Librairie internationale (p. 280-290).

XXX


Le lendemain, Juliette pria Étienne de faire préparer son coupé pour deux heures. Elle irait voir Mme de Brignon. De là, elle ferait une visite au couvent, qu’elle se reprocha d’avoir bien négligé. Puis, elle s’arrêterait à l’église pour se réconcilier avec Dieu. Elle avait écrit la veille à son directeur qu’elle se trouverait à Saint-Sulpice vers quatre heures.

— C’est donc à son directeur qu’elle a écrit hier, pensa Étienne.

Mais une fois la jalousie en éveil, il suffit du moindre indice pour faire renaître le doute. Et tout maintenant était pour Étienne motif à soupçon : l’attitude embarrassée de Juliette, son regard plus concentré que d’habitude, et sa voix plus adoucie, plus câline, dans laquelle se devinait un effort.

Ce jour-là, elle fit une toilette très-simple, un peu sombre, d’une austérité affectée même. Elle portait une robe de poult de soie noire garnie de longs effilés, avec un vêtement semblable.

Comme la robe, son petit chapeau gris ne se distinguait que par la forme gracieuse, par une coupe élégante qui révélait le talent d’une bonne faiseuse. Un voile épais couvrait son visage ; mais à ce je ne sais quoi de nonchalant, de félin dans la démarche, on devinait une jolie femme, la femme habituée aux hommages.

Étienne remarqua que c’était la robe et le chapeau quelle mettait d’ordinaire pour sortir à pied. Et cependant elle venait de demander sa voiture.

— Sors-tu aujourd’hui ? dit-elle à son mari.

— Je ne le puis pas. Pourquoi cette question ?

— C’est que, si tu étais allé de mon côté, tu aurais pu m’accompagner un peu.

Étienne comprit qu’elle voulait prévenir un espionnage.

— Cela m’est impossible, répondit-il ; j’ai beau coup de comptes à régler ici.

Dès qu’elle fut partie, il se disposa à sortir à son tour.

Il franchissait la porte cochère, quand il rencontra Mme de Luz qui descendait de voiture et qui demanda Mme Moriceau.

Son visage était fort altéré. Sa pupille, extraordinairement agrandie, rendait son œil presque noir. Sa voix trahissait une émotion très-vive.

— Elle est sortie, lui dit Étienne ; mais qu’est-il arrivé ? Qu’arrive-t-il ?

— Mon mari n’est pas venu ? reprit-elle.

— Non, nous ne l’avons pas vu. Mais vous trouvez-vous indisposée ? Entrez, de grâce, insista Étienne.

— Oui, je suis encore toute bouleversée de la frayeur…

— Quelle frayeur ?

— Vous rappelez-vous ce grand cri que nous avons entendu dans le parc avant-hier ? C’était Lucette, qui tombait mortellement frappée.

— Son mari ?…

— Hélas ! oui. Or, mon père vient de m’apprendre à la fois que Bassou était arrêté, et que vous alliez partir. Alors, je suis accourue pour vous voir ; car vous savez, monsieur Moriceau, que j’ai pour vous… pour madame… Mon mari m’a dit qu’il devait vous faire visite cette après-midi. J’espérais le trouver ici.

Elle parlait fiévreusement, sans suite. Il était aisé de voir qu’elle ne disait pas l’exacte vérité, qu’elle cherchait seulement à dissimuler à Étienne la véritable cause de son émotion.

Elle se laissa tomber presque mourante sur un fauteuil.

— Ah ! je suis vraiment ridicule, dit-elle, d’être aussi peu maîtresse de moi. Puis le temps est si lourd ! Un verre d’eau, je vous prie : je sens que cela me remettra.

Elle but, et en effet parut plus calme.

— Vous comptiez trouver ici M. de Luz ? demanda Étienne qui poursuivait son idée jalouse.

— Il avait hâte, comme moi, de vous exprimer ses regrets très-vifs de votre départ, tout en conservant aussi l’espoir qu’une telle résolution n’était pas irrévocable.

— Elle est irrévocable, madame.

— Et Mme Moriceau vous accompagne ?

En faisant cette question, Marcelle eut dans le regard un éclair d’espoir.

— Je n’en sais rien encore, répondit brièvement Étienne.

— Comment pourrez-vous vivre loin de la France, loin de Paris ? Pour prendre un semblable parti, il faut des motifs bien graves.

— Mes motifs sont très-graves, en effet.

— Ainsi, monsieur, nous ne nous reverrons jamais !

— Hélas, madame, ce n’est guère probable, répondit-il avec tristesse.

— Vraiment, j’ai bien du malheur, reprit-elle. Hier, je pensais à vous, monsieur. Je vous avais vu la veille, si affligé, si bon pour moi cependant, au milieu de votre douleur ! Et je me disais qu’une amitié comme la vôtre m’aiderait à supporter bien des chagrins ; car, moi aussi, j’ai de grands chagrins.

— Vous aussi, madame ? dit Étienne.

— Ne vous en êtes-vous jamais douté ? fit-elle avec un sourire navrant.

— Quelquefois, en effet, j’ai cru deviner…

— Ah ! j’ai bien souffert, je souffrirai toute ma vie. Mon existence est à jamais brisée. Il n’y aura plus jamais pour moi ni joie ni bonheur.

— Vous le croyez, madame ; mais on se blase sur la souffrance comme sur le plaisir.

— Sans doute, continua-t-elle, il y en a qui peuvent changer d’affection. Moi, je ne le puis pas ; je suis faite ainsi. Mon père prétend que je ne comprends rien à la vie, ni au cœur humain, que j’ai des exigences impossibles. J’entends dire autour de moi que la constance est le propre des esprits bornés, des cœurs étroits. Êtes-vous aussi de cet avis, monsieur ?

— Oh ! non certes ! Les natures constantes sont, au contraire, les plus riches, les plus multiples, les plus ardentes, les plus complètes, puisqu’elles savent varier sans lassitude le thème infini de l’amour, puisque leur flamme ne s’éteint jamais, puisqu’elles possèdent un sentiment poétique assez intense pour maintenir l’enthousiasme au même diapason.

Marcelle ferma les yeux pour dissimuler son émotion, tant elle se sentait heureuse de rencontrer enfin un homme qui sût apprécier son cœur.

— Mon amie Cora, reprit-elle après un moment de silence, me conseille la coquetterie pour réveiller l’affection éteinte de mon mari.

— Peut-être, en effet…

— Ah ! monsieur. Moi, coquette ! interrompit-elle. J’ai voulu l’essayer. J’en rougis encore. Me faire méchante, frivole ! Mon cœur se gonflait, et mes yeux pleins de larmes protestaient. Minauder quand on est prête aux sanglots, est-ce possible ? Vous le voyez bien, monsieur, il n’y a pour moi aucun remède, pas même l’oubli ; car je ne puis faire qu’à vingt ans mon cœur cesse de battre, cesse d’aimer.

Étienne n’osa la contredire. Il sentait par ce qu’il éprouvait lui-même que Marcelle avait raison, et que ces natures faites pour l’amour constant, infini, sont trop souvent prédestinées au martyre.

— Hélas ! dit-il, il y a en effet de douloureuses fatalités. L’indissolubilité du mariage les rend irrémédiables. On accorde, il est vrai, la séparation à une femme qui a été battue par son mari ; mais il est des souffrances intimes bien autrement atroces. Et puis la séparation, ce n’est pas la liberté. Si une femme tient à la considération du monde, il faudra qu’elle refoule à jamais les aspirations les plus légitimes de son cœur. On sera pour elle d’autant plus sévère qu’elle est moins protégée, que sa situation est plus fausse, plus malheureuse. Telle est la justice de l’opinion.

— Mais, monsieur, je ne songe pas à me séparer de mon mari, se récria Marcelle avec vivacité.

— Pardon, madame, si votre ton amical m’a laissé prendre une liberté…

— C’est à moi plutôt, se hâta d’ajouter Marcelle, à m’excuser si je viens vous ennuyer ainsi de mes chagrins. Mais j’étais tout à l’heure si malheureuse, si… Encore une fois, pardonnez-moi de pareilles confidences ; elles sont au moins intempestives au milieu de vos soucis de départ.

— Votre douce affection me fait tant de bien, madame, et j’ai si grand besoin, moi aussi, d’être soutenu et consolé.

— Ah ! oui, je sais, je devine du moins.

Elle lui tendit la main.

Étienne, un peu troublé, la prit avec embarras.

Pendant un instant, émus tous deux, ils n’osaient se regarder ni parler.

— Trois heures ! s’écria tout à coup Marcelle. Mon mari ne viendra pas ; il est inutile de l’attendre plus longtemps ; car voilà une heure que je vous empêche de sortir.

— Il vous avait dit pourtant d’une manière positive qu’il viendrait ici ?

— Oui, positivement… J’étais venue surtout… J’aurais voulu le voir pour… Connaîtriez-vous parmi ses amis, M. Jacques Mennesson qui demeure ?…

Elle tira de sa poche un papier qu’elle déploya.

C’était une facture.

Elle la tendit à Étienne.

— Voyez : le nom est presque illisible. Je crois que c’est bien cela pourtant : M. Jacques Mennesson, 7, rue Servandoni…

Étienne prit la facture, et la considéra attentivement.

— J’étais tout à l’heure au salon, reprit Marcelle. La porte de l’antichambre était ouverte. J’entendis un débat assez vif entre mon valet de pied et un inconnu. Mon domestique soutenait que M. de Luz était absent. L’inconnu prétendait qu’on voulait le berner, qu’on le berçait de promesses depuis un an ; mais que menacé par ses propres créanciers, il ne pouvait attendre un jour de plus. Connaissant la négligence de mon mari à régler ses comptes, je soupçonnai qu’il s’agissait d’un fournisseur impatient. Je me montrai ; et sur mon instance, l’inconnu, sans vouloir me donner aucune explication, me remit cette facture. Vous le voyez, il s’agit d’un mobilier de 19,500 francs livré à M. Jacques Mennesson, habitant la rue Servandoni, n° 7. Je venais en hâte trouver mon mari, pour l’engager à passer immédiatement chez ce tapissier ; car il ne peut s’agir que d’une méprise, à moins…

Elle s’arrêta, regarda anxieusement Étienne.

Étienne était en ce moment d’une pâleur effrayante.

— Ah ! enfin ! une preuve. Je tiens l’adresse. s’écria-t-il.

Il venait de faire ces deux rapprochements qui étaient pour lui deux traits de lumière : cet appartement incomplet, composé seulement d’un salon et d’une chambre à coucher, ne pouvait être qu’un lieu de rendez-vous. L’église Saint-Sulpice, ouvrant par derrière sur la rue Servandoni, était précisément l’église choisie par Juliette pour ses dévotions. Il n’avait plus aucun doute : Juliette en ce moment était rue Servandoni.

— Enfin ! enfin ! répétait-il, haletant, en regardant autour de lui avec égarement.

— Quoi donc ? demanda Marcelle terrifiée.

— Ils sont là.

— Qui ?

— Ma femme et votre mari, dit-il, les dents serrées.

Marcelle, éperdue, voulut ressaisir le papier.

— Non, non, laissez-moi cela.

Il cherchait son chapeau ; il le prit et s’élança vers la porte.

— Où allez-vous ? cria Marcelle, qui, par un mouvement rapide, lui barra le passage.

— Rue Servandoni, pardieu !

— Quoi faire ?

— Les trouver, les confondre.

— Les tuer peut-être. Vous ne passerez pas. Non, non ! J’aime mon mari, entendez-vous ? Je l’aime. Vous ne le tuerez pas. Tuez-moi plutôt, moi qui vous ai montré ce papier. Ah ! vengez-vous sur moi, qui ai fait tout le mal ; mais pas sur lui, de grâce !

— Je ne le tuerai pas.

— Que ferez-vous alors ?

— Je n’en sais rien.

— Mais vous êtes en colère, et peut-être malgré vous…

— Je ne suis pas en colère.

— Vous tremblez pourtant.

— C’est possible… l’ébranlement…

— Vous me faites peur, vous me faites mourir.

Elle se laissa glisser aux genoux d’Étienne.

— Je vous en conjure, épargnez-les.

À moitié folle, elle lui baisait les mains.

— Pauvre femme ! fit-il, elle pardonne, elle ! Vous êtes meilleure que moi. Mais aussi votre malheur n’est pas si grand.

— Pas si grand !

— Votre mari peut-il vous donner un enfant qui ne vous appartienne pas ?

Marcelle entrevit l’horrible situation d’Étienne. Elle couvrit son visage de ses mains.

— Ah ! c’est affreux ! c’est affreux, dit-elle.

Elle resta ployée devant lui.

— Eh bien ! à cause de vous, reprit-il, de vous seule, je ne leur ferai aucun mal, je vous le jure. Mais laissez-moi passer, laissez-moi.

Il la releva doucement, l’entraîna à l’écart, lui serra la main avec toute son âme, et sortit.

— 7, rue Servandoni ! cria-t-il au cocher d’une voiture de place, dans laquelle il se jeta.

Et machinalement, pendant le trajet, il répétait : 7, rue Servandoni. Ces trois mots revenaient sans cesse sur ses lèvres. Ces trois mots, écrits en lettres de feu, dansaient devant ses yeux, martelaient son cerveau. Il appuyait contre la glace de la voiture son front brûlant ; il respirait avec peine : une violente contraction de l’organisme empêchait les poumons de §e dilater. Sa bouche était sèche, froide, comme si toute la vie se fût concentrée au cœur.

— Peut-on souffrir ainsi pour une pareille femme ? se disait-il.