Librairie internationale (p. 361-366).


XXXIX


Marcelle obtint gain de cause. La séparation de corps et de biens fut prononcée. Du reste, Robert ne se défendit pas. Il acceptait même avec bonheur cette sorte de divorce.

En se retrouvant libre, il se sentit comme rajeuni, ressuscité.

Marcelle, au contraire, quoique guérie de tout amour, éprouva de cette séparation une amère tristesse. Bien qu’en réalité elle fût veuve, le monde lui faisait un devoir de ne plus aimer, de rester fidèle à un homme qui, lui, avait manqué à tous les serments et à tous les devoirs, à un homme qui avait brisé sa vie et son cœur.

Elle prit son enfant, le serra passionnément dans ses bras, et pleura longtemps.

Cet enfant avait quatre ans alors, et dans trois ans le père pourrait le lui prendre.

Depuis qu’elle plaidait, elle n’avait pas revu Robert. Peut-être conserverait-il quelque ressentiment de ce procès, et un jour, par vengeance, réclamerait-il l’enfant. Elle pensa d’abord à lui écrire ; mais une froide lettre ne saurait le convaincre, l’attendrir, comme la vue de ses larmes, de sa profonde douleur.

Elle se résolut à l’aller voir.

Robert la reçut avec une politesse parfaite, quoi qu’un peu cérémonieuse.

Pendant quelques instants, tous deux, embarrassés, gardèrent le silence. Robert, le premier, surmonta cette contrainte.

— Eh bien ! madame, dit-il avec respect, à quoi dois-je l’honneur de votre visite ?

— Vous m’en voulez beaucoup de ce procès ? dit-elle toute tremblante.

— Moi, vous en vouloir ! je sais bien que vous n’y êtes pour rien.

— Alors, appelez-moi votre amie, Robert, car je veux à tout prix conserver votre amitié.

— Mon amie ! Oh ! oui, fit-il avec un soupir. Ma meilleure et ma plus chère amie, je vous le jure.

— Ainsi, reprit Marcelle, je ne serai pas désormais pour vous, comme je le redoutais, une étrangère. Vous me garderez un affectueux souvenir.

— Comment ! s’écria Robert vraiment touché, c’est vous qui venez me demander cela ? N’est-ce pas moi qui dois me mettre à vos pieds, vous implorer, afin que vous ne me retiriez pas toute estime et toute affection ? Votre générosité me confond, m’écrase. Quel homme eût pu être digne de vous ? Je me suis conduit à votre égard comme le dernier des misérables ; et ce n’est pas seulement votre pardon que vous m’accordez, vous venez m’offrir votre amitié !

— Et aussi je viens, dit-elle hésitante, vous demander si vous me laisserez mon fils.

— Comment, vous auriez pu supposer un moment que, me prévalant du bénéfice de la loi, j’irais vous enlever votre enfant ? Pour quel homme me prenez-vous donc ? Je le sais, je vous ai donné droit aux soupçons les plus injurieux. Mais, au moins, faites-moi la grâce de penser que je ne suis pas un méchant homme. Je suis faible seulement, incapable de résister à mes passions. Ces passions impérieuses m’ont rendu parfois égoïste, dur envers vous. Mais, avez-vous pu croire que froidement, de propos délibéré, je vous causerais la plus grande des douleurs en vous prenant ce que vous avez de plus cher au monde, votre enfant ?

— Je craignais, j’avais peur. Je me disais : Si pourtant il l’aime autant que je l’aime, moi, peut-être un jour, triste, malheureux, voudra-t-il avoir aussi son fils pour le consoler. Car, enfin, puisque la loi vous en accorde le droit…

— Encore une fois, non ! Est-ce que le droit du père peut balancer un instant celui de la mère ? Si la loi le fait prévaloir, c’est que les hommes seuls ont fait le code. Mais croyez, Marcelle, que malgré mes fautes, il y a encore dans mon cœur quelque justice. Or, que suis-je à cet enfant ? Qu’ai-je fait pour lui ? Que m’a coûté sa création ? Vous, au contraire, vous avez souffert par lui, avant même sa naissance ; et, depuis qu’il est au monde, ne l’avezvous pas enfanté cent fois par toutes les inquiétudes, les douleurs morales qu’il vous a causées ! Jamais, soyez-en sûre, bien que la loi m’y autorise, je ne commettrai ce dernier vol, cette dernière iniquité, vous prendre votre fils, c’est-à-dire votre substance même, votre propriété indéniable, votre unique consolation, jamais, Marcelle, jamais ! Je vous le jure sur tout ce qui me reste d’honneur et sur la vie même de notre enfant.

— Merci ! ô merci ! dit la jeune femme en lui tendant la main.

Robert prit cette main, et la baisa avec une vive et réelle émotion.

Elle voulut se lever et partir, car elle-même se sentait fort émue.

Robert la retint. Le passé fut évoqué. Les jours de vrai bonheur avaient été rares ; mais Marcelle en gardait le souvenir ineffaçable. Elle en parla avec un regret touchant, une grâce attendrie. Robert la regardait avec surprise. Il lui trouvait une poésie nouvelle. Cette femme, qui jusqu’alors ne lui avait paru qu’une frêle et charmante enfant, lui sembla grandie par la souffrance. Il découvrit des séductions inattendues dans ses yeux plus profonds, un peu voilés maintenant par les pleurs qu’il avait fait verser, dans le triste et bon sourire de ses lèvres pâlies, et jusque dans ses traits déjà fatigués, portant la trace des chagrins qu’il avait causés.

Enfin, dégagé de ces liens, de ces devoirs si antipathiques à sa nature indépendante et mobile, il vit en Marcelle une autre femme, une femme qui ne lui appartenait plus, et qui dès lors avait pour lui l’attrait du fruit défendu. Il sentit renaître son amour ; ou plutôt, pour la première fois, il éprouva auprès d’elle un trouble véritable. Une fantaisie bizarre s’empara de lui : il voulut reconquérir sa femme.

Il s’humilia, implora ; il déploya cette éloquence passionnée et ces caresses de langage qui lui avaient si souvent ramené le cœur de Marcelle. Il devint pressant, audacieux même.

Marcelle crut à un caprice, à une dépravation.

Elle se leva toute pâle d’effroi, toute frémissante.

— Ne m’outragez pas, dit-elle. Il ne peut plus y avoir entre nous que de l’amitié. Si nous nous revoyons, comme je l’espère, veuillez ne pas l’oublier. Et elle sortit.

Robert resta un instant comme étourdi.

— Ah ça voyons ! dit-il, est-ce que je serais amoureux de ma femme à présent ? Mais oui, c’est positif. Me voilà tout ému, parole d’honneur ! J’ai voulu la séduire, je crois. En effet, ce serait piquant. Bah ! quoique séparés, nous ne restons pas moins mariés. Si je revenais à elle, il faudrait encore l’aimer éternellement. Et d’ailleurs Juliette… Juliette est décidément la seule femme assez semblable à moi, assez asservie à ses passions, assez révoltée contre les lois du monde pour m’intéresser sérieusement et longtemps.

Cependant, malgré lui, il pensa tout le jour à Marcelle.