Les Finances de l’Angleterre depuis les réformes de Sir Robert Peel
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 90 (p. 481-504).
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LES
FINANCES DE L'ANGLETERRE
DEPUIS LES REFORMES DE ROBERT PEEL[1]
1859-1870


III.

On a vu au milieu de quelles circonstances favorables s’était terminée l’année 1858. La guerre de Crimée était loin d’avoir arrêté le développement de la richesse nationale, et les derniers frais de cette guerre étaient sur le point d’être soldés. La progression du revenu public avait permis de réduire l’income-tax à 5 deniers par livre, le taux le plus bas auquel il eût été, et il y avait même tout lieu d’espérer qu’il serait possible de le supprimer en 1860 ; mais deux événemens, l’un indépendant de la volonté de l’Angleterre, l’autre depuis longtemps souhaité par elle comme le couronnement de sa politique commerciale, devaient encore y mettre obstacle.

Au printemps de 1859 éclata la guerre d’Italie. Bien qu’étrangère à la querelle entre la France et l’Autriche, l’Angleterre pouvait cependant d’un moment à l’autre se trouver engagée dans la lutte, et la prudence voulait qu’elle prît ses mesures. De plus elle dut aussi, comme le firent alors toutes les autres puissances, s’occuper de multiplier et perfectionner ses moyens de défense, transformer sa flotte, organiser ses milices et fortifier ses côtes. En conséquence, les crédits de l’armée et de la marine furent augmentés de 5 million ! de liv. st. pour 1859 : au lieu de 5 deniers, l’income-tax fut reporté à 7, et le budget ainsi accru se solda en recettes à 71 millions de liv. st. et en dépenses à 69,500,000 liv. ; mais à ces charges nouvelles devaient s’ajouter en 1860 des difficultés d’une autre nature. Un traité de commerce venait d’être conclu avec la France, et ce traité, bien que fort avantageux pour l’Angleterre, n’en devait pas moins porter provisoirement atteinte à son revenu.

Dans un premier exposé, présenté au parlement au mois de février 1860, M. Gladstone, rentré au pouvoir depuis quelques mois eni qualité de chancelier de l’échiquier, évaluait à 70 millions de liv. les besoins du prochain exercice. Comme il y faisait une économie de 2,150,000 liv. d’annuités à terme éteintes depuis le 1er janvier précédent, les crédits réclamés se trouvaient ainsi dépasser de 2,700,000 liv. st. ceux de 1859, et le surplus s’appliquait en entier aux besoins de l’armée et de la marine. Quant aux recettes, privées d’un côté de l’income-tax et des surtaxes sur le thé et sur le sucre, toutes ressources qui expiraient au 1er avril suivant, et de l’autre affaiblies par les remises ou suppressions des tarifs résultant du traité de commerce, elles ne pouvaient être estimées à plus de 59,500,000 liv. st., et l’insuffisance des moyens s’élevait ainsi à 10,600,000 livres.

Ce traité de commerce, dont les dispositions furent soumises en même temps que le budget à la sanction du parlement, abolissait d’une façon complète tous les droits de douane sur les objets de fabrique française. Les taxes sur les eaux-de-vie étaient réduites de près de moitié, et celles sur les vins, perçues désormais d’après la force alcoolique, subissaient une diminution variant du tiers aux trois quarts. L’ensemble de la décharge pour le consommateur devait être de 1,740,000 liv. st. Toutefois, comme il y avait lieu de supposer que l’importation des liquides dégrevés s’accroîtrait sensiblement, M. Gladstone n’évaluait la perte pour le trésor en 1860 qu’à 1,200,000 liv. sterling. Un pareil sacrifice était considérable, eu égard surtout à la situation financière, et néanmoins ce ministre proposa de l’étendre encore, en complétant la réforme douanière par la suppression ou la réduction d’autres taxes qui portaient sur divers articles non compris dans le traité. « Sans ; doute, dit-il, on ne manquera, pas d’objecter que nos besoins sont trop grands ; et que nos ressources sont trop restreintes pour qu’il soit prudent d’entreprendre en ce moment une réforme commerciale dont l’effet immédiat sera de réduire notre revenu ; mais ce n’était pas non plus dans des jours d’aisance que Robert Peel avait proposé la réforme de 1842, et cependant le pays avait dû à cette réforme le développement de sa prospérité et l’affermissement de ses institutions. Ainsi l’augmentation de son commerce d’exportation, qui de 1831 à 1841 n’avait pas dépassé 13 millions de liv. st., avait été de 1842 à 1852 de 51 millions de livres, et devant un pareil résultat il n’était pas permis d’hésiter, Il fallait affranchir au plus tôt le commerce des entraves qui le gênaient, d’autant mieux que ce serait aussi le moyen d’améliorer de la façon la plus efficace la condition des classes ouvrières. Le plus grand bienfait qu’on pût leur procurer n’était pas tant au fond de réduire le prix des objets qu’elles consommaient que de mettre à leur portée la plus grande quantité de travail possible, et si depuis quinze ans leur situation avait été si heureusement modifiée, il fallait attribuer ce changement non à la réduction ou à la suppression de quelques droits dont étaient grevés les objets de consommation, mais bien à ce qu’un champ plus vaste ouvert à l’industrie avait permis de mieux rémunérer leur travail. » A ce sujet, M. Gladstone fit même observer que sans aucun doute la législation de 1846 sur les céréales avait contribué à l’abaissement du prix du pain, et cependant cet abaissement en avait été le moindre avantage. Le bienfait principal de la législation nouvelle était d’avoir créé un commerce sûr et régulier de 15 millions de liv. st., commerce qui, en établissant un échange constant de demandes entre les pays producteurs de grains et l’Angleterre, avait augmenté chez cette dernière et le travail et le prix de la main-d’œuvre. Aussi le ministre demandait-il des réductions ou suppressions de taxes pour une somme de 1,035,000 livres sterling, dont une partie, soit 125,000 livres, pourrait être rendue en 1860 au trésor par un accroissement de consommation. Si la mesure était adoptée, les articles soumis au tarif, qui antérieurement à 1842 étaient de 1,052, et depuis lors, par des réformes successives, avaient été ramenés à 419, ne seraient plus désormais qu’au nombre de 48, conservés les uns à raison de leur analogie avec les produits indigènes soumis à l’excise, et les autres, tels que le tabac, le vin, le sucre, le thé, le riz, le bois, le blé, le café, etc., dans un intérêt purement fiscal. Ce n’était pas tout, et, voulant étendre à l’excise l’application des principes mis en pratique pour les douanes, M. Gladstone proposa la suppression immédiate du droit sur la fabrication du papier indigène. La perte que cette suppression devait imposer au trésor serait à la vérité considérable, soit de 1 million de liv. st. ; mais il n’y avait pas d’article, fit observer le ministre, qui rentrât plus que le papier dans les usages de la vie ordinaire et du commerce. Il était même employé comme matière première et indispensable dans plus de soixante industries, et d’ailleurs, les établissemens qui le produisaient se trouvant généralement à la campagne et sur les bords des cours d’eau, il y avait tout intérêt à en favoriser le développement pour attirer ainsi dans des lieux salubrés une partie des ouvriers qui étaient agglomérés dans les villes.

Un nouveau sacrifice de 1 million de liv. sterl. sur le papier et de 900,000 liv. sur les douanes devait réduire le revenu de 1860 à 57,600,000 livres sterling, et le déficit se trouvait ainsi porté de 10,600,000 liv. st. à 12,500,000 livres. M. Gladstone pensait qu’il convenait de le couvrir d’abord en maintenant les surtaxes sur le thé et sur le sucre. Ces surtaxes, faisait-il observer, ne gênaient en rien le commerce, elles n’avaient même pas empêché la consommation des deux denrées qu’elles frappaient de s’accroître ; du reste, comme les classes ouvrières doivent aussi bien que les autres supporter leur part des charges nationales, il était à désirer qu’elles y contribuassent « sous une forme qui en voilât le poids à leurs yeux. » 2 millions de livres sterl. étaient ainsi retrouvés. Le ministre était également d’avis que l’income-tax fût renouvelé pour un an seulement au taux de 10 deniers pour les revenus au-dessus de 150 liv. st., de 7 deniers pour ceux au-dessous, et le produit, dont les termes de recouvrement devaient être rapprochés, était évalué à 10,500,000 liv. st. Enfin il espérait 500,000 liv. st. de deux nouveaux droits, dont l’un, dit penny package, serait perçu à titre d’enregistrement sur toutes les marchandises importées, et dont l’autre frapperait aussi à l’entrée la chicorée et tous autres végétaux qui, réduits en poudre, pouvaient être consommés comme café et faire concurrence à cette denrée.

Ces divers moyens convertissaient le déficit en un excédant de ressources de 600,000 liv. st. ; mais le plan ministériel rencontra dans les deux chambres la plus vive opposition. On lui reprocha de réduire inopportunément le revenu ordinaire en présence d’une aggravation des charges publiques, puis de tromper les espérances légitimes du pays en maintenant l’income-tax à un taux aussi élevé. Néanmoins le courant qui entraînait vers de nouvelles réformes économiques l’emporta, et le projet fut voté par la chambre des communes à une majorité considérable. Il n’en fut pas de même dans la chambre des lords, qui, usant exceptionnellement de son droit constitutionnel, n’adhéra point à la suppression du droit sur le papier. Ce refus dans toute autre circonstance eût pu amener un conflit entre les deux chambres ; mais sur ces entrefaites, la guerre ayant été résolue contre la Chine, un supplément de crédit de 3,500,000 liv. st. dut être demandé pour faire face aux frais de l’expédition, et à cette dépense furent affectés le million du droit si heureusement conservé sur le papier et un autre million espéré d’une surtaxe spéciale sur les spiritueux ; le surplus serait couvert par des moyens de trésorerie. Les dépenses de 1860 restèrent inférieures de 700,000 liv. st. au chiffre prévu, et il y eut par contre une grande déception sur les recettes. Un printemps et un été froids et humides avaient empêché la récolte d’arriver à bonne maturité, et le prix du pain avait atteint des cours très élevés. L’hiver qui suivit fut des plus froids, et pendant plusieurs semaines tous les travaux en plein air durent être suspendus. Aussi l’ouvrier, obligé de réserver ses ressources pour l’achat des objets les plus nécessaires à la vie, consomma moins de spiritueux, et à la perte que le trésor éprouva de ce chef vint s’en ajouter une autre de 900,000 liv. st. sur le malt, dont la fabrication fut moindre à cause de la pénurie de l’orge et du houblon. En conséquence, le budget se soldavavec un déficit de 2,200,000 liv. st. que couvrirent les ressources de la dette flottante, et cependant, malgré toutes ces circonstances défavorables, la réforme commerciale opérée dans la dernière session avait déjà commencé à produire ses heureux effets : l’accroissement des exportations avait été de 6 millions de liv. sterl., et celle des importations de 3 millions.

Au printemps de 1861, la guerre avec la Chine était terminée. Il ne restait plus qu’à en payer les derniers frais, et dans le budget présenté par M. Gladstone le 15 avril les dépenses du nouvel exercice ne furent portées en prévision qu’à 69,900,000 liv. st., tandis que les recettes, y compris une indemnité de 750,000 liv. st. due par la Chine et en admettant aussi que les taxes de l’année précédente fussent renouvelées au même taux, étaient évaluées à 71,800,000 liv. st. Il y avait donc là un excédant probable de ressources qu’il eût été peut-être plus sage de tenir en réserve pour décharger la dette flottante grevée du déficit de 1860 ; mais le renouvellement et surtout l’élévation à 10 deniers de l’income-tax avaient excité de vives plaintes dont il importait de tenir compte au plus tôt. D’un autre côté, l’abolition du droit sur le papier paraissait chose promise, et la chambre des communes, qui sur ce point et en présence de besoins extraordinaires avait l’année précédente accepté sa défaite de bonne grâce, n’aurait pas consenti à transiger une seconde fois. Néanmoins les uns auraient préféré que le dégrèvement eût lieu complètement sur l’income-tax, d’autres au contraire que l’impôt indirect en eût seul profité, et, rendant compte des obsessions dont il avait été l’objet à cet égard, M. Gladstone déclara que, s’il était permis à un simple particulier d’avoir plus de goût pour les contributions directes que pour les contributions indirectes et réciproquement, un ministre des finances ne devait avoir aucune préférence. Quant à lui, dit-il, il ne pouvait mieux les comparer qu’à deux sœurs également pleines d’attraits ayant pour père et mère le besoin et l’invention, introduites dans la société de Londres chacune avec une riche dot et ne différant entre elles qu’en ce que l’une était peut-être d’une taille plus svelte et d’une nature plus ouverte, tandis que l’autre était plus réservée dans ses allures et d’une complexion plus robuste. Chacune d’elles pouvait donc avoir ses admirateurs sans que ces derniers eussent raison de se jalouser entre eux, et en sa qualité de chancelier de l’échiquier il croyait de son devoir de rendre des hommages absolument semblables à l’une et à l’autre. Puis, rappelant les décharges si fructueuses qu’avait reçues depuis vingt ans l’impôt indirect, le ministre ajouta qu’il y aurait grande erreur à croire que le parlement en les opérant eût visé à la suppression de cet impôt. Bien au contraire, les élagages auxquels on avait procédé, loin de tuer l’arbre, n’avaient fait qu’en accroître la vigueur, et les produits en étaient plus abondans que jamais ; mais, bien qu’on eût déjà beaucoup fait, il restait à faire encore, et de nouvelles réformes accomplies successivement, en temps opportun, d’une façon équitable et prudente, porteraient indubitablement leurs fruits. Le ministre exposait ensuite les raisons qui lui avaient fait donner la préférence parmi les impôts indirects à la taxe sur le papier et parmi les impôts directs à l’income-tax. Toutefois il cessait de promettre la prochaine suppression de ce dernier. « Je sais, disait-il, combien il est lourd : je n’abandonne pas l’espoir qu’un jour viendra où. il sera possible de l’abolir, et je serai d’autant plus heureux d’être le ministre chargé d’en soumettre la proposition au parlement que c’est en général moi que l’on rend responsable du maintien de cet impôt, ainsi que du taux auquel il a été porté, et que, suivant certaines personnes, il est absolument de mon devoir de le supprimer ; mais ce devoir, il me sera impossible de le remplir aussi longtemps que le pays sera satisfait d’être gouverné plutôt au prix de 70 millions que de 60 millions de livres st., et je crains bien que la chambre à laquelle écherra la bonne fortune de réaliser un pareil bienfait ne soit composée encore que de ces jeunes législateurs gratifiés, quant à présent, après leur dîner, d’un gâteau ou d’un raisin. » M. Gladstone proposait donc de réduire l’income-tax d’un denier, de supprimer l’impôt sur le papier à partir du 1er octobre seulement,-et le parlement ayant accepté ces remises dont le total pour 1861 s’élevait à 1,500,000 liv. st., le budget se trouva voté avec un excédant de ressources de 400,000 livres.

Diverses circonstances vinrent en déranger toute l’économie : d’un côté, des reliquats à solder pour l’expédition de Chine et l’envoi de troupes au Canada en vue des éventualités que pouvait y amener la guerre de la sécession aux États-Unis accrurent les dépenses de 1,300,000 liv. sterl. ; de l’autre, la suspension de la culture du coton dans les provinces insurgées et le blocus mis par le gouvernement du nord sur les côtes du sud firent renchérir cette denrée ; de plus du double, et tomber aussi les exportations des produits anglais en Amérique de 21,660,000 liv. st. à 9 millions de livres. Le travail se trouvant dès lors presque entièrement arrêté dans plusieurs districts manufacturiers de la Grande-Bretagne, la consommation diminua, et l’excise produisit 600,000 liv. st. de moins qu’il n’avait été prévu. Les recettes de 1861 restèrent donc inférieures de 1,440,000 liv. st. aux dépenses ; mais au commencement de 1862 les derniers frais de la guerre de Chine, qui avait coûté en totalité 7,500,000 liv. st., étaient soldés, les mesures de précaution conseillées par une sage prudence avaient été prises au Canada, et M. Gladstone crut pouvoir demander au parlement d’en revenir, pour la dépense de 1862, aux mêmes prévisions que pour 1861, soit à 70,050,000 liv. st. Dans ce chiffre se trouvait même compris un crédit de 800,000 liv. st. pour l’entretien des troupes aux Indes, crédit porté pour la première fois au budget, et que devait compenser du reste cette année et les années suivantes pareille somme remboursée au trésor sur les revenus de la vice-royauté. Quant aux recettes, la pénurie du coton allait en croissant, chaque jour le travail diminuait dans les ateliers, et une augmentation des produits n’était pas probable. Aussi le ministre ne les évaluait qu’à 70,200,000 liv. st., et un excédant de 150,000 livres était bien peu de chose en présence des misères qu’on aurait à soulager. M. Gladstone fit observer à ce sujet que, si la disette du coton s’aggravait encore, les supplémens de crédit que le parlement pourrait déjà mettre à la disposition du gouvernement pour remédier au mal seraient sans aucun doute loin de suffire, et que le mieux était de laisser au cabinet, pour le cas où ces tristes circonstances se réaliseraient, la faculté de prendre sous sa responsabilité toutes les mesures jugées nécessaires. Néanmoins les résultats du traité de commerce venaient jusqu’à un certain point contre-balancer ce côté fâcheux de la situation. Sur les 2,420,000 liv. st. de revenus des douanes sacrifiées en 1860, 1,700,000 liv. étaient déjà retrouvées : le montant des exportations anglaises en France avait plus que doublé, et l’accroissement avait été de 700 pour 100 pour le commerce des laines crues et tissus de laine. Les relations épistolaires elles-mêmes n’étaient pas restées étrangères à ce mouvement ascensionnel, et l’échange des lettres entre les deux pays, qui jusqu’alors n’avait été en progressant chaque année que de à pour 100, avait augmenté de 20 pour 100. Aussi, en rendant compte à la chambre des communes de ces résultats, M. Gladstone crut-il devoir adresser à M. Cobden, présent à la séance, les remercîmens du pays pour avoir, dit-il, accompli une œuvre dont l’histoire était à tout jamais écrite dans celle du monde.

Il est pour les nations des années qui, sans être tout à fait des années de guerre, ne sont pas non plus tout à fait des années de paix, et durant lesquelles il leur est impossible de subvenir aux charges qui les grèvent : avec le seul produit des taxes ordinaires. Telle était la période par laquelle depuis 1859 venait de passer l’Angleterre. Les expéditions de Chine et de la Nouvelle-Zélande ne pouvaient être considérées comme l’ayant mise en état de guerre, elle était en paix avec ses voisins d’Europe, et cependant en présence des arméniens qui s’effectuaient sur le continent elle n’avait pu rester inactive. Elle avait dû, ainsi que nous l’avons dit, transformer son armée et sa marine, fortifier ses côtes, et, outre les entreprises lointaines dont nous venons de parler, elle avait dû faire un envoi extraordinaire de troupes au Canada. Toutes ces dépenses justifiées par des raisons d’intérêt national, avaient atteint déjà le chiffre de 20 millions de liv. sterl., et il y avait été pourvu au moyen d’une aggravation de l’income-tax, d’une augmentation du droit sur les spiritueux, et du maintien des anciennes surtaxes de guerre sur le thé et sur le sucre ; mais l’opinion publique, après avoir donné son adhésion à ces diverses mesures, demandait avec instance un prochain retour au budget de paix. Aussi, tout en acceptant celui qui lui était proposé pour 1862, le parlement crut-il devoir adopter une résolution par laquelle il déclarait que le poids des impôts était beaucoup trop lourd, et que, bien que disposé à ne refuser aucune des allocations nécessaires pour garantir la sécurité et l’honneur du pays, il croyait devoir inviter le gouvernement à faire ses efforts pour diminuer les charges du peuple. En sa qualité de premier ministre, lord Palmerston donna son assentiment à cette déclaration, et le cabinet dut se mettre en mesure de remplir l’engagement pris par son chef.

Des économies purent déjà être réalisées sur les allocations de 1862 ; les dépenses de cet exercice ne s’élevèrent qu’à 69,300,000 liv. st., restant ainsi inférieures de 750,000 liv. aux prévisions. Dans les recettes, il y eut augmentation de 550,000 liv. sterl. sur les douanes, dont le produit, complètement retrouvé, atteignit celui de 1859, — de 400,000 liv. sur l’income-tax, par suite d’un nouveau recensement des revenus, et de 700,000 liv. sur le timbre et les recettes diverses ; mais d’un autre côté aux souffrances que la disette du coton avait continué d’entretenir dans le Lancashire étaient venues se joindre celles que trois mauvaises récoltes avaient infligées à l’Irlande. La consommation des boissons fortes et de celles de luxe avait baissé encore, et il en était résulté une diminution de 1 million de liv. dans les produits de l’excise. Néanmoins les recettes dépassèrent en somme les évaluations premières de 600,000 liv., et le budget se solda avec un boni de 1,300,000 liv. De nouvelles et plus larges économies ayant été reconnues possibles pour 1863, les allocations demandées ne furent que de 67,750,000 liv. st., tandis que les recettes, basées sur les résultats de 1862, étaient évaluées à 71,500,000 liv., dépassant ainsi de 3,750,000 liv. les besoins probables. Cet excédant permettait donc d’opérer aussi une réduction sur les impôts, et M. Gladstone, se conformant au vœu exprimé par le parlement dans sa précédente session, avait recherché quels étaient ceux dont l’allégement serait le plus utile. Tous les droits indirects qui pouvaient être une entrave à l’activité du commerce et de l’industrie, ainsi que tous les droits dits protecteurs, avaient été supprimés, et les taxes qui existaient encore n’avaient été conservées que dans un intérêt purement fiscal. Parmi ces dernières, celles qui frappaient le thé et le sucre avaient été aggravées à l’occasion de la guerre de Crimée, et cette aggravation, maintenue depuis lors, n’avait pas empêché, comme il a été dit plus haut, la consommation de ces deux denrées de s’accroître ; mais il était juste, dès que la situation du trésor permettait de faire une nouvelle remise, que les surtaxes établies en 1852 fussent les premières à disparaître. Néanmoins, pour que la réduction agît d’une façon plus sensible sur le commerce et sur la consommation, M. Gladstone pensa qu’il convenait d’en faire profiter exclusivement l’une des deux denrées surchargées. C’est au thé qu’il donna la préférence, d’abord parce que le droit perçu sur cet article était de 100 pour 100 de la valeur, tandis que celui sur le sucre n’était que de 50, ensuite parce que la somme du sacrifice que l’état pouvait faire abaisserait ce dernier de 8 pour 100 seulement, et le prix du thé de 14. Il proposa donc de réduire le droit sur le thé de 1 shilling 5 deniers à 1 shilling, et le résultat de cette mesure devait être pour le consommateur une décharge de 1,800,000 liv. st., réduite pour le trésor à un sacrifice de 1,300,000 livres à raison d’un accroissement plus que probable de consommation. L’impôt direct devait avoir également sa part de remise, et sur le choix à faire aucune hésitation n’était possible. L’income-tax était toujours à 9 deniers, et en exprimant l’avis qu’il devait être ramené à 7 M. Gladstone demanda aussi que les revenus de 100 à 200 liv. st. fussent imposés au même taux que ceux au-dessus, en déduisant sur chacun d’eux une somme de 60 liv. Les conséquences de cette modification devaient être d’une part une diminution de 300,000 liv. sterl. au profit des petits revenus, et de l’autre pour la régie une simplification dans les opérations concernant l’assiette de la taxe. Ainsi une réduction de 2,300,000 liv. sterl. était faite sur l’income-tax, réduction qui, ajoutée à celle demandée sur le thé, portait la perte de revenu pour le trésor à 3,600,000 liv. st. ; mais, pour égaliser la condition de divers commerces et industries, quelques élévations de droit étaient réclamées sur la chicorée, sur les liqueurs consommées dans les clubs, sur les omnibus, qui proportionnellement payaient moins que les voitures de place, et en somme le montant du revenu était évalué à 68,150,000 liv. st., chiffre qui dépassait de 400,000 liv. st. celui des dépenses projetées. Les propositions du gouvernement, disait en terminant M. Gladstone, témoignaient de son désir de se conformer aux vœux du parlement par un allégement des charges publiques, et aussi de ses intentions pacifiques. Depuis plusieurs années, une véritable concurrence s’était établie pour les dépenses d’armement entre les grands états de l’Europe, et l’Angleterre, pour ne pas rester inférieure sous le rapport des moyens de défense, s’était vue aussi obligée de faire des sacrifices considérables ; mais dès lors que toutes les mesures propres à garantir son honneur, son intérêt et sa sécurité avaient été prises, elle devait résolument entrer dans le système des économies et des réductions de charge, et le ministre exprimait l’espoir que son exemple, amicalement accepté au-delà du détroit comme un défi amical, pourrait être pour les puissances du continent une provocation efficace à marcher dans la même voie.

Tandis qu’en 1863 la France, engagée dans la malheureuse et impopulaire expédition du Mexique, dépensait 120 millions de francs au-delà des allocations budgétaires, le gouvernement anglais, soucieux de mettre ses propres conseils en pratique, trouvait le moyen, malgré les frais inattendus d’une guerre dans la Nouvelle-Zélande, de ne dépasser les crédits votés que de 100,000 liv. st. Le revenu fut de 70,200,000 liv. st., c’est-à-dire supérieur de 2,040,000 liv. aux évaluations premières. En effet, la perte sur le thé n’avait été que de 900,000 liv. sterl. au lieu de 1,300,000, et 400,000 liv. gagnées sur ce seul article, plus 100,000 liv. sur divers autres, donnèrent au chapitre des douanes un bénéfice de 500,000 liv. ; sur l’excise, il y eut aussi un profit de 600,000 livres sterling, dû à une consommation plus grande des esprits et du malt, et qui constatait une amélioration dans la condition industrielle du Lancashire. Le surplus de l’accroissement provenait principalement du stamp et de l’income-tax, et l’exercice 1863 se solda avec un excédant de ressources de 2,340,000 liv. st. Cet excédant, ainsi que celui de 1862, fut utilement employé à réduire la dette flottante par un remboursement des bons et billets de l’échiquier. D’un autre côté, la situation commerciale, malgré les souffrances très graves, mais partielles, occasionnées par la disette du coton, était excellente, et le commerce d’exportation, qui en 1860 n’avait été que de 160 millions de livres sterling, avait atteint en 1863 le chiffre de 196 millions de liv. En ce qui concernait spécialement les rapports avec la France, ce commerce s’était élevé, pour les produits anglais, de 4,750,000 liy. st. à 9,200,000 liv., et pour les marchandises coloniales et étrangères, c’est-à-dire pour des marchandises dont la valeur représentait exactement celle d’articles sortis des fabriques anglaises, de 4,800,000 liv. st. à 12,600,000 liv. ; il n’était pas douteux que la réforme de 1860, en favorisant un pareil développement, n’eût eu aussi pour résultat d’alléger les souffrances des districts cotonniers.

En 1864, la guerre de la Nouvelle-Zélande étant terminée, d’autres réductions devenaient possibles sur les services de la guerre et de la marine, et la somme des crédits demandés pour cet exercice fut seulement de 66,900,000 liv. st., soit de 1 million de liv. inférieure à celle des dépenses de 1863. Il était permis aussi d’espérer que les produits ne baisseraient pas. Quoi qu’il en fût, pour ne pas avoir de déception à cet égard, M. Gladstone ne les évalua qu’à 69,450,000 livres sterling, et l’excédant des ressources devait être ainsi de 2,550,000 liv. st. Une nouvelle remise pouvait donc être faite aux contribuables, et le ministre proposa de la porter à 2,330,000 liv. en réduisant l’income-tax d’un autre denier, et le droit sur le sucre d’un quart environ. La discussion fut vive au sujet de ce dernier dégrèvement, parce que plusieurs membres auraient préféré qu’il eût lieu plutôt au profit soit du malt, soit des spiritueux. Le malt est, on le sait, l’orge préparée pour faire la bière, et pendant longtemps il y avait eu tout à la fois droit sur le malt et droit sur la bière. En 1829, le second avait été supprimé, et bien que la bière se trouvât ainsi dégrevée de moitié, l’accroissement de consommation de cette boisson en trente-cinq années n’avait pas suffi pour rendre dans son entier l’ancien revenu, qui était de 7,300,000 liv. st. Le malt-tax en effet ne rendait encore que 6,200,000 liv., et M. Gladstone en concluait que toute réduction de ce côté serait concédée en pure perte pour le trésor. Il fit observer que d’ailleurs, quand l’état consentait à sacrifier un revenu de 1,300,000 liv. st., il était juste que chacun bénéficiât d’un pareil abandon. Or non-seulement le droit établi sur le malt, ne représentant que le cinquième du prix de la bière livrée au consommateur, ne pouvait être considéré comme onéreux ; mais la bière était surtout le breuvage national de l’Angleterre, puisqu’elle y rapportait au trésor 5,700,000 livres sterling, tandis qu’elle n’en donnait en Écosse et en Irlande que 560,000. L’Angleterre profiterait donc à peu près seule de la réduction, et alors, pour rendre l’avantage égal entre tous, il faudrait aussi diminuer le droit sur le wisky, liquide dont faisaient principalement usage les deux autres parties du royaume-uni ; mais toucher au wisky ainsi qu’aux autres spiritueux serait porter la plus fâcheuse atteinte au régime de l’excise, dont ils étaient à la fois la source de produit la plus importante et la moins criticable. Malgré la surtaxe qui frappait les spiritueux, le revenu qu’en retirait le trésor s’était élevé depuis 1860 de 11,750,000 à 12,640,000 livres sterl., et cet accroissement eût été sans aucun doute plus considérable sans les souffrances que des disettes successives et la crise industrielle avaient infligées aux classes ouvrières ; peut-être aussi fallait-il tenir compte du changement de goût qui paraissait s’introduire dans les populations. Les liqueurs douces étaient bien plus recherchées, et l’importation des vins avait plus que doublé depuis le traité de commerce. Enfin les spiritueux n’étaient pas un article dont l’usage dût être encouragé, et, loin de faire le moindre sacrifice en ce qui les concernait, le devoir du gouvernement et du parlement était au contraire d’en tirer le plus grand profit possible ; il n’en était pas de même du sucre, denrée aussi utile que saine et objet d’un grand commerce à l’intérieur aussi bien qu’à l’étranger. En 1854, il avait été frappé, ainsi que le thé, d’une surtaxe, réduire seulement depuis lors d’une façon insignifiante ; un allégement avait été accordé sur le thé dans la dernière session, et, la situation du trésor permettant une nouvelle diminution des taxes indirectes, il était équitable que le sucre en bénéficiât. La remise proposée sur cet article était en moyenne, ainsi qu’on l’a vu, du quart du droit ; mais, une augmentation de consommation étant plus que probable, M. Gladstone n’évaluait la perte qu’à 1,300,000 liv. sterl., et comptait sur un produit de 5,250,000 livres.

Ces diverses considérations, développées par le chancelier de l’échiquier avec l’abondance de calculs et la clarté d’argumens qui lui sont habituelles, prévalurent, et le parlement vota la réduction sur le sucre. Quant à l’income-tax, aucune objection ne fut faite : le chiffre de 6 deniers fut adopté, et à ce sujet M. Gladstone crut devoir soumettre à la chambre des communes des considérations qu’il n’est pas sans intérêt de reproduire. Après avoir constaté les services que l’income-tax avait rendus à l’Angleterre et les circonstances impérieuses qui, malgré tant de promesses faites, avaient obligé à le conserver parmi les ressources ordinaires de l’état, après avoir rappelé aussi l’opinion qu’il avait lui-même exprimée à diverses reprises, à savoir que cet impôt était inégal, vexatoire par les formalités d’enquête auxquelles il donnait lieu, immoral même en excitant l’esprit de fraude pour y échapper ou en diminuer le poids, le ministre ajouta qu’aussi longtemps qu’il serait maintenu, toute économie serait impossible. C’était là, suivant lui, un point qui n’avait jamais été traité d’une façon sérieuse ; mais l’expérience qu’il avait acquise dans ses fonctions de chancelier de l’échiquier et l’obligation où il s’était constamment trouvé, depuis qu’il les occupait, de lutter jour et nuit contre des propositions de dépenses de toute nature, lui avaient donné à cet égard une conviction bien arrêtée ; Son sentiment était donc que, si la chambre désirait voir l’administration publique rentrer dans ce système d’épargne intelligente et bien entendue pratiqué dans le gouvernement de l’Angleterre depuis l’administration du duc de Wellington jusqu’à la guerre de Crimée, il était indubitable que ce but ne serait pas atteint aussi longtemps que l’income-tax, au lieu d’être réservé pour les circonstances exceptionnelles, serait maintenu pour servir à l’acquittement des dépenses journalières du pays. Néanmoins, ajoutait le ministre, trop d’engagemens pesaient encore sur l’état pour qu’on pût déterminer l’époque à laquelle cet impôt serait rayé du budget ; mais en persistant dans la voie d’une sage économie il deviendrait possible de le réduire graduellement, et même d’arriver un jour à le supprimer.

Cette dernière perspective ne se réalisera probablement pas de si tôt. Cependant dès l’année suivante une réduction fut possible. En effet, les dépenses de 1864 ne s’élevèrent qu’à 66,279,000 liv. sterl., restant ainsi inférieures de 611,000 liv. au chiffre des allocations, et cette épargne porta principalement sur les chapitres de l’armée et de la marine. D’autre part, les recettes montèrent à 69,434,000 liv., donnèrent un excédant inespéré de 2,334,000 liv., et l’exercice fut clos avec une ressource disponible de 3,185,000 liv., qui furent affectées à une diminution de la dette publique. Rien ne laissait supposer que la situation de 1865 ne pût être aussi avantageuse, et en conséquence M. Gladstone, prenant pour base du nouvel exercice les résultats de 1864, évalua ses besoins à 66,147,000 liv. sterl. et son revenu à 70,170,000 liv. Ce dernier offrait donc un excédant de 4,023,000 liv., que le ministre proposa de mettre à profit pour abaisser, à partir du 1er juillet, l’income-tax de 6 à 4 deniers, le droit sur le thé de 1 shilling à 6 deniers, et celui sur les polices d’assurance dans des proportions également importantes. Appliquée à l’année entière, la réduction eût été de 5,420,000 liv. sterl. ; limitée à neuf mois, elle ne devait être que de 3,778,000 liv., et les recettes se trouvaient ainsi ramenées à 66,400,000 liv. sterl.

Parlement et pays accueillirent avec acclamation le projet ministériel. Toutefois il fallut, dans le courant de l’année, envoyer des troupes dans la Nouvelle-Zélande, où une rébellion venait encore d’éclater, et les dépenses de l’exercice dépassèrent de 200,000 liv. sterl. le chiffre présumé. Ce résultat fut largement compensé par un accroissement de 1,420,000 liv. st. sur le revenu, et comme au mois d’avril 1866 l’expédition de Zélande était terminée, que pas plus qu’en 1865 un ralentissement dans la marche ascendante des produits n’était présumable, M. Gladstone crut pouvoir évaluer les dépenses de l’année courante à 66,225,000 liv. st., et les recettes à 67,575,000 liv. st. La différence en faveur de ces dernières excédait de beaucoup la somme que la prudence conseillait de tenir en réserve, et une nouvelle remise de taxe devenait ainsi encore possible. 562,000 liv. st. furent affectées à dégrever les vins en bouteilles en les assimilant aux vins en fûts, à diminuer les droits SUT les omnibus, les diligences, les chevaux de poste, et à supprimer ceux sur le poivre et les bois étrangers. Restaient 780,000 liv. st., que M, Gladstone conseilla d’employer jusqu’à concurrence de 512,000 liv. A une réduction de la dette.

En 1815, à la fin de la guerre avec l’empire, le capital de cette dette avait atteint 902 millions de liv. st., chiffre le plus élevé auquel il soit jamais monté, et en 1853, malgré deux emprunts contractés, l’un de 20 millions de liv. st. pour l’émancipation des nègres aux colonies, et l’autre de 8 millions de liv. pour les besoins de l’Irlande en 1848, il n’était plus que de 800 millions de liv. Dans l’espace de trente-huit années, 130 millions de liv. st. avaient donc été éteints, d’abord jusqu’en 1829 par l’action de l’amortissement, puis, à partir de cette époque, par l’affectation législative à l’extinction de la dette du quart au moins des excédans de recettes réalisés en fin d’exercice. Les emprunts faits pendant la guerre de Crimée avaient relevé le capital à 832 millions de liv. st. ; mais de 1857 à 1865 il était retombé à 797 millions de livres, et, tandis que la diminution moyenne pendant la paix avait été annuellement, de 184 5 à 1853, de 2,609,000 liv., et de 1857 à 1865 de 3,646,000 livres sterl., l’augmentation moyenne pendant, les trois années de la dernière guerre avait dépassé 10 millions de liv. La puissance d’accroissement durant la guerre avait donc été au moins trois fois plus forte que celle de décroissement durant la paix, et il y avait là, suivant M. Gladstone, une disproportion qu’il importait d’atténuer. Quelle opinion, disait-il, aurait-on d’un homme qui, en une année de bonne récolte, consommerait tous ses produits sans rien réserver pour les jours de disette ? Sans doute l’emprunt, par les moyens de soulagement qu’il procurait et les faibles charges qu’il paraissait imposer en échange, était chose séduisante ; mais on pouvait dire de lui ce qu’un poète avait dit de la renommée, qu’à son début marchant à petits pas, elle s’élevait bientôt dans les airs, et que, tandis que ses pieds s’enfonçaient dans le sol, sa tête se cachait dans les nues. Ou plutôt pourquoi ne pas le comparer à ce lionceau dont parle Eschyle, qui, pris à la mamelle de sa mère et porté au logis du chasseur, y joua et gambada aussi longtemps qu’il fut jeune avec les enfans et les chiens de la maison, mais qui, devenu fort et ayant recouvré soudainement sa férocité naturelle, inonda cette maison entière du sang de ses habitans ? Il en était ainsi des embarras financiers : ils arrivaient d’une façon insidieuse, s’aggravaient peu à peu, et un jour venait où ils s’imposaient d’une façon accablante. Depuis vingt-cinq ans, ajoutait M. Gladstone, la fortune publique avait pris un développement prodigieux : le commerce et l’industrie avaient triplé leurs opérations, la population avait augmenté d’un quart, et le denier de l’income-tax, qui ne produisait que. 700,000 liv. st. en 1843, donnait actuellement deux tiers en sus. Il fallait donc profiter et d’une pareille prospérité et de l’état de paix dans lequel on se trouvait pour diminuer la, dette publique, d’abord en y employant les excédans de revenu, puis en ayant recours à telles combinaisons que comporterait la situation du trésor. Parmi ces combinaisons, il indiquait la suivante.

24 millions de fonds des caisses d’épargne remis à la commission d’amortissement avaient été employés en rachat de rentes, et cet emploi avait été des mieux entendus, puisque ces 24 millions, au lieu de venir s’ajouter à la dette publique, avaient ainsi servi à en éteindre une partie. Toutefois ils constituaient pour l’état un engagement des plus incommodes par la raison que le capital, désormais consolidé, n’en restait pas moins exigible à la première demande qu’en feraient les. intéressés, et que les demandes de remboursement seraient d’autant plus abondantes que seraient difficiles les circonstances au milieu desquelles le trésor aurait à y satisfaire. Il s’agissait donc de lui assurer des moyens de libération qui eussent en même temps pour objet de le garantir contre de pareilles éventualités. A cet effet, M. Gladstone avait imaginé de convertir cette dette exigible en une dette à terme remboursable en 18 années par annuités de 1,725,000 liv. st., à l’acquittement desquelles seraient affectées d’abord les 725,000 liv. précédemment allouées pour intérêt des 24 millions de liv., puis le montant d’une autre annuité de 586,000 liv. st. due à la banque d’Angleterre, annuité dite dead weight annuity, qui, expirant à la fin de l’année, se trouverait ainsi continuée pour un autre objet. Le surplus, soit 420,000 livres, serait pris en 1866 sur l’excédant disponible de 786,000 liv. st. et les années suivantes sur les fonds ordinaires du budget, de telle sorte que, moyennant une addition annuelle de 420,000 liv. st. au chapitre de la dette publique, l’état se trouverait libéré en 1885 d’une dette onéreuse par son chiffre et incommode de sa nature ; mais, le trésor étant tenu par la loi existante de recevoir tous les fonds d’épargnes versés dans les bureaux de poste, il était à présumer que la moitié des sommes annuellement remboursées lui rentrerait en dépôts nouveaux, et qu’en 1886 il se trouverait débiteur d’un autre capital de 12 millions de liv. sterl. M. Gladstone proposa de décider également que le même mode de remboursement serait applicable à cette nouvelle dette, de façon qu’elle fût ainsi éteinte en 1903, et pour justifier cette ingérence des pouvoirs actuels dans le règlement d’intérêts aussi éloignés, il ajouta que, si le droit du gouvernement et des membres devant lesquels il parlait était de régler surtout le présent, leur devoir était aussi de porter les regards sur l’avenir, et de prendre les mesures propres à en alléger les charges. Aussi avait-il l’espoir que les générations appelées à diriger plus tard les affaires publiques leur rendraient la justice de reconnaître que, dans les dispositions qu’ils avaient prises, ils avaient quelque peu songé à elles, et s’étaient comportés de façon à ne mériter ni leurs reproches ni leur blâme.

Mais bientôt survinrent deux événemens qui obligèrent de renoncer pour 1866 à tout projet de réduction de la dette. Ces événemens furent, d’abord une crise monétaire des plus graves qui, en faisant affluer aux caisses d’épargne les demandes de remboursement, ne permit pas de donner suite à la combinaison de M. Gladstone, puis la bataille de Sadowa, qui, en démontrant la supériorité des armes à aiguille prussiennes, mit l’Angleterre, aussi bien que les autres puissances de l’Europe, dans la nécessité d’adapter leurs fusils au nouveau système. Des supplémens de crédit furent votés à cet effet par le parlement au mois d’août, et les allocations de 1867 furent portées de 66,225,000 liv. st., chiffre d’abord proposé, à 67,080,000 liv. Nous avons vu que 780,000 liv. sterl. restaient libres sur le budget primitif. Au lieu d’en détacher 420,000 liv. st. pour l’opération de conversion, le tout fut appliqué aux nouvelles dépenses, et le budget se trouva ainsi voté à peu près en équilibre. Ce ne fut pas M. Gladstone qui eut à proposer ces derniers arrangemens. Depuis un mois déjà, le cabinet dont il faisait partie avait dû se retirer à la suite d’un vote par lequel la chambre des communes avait complètement modifié le système de réforme électorale présenté par le gouvernement. Un nouveau ministère avait été constitué, ayant pour chef lord Derby et pour chancelier de l’échiquier M. Disraeli ; mais, avant de voir quel fut le sort du budget de 1866, établissons les résultats de l’administration financière de M. Gladstone.

Ce ministre avait trouvé les dépenses de 1859 au chiffre de 69,500,000 liv. st., et il laissait celles de 1865 au chiffre de 66,400,000 liv., soit avec une diminution de 3,100,000 liv. Pourtant la différence n’était en réalité que de 2 millions de liv., parce qu’en 1860 2,150,000 liv. d’annuités arrivées à leur terme avaient été rayées du budget, et qu’il y avait été inscrit depuis 1862 une somme annuelle de 800,000 à 900,000 liv. environ pour frais d’entretien de l’armée des Indes, frais que compensait aux recettes même somme versée par le gouvernement de cette colonie. Les 2 millions de liv. st. ainsi économisés se partageaient par moitié entre le service de la dette, dont le capital dans ces six années avait été réduit de 22 millions de liv., et ceux de la guerre et de la marine, ramenés de 26 à 25 millions de liv. st. D’un autre côté, compensation faite de quelques aggravations de droits, les remises sur l’excise, le timbre et les douanes avaient été de 6 millions, et cependant ces trois branches de revenus, qui en 1859 avaient produit 53 millions de liv. sterling, venaient de donner en 1865 50,600,000 livres. Ainsi le sacrifice n’était déjà plus que de 2,400,000 liv., et l’exemple du passé donnait tout lieu d’espérer que la différence serait bientôt retrouvée.


IV

Malgré les souffrances causées par la crise monétaire, la consommation n’éprouva pas le moindre ralentissement. Loin de là, le revenu de 1866, évalué à 67,013,000 livres st., atteignit 69,403,000 liv., et l’augmentation de 2,420,000 liv. fut donnée presque en totalité par le tabac, le sucre, le malt et les spiritueux, toutes denrées dont l’usage suit d’ordinaire les fluctuations de l’aisance publique. Par contre, les dépenses ne s’élevèrent qu’à 66,780,000 liv. st., et l’excédant libre de 2,654,000 liv. fut appliqué à la réduction de la dette publique. Pour 1867, M. Disraeli évalua les besoins à 68,134,000 liv. st., c’est-à-dire à une somme supérieure de 1,354,000 livres aux dépenses de l’exercice précédent, et ce surplus s’appliquait partie à la transformation commencée des fusils à munition et partie à l’armement des côtes. Les recettes calculées sur les produits de 1866 étaient portées à 69,340,000 liv. sterl., et elles dépassaient ainsi les crédits de 1,200,000 livres. Quel emploi donner à cet excédant ? l’income-tax n’était plus qu’à 4 deniers et n’avait jamais été aussi bas, les surtaxes de guerre mises sur le thé et le sucre n’existaient plus ; en outre, depuis 1852 11 millions de liv. st. des anciennes taxes indirectes avaient été successivement supprimées, et, parmi celles qui existaient encore, il n’en était pas une seule, suivant M. Disraeli, qui causât le moindre dommage ni à l’industrie ni à tous autres intérêts quelconques. Une seule peut-être, la taxe sur la drêche, était onéreuse à raison de l’embarras dans lequel deux mauvaises récoltes d’orge avaient mis momentanément les fabricans de cette denrée ; mais la somme dont il était permis de disposer était trop peu considérable pour qu’il y eût moyen de leur accorder un allégement efficace. M. Disraeli pensait que le mieux était d’affecter cette somme à une réduction de la dette publique. L’Europe, disait-il, était en ce moment un camp armé, et, bien qu’il n’y eût pas danger, aussi longtemps que son collègue lord Stanley serait à la tête du foreign office, de voir l’Angleterre s’engager dans une guerre inutile, néanmoins il y aurait imprudence à ne point se préoccuper des événemens qui pouvaient survenir ; si par malheur ils arrivaient, le chancelier de l’échiquier pourrait se présenter sur le marché avec d’autant plus de fierté, y trouver l’argent dont il aurait besoin à des conditions d’autant meilleures, que des efforts puissans et honorables auraient été faits pour diminuer le fardeau de la dette publique. M. Disraeli proposait donc de reprendre le projet adopté dans la dernière session sur la motion de M. Gladstone, et de convertir en annuités à terme expirant en 1885 les 24 millions de liv. st. des caisses d’épargne. Cependant, comme la libération commençait une année plus tard, l’annuité devenait plus considérable : elle était portée à 1,776,000 liv. st., et à l’acquittement de cette dette étaient affectées les mêmes ressources, accrues de 50,000 liv. st. prises sur les fonds ordinaires ; mais dans le projet de M. Disraeli il n’était rien stipulé au sujet des dépôts qui pourraient être faits de 1868 à 1885, et le soin de statuer à cet égard était sagement abandonné aux chambres futures.

Le budget de 1867 fut voté avec un excédant de ressources de 400,000 liv. st., et cet excédant devait être absorbé et bien au-delà. En effet, le roi d’Abyssinie, Théodoros, ayant refusé de délivrer des sujets anglais qu’il retenait prisonniers, il fallut lui déclarer la guerre, et au mois de novembre M. Disraeli vint demander au parlement 2 millions de liv. st. de crédit pour subvenir dans le courant de l’exercice aux frais de l’expédition. Ces 2 millions de liv. st. devaient être couverts, avec l’excédant ci-dessus de 400,000 liv., avec le produit d’un demi-denier que le parlement vota en supplément à l’income-tax, enfin avec les ressources du compte courant que le trésor avait à la Banque, compte courant dont la balance était alors à son profit de 7,400,000 liv. st. En somme, les dépenses s’élevèrent pour 1867 à 71,200,000 liv. st., tandis que les recettes ne furent que de 69,500,000 liv. sterling, et, le compte courant étant appelé à parfaire la différence, la balance se trouva ainsi réduite à 5,800,000 liv. ; mais les charges de 1868 devaient être autrement considérables, et elles furent évaluées par sir Ward Hunt, devenu chancelier de l’échiquier en remplacement de M. Disraeli, promu aux fonctions de premier ministre après la retraite de lord Derby, à 70 millions pour1 les services ordinaires, et à 3 millions de liv. st. pour la guerre d’Abyssinie. Les services ordinaires, déjà accrus de 2 millions de livres en 1867, comparativement à 1866 se trouvaient donc augmentés d’un nouveau million de liv. st. pour 1868, soit 5 millions de livres pour les deux années, et ce supplément s’appliquait pour 500,000 liv. sterl. A l’élévation de la solde des troupes par suite du renchérissement des subsistances, et pour 4,500,000 livres à la transformation des armes de munition et à l’armement des côtes. Du reste ces deux dernières opérations touchaient à leur fin, et sir Ward Hunt exprima l’espoir que, dès qu’elles seraient terminées, les dépenses pourraient rentrer dans la voie descendante ; il fallait néanmoins faire face aux 73 millions de liv. nécessaires pour 1868, et comme d’un côté les produits ordinaires ne pouvaient procurer cette somme, que de l’autre parlement et gouvernement étaient résolus à ne pas s’adresser au crédit, le chancelier de l’échiquier proposa de porter à 6 les deniers de l’income-tax. « On ne nous reprochera pas, dit-il, de vouloir rejeter sur l’avenir le fardeau de la guerre que nous soutenons en ce moment. La question pour mous était seulement de savoir s’il fallait faire supporter ce fardeau à la fois par l’impôt direct et par l’impôt indirect ; mais nous avons bien vite reconnu que, pour subvenir à des besoins purement accidentels, il y aurait de graves inconvéniens à jeter deux fois le trouble dans les transactions commerciales, une première fois en aggravant les taxes sur les articles de consommation, une seconde fois en les ramenant à leur ancien taux, et nous nous sommes décidés pour l’impôt direct. » Cette considération si sensée détermina le vote du parlement : quelle que fût sa répugnance à élever l’income-tax, il accepta la proposition de le porter à 6 deniers, mais pour 1868 seulement, et le budget fut voté en recettes à 73,150,000.liv. st. Et en dépenses à 73 millions de livres. Ces dernières toutefois restèrent inférieures de 100,000 liv. st. aux prévisions, tandis que les recettes, à raison de circonstances exceptionnelles qui diminuèrent le revenu de l’excise, n’atteignirent que 72,600,000 liv. st., et ce fut encore la balance au profit du trésor à la Banque qui servit à couvrir le déficit de 300,000 liv. st.

Sur ces entrefaites, le ministère Disraeli avait dû se retirer devant un vote de la chambre des communes relatif aux réformes à introduire dans l’église d’Irlande, et le nouveau cabinet constitué sous la direction de M. Gladstone avait pour chancelier de l’échiquier M. Lowe. Les travaux d’armement étant à peu près terminés, une réduction considérable devenait possible en 1869 sur les services de la marine et de l’armée, et il ne fut demandé pour les services ordinaires de cet exercice que 68,200,000 liv. st. ; mais ce n’était pas tout. Restaient à solder les frais de l’expédition d’Abyssinie, qui avait coûté en total 8,600,000 liv. ; 5 millions avaient été déjà payés, soit 4 millions avec les ressources que nous avons dites, 1 million au moyen de billets de l’échiquier, et, ce million étant remboursable à bref délai, la dette à éteindre était de 4,600,000 liv. st., qui, ajoutées aux 68,200,000 liv. demandées pour les services ordinaires, portaient la somme des besoins de 1869 à 72,800,000 livres. Cette somme pouvait, à la rigueur être couverte par le montant des produits ordinaires, calculés approximativement sur ceux de 1868 et évalués à 72,850,000 liv. Cependant M. Lowe fut d’avis de les augmenter encore au moyen d’une réforme reconnue depuis longtemps nécessaire, et qui devait pour cette année en augmenter considérablement le chiffre.

L’assiette et le recouvrement des taxes dites assessed, d’un produit annuel de 2 millions de livres sterl. environ, étaient depuis longtemps confiés à une commission nommée par le parlement, et les membres de cette commission, désignés sous le nom de commissioners of land and assessed-taxes, étrangers pour, la plupart aux questions sur lesquelles ils étaient appelés à statuer, ne recevant d’ailleurs aucune rémunération, s’acquittaient généralement assez mal de leur charge. Là n’était pas le seul inconvénient. Ces taxes, qui portaient sur les domestiques, les voitures, chevaux, chiens, armoiries, poudre à cheveux, et sur les marchands de chevaux, étaient établies non pas au commencement de chaque exercice d’après une déclaration des contribuables contenant l’énumération. des objets à raison desquels ils devaient être imposés, mais au contraire à la fin de ce même exercice sur un état déclaratif des articles dont l’usage et la possession pendant son cours avaient rendu les déclarans passibles de l’impôt. Le contrôle, s’exerçant ainsi sur des objets qui n’existaient souvent plus, devenait très difficile, et il s’ensuivait que bien des omissions commises par erreur ou à dessein ne pouvaient plus être corrigées. De plus le recouvrement, au lieu d’être immédiat, ne devait être effectué pour la première moitié qu’en octobre suivant, pour la deuxième que six mois plus tard, de telle sorte que l’impôt voté pour une année ne rentrait partie que l’année suivante, partie que deux années après, et il est facile de comprendre toutes les non-valeurs que dans un pareil délai pouvaient amener pour le trésor les décès, faillites, déplacemens, etc. À ce système essentiellement vicieux, M. Lowe conseilla d’en substituer un autre beaucoup plus simple, qui consistait d’abord à charger l’excise des opérations de l’assiette et du recouvrement, puis à asseoir l’impôt d’après une déclaration faite au commencement de l’année pour laquelle il était dû, et enfin à en exiger le paiement dans le courant de cette même année. Cependant, pour ne pas grever les contribuables d’une charge trop lourde en leur réclamant en 1869 tout à la fois les taxes de 1868 et celles de l’année courante, M. Lowe était d’avis de leur abandonner le quart de ces dernières, et nonobstant cette remise les recettes de 1869 devaient se trouver ainsi augmentées de 1,500,000 liv. sterl. ; mais ce n’était pas tout. Les commissaires du land and assessed-taxes étaient également chargés de l’assiette et de la perception de l’income-tax, et avant de demander que ces opérations fussent ainsi confiées à l’excise, M. Lowe voulait attendre les résultats de l’expérience qui allait être faite. Pourtant, comme l’income-tax était payable moitié en octobre, un quart en janvier de l’exercice pour lequel il était dû, et le dernier quart au commencement de l’exercice suivant[2], il pensa que sans plus tarder ces termes pourraient être modifiés d’une façon également avantageuse pour le trésor et pour le contribuable. En conséquence, il proposa de décider que désormais l’ensemble de la taxe serait perçu dans le courant de janvier, de telle façon que l’obligation pour le contribuable de payer le dernier quart trois ou quatre mois plus tôt se trouvait largement compensée par le profit qu’il aurait à s’acquitter de la première moitié trois mois plus tard ; mais pour le trésor il devait y avoir double avantage. Le premier serait que les recettes d’un exercice ne se confondraient plus avec celles d’un autre, et le second qu’une rentrée supplémentaire de 2,300,000 liv. sterling pour 1869, ajoutée à celle de 1 million donné par les assessed-taxes, porterait pour cet exercice l’excédant disponible à 3,400,000 liv. Cet excédant permettait donc de ramener l’income-tax de 6 à 5 deniers, et de réduire ou supprimer diverses taxes plus gênantes que productives, comme celles qui étaient établies sur la poudre à cheveux, sur les fiacres, les omnibus, les voitures publiques, dont les propriétaires ne durent plus être soumis qu’au droit sur les chevaux, celle sur les assurances contre l’incendie, taxe d’autant plus inique qu’elle frappait la prévoyance, enfin de faire disparaître des tarifs de douane le droit de 1 shilling par quarter de blé importé. Ce droit, conservé par Robert Peel, faisait observer M. Lowe, produisait 900,000 liv. st., et il était d’autant plus vicieux, d’autant plus injuste, qu’en temps de disette il pesait principalement sur les classes pauvres, qui, n’ayant pas les moyens de s’alimenter d’autres denrées, vivaient alors exclusivement de pain. Le montant de ces diverses remises devait procurer aux contribuables un soulagement définitif de 3,060,000 liv. st. ; mais en 1869 le sacrifice ne devait être pour le trésor que de 2,940,000 liv., et, toutes les propositions de M. Lowe ayant été acceptées, le budget fut voté avec un excédant de recettes de 440,000 liv. st.

Ainsi donc, après avoir été pendant deux ans entraînée par des circonstances exceptionnelles dans la voie des dépenses extraordinaires et des surtaxes, l’Angleterre avait hâte de se libérer des engagemens que ces circonstances l’avaient mise dans la nécessité de contracter, et d’en revenir aux réductions de dépenses et de taxes. Aussi M. Lowe put-il dire, aux acclamations de la chambre1 : « Le budget que nous vous avons présenté nous a trouvés avec un déficit, et il nous laisse avec un excédant de ressources ; il a trouvé le revenu en baisse, et il nous a donné la plus forte raison d’espérer que, par de nouvelles diminutions d’impôts, ce revenu pourra s’améliorer encore et nous assurer chaque année un supplément considérable. » 1869 a réalisé une partie de ces espérances, et dans son exposé financier du 11 avril dernier M. Lowe a fait connaître au parlement que les recettes, votées au chiffre de 73,515,000 liv. sterl. se sont élevées à 75,334,000 liv., c’est-à-dire au chiffre le plus haut qu’elles aient atteint depuis la guerre avec la France. Elles ont donc dépassé les prévisions de 1,809,000, liv., et cet excédant est dû pour 863,000 livres à l’excise, qui l’année précédente avait au contraire été en déficit, et pour le surplus aux douanes, à l’income-tax, au timbre et aux recettes diverses. Le système de licence appliqué aux assessed-taxes, a produit les meilleurs résultats ; les contribuables l’ont accueilli sans répugnance, et les rentrées ont eu lieu bien plus rapidement qu’on ne l’avait présumé. Aussi cette expérience doit-elle, selon le chancelier de l’échiquier, faire désirer que l’income-tax et le land-tax soient soumis prochainement au même régime d’assiette et de perception. Quant aux dépenses, elles n’ont été que de 67,565,000 liv. st., restant ainsi inférieures de 843,000 liv. aux allocations, et l’économie a porté principalement sur les services de la marine et de l’armée. L’excédant disponible en fin d’exercice a donc été de 7,769,000 L, dont 4,300,000 ont été employées, comme il avait été décidé dans la session précédente, à solder les frais de la guerre d’Abyssinie, 1,100,000 à réduire la dette flottante, ramenée ainsi au chiffre de 6,761,000 liv. st., chiffre le plus bas auquel elle soit jamais, descendue, et le restant, placé en compte courant à la Banque, doit, conformément aux lois existantes, être affecté en 1870 à l’amortissement de la dette publique.

Arrêtons-nous à ces résultats, qui sont des résultats acquis, et pour 1870 bornons-nous à dire qu’au mois d’avril dernier de nouvelles économies dans les services de l’armée et de la marine permettaient à M. Lowe de réduire de 400,000 livres sterling le chiffre des dépenses, de ne les porter qu’à 67,600,000 liv., — que les recettes, évaluées à 71,450,000 livres, laissaient ainsi un excédant disponible de 4,337,000 livres sterling. Cet excédant, le ministre proposait de l’appliquer à la création de nouvelles annuités dont l’objet devait être d’éteindre en quinze années une autre créance de 8 millions de livres, sterling appartenant aux caisses, d’épargne, à la diminution de divers droits de timbre et de poste, à la suppression d’un denier de l’income-tax, ce qui ramènerait cet impôt à 4 deniers, et enfin à la réduction de moitié du droit sur le sucre[3]. « Nous sommes en ce moment à l’apogée de notre prospérité, disait-il, et le secret auquel nous devons ce succès est bien simple : c’est l’économie ; mais combien durera cette heureuse situation ? L’imprudence d’un officier subalterne, une demi-douzaine de verres de vin bus en trop par un agent placé dans une position responsable, enfin l’accident le plus insignifiant, the merest incident, peuvent nous engager dans des difficultés dont nous ne nous tirerons qu’au prix de dépenses énormes, et ces dépenses, ce sera encore l’économie qui seule nous procurera les moyens d’y subvenir. » Trois mois à peine s’étaient écoulés depuis que ces paroles avaient été prononcées quand est survenu l’accident pressenti par M. Lowe. La guerre, une guerre funeste, a éclaté sur le continent, et, bien que l’Angleterre n’eût pas à y prendre part, elle a dû néanmoins, pour parer à toutes les éventualités, augmenter dès le mois de juillet son effectif militaire, ajouter aux crédits du chapitre de l’armée, et peut-être ultérieurement de nouvelles mesures du même genre auront-elles encore été prises. De plus il est difficile que ses opérations commerciales et industrielles n’aient pas éprouvé soit un temps d’arrêt, soit tout au moins un ralentissement qui préjudiciera aux revenus de 1870, et probablement les résultats de cet exercice seront loin d’être ceux qu’il était permis d’espérer au moment où il a été ouvert. Isolés comme nous le sommes par le cercle de fer dans lequel Paris est enserré, on ne peut à cet égard, comme à l’égard de tant de choses qui nous touchent malheureusement de bien plus près, que se livrer à de vaines conjectures. Il ne nous reste donc pour terminer cette étude qu’à constater d’une façon succincte les conséquences qu’a eues pour les finances de l’Angleterre le régime économique et administratif invariablement pratiqué pendant la période qu’on vient de parcourir.

En quoi a consisté le régime économique ? A réduire et supprimer successivement toutes les taxes qui pouvaient être une entrave pour le commerce et l’industrie, ou qui pouvaient faire obstacle à la consommation des objets les plus nécessaires à la vie, — à aider ainsi au développement de la fortune publique, et à chercher la compensation du revenu sacrifié sur certains articles dans une augmentation de recettes provenant de l’usage plus abondant que l’accroissement de l’aisance parmi les masses leur permettrait de faire des articles non dégrevés. Le succès a été complet : déduction faite du produit de quelques droits nouvellement créés ou de quelques aggravations sur d’autres, l’excise, les douanes, le timbre, les taxes dites assessed, réduits depuis 1862 de 20 millions de liv. st., rapportent cependant 8 millions de liv. st. de plus qu’ils ne faisaient à cette époque. Sans doute, pour suppléer au déficit momentané qui devait résulter des abandons consentis, il a fallu recourir à l’income-tax ; mais les inconvéniens de cet impôt, dont nous ne saurions conseiller l’établissement en France, sont moindres en Angleterre, où la propriété immobilière n’est soumise directement, aussi bien que la propriété mobilière, qu’à des taxes insignifiantes. Peu à peu même, en présence des services qu’il y a rendus et des avantages qu’il a permis de réaliser, les plaintes au sujet de l’income-tax sont devenues moins vives, et le pays s’est habitué à le compter parmi ses ressources ordinaires. Aussi dans la séance du 11 avril dernier, au moment où le chancelier de l’échiquier faisait la proposition de le réduire d’un cinquième, plusieurs membres l’ayant interrompu pour lui demander quel en serait désormais le taux, le ministre s’empressa de répondre qu’il était satisfait d’entendre une pareille question, puisque l’ignorance de ses auteurs au sujet de l’importance de la taxe témoignait de la facilité avec laquelle elle était actuellement supportée.

Quant au régime administratif, il a eu constamment pour objet d’écarter toutes les dépenses de fantaisie, de n’entreprendre que celles exigées par l’honneur et l’intérêt du pays, de les faire largement alors pour répondre à des besoins sérieux, mais, ces besoins une fois passés, de revenir au plus tôt à l’état normal, et d’établir le budget de façon à y préparer les ressources nécessaires pour acquitter pendant la paix les engagemens contractés pendant la guerre. C’est ainsi qu’ont pu être remboursés les emprunts contractés à l’occasion des guerres de Crimée et d’Abyssinie, que les arrérages de la dette se trouvent aujourd’hui d’un million de liv. st. moins élevés qu’ils n’étaient en 1852. Il est vrai que les dépenses excèdent de 10 millions de livres celles de cette époque, et au milieu des mouvemens de toute nature, politiques, industriels, militaires, qu’a traversés l’Europe dans ces dix-huit dernières années, quel est celui de ses états qui n’a pas dû accroître les siennes ? En France, l’augmentation a été presque du triple de ce qu’elle a été en Angleterre, et dans cette augmentation l’intérêt seul de la dette figure pour un tiers. Ces différences disent assez l’avantage qu’il y a pour un pays à gérer lui-même ses propres affaires plutôt que d’en abandonner la direction à un pouvoir sans contrôle. Aussi finirons-nous en exprimant le vœu que, sortie de la cruelle épreuve qu’elle traverse en ce moment, la France, rendue à elle-même et instruite par l’expérience, ne se laisse plus aller au sentiment d’une folle terreur ou d’une gratitude sans raison, et qu’elle garde désormais pour elle seule le droit de régler ses destinées,


A. CALMON.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre.
  2. On sait qu’en Angleterre l’année financière va d’avril à avril.
  3. Income-tax 1,250,000 liv. st., sucre 2,350,000 liv. st.