j’apprendrai à mon fils à le chérir, à le respecter même ; mais c’est tout ce qu’aujourd’hui le devoir m’impose, et c’est tout ce que je puis faire.

— Pauvre femme ! tu as raison, dit Cora. Le mal, c’est que nos lois, comme notre morale, veuillent ramener tous les hommes au même moule, sans admettre l’infinie variété des caractères, tout aussi normale et légitime que l’infinie variété des visages. Une loi qui prétendrait soumettre les visages à un type unique, et qui déclarerait subversifs et punissables tous ceux qui s’en écarteraient, ne me paraîtrait pas plus insensée que la loi qui prétend enserrer tous les amours dans des chaînes éternelles. Au moins faudrait-il, quand, par exemple, deux natures tout à fait dissemblables se sont méprises en s’unissant, qu’elles pussent se désunir et recouvrer la liberté.

— Ah ! oui, je sais, tu prêches le divorce.

— Eh bien ! n’es-tu pas de mon avis maintenant ?

— Maintenant, que ferais-je de cette liberté ? Pour rien au monde, je ne voudrais me remarier ni aimer.

— Aujourd’hui, c’est possible ; mais dans deux ou trois ans, quand tes plaies seront parfaitement cicatrisées, ton pauvre cœur, si jeune encore et si aimant, souffrira de l’isolement. Car rien ne s’oublie plus vite que la douleur ; et c’est là sans doute un des plus grands bienfaits de la nature.

Comme Marcelle secouait tristement la tête en signe de dénégation, un domestique annonça M. Moriceau.

— M. Moriceau, s’écria Marcelle qui tressaillit, faites entrer.

Elle alla avec empressement au-devant de lui. Mais en le voyant, elle fit un haut le corps involontaire. C’est à peine si elle pouvait le reconnaître. Cora, elle aussi, le regardait avec stupeur et avec cette compassion respectueuse qu’inspire une infortune imméritée.

Les traits d’Étienne portaient en effet l’empreinte d’un malheur navrant. Ses yeux tristes étaient à moitié baissés : on eût dit qu’il craignait de rencontrer sur les visages un sourire railleur ou une expression de pitié. Ses cheveux étaient blancs.

— Je voudrais parler à M. Rabourdet, dit-il après les civilités d’usage.

— Mon père est absent ; mais veuillez l’attendre, je vous prie.

Il s’assit, ne répondant que par monosyllabes aux questions affectueuses de Marcelle.

Cora crut que sa présence l’embarrassait, et se retira.

Dès qu’elle se trouva seule avec lui, Marcelle lui tendit la main.

— Monsieur Moriceau, mon ami, mon seul ami, dit-elle, que je suis heureuse de vous revoir ! J’ai pensé à vous bien souvent. Je voulais vous écrire, et je n’osais pas. Comme vous n’écriviez pas vous-même, je me disais : C’est qu’il est heureux, car on prétend que rien ne rend égoïste comme le bonheur.

— C’est plutôt le malheur, madame, qui m’a fait garder le silence. Je vous sais si bonne, que je n’eusse point voulu vous attrister du récit de mes chagrins.

— Ah ! oui, je sais, elle vous a quitté, elle est revenue seule.

— Depuis six mois.

— Et vous, depuis combien de temps êtes-vous de retour ?

— Depuis trois semaines. Depuis trois semaines je l’épie, je me contiens, j’ai voulu savoir, je sais, dit-il. C’est horrible. Cette femme est la dernière des créatures. Je ne la reverrai pas. Elle ment avec tant d’art, s’accuse en termes si touchants, que peut-être me laisserais-je encore abuser par ses impostures et son faux repentir.

— Alors dit Marcelle anxieuse, que voulez-vous faire ?

— Rassurez-vous, madame, je ne l’aime plus assez pour la tuer, elle et ses amants.

— Ses amants ! exclama Marcelle.

— Ah ! c’est vrai, vous ne pouvez savoir… Elle a trois amants.

— Vous vous trompez, peut-être.

— Je suis sûr. Je payerai ses dettes, car je ne veux pas qu’on puisse attribuer les désordres de ma femme à un manque d’argent. Je reviens de Nantes, où je me suis procuré 200,000 francs, sa dot. Je la lui rendrai ; j’y ajouterai 100,000 francs, à une condition : c’est qu’elle quittera mon nom, et me laissera l’enfant.

— L’enfant ? interrogea Marcelle timidement.

— Sa fille, qui n’est pas la mienne. Dans mon désespoir, pour avoir un être à aimer, je l’ai adoptée, pauvre petite ! Elle me rappelle bien des douleurs : mais elle en est innocente, et elle m’aime, elle.

— Pensez-vous retourner au Brésil ?

— Je ne sais pas encore ce que je ferai. Il ne me restera qu’une fortune très-modique, 40,000 fr. de rente à peu près. C’est bien strictement le nécessaire. J’habiterai Paris ou peut-être la province, un endroit où je pourrai vivre inconnu. La curiosité du monde et sa pitié banale me seraient insupportables

— Mais l’affection d’un ami, dit encore Marcelle.

— Hélas ! les amis sont rares ; et puis il faudrait. confier à cet ami mes secrets chagrins ; il faudrait enfin qu’il connût mon cœur ; et par nature je suis concentré, un peu voilé. L’expansion est pour moi un effort que je ne me sens plus capable de faire. J’ai trop souffert.

— Mais un ami qui connaîtrait déjà votre vie, un ami qui aurait lu dans votre cœur, qui saurait tout ce qu’il contient de grandeur, de dévouement, de sentiments tendres et généreux, un ami qui déjà l’aurait entendu battre dans un moment de suprême douleur ; enfin, si cet ami… c’était moi, monsieur Moriceau, ajouta-t-elle avec élan, en lui tendant ses deux mains !

— Vous ! vous ! balbutia Étienne tout ému de surprise.

Il hésita pourtant.

— Merci de cette offre si généreuse, reprit-il, merci de votre confiance, mais je ne puis accepter, madame.

— Ainsi vous refusez, dit Marcelle tristement.

— Oui, madame.

— Vous ne me jugez donc pas digne de votre amitié ?

— Ah ! madame, une amitié comme la vôtre serait pour moi, croyez-le, un bonheur inespéré. Mais votre générosité même me fait un devoir de refuser. J’ai pour votre caractère un si profond respect, vous méritez si bien l’estime de tous que je craindrais les interprétations malveillantes du monde. Un seul mot qui atteindrait votre réputation, serait pour moi le plus grand de tous les chagrins.

— Certes, repartit Marcelle avec dignité, il faut tenir à la considération du monde, et j’y tiens autant que personne ; mais l’amitié que je vous offre ne peut en rien porter atteinte à ma réputation. Si je croyais que votre cœur comme le mien fussent encore accessibles à une affection plus tendre, je ne vous eusse jamais fait cette proposition. Je sais tous les dangers de l’amitié entre un homme et une femme encore jeunes ; mais nous avons trop souffert l’un et l’autre par l’amour pour qu’un tel sentiment puisse renaître en nous. Pour moi, je le disais, il n’y a qu’un instant, à Mme Dercourt, l’amour me fait horreur ; tandis qu’une douce amitié me serait un réel bienfait, et pourrait seule guérir des blessures qui saigneront longtemps encore.

— Sans doute, madame ; mais le monde est sceptique. Nous plaçant sur la même ligne que ma femme et votre mari, il nous confondrait tous deux, vous surtout, dans une même réprobation.

— Eh bien ! je pense, moi, monsieur Moriceau, que lorsque le monde est injuste, il faut avoir le courage de s’affranchir de ses jugements. C’est pourquoi je vous renouvelle ma proposition : voulez-vous être mon ami ?

Il hésitait encore. Mais elle le rassura. Ils prendraient des précautions d’ailleurs. Elle avait l’intention de vivre loin du monde. Qui saurait à Paris leur intimité ?

En été, au lieu d’aller dans les villes d’eaux trop fréquentées, ils se réfugieraient dans quelque anse solitaire, et là, se livreraient ensemble et tout entiers à l’éducation des chers petits qu’ils aimaient. Ce serait désormais le but, le bonheur de leur vie. Étienne ne demandait qu’à être convaincu ; il accepta. Toutefois, il n’avait pas dit à Marcelle tous les motifs de son hésitation.

Dans ce moment M. Rabourdet entra.

Il était redevenu le beau, le majestueux, le sémillant Rabourdet des meilleurs jours.

En voyant M. Moriceau, il tressaillit. Cependant, il lui tendit la main ; mais Étienne ne la prit point.

Je voudrais vous entretenir seul un moment, dit Étienne.

M. Rabourdet sentit une sueur froide le couvrir tout entier.

Il le conduisit dans son cabinet.

Étienne commença ainsi :

— Je viens, monsieur, régler votre compte avec Mme Moriceau.

Les jambes de M. Rabourdet tremblèrent si fort qu’il s’appuya à la cheminée.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, répondit-il.

— Inutile de jouer l’étonnement, monsieur, je connais vos relations avec Mme Moriceau.

M. Rabourdet nia avec d’autant plus d’assurance qu’il n’était pas encore l’amant heureux de Juliette. Il avait seulement des espérances, qu’il regardait déjà comme des réalités.

— Ce n’est point là la question que je viens vous adresser. Je sais bien que, fussiez-vous l’amant de ma femme, vous ne l’avoueriez pas. Voici ce que j’ai appris d’une manière très-positive : vous lui louez un appartement qu’elle n’a pas le moyen de payer ; car cet appartement et son train de maison représentent au moins quarante mille, francs de rente. Je dois vous prévenir qu’elle n’en aura en réalité que quinze mille. Veuillez donc me dire ce qu’elle vous doit. Ne dissimulez pas un centime ; je tiens à vous payer intégralement. Jusqu’à ce jour, je suis responsable des dettes de ma femme. Demain, je ne le serai plus. Je lui remettrai sa fortune, et lui rendrai sa liberté, en la prévenant qu’elle est dégagée envers vous de toute reconnaissance. Voilà ce que je dois faire, et je le ferai.

M. Rabourdet s’attendait à une provocation. Quand il vit qu’il ne s’agissait, en effet, que d’un règlement de compte, il respira.

Toutefois, il essaya de nier encore que Juliette lui dût quoi que ce fût.

— Puisque vous ne voulez rien accepter, c’est donc que vous êtes payé déjà, dit Étienne terrible.

Mais, en cet instant, le doux souvenir de Marcelle lui apparut, et se plaça entre lui et M. Rabourdet. Sa colère tomba.

— Payez-moi donc, monsieur, dit Démosthènes ; car je vous jure sur l’honneur que je ne suis pas l’amant de Mme Moriceau.

Et il lui mit sous les yeux une lettre de Juliette prouvant, en effet, qu’ils n’en étaient encore qu’au platonisme.

— Ah ! tant mieux, dit Étienne.

En laissant échapper cette exclamation, il pensait moins à Juliette qu’à Marcelle, qu’il n’eût pu revoir dans cette maison du moins, si ses doutes eussent été fondés.