Les Feuilles de Zo d’Axa/La grève des Juifs


Les Feuilles de Zo d’Axa
Les FeuillesSociété libre des gens de lettres (p. 207-218).


La grève des Juifs


EN GRÈVE


Messieurs les Juifs, les hauts barons, riches banquiers, usuriers de luxe viennent de donner (dernier versement) viennent de donner la mesure de ce qu’on peut attendre d’eux.

Pour sauver leur capitaine, ils avaient, sans aucun doute, fait preuve d’un esprit de suite où leur belle solidarité se teintait de libéralisme… On devait supposer que ces bons juifs traités, somme toute, en parias riches, n’attendaient que le moment propice de prouver qu’ils s’intéressaient au sort d’autres maltraités, d’autres parias, les parias pauvres.

Or, voici que la Grève éclate :

Terrassiers et métallurgistes, peintres et sculpteurs, blanchisseuses et cordonniers, des hommes et des femmes du peuple — cent mille et plus — secouent, un instant, le collier, croisent les bras, relèvent la tête… Ce qu’ils demandent c’est un peu de justice, un salaire moins dérisoire, une existence moins précaire. Du fait même de la lutte ouverte, du chômage, la crise est plus âpre : le pain manque. Alors, pour que les exploités ne voient pas périr, dans la famine, leurs légitimes revendications, pour que les femmes et les petits souffrent moins dans les tristes logis — des souscriptions s’organisent. Et c’est autre chose qu’une aumône, une charité qu’on sollicite. On attend le geste fraternel :

— Pour de braves gens, s’il vous plaît !

Les Juifs n’ont pas entendu.


Je sais bien que dans les listes, publiées par les journaux, figurèrent les souscriptions de quelques israélites : ce furent d’humbles oboles.

Israël ne marcha pas.

Les hauts barons ne baissèrent point le pont-levis de leur coffre-fort.

Il aurait suffi que l’un d’eux, épris — selon la formule — de Justice et de Vérité, restituât quelque grosse somme, pour qu’un peu d’espoir revînt et permît de continuer la lutte pour le droit — le droit du plus faible.

Mais ce droit-là n’est pas dans les codes : les riches banquiers ne s’émurent point.

Et tous les usuriers de luxe, gros financiers, marchands prospères, qui versent sur le cas de Dreyfus les larmes de Salomon, ne versèrent rien pour la grève.

L’occasion pourtant était belle de se faire pardonner un peu le scandale de la fortune. Une caste puissante pouvait montrer que cette Justice qu’elle invoque, qu’elle réclame pour l’un des siens, elle était capable aussi de la vouloir pour les autres, pour le peuple, pour l’ouvrier…

Cette preuve-là était à faire.

Elle est faite. Faite à contre-sens. Et si nous continuons à combattre, comme hier, les antisémites, ces tenants des banques catholiques, il nous plaît d’écrire également ce que nous pensons des grands juifs — plus bourgeois encore que juifs.

Allons-y ! comme disait l’autre.


On a parlé ces temps-ci de coup d’état, de coup de force. Des généraux compromis, et que de simples gendarmes guettent, auraient rêvé d’en finir lestement, militairement, avec certaines enquêtes inquiétantes pour leur Étoile.

Les faussaires de l’État-Major, naturellement étaient de l’affaire. Et tous les hommes de réaction devaient suivre comme chien qu’on siffle.

Cette conspiration des soldats contre les pékins raisonneurs, était d’autant moins invraisemblable que ce fut le complot de toujours. Des événements récents en rendaient l’exécution plus probable — et voilà tout.

C’est donc à l’instant précis où cette menace était dans l’air qu’en face de la force armée, conduite par des chefs factieux, pouvaient se dresser tout de suite, groupées déjà, d’autres forces, les forces prolétariennes que la grève avait mises sur pied…

La perspective redoutée de voir les cheminots s’y joindre, paralysait, le long des voies, un énorme contingent de troupes. La partie n’était plus douteuse :

La Grève faisait échouer le Complot.

Qui sait, au reste, si ce n’est pas l’éventualité de cette grève qui retint, au dernier moment, l’élan de la soldatesque ?

Il est urgent d’ajouter que les puissants juifs, dans l’aventure, se mirent contre les grévistes. Et ce ne fut plus seulement passif. Des hommes qu’on leur sait acquis, je veux dire des “ philosémites ” firent campagne contre le Syndicat : le Syndicat des Chemins de Fer. Le Radical eut des mots durs, le Siècle de M. Guyot se distingua par sa bonne foi, et la France, d’un Léon Grilhé, demanda des arrestations…

Quant à ce bon M. Trarieux, il n’écrivit pas de lettres là-dessus. Mais nous ne saurions oublier que ce fut lui qui, autrefois, proposa que les employés de chemins de fer fussent assimilés aux soldats, c’est-à-dire n’eussent pas le droit de se syndiquer, de se défendre. Mécaniciens, chefs de trains, poseurs de rails, fermeurs de portières, justiciables des conseils de guerre. Et peut-être bien les chefs de gare, avec le grade de capitaine, poursuivables même à huis-clos.

Le régime du Sabre… sur toute la ligne.


Lorsque le sinistre Galliffet, le général sanguinolent qu’estime M. Joseph Reinach, affirma que l’armée permanente n’aurait bientôt plus raison d’être, que sous la forme d’une gendarmerie, il dut avoir la vision d’un Paris comme celui-là même dont nous jouissons depuis trois semaines.

Ce n’est que rondes et patrouilles. Un bruit de ferraille par les rues. Des lignards, en petite escouade, sous le commandement d’un sergent de ville. Des officiers demandant le mot d’ordre aux inspecteurs de police. Sac au dos, tenue de campagne, cartouches dans les gibernes, soldats, hommes d’armes, gendarmes, toisant l’ouvrier qui passe…

Les chevaux des municipaux empiètent sur les trottoirs.

Des bivouacs dans les impasses. Des campements dans les gares. Des postes devant les chantiers. Au ceinturon des officiers, l’étui noir des revolvers. Aux canons de tous les fusils, l’acier luisant des baïonnettes.

Et les baïonnettes cyniques et les revolvers chargés, tout prêts dans leur gaine de deuil — homme simple, gréviste patriote, tu sais pour quoi, tu sais pour qui !

Les Allemands ne sont pas à nos portes. La patrie n’est pas en danger. Ici, le coup de force est contre toi. C’est le capitalisme bourgeois qui mobilise les bataillons et redit à l’armée docile :

— Votre ennemi, c’est notre esclave !


Les grévistes ont dû réfléchir.

D’ordinaire, quand le rude travail, dès le petit jour, les happe, ils n’ont pas le temps de penser. La nuit les reprend, fourbus, pour le lourd sommeil inconscient.

Mais à ces vacances, sans pain, qu’on nomme la grève et le chômage, si la ceinture se serre d’un cran, l’esprit s’élargit d’une idée. Les groupements corporatifs ont appris que, dans les batailles prochaines, ils ne devront tabler que sur eux.

Ils ont, avec un beau dédain, prié les politiciens, les candidats, prêcheurs de calme ou de violence, mouches du coche, d’aller, plus loin, bourdonner.

D’autres appréciables résultats encore ont été atteints. Les syndicats professionnels, pour la plupart, ont eu gain de cause, et tous se sont rendu compte de leur faiblesse et de leur force.

Ce ne fut qu’une répétition, même pas, indiscutablement, la répétition générale. La grève ne fut que partielle. Et d’autres ainsi passeront avant la pièce à grand spectacle. La Grève, la grande, la Générale, celle qui peut vaincre la bourgeoisie, ne se décrétera pas à jour fixe, telle une loi qu’on promulgue. L’idée pénètre, fait son chemin, pour éclater quelque beau soir où l’on y songera le moins.

C’est la grève de Damoclès.


Maintenant, sur les chantiers, dans les ateliers où, pour une nouvelle période, les affamés ont rengagé ; dans les bagnes, dans les usines, s’échangent, entre ouvriers, les espoirs moins vagues de Demain.

Quand le monde des travailleurs, pour le bon coup, s’arrêtera net, les bourgeois n’auront plus besoin de s’imposer des souscriptions…

Et comme les compagnons, malgré les rides précoces, ont conservé le regard moqueur, ils sourient, ils blaguent un peu, en se faisant passer les listes que fournirent les « amis du peuple ». À côté de l’offrande cordiale des gueux, frères de misère, et des hommes sans arrière-pensée, s’affiche le bedid gommerce des gens qui pour de courtes sommes, de 5 francs à 15 centimes, inscrivirent de longues devises qu’on paierait cher — à la ligne.

De la Sociale, il fut peu question.

Les juifs et les purs chrétiens, les bons amis du Commandant, les enthousiastes du Capitaine, prodiguèrent, dans les prix doux, leurs invectives et leurs bravos: « Vive Dreyfus… 0 franc 60 » « À bas Zola… 1 fr. 20 ». On vit même des négociants, artistes et littérateurs, vanter leurs petits produits : « En l’honneur du livre que, etc… 3 fr. 50 » « La grande maison Un Tel, spécialité de vins d’Algérie, collecte faite par le personnel, A. L. 0 40, B 0 10, M. 0 15, etc., etc., (ensemble)…, 2 fr. 25. »

Il y eut aussi l’annonce cocasse. Je jure que je n’invente pas. Celle-ci se plaçait en tête d’une des listes de samedi dernier :

« Un Turco et son Américain........ 5 fr. 50 »

Sans doute le joyeux dollar était la mise de l’Américain. Quant à la pièce de dix sous, c’était le don du Turco…


Et puisque, par ce Turco, nous revoilà sur les militaires, un mot encore pour les grands juifs : je les crois très Américains. Je veux dire, sans impertinence, que les capitalistes circoncis, aussi bien que les baptisés, sont naturellement portés à l’amour de la culotte rouge : l’Armée protège le Coffre-fort.

Le Soldat fait face au Gréviste.

On a vanté scandaleusement les sémites dorés sur tronche, en leur faisant, sans mesure, l’honneur de les accuser de combattre le militarisme. Rien n’est plus faux — si ce n’est peut-être un document de l’état-major. Pour des raisons personnelles, ils ont pu faire certaines réserves au sujet de la condamnation d’un officier mal connu ; mais je ne sais pas de nationaliste lançant avec plus d’entrain ce noble cri : Fif l’armée !

Questionnez-les ? Ils vous diront que l’Armée c’est un pur trésor, l’espoir de la France mutilée, la tranquillité dans la rue, le maintien des cours à la Bourse… C’est le drapeau flottant sur la Banque — le pavillon sur la marchandise. L’or et l’argent des uniformes scintillent comme des reflets. Les galons ne sont pas en laine : les grands chefs ont de la valeur.

Les princes de la finance ont conscience de leur devoir. Vienne le moment de le prouver, ils s’imposeront des sacrifices. Qu’Arthur Meyer organise un carrousel bien militaire, vous verrez que tous ces seigneurs, qui firent grève à la Grève, paieront leurs fauteuils des prix fous.


En attendant, ils donnent leurs filles, avec de gros sacs d’écus, à des messieurs dont les képis ont encore des airs de casquette. Tant pis, si l’on bouffe les dots ! tant pis si l’on perd au jeu… La banque paiera pour le sabre. Et c’est avec des saucisses que les juifs attacheront leurs chiens…

Bientôt s’effacera le souvenir d’un déplorable malentendu. Les barons juifs et les autres s’accorderont comme barons en foire. Judas embrassera Basile. L’état-major de la Bourse acclamera celui de l’Armée. Les honnêtes gens de tous les partis auront à cœur de se laver de tous soupçons infamants ; ils renieront d’impurs contacts avec les hommes de Liberté. Ils cuisineront, sans rancune, le salut de la Société.

L’île du Diable serait admissible — en tant que plage anarchiste.