Librairie internationale (p. 343-356).


XXXVII


Juliette arriva au Havre complètement rétablie. La traversée et surtout le bonheur de revenir en France avaient opéré sa guérison.

Sans doute, pendant les premiers jours, le remords d’avoir quitté Étienne, le souvenir de son enfant l’avaient douloureusement obsédée. Mais, peu à peu, en approchant du terme de son voyage, ses impressions pénibles s’étaient effacées, pour ne laisser de place qu’à la joie.

Elle était plus belle qu’elle ne l’avait jamais été. Sa beauté, comme voilée de langueur, sans perdre son caractère passionné, avait une teinte de poésie et de sentiment qui en augmentait le prestige. La beauté des premières années, en effet, n’a ni ces ombres, ni cette flamme, ni ces hardiesses, ni ces mystères.

En la voyant, Pierre Fromont, fasciné, honteux de sa laideur, se montra tout à fait gauche et timide. Il balbutia les excuses de Robert ; mais, à l’éclair qui passa dans les yeux de Juliette, à la rougeur subite de son visage, il vit qu’elle n’était pas dupe de ce mensonge, et qu’elle attribuait l’absence de Robert à la vraie cause : son indifférence.

Elle reçut donc assez mal le pauvre Pierre, à peu près comme un intendant ou un premier domestique. Pendant le trajet du Havre à Paris, prétextant une grande fatigue, elle lui parla fort peu, et le remercia froidement. Toutefois, elle l’autorisa à revenir prendre de ses nouvelles.

Le lendemain matin, M. Rabourdet, prévenu, vint la chercher à l’hôtel d’Angleterre, où elle était descendue, et la conduisit dans un appartement, à la fois discret et somptueux, situé rue Caumartin. Il s’excusa galamment de n’avoir pu mieux faire. Il eût voulu lui offrir l’hospitalité dans l’hôtel même de la rue de Courcelles, qu’il possédait encore ; mais cet hôtel était loué pour une année. Aussitôt vacant, il le mettrait à sa disposition.

Tout cela fut dit d’une façon si respectueuse, que Juliette ne put s’en offenser.

Alors, le prenant pour confident, elle lui conta ses douleurs, ses ennuis, colora sa conduite des plus beaux sentiments, et lui protesta de sa reconnaissance sans bornes pour le service si désintéressé qu’il lui rendait.

L’aimable Rabourdet, subjugué par ce langage élevé et sentimental, par ces manières de princesse, qu’elle savait si bien prendre, était ému au point de sentir ses yeux se mouiller.

Il eût voulu mettre sa fortune entière aux pieds de Juliette ; il y mit son cœur, sa vie, un dévouement à toute épreuve, accompagnés d’une lettre de crédit illimité sur son banquier.

Juliette accepta, la rougeur au front et des larmes de honte dans les yeux. Elle maudit de nouveau sa douloureuse destinée, qui la forçait de recourir ainsi à la générosité de ses amis. Mais Étienne ne la laisserait pas sans ressources. Elle s’acquitterait bientôt, et elle ne profiterait de ces offres qu’avec une grande réserve et dans la mesure de ce qu’elle pourrait rendre.

— Elle mit une grâce si touchante dans ses remercîments que Rabourdet la quitta, enivré et rajeuni. En effet, l’amour de cette belle femme, de cette perle incomparable, le dédommageait de ses ambitions déçues. C’était une consolation inespérée. L’idée de supplanter son gendre, dont il avait à se plaindre, accrut encore l’ivresse qu’il ressentait de son futur triomphe ; car l’abandon avec lequel Juliette lui avait fait ses confidences, la manière expressive dont elle avait accentué sa gratitude, ne lui laissaient aucun doute sur l’impression qu’avait produite sa délicate munificence.

Cependant Juliette voulait voir Robert, et Robert ne venait point.

Le malheureux avait caché à son ami Fromont une partie de sa détresse et de ses fautes.

Repoussé par Cora Dercourt, dont la vertu était demeurée inflexible, il s’était jeté plus que jamais dans la dissipation.

C’était actuellement une femme du demi-monde qui l’occupait et le ruinait. La belle Toto était la splendeur du moment ; elle était célèbre sur le turf par ses chevaux, ses équipages, ses paris audacieux, ses diamants et ses cheveux rouges ; du reste, spirituelle autant qu’habile, et aussi avare qu’avide.

Robert l’aimait parce qu’elle le trompait et l’amusait. Chez elle, en outre, on jouait gros jeu, et toute la jeunesse crevée, parieuse et chevaline s’y donnait rendez-vous.

Jusqu’alors, Robert avait dominé les femmes qu’il avait aimées. C’était à son tour de subir une domination. Il semble que ce soit le châtiment de ces hommes qui, toute leur vie, se sont joués des femmes et de l’amour, de tomber sous la tyrannie d’une créature indigne.

La belle Toto traitait Robert sans pitié, et il ne regimbait pas. Quand elle l’insultait, il lui baisait la main ; si elle le mettait à la porte, il rentrait par la fenêtre. Il passait sa vie chez elle ; quelquefois même il restait plusieurs jours sans rentrer à son hôtel.

C’était cette nouvelle passion qui l’empêchait d’aller voir Juliette. D’ailleurs, que lui dirait-il ? Si elle voulait renouer, comme cela était certain, pourrait-il la repousser, dans l’isolement où elle se trouvait ? Et il ne voulait pas rompre avec Toto ; car il était jaloux.

Un soir, il perdit 30,000 francs, et Toto lui fit un affront sanglant : elle lui montra une broche de diamants qu’elle lui demandait depuis quinze jours, et qu’un seigneur russe venait de lui envoyer.

Il rentra chez lui humilié, découragé, malade. Maintenant il haïssait et méprisait cette femme ; il eût voulu la broyer sous ses pieds, et cependant il n’avait qu’une pensée : éclipser son rival par un présent d’une valeur double.

Enfin, les 30,000 francs qu’il avait perdus sur l’honneur, il fallait les payer ou se brûler la cervelle.

Il trouva chez lui plusieurs lettres de Juliette qu’il n’ouvrit pas. Il passa chez sa femme. Marcelle était sortie.

Il vit sur un meuble de boule une cassette où elle serrait ses diamants. Il ne pensa pas qu’il allait commettre un vol ; il se dit seulement qu’il contractait un emprunt, dont elle ne s’apercevrait pas.

Il ouvrit la cassette, enleva une rivière de diamants et une couronne de comtesse du prix de 100,000 francs.

Il n’offrit pas à sa maîtresse les bijoux de sa femme ; mais il les engagea pour la somme de 50,000 francs. Il paya 30,000 francs les pendants d’oreilles, semblables à la broche de Toto ; et, avec les 20,000 francs restants, il partit pour Bade.

Deux jours après, il écrivait à Marcelle :

» Ma chère femme,

» C’est à peine si j’ose encore vous donner ce nom.

» C’est moi qui ai volé vos diamants ; n’en accusez personne. Je dis volé, car je ne me crois aucunement le droit de disposer de vos bijoux, pas plus que de votre fortune. Si je me suis emparé de votre bien, ce n’était donc point que je prétendisse user du droit injuste que m’accorde la loi ; non, j’y ai été poussé par des entraînements plus forts que mon raisonnement, je dirai presque que ma volonté.

» Mais peut-être, dans votre infinie mansuétude, trouverez-vous que cette faiblesse de caractère mérite votre pitié.

» Quoi qu’il en soit, j’expie durement mes fautes. J’avais à payer une dette de jeu, une dette d’honneur. Pour me sauver, il ne me restait qu’une ressource, jouer encore. J’ai donc engagé vos diamants, que je comptais pouvoir racheter, et je suis parti pour Bade. J’ai tout perdu, et si vous ne me venez en aide…

» Qu’allais-je écrire ? Un mot qui vous eût bouleversée…

» Je connais, ma chère femme, votre générosité. Je sais qu’il suffit de vous exposer mon embarras, et que vous ferez l’impossible pour venir à mon secours, quels que soient mes torts envers vous.

» Ne vendez pas vos beaux bijoux. Engagez-les seulement ; je suis sûr, dans huit jours, de pouvoir les racheter.

» Merci encore. Je baise humblement vos pieds, ma divine Marcelle, ma seule consolation. Ce que je n’oserais plus vous dire, je vous l’écris encore. Tu es, je te le jure, la seule femme que j’aie réellement aimée, la seule à qui je puisse confier mes faiblesses, parce que tu es la seule assez bonne, assez aimante pour les excuser.
« Ton Robert. »

Quand Marcelle reçut cette lettre, elle resta un instant stupéfiée. Cet homme, autrefois placé si haut dans son esprit, cet homme dérobait des dia mants comme un voleur ; et il s’humiliait, et il mentait pour obtenir, non pas son pardon, mais de l’argent. Elle se demanda avec une sorte de terreur s’il ne pourrait descendre plus bas encore. Pendant qu’elle songeait, son fils vint la tirer par sa robe. Elle abaissa les yeux vers lui, et fut frappée en cet instant de sa ressemblance avec Robert.

— Ô mon Dieu ! murmura-t-elle en le serrant avec effroi contre sa poitrine, ne lui donnez pas aussi les passions de son père.

Elle se leva, prit le reste des bijoux, alla chez son bijoutier, emprunta 30,000 francs qu’elle envoya à Robert avec ces simples mots :

« J’ai fait ce que vous m’avez demandé. Je vous envoie tout ce que j’ai pu obtenir. Je souhaite que cette somme vous suffise. Puissiez-vous nous revenir bientôt !

» Le petit réclame souvent son père, et vous embrasse de tout son cœur.

» marcelle. »

Trois jours après, Robert revint, en effet, mais sans un sou.

Il était complètement abattu par ce dernier revers. Il savait que M. Rabourdet rachèterait les diamants de sa fille, mais refuserait de l’argent.

Cependant, il ne pouvait reparaître chez Toto sans avoir payé sa dette de jeu. Une seule ressource lui restait : vendre l’hôtel. Depuis longtemps il y pensait ; mais il n’osait demander la signature de Marcelle. D’ailleurs, comment se résoudre à mettre sa femme hors de chez elle ?

En revoyant Marcelle, il eût voulu se jeter à ses pieds ; il fut retenu par la gravité, par la sévérité de son accueil. Elle ne lui adressa pourtant aucun reproche.

Il rentra dans son appartement.

Désespéré, las de vivre, il avait perdu cette énergie nerveuse qui lui permettait autrefois de réagir si gaiement contre les mauvais tours du sort.

Depuis une demi-heure il était devant son feu, les pieds sur ses chenets, regardant les tisons d’un œil vague et morne, dans l’attitude, en un mot, d’un homme accablé sous le poids de l’infortune, quand on annonça Pierre Fromont.

Juliette, ne recevant aucune réponse à ses lettres, l’envoyait à Robert comme ambassadeur.

— Ah ! te voilà ! fit machinalement Robert.

— Es-tu malade ? demanda Pierre, surpris de lui voir ce visage atone.

— Oui, très-malade.

— Quelle maladie ?

— Une maladie mortelle : le dégoût de la vie.

— Tu n’as donc plus d’argent ?

— Je suis ruiné, archi-ruiné. J’ai tout perdu : l’honneur, l’amour de ma femme et l’estime de moi-même.

— Et Toto peut-être t’a mis à la porte ?

— Cela m’est égal ; je ne l’aime plus.

— Eh bien ! mon cher, en revanche, Juliette t’aime toujours. C’est elle qui m’envoie.

— C’est bon ! j’irai lui faire mes adieux. Pauvre femme ! encore une victime du mariage.

— Mais il me semble que c’est plutôt le mari qu’il faudrait plaindre.

— Ah ! tu crois cela, toi ? Le mari est comme Marcelle. Ils ont souffert, sans doute ; mais ils n’ont pas, comme Juliette et moi, à se débattre contre leurs passions et contre les entraves du lien conjugal. Enfin ils ont pu conserver l’estime d’eux-mêmes. Ils n’ont à se reprocher aucune souillure, tandis que nous… Ah ! j’en ai assez de la vie ; elle n’est supportable qu’avec beaucoup d’argent. Autrement, c’est un tissu de douleurs, de privations, d’humiliations surtout. Et comme ma ruine est aujourd’hui irrémédiable…

— Eh bien ?

— Eh bien ! je songe à me faire sauter la cervelle.

— Allons ! tu me rassures, répondit Fromont. Quand on songe vraiment au suicide, on n’en prévient personne.

— Si j’en parle, c’est que je regarde cette manière d’en finir comme la plus simple et la plus naturelle. La mort subite n’est-elle pas cent fois plus enviable qu’une mort amenée par la maladie ? Entre une tuile qui me tomberait sur la tête et un coup de pistolet, il n’y a ; qu’une insignifiante différence. Le premier genre de mort est l’effet du hasard ; le second est l’effet de ma volonté, dominée, elle aussi, par le hasard des circonstances. Qu’est-ce que la vie après tout, puisqu’un accident si mince peut la briser ? L’importance que les hommes attachent à l’existence, tient à leur immense orgueil. Que sommes-nous, hélas ! dans le mouvement universel ? Qui donc s’apercevra que demain j’aurai cessé d’exister ?

— Ah çà ! Robert, parles-tu sérieusement ?

— Très-sérieusement.

— Je suis inquiet de t’entendre discourir ainsi ; car j’ai remarqué que tu ne raisonnes jamais que lorsque tu vas commettre une sottise.

— C’est sans doute, répliqua Robert en souriant tristement, parce que j’ai besoin de me prouver à moi-même que cette sottise est chose raisonnable.

— Voyons, tâchons de causer sensément. Plaie d’argent, dit-on, n’est pas mortelle. Diable ! comme tu y vas ! se tuer parce qu’on n’a plus que 25,000 fr. de rente ! Si tous ceux qui ne les ont pas, se brûlaient la cervelle, combien resteraient debout ? Dis-moi que tu éprouves un moment d’ennui, difficile à passer.

— Non, ce n’est pas cela seulement. D’ailleurs, il ne me reste même pas ces 25,000 fr. de rente ; car j’ai encore des dettes, et le sieur Rabourdet se propose de plaider en séparation.

— Ta femme n’y consentira pas.

— Eh bien ! quoi ? Tu veux que je continue à m’humilier ainsi, à soutirer à cette femme angélique jusqu’à son dernier sou ? Et puis ce n’est pas tout, je vieillis, je suis vieux.

— As-tu bien trente-cinq ans ?

— Trente-sept, mon cher, et je ne puis me résoudre à vieillir. Vois-tu sous mes yeux ces petites lignes encore minces, mais menaçantes ? Vois-tu ces fils blancs dans mes cheveux ? Mes yeux rapetissent sensiblement, et l’autre jour, en parlant devant ma glace, il m’a semblé que ma bouche se tordait un peu. Enfin, signe plus caractéristique, deux échecs en un an ! Mme Dercourt s’est moquée de moi, on ne peut plus agréablement, c’est vrai ; mais elle s’est moquée de moi. Puis Toto me traite comme un valet, et me trompe outrageusement. Hélas ! c’est à ces sortes de déceptions qu’un homme reconnaît réellement qu’il baisse. Dans un an ou deux, on m’appellera un vieux beau. Les femmes que j’aimerai, car j’aimerai toujours, je suis de ceux dont le cœur ne vieillit pas, ces femmes, je les verrai me préférer des clercs d’avoué de vingt-cinq ans. Oh ! honte ! Tu l’as dit souvent : je suis un artiste, un apôtre de l’amour. Je dois tirer le rideau au beau moment, au sommet de ma gloire, et ne pas me laisser voir dans ma décrépitude. Je trouve que j’ai déjà trop attendu.

— Tu es superbe ; vrai, tu es superbe. Dans ton genre, tu es un héros. Je t’admire, je t’approuve. Retire-toi de cette vie d’aventures, deviens un bon bourgeois. Il est temps. Mets au monde encore une demi-douzaine d’enfants, fais-toi patriarche, fonde une dynastie, puisque tu n’as pas contre les enfants les mêmes préventions que ton serviteur. Tel est, le genre de suicide que je te conseille.

— Comment, c’est toi, toi dont toute la philosophie se base sur la fatalité des organisations, qui viens me prêcher cette sorte d’huîtrification ?

— Allons ! reprit Pierre, puisque tu plaisantes, me voilà plus tranquille, et j’espère que tes idées noires vont s’envoler au premier rayon du soleil.

— Le soleil, en effet, voilà la seule bonne chose de la vie, la seule jouissance qui ne laisse après elle aucune amertume, la seule que je regretterai.

— Et l’amour ? ingrat ! Viens voir Juliette, ne fût-ce que par reconnaissance.

— Tes affaires ne marchent donc pas ?

— Elle a consenti hier à poser pour son portrait, mais seulement si je t’amenais chez elle. Tu le vois, de gré ou de force, il faut que je t’y conduise.

— C’est bon, j’irai pour te rendre service.

— Pourrais-je saluer ta femme ?

— Si tu veux. Mais ne lui dis pas un mot de notre conversation.

— Sois tranquille.

Pierre entra chez Marcelle. Il connaissait assez Robert pour savoir que son ami méditait sérieusement un suicide. Il crut, devoir communiquer ses craintes à Mme de Luz.

Cette révélation bouleversa Marcelle. Elle se leva par un soubresaut, puis elle retomba.

— Se tuer ! dit-elle. Ah ! je devine. Mon Dieu ! mon Dieu !

Elle courut à l’appartement de Robert, l’enlaça dans ses bras.

— Robert, vends tout, tout. Te faut-il une procuration ? Tout ce que je possède est à toi.

Le lendemain, Robert avait une procuration en règle pour vendre l’hôtel.

Huit jours après, il le cédait, au prix de 400,000 francs, à un M. Robinet, agent d’affaires, qui n’était que le prête-nom de Mlle Zoé Coulon, autrement dite la belle Toto.

Marcelle dut ainsi céder la place à la maîtresse de son mari.

Or, Toto, quand il s’agit de payer, sut reconquérir l’amour de Robert, et elle ne paya point. Il resta donc avec ses dettes. Seulement Toto lui fit la grâce de lui offrir un logement gratuit dans son hôtel.

Robert passa ainsi pour avoir chassé sa femme de sa maison, afin d’y installer sa maîtresse. Marcelle le crut aussi. Ce dernier outrage combla la mesure. Sur les instances de M. et de Mme Rabourdet, Mme de Luz se décida enfin à rentrer avec eux rue de Provence et à déposer au parquet une demande en séparation.