Librairie internationale (p. 124-128).

XIII


Au bout d’un mois, Robert reçut d’Étienne la lettre suivante :

« Enfin, Juliette m’aime ; elle consent à m’accorder sa main, et me charge de vous l’apprendre.

» Aucun langage humain ne pourrait rendre ma félicité. C’est à vous, mon cher Robert, que je devrai mon bonheur. Croyez à ma reconnaissance profonde, éternelle.

» Nous nous marions jeudi prochain, à onze heures, à l’église Saint-Sulpice. Mon adorée Juliette désire votre présence et celle de la comtesse de Luz. Aussitôt après la cérémonie, nous partirons pour Nantes. »

À la lecture de cette lettre, Robert éprouva comme un éblouissement. Le papier tremblait dans ses mains.

Ainsi Juliette ne l’aimait plus, elle aimait Étienne. Ainsi elle serait heureuse. Il voyait donc ses torts envers elle réparés : sa conscience serait désormais tranquille. Alors pourquoi la colère grondait-elle en lui ? C’est qu’il préférait ses remords mêmes à cette souffrance aiguë, la jalousie.

D’abord il eut la pensée de ne point assister à cette cérémonie ; mais il céda au désir de revoir Juliette, de lui parler une dernière fois. À son insu, peut-être espérait-il la trouver moins heureuse qu’Étienne ne l’annonçait.

— Si tu veux, dit-il à Marcelle, nous partirons aussi, nous. Nous irons passer une saison à Bade, et de là, nous nous rendrons en Italie.

Marcelle accepta joyeusement cette proposition qu’elle n’avait point encore osé faire.

Avec cette seconde vue du cœur que possèdent les femmes aimantes, elle devinait en Robert une agitation intérieure ; elle entrevoyait une rivale, et son instinct lui désignait Juliette.

Cependant la lettre d’Étienne devait lever tous ses doutes. N’était-ce pas Robert qui avait fait ce mariage ? Pourquoi s’en affecterait-il ?

Elle résolut vaillamment de saisir la bête noire par les cornes. D’ailleurs il était malheureux, elle le sentait bien ; et quelle que fût la cause de ce chagrin, elle eût donné son bonheur propre pour ramener en lui la quiétude des premiers jours.

— Écoute, mon Robert, dit-elle, puisque tu aimes tant Juliette, moi aussi je veux être son amie ; car nos sentiments comme nos pensées doivent être communs. Privée si jeune de toute affection, combien elle a dû souffrir ! Nous serons sa famille, nous lui ferons oublier son douloureux passé.

Robert, attendri, la remercia avec effusion.

La veille du mariage de Juliette, ils se disposèrent à quitter la campagne.

Quelques heures avant le départ, Robert rencontra dans le parc Lucette qui se dirigeait vers le château.

Pâle, les yeux égarés, elle portait au front une blessure qu’elle cherchait à dissimuler sous ses cheveux.

— Qu’y a-t-il encore ? lui demanda Robert.

J’allais trouver madame pour la supplier de m’emmener. Je vous en conjure, monsieur, emmenez-moi.

Elle pleurait.

— Que s’est-il passé ? Ne me cachez rien.

— Il faut que je suive votre conseil ; il est temps que je parte. Je crains un mauvais coup, non pas pour moi, je suis bien lasse de vivre, mais à cause de notre fils, qui aurait un père assassin. Maintenant il excite le petit contre moi, et lui apprend à m’injurier. Ah ! monsieur, emmenez-moi à l’étranger avec mon enfant. Une fois là-bas, il ne pourra me le prendre.

— Mais enfin, pourquoi ces nouvelles violences ?

— Mon Dieu ! quand sa folie le prend, tout lui porte ombrage. Un jour, vous voyant passer de loin avec Mme de Luz, je ne pus m’empêcher de dire : « Vois donc comme ils sont beaux, comme ils s’aiment ! » Alors, pour ces simples mots, il m’a jetée à terre, m’a foulée sous ses pieds en criant : « C’est cela, tu me trouves trop vieux, trop laid ; il te faudrait un freluquet. » Puis des mots que je n’oserais répéter.

— Hélas ! ma pauvre Lucette, dit Robert après un instant de réflexion, nous ne pouvons vous emmener, et paraître ainsi favoriser votre fuite. Ce serait très-grave. Votre mari, par la violence de son caractère, est un homme dangereux : il ne nous pardonnerait pas. Mais tenez, voici un billet de mille francs. Retournez chez vos parents, et plaidez en séparation.

À bout de courage, Lucette, cette fois, accepta.

Ils s’éloignèrent, chacun de leur côté.

Un homme alors fendit le fourré.

Il pouvait avoir quarante ans. Il était d’une haute stature. Son visage respirait une sorte d’énergie sauvage. Son œil sanglant regardait de côté comme celui des bêtes fauves.

Il ferma le poing avec rage, et l’élevant dans la direction de Robert, il lui adressa un geste de menace.

Il rentra sur les pas de Lucette, ferma la porte à clef.

Et les dents serrées, d’une voix terrible, étouffée par la colère :

— Ce papier, donne-moi ce papier, ou je te tue, infâme coquine !

Lucette comprit l’affreux dilemme de sa situation. Si elle ne montrait pas le papier, il croirait à une lettre d’amour ; si elle montrait le billet de banque, ce serait pis : il croirait à quelque honteux marché.

Comme elle résistait, opposant un mensonge maladroit, il lui lia les bras avec une corde et la fouilla.

Il trouva le billet de banque.

Lucette alors avoua la vérité, confessa qu’elle avait voulu le quitter.

Pierre Bassou demeura stupéfait. Elle pensait à le fuir ! Au lieu de la colère qu’elle attendait, Lucette vit son mari tomber à ses genoux, lui demander pardon, lui jurer une confiance absolue.

Le tigre était vaincu. Toutefois il s’était emparé du billet de mille francs.

Au milieu de la nuit, Lucette, s’éveillant, aperçut Bassou, assis devant la table, l’œil sombre, hébété : il buvait.

Elle sauta hors du lit et lui enleva la bouteille.

Alors il se leva furieux.

— Adresse-toi maintenant aux tribunaux, s’écria-t-il, et je te fais enfermer à Saint-Lazare, car j’ai des preuves contre toi. Ah ! misérable, tu ne pourras plus tromper personne avec tes airs de sainte Nitouche.

L’horrible scène recommença. La pauvre femme en sortit blessée, meurtrie, et plus découragée que la veille. Maintenant elle restait sans protecteur et sans argent en face de cette bête féroce.