Les Femmes poètes de l’Amérique du nord

Les Femmes poètes de l’Amérique du nord
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 10 (p. 733-744).

LES


FEMMES POETES


DE L'AMERIQUE DU NORD.




:The Female Poets of America, by Rufus Wilmot Griswold[1].




Il est une croyance assez généralement répandue, c’est que les Américains ne s’occupent guère que d’affaires matérielles, de commerce et d’industrie. Le volume de M. Griswold semble bien fait pour la rectifier il contient près de quatre cents pages, il a presque la dimension d’un in-quarto, et renferme les noms des quatre-vingt-dix femmes poètes les plus célèbres de l’Amérique du Nord. Quatre-vingt-dix femmes poètes ! et toutes, à quelques exceptions près, contemporaines ! L’Europe tout entière n’en pourrait pas citer un plus grand nombre. Si nous ajoutons que cette volumineuse flore poétique ne contient que des noms féminins, et que l’auteur, M. Rufus Griswold, a consacré deux volumes d’une dimension pareille, l’un aux poètes du sexe masculin, l’autre aux prosateurs des deux sexes, il semblera difficile de croire encore à la stérilité littéraire des États-unis. Pourquoi donc cependant sur ces trois ou quatre cents écrivains, trois ou quatre noms à grand’peine ont-ils passé l’Océan ? C’est qu’une littérature ne se compose pas de rêveries harmonieuses, d’élégantes imitations, de fantaisies agréables, que la poésie ne consiste pas seulement dans la musique du rhythme, ni même dans le choix exquis de l’expression et dans la connaissance parfaite du langage. La poésie, ainsi que toutes les formes possibles de l’inspiration et de la pensée, sort des profondeurs mêmes de la vie ; elle n’est que l’expression extérieure de la vie nationale, le récit - fait par la bouche d’un individu qu’enveloppe et transporte l’esprit de sa race - des mystères de l’existence de sa patrie, des désirs, des, aspirations, des croyances de ses compatriotes. Le poète est l’interprète du caractère moral de son pays auprès des autres peuples, et ses œuvres sont le résumé suprême des mœurs et de la manière de vivre de sa patrie et de son temps. Toute poésie qui ne remplit pas ces conditions n’est pas de la poésie ; tout homme écrivant des vers, qui ne sent pas en lui s’agiter plus vivement les désirs qui tourmentent ses contemporains comme une vague fièvre, qui ne sait pas que sa seule mission est d’exprimer dans une forme harmonieuse et nette les clameurs et les paroles confuses et incorrectes de ces désirs, — n’est pas un poète.

Si telles sont les nécessités morales qui donnent naissance à la poésie, comment se fait-il que l’Amérique du Nord n’ait pas une littérature originale ? Comment se fait-il qu’elle n’ait pas de grands artistes, et que ce soient précisément trois ou quatre prosateurs, Fenimore Cooper, Channing, Emerson, qui expriment le mieux ses tendances et son esprit ? Aucune des grandes qualités morales qui sont nécessaires à un poète ne manque aux Américains : ils ont un orgueil national poussé jusqu’à la susceptibilité ; ils ont des croyances fortes et libres ; la vie y est énergique et s’y répand à flots de toutes parts. Comment se fait-il donc, encore une fois, qu’il ne s’y rencontre pas un homme de génie pour raconter ces miracles de défrichement et de colonisation, ces hardiesses industrielles, ces ardentes manifestations de l’activité humaine, ce thoroughgoing universel ; pour chanter tous ces aventureux héros du commerce et de l’industrie, et cette combinaison surprenante de la vie domestique, des vertus sédentaires avec une sorte d’esprit nomade ; cet amour du foyer qui persiste immuable au milieu de déplacemens perpétuels, comme jadis sous les tentes des patriarches chaque jour repliées ? Est-ce que tout cela pourtant n’a point sa poésie ? Ici nous touchons à l’un des phénomènes les plus curieux et à une des lois les moins étudiées de l’histoire littéraire.

Devons-nous estimer les Américains malheureux, parce qu’ils n’ont pas une littérature véritable ? Ce serait plutôt, à un certain point de vue, une raison pour nous d’envier leur condition. La poésie, quand elle apparaît chez un peuple, n’est pas toujours un signe prophétique de grandeurs futures, c’est le plus souvent un reflet de grandeurs passées ; elle ne lui annonce pas des destinées nouvelles, mais elle lui raconte une histoire évanouie ou près de s’évanouir. Toutes les fois qu’un grand poète apparaît, on peut être sûr que les mœurs, les croyances qu’il chante sont près de leur fin. Ainsi Shakspeare, le miroir le plus fidèle du moyen-âge et de la vie féodale, arrive avec la réforme et le XVIe siècle, Calderon avec le déclin du catholicisme espagnol. Pour que les croyances et les mœurs deviennent de la poésie, il faut qu’elles soient déjà devenues un commencement de fables ; pour que leur idéal apparaisse, il faut qu’elles cessent d’exister. Heureux les peuples qui n’ont pas d’histoire ! a-t-on dit jadis non sans raison ; heureux les peuples qui n’ont pas de grands poètes ! serions-nous tenté de dire à notre tour. C’est une preuve qu’ils jouissent de la plénitude de leur vie, qu’ils n’ont rien à regretter, qu’ils sont encore dans toute l’innocence première, l’énergie native de leur être. Il est en outre curieux de remarquer combien les hommes animés d’une foi héroïque se doutent peu qu’il y a de la poésie et de l’idéal dans cette foi même et dans les actes qu’elle leur inspire. Certes, les premiers puritains qui s’embarquaient sans ressources sur un frêle bâtiment, pour venir en Amérique pratiquer librement leurs croyances, nous paraissent aujourd’hui très poétiques ; Walter Scott a tiré des milliers de figures originales de l’histoire des guerres des cavaliers et des têtes rondes : eh bien ! savez-vous quelle était la littérature de ces hommes pleins de l’esprit de la Bible ? savez-vous quel est le caractère des premiers essais poétiques publiés dans l’Amérique du Nord ? J’ouvre le volume de M. Rufus Griswold, et le premier nom que j’y lis est celui d’Anne Bradstreet, venue avec son père, ardent non-conformiste, dans la Nouvelle-Angleterre. Voici le titre sous lequel furent imprimés ses poèmes en l’année 1640 à Boston : « Quelques Poèmes avec une grande variété d’esprit et : de science, pleins de charme, et renfermant spécialement un Discours complet et une Description des quatre élémens, des différens âges de l’homme, des saisons, de l’année, avec un exact Épitorne des trois premières monarchies, les monarchies assyrienne, perse et grecque, le commencement de la société romaine jusqu’à la mort de son dernier roi, ainsi que d’autres poèmes agréables et sérieux, par une dame de la Nouvelle-Angleterre. » Cette mistriss Anne Bradstreet, baptisée par les Américains de cette époque du surnom de dixième muse, très bonne protestante probablement, faisait des invocations à Phébus et imitait… Dubartas ! Certes, les émigrans américains, les plus zélés à coup sûr de tous les protestans, ne se doutaient pas de la sombre poésie que contenait le protestantisme, poésie que nous apercevons aujourd’hui. Il en est de même de la vie américaine de nos jours. Cette absence de grande et véritable poésie, loin d’être un mauvais signe, est au contraire une preuve de force et d’énergie.

Ce ne sont donc pas des chefs-d’œuvre que nous demanderons aux poètes américains : nous chercherons bien plutôt à découvrir en eux les traces de l’esprit moral de leur pays, nous chercherons en eux des renseignemens historiques, des indices philosophiques plutôt que des fables poétiques habilement construites et éloquemment racontées. Par exemple, ces femmes poètes de l’Amérique du Nord soulèvent une question curieuse à examiner pour nous Européens. Toutes ces miss et ces mistriss qui écrivent des poèmes, des drames, des sonnets, voire des articles de journaux, ont-elles donc quelques traits de ressemblance avec nos femmes auteurs, et l’Amérique, qu’on prétend de mœurs si grossières, a-t-elle donc hérité des vices de nos sociétés corrompues au point de donner naissance à ce monstre féminin qu’on nomme chez nous un bas-bleu ? Nous avons cherché minutieusement à découvrir dans ce gros volume des traces de ressemblance entre nos femmes de lettres et les femmes poètes de l’Amérique : nous n’avons pu en saisir aucune. Toutes ces filles et femmes de bourgeois américains, de marchands, de banquiers, de magistrats, de docteurs en théologie, n’écrivent point, comme nos femmes auteurs, par vaine ambition ou par amour du scandale, ou encore (ce qui est chez nous un cas assez fréquent) par repentir du scandale qu’elles ont occasionné. Elle écrivent comme chez nous les jeunes filles dessinent ou chantent. La poésie est pour elles un art d’agrément, et rien de plus. Au reste, ce grand nombre de femmes poètes en Amérique s’explique par l’éducation, beaucoup plus forte, beaucoup plus libre et surtout plus littéraire, que reçoivent les femmes de race anglaise et de religion protestante. On peut trouver de meilleures poésies à coup sûr que celles de ces femmes de l’Amérique du Nord ; mais rien n’égale la discrétion et la réserve qui règnent dans tous ces vers. Nous avons cherché avec attention quels étaient les sentimens que s’étaient plu surtout à traduire les femmes américaines : un seul est exprimé librement et énergiquement, l’amour maternel. Tous les autres sentimens, toutes les autres vertus, sont soigneusement voilés et enveloppés d’ombre, comme des sujets sur lesquels il est délicat et scandaleux de s’arrêter. Tous ces vers sont pleins de scrupules, et c’est là pour nous leur plus grand charme. L’amour, ce sentiment sur lequel il est si difficile à une femme de s’exprimer à haute voix, les confidences passionnées qui prêtent si vite au sarcasme, et qui sont presque repoussantes lorsqu’elles sont faites par une bouche féminine, n’y paraissent pas. Il n’y a pas là de passions individuelles fortement exprimées. Les désirs vagues et sans objet, les froides flammes et les lumières sans chaleur des rêveries y brillent seules ; quelquefois on y aperçoit un regret, un souvenir douloureux, mais noyé et perdu dans un souhait général de bonheur qui ne s’est point réalisé. Nous avons cherché avec curiosité si le sentiment de l’amour conjugal s’y trouvait décrit ; nous ne l’y avons pas rencontré. Pour nous Européens, qui avons été saturés de romans où ce chaste sentiment se trouve analysé et décrit de manière a soulever le cœur, nous ne savons plus combien de discrétion, de chaste froideur extérieure doit envelopper cet amour pour qu’il n’ait pas un aspect impur, oserai-je dire, et pour qu’il ne blesse pas toutes les délicatesses de l’ame et toutes les convenances. Rien donc que de pur, de discret, de moral ne sort de ces poésies, et le talent de toutes ces dames ne s’exerce que sur les sujets permis, au lieu de s’exercer, comme le font trop souvent chez nous nos femmes poètes, sur les sujets illicites et à tout le moins scabreux.

Cette honnêteté et cette réserve parfaites entraînent nécessairement une grande monotonie ; mais peu nous importe après tout. Nous n’aurions pas songé à parler de ce livre, si c’eût été pour y chercher des beautés littéraires véritables ; nous y cherchons, avant tout, quelques reflets du caractère américain. Nous nous servons de toutes ces élégies, rêveries, monodies, comme de moyens pour découvrir les traces des vertus qu’elles recouvrent de leur nuage un peu pâle ou trop uniformément coloré. La vie de toutes ces femmes, telle au moins qu’elle nous est présentée par leur historien, n’a rien d’aventureux, de passionné ou d’excentrique ; trois événemens la composent d’ordinaire la naissance, le mariage et la mort. Quant aux intervalles compris entre ces trois solennels événemens, le biographe n’en dit rien le plus souvent, et nous pouvons supposer qu’ils sont remplis par toutes les nobles et fortes vertus et par l’accomplissement des devoirs qu’imposent à la femme les lois divines et humaines. Trois de ces femmes pourtant, par leur condition ou leur talent, se détachent du fond uniforme de ce livre, et ce sont les uniques singularités qu’il présente.

Ces poésies sont toutes écrites, avons-nous dit, par des femmes ou des filles de riches bourgeois, de magistrats ou de docteurs en théologie ; deux de ces femmes poètes sont cependant de condition servile, une négresse, Philis Wheatley-Peters, et une servante, Maria James. La négresse appartient à la fin du XVIIIe siècle, et semble être née juste à point nommé pour donner raison aux pamphlets de Franklin sur l’esclavage et aux réclamations des philanthropes. Cette fille du noir Sénégal, comme la nomme un de ses critiques, a eu, grace à sa naissance et à sa condition, une sorte de rôle historique. Vendue à l’âge de six ans à Boston, dans le marché aux esclaves, elle fut achetée par mistriss Wheatley, respectable dame qui lui donna de l’éducation et plus tard lui fit porter son propre nom. Cette négresse, bien inconnue aujourd’hui, a eu, elle aussi, son moment dans l’histoire ; elle voyagea à Londres, où elle fut l’objet de l’admiration générale. George Washington ne dédaigna pas de correspondre avec elle ; l’abbé Grégoire, notre révolutionnaire régicide, la proclama un grand poète dans son Essai sur les facultés intellectuelles et morales des nègres. Les ennemis de l’esclavage applaudirent à ses vers avec enthousiasme ; les partisans de l’esclavage la dénigrèrent. Cette humble esclave noire a été pendant un moment aux yeux de l’univers comme le type suprême de sa race ; elle a été dans le monde civilisé le représentant de tous ses frères ; son existence a été un des incidens de l’histoire universelle, et cette personne inconnue a eu sa part d’influence si petite qu’elle soit, dans les révolutions du monde. Maria James, de son côté, est une pauvre servante, fille d’émigrans du pays de Galles. Poète illettré, elle a tiré sa seule instruction de la Bible, du Pilgrim’s Progress et de miss Hannah More, une sorte de Mme de Genlis du puritanisme, et cependant c’est cette pauvre fille qui a écrit la pièce lyrique la plus complète, la plus nette et même la mieux composée au point de vue littéraire que nous trouvions dans ce recueil, car assez généralement toutes ces poésies lyriques sont mal composées ; les pensées y sont vagues, les images s’y confondent et enjambent en quelque sorte les unes sur les autres ; le sentiment principal ne s’y détache pas nettement. Ces pièces lyriques sont comme une sorte de bourdonnement d’abeilles, ou plutôt comme un miel à peine formé, dont chaque goutte conserverait encore la saveur particulière au parfum d’où elle est tirée. Voici la pièce de Maria James que nous ne donnons point, tant s’en faut, comme un chef d’œuvre, mais qui respire un profond sentiment religieux, et qui force les yeux du lecteur de s’attacher un moment sur le port éternel :


LES PÈLERINS. — A UNE DAME.

« Nous nous rencontrons ici-bas comme se rencontrent les pèlerins qui se dirigent vers des reliques lointaines, qui dépensent les heures du voyage en douces conversations depuis l’heure de midi jusqu’au déclin du jour, mêlant et fondant leur ame à mesure qu’ils parlent de leurs craintes et de leurs espérances dans cette vallée de larmes qu’ils traversent.

« Et cependant ils parlent avec plaisir de leurs travaux et de leur joie, des vents du désert qui les glacent pendant la nuit et de la chaleur qui les accable pendant le jour ; car, pour le cœur fidèle, un compagnon est toujours près de lui, comme l’ombre d’un rocher sur une terre stérile.

« Nous nous rencontrons comme se rencontrent les soldats. Avant que la victoire soit gagnée, avant que, joyeux, ils puissent déposer leur armure aux pieds de leur capitaine, ils s’encouragent mutuellement à combattre et à vaincre, dans l’espérance de conquérir la couronne que portent les vainqueurs.

« Quoique chaque jour ils recommencent leur combat et abattent les nombreuses armées de leur ennemi, cependant ils gardent toujours dans leur souvenir la promesse de salut, de protection, d’abri qui leur a été faite, l’espérance d’une demeure où ils savent que leur souverain confère des faveurs telles, « que nul œil n’en a jamais vu, dont nulle oreille n’a entendu parler. »

« Nous nous rencontrons comme se rencontrent les marins sur les plaines de l’océan. Les vagues se gonflent, et les tempêtes soufflent avant qu’ils aient pu gagner le port ; mais ils bravent les vagues, et ils se rient des tempêtes, certains que leur pilote est assez puissant pour les sauver.

« Ils vivent pleins de souvenirs des dangers passés, de craintes sur les périls qu’ils pourront encore courir, jusqu’à ce qu’ils jettent l’ancre dans le port du repos où le bonheur est certain et complet, jusqu’à ce qu’enfin un jour les tours et les flèches de cette demeure éternelle se dressent dans le lointain comme une radieuse étoile.

« Nous nous rencontrons comme se rencontrent des frères jetés sur une côte étrangère, dont les cœurs éclatent en transports joyeux à mesure qu’ils causent de leur terre natale, de la maison de leur Père dans le monde d’en haut, de sa tendre sollicitude et de son amour sans limites.

« Ils espèrent s’unir enfin pour jamais dans cette cité si belle où habitent dans des demeures pleines de paix, parmi des joies indicibles, les élus vêtus de blanc, où des louanges sans fin dans un monde éternel montent incessamment vers Dieu et l’agneau divin. »


Mais de toutes ces femmes poètes, la plus remarquable, à coup sûr, me semble Maria Brooks, surnommée par les Américains Maria del Occidente, morte en l’année 1845, auteur d’un poème étrange intitulé Zophiel, que Southey admirait et que Charles Lamb déclarait trop extraordinaire pour avoir pu être conçu par une tête féminine. Nous n’avons malheureusement dans le volume de M. Griswold qu’une analyse assez incomplète et de trop courts fragmens de ce poème. Malgré cet état incomplet dans lequel il se présente, on peut y sentir un souffle puissant et une imagination singulière. Il y a dans ce poème une combinaison surprenante de Thomas Moore et de Shelley. Figurez-vous les bosquets de Lalla Look, dans lesquels passerait, agitant les feuilles et brisant les roses, l’aquilon de Shelley. Les Odes à Cuba, à l’Ombre de son enfant et toutes les pièces lyriques en un mot ont un mouvement remarquable, et sont pleines de mystérieuses inquiétudes et d’inexplicables ardeurs. On ne peut se faire une idée de la douceur et de l’impétuosité qui sont mêlées dans ces vers qu’en se figurant une combinaison impossible de l’aigle et de la colombe, qu’en imaginant une colombe qui aurait la grandeur et le battement d’ailes d’un aigle, mais qui, malgré sa puissance exagérée, garderait sa timide nature de colombe, s’effraierait de sa force, et ne pourrait considérer sans trembler le soleil idéal. Ces pièces sont pleines d’idées audacieuses et de sentimens hardis incomplètement exprimés, comme si l’auteur s’épouvantait de l’audace de son cœur. Trop souvent pourtant sentimens et idées tombent dans l’alambiqué, dans la métaphysique, dans l’abstrait. Son amour pour son enfant a inspiré à Maria Brooks les plus beaux vers peut-être qu’elle ait composés. Les jeux de ce petit être qu’elle ne reverra plus, associés au souvenir des forêts, des plaines immenses, des cataractes, donnent à cet amour la grandeur et l’infini de la nature américaine. Maria Brooks me semble celle de toutes les femmes poètes du Nouveau-Monde qui a le plus en elle de l’esprit sibyllin et des inspirations des femmes célèbres de l’Europe contemporaine. Toutefois, elle n’a aucune trace de l’esprit byronien qui règne chez la plupart d’entre elles ; et, s’il nous fallait indiquer l’école poétique européenne à laquelle elle se rattache, nous citerions les noms de Southey, son admirateur, de Coleridge, de John Wilson, l’auteur de la Cité de la Peste, bien plutôt que le nom de lord Byron.

Maria Brooks est la seule exception éclatante qu’on rencontre dans le recueil de M. Griswold. Toutes ses compagnes poétiques, comme on aurait dit au XVIIIe siècle, tirent les sources de leur inspiration, non pas de leur vie individuelle, mais de leur éducation, des leçons qu’elles ont reçues ; et comme cette éducation a été à peu près la même pour toutes, il ne faut pas s’étonner s’il y a dans leurs œuvres de l’uniformité et de la monotonie. Ne nous en plaignons point pourtant, car, grace à cette uniformité, nous pouvons saisir quelques-unes des nuances du caractère américain beaucoup plus facilement que si un génie original inspirait chacun de ces poètes. Le sentiment religieux, par exemple, est partout répandu dans ces vers ; mais, le dirai-je ? j’y retrouve le même caractère que j’ai rencontré toujours dans les prosateurs américains : j’y trouve une sorte de théisme chrétien qui de plus en plus devient le caractère du protestantisme en Amérique. L’esprit du Christ souffle dans toutes leurs pages, mais la personne même du Christ y apparaît rarement. Le Christ y est bien toujours le sauveur du monde et le révélateur, mais le rédempteur crucifié semble presque oublié. Le fils de Dieu s’y manifeste tel qu’il se montra à ses disciples, lorsque, transfiguré sur le Thabor, ils le virent, éclatant de lumière, conversant avec Moïse et Élie, les prophètes de l’ancienne loi. À la place des disciples et de la foule muette d’étonnement au pied de la montagne, mettez l’humanité prosternée, et vous aurez une idée de l’esprit que les croyances religieuses adoptent de plus en plus en Amérique. Mais les souffrances de l’agonie divine, mais la croix du Golgotha, toute cette partie tragique de l’histoire du Sauveur sur la terre que les peuples du moyen-âge et les anciens chrétiens avaient éternellement dans l’esprit est presque oubliée. Nous signalons ce fait comme étant un de ceux qui peuvent le plus donner à réfléchir aux esprits religieux et philosophiques de notre époque : c’est le symptôme d’une crise imminente dans le protestantisme, et qui ne peut, tôt ou tard, manquer d’éclater. Ce sentiment théiste, qui fait le fond des écrits de Channing, de Théodore Parker, se fait continuellement sentir dans tous les vers de ce recueil qui, par la forme ou le sujet, touchent à la religion.

Les descriptions de la nature, chose bizarre, ne frappent pas ici, comme on devrait s’y attendre, par leur nouveauté. Je vois bien de loin en loin les noms des palmiers, des cotonniers, des cocotiers, les noms botaniques d’une flore qui m’est inconnue ; mais peu s’en faut que je ne prenne tous ces arbres et toutes ces plantes exotiques pour les peupliers, les chênes et les bouleaux, pour les plantes modestes de notre Europe. On sent très peu, dans toutes ces poésies, le sentiment particulier d’une nature originale ; au milieu de ces bois et de ces forêts du Nouveau-Monde, on se croirait presque dans un bois ou dans une forêt de France ou d’Angleterre ; seulement on peut y remarquer une peinture plus vive de la verdure et des eaux. Avez-vous vu quelquefois les paysages de Théodore Rousseau ? La verdure y est plus verte, les feuilles jaunies y sont plus jaunes que dans les tableaux de tel ou tel autre paysagiste ; mais l’esprit de la nature n’y circule pas davantage : tel est l’effet que nous font éprouver les descriptions de la nature faites par ces poètes féminins. Voici une peinture due à la plume de mistriss Francis Green à l’appui de notre assertion.

« Aucun vent ne soufflait à travers la forêt et n’agitait la plus mince feuille. Si quelque léger bruit se faisait entendre à travers les arbres, ce n’était que le léger bruit que peut faire un oiseau en bâtissant son nid, ou la feuille qui, courbée tout à l’heure par le vent, se redressait et reprenait sa place naturelle. Au loin se faisait entendre le mugissement profond des eaux, mais changé par la distance en un mélodieux murmure comparable aux chants que chantent les naïades avant de prendre leur repos du midi. Un mouvement de frisson courait à travers les feuilles du tremble, et de leurs rameaux sortait un bruit si délicat et si semblable au bruit que peut faire un esprit, qu’on aurait dit l’ame de la musique passant muette et sans rendre un son. L’anémone courbait sa tête languissante, pleurant l’absence de son amant paresseux, jusqu’à ce que, la douce langueur courbant sa tête somnolente, elle rêvât de zéphyrs du sud venus pour la réveiller et lui donner une vie nouvelle. L’églantine exhalait ses parfums, et la rose étalait ses boutons rougissans… Dans les tranquilles vallées et dans leurs ombreux replis, les eaux coulaient lentement, trouvant dans d’indéfinis détours de douces excuses pour leur lenteur. Les lis croissaient en foule sur leurs bords, fleurs chéries des naïades, lorsqu’elles apparaissent pour jouer avec les eaux profondes.

« L’abeille sauvage, rôdant d’une aile voluptueuse, attaquait à peine les fleurs et sommeillait presque fatiguée du poids de son miel ; comme oppressée de douceur, elle se laissait tomber au fond de leur calice. La tourterelle caressait tendrement sa compagne… Le serpent aux écailles resplendissantes rampait, lentement hors de sa retraite pour frétiller au soleil, et le lièvre, le nez au vent, l’oreille droite, sortait de sa couche de feuilles, puis, d’un saut léger et velouté, se précipitait dans les fougères ; l’écureuil essayait ses gambades, etc. »

Ces vers sont jolis, trop jolis peut-être ; la nature y a une apparence charmante, trop semblable à la description du printemps éternel d’Ovide. Ne vous semble-t-il pas que vous êtes couché à l’ombre d’une forêt européenne ? Ce sont les mêmes arbres, les mêmes fleurs, les mêmes animaux ; seulement les arbres ont plus de feuilles, la verdure est plus épaisse, le soleil plus ardent, les eaux plus tièdes ; mais de peinture profondément originale, de descriptions larges et à grands traits, il n’y en a pas.

Le sentiment du beau, de l’idéal, est vaguement exprimé dans ces poésies, d’une manière abstraite, métaphysique, incolore ; on ne sent pas bien si toutes ces femmes aiment et comprennent les beaux-arts et surtout les arts plastiques ; le seul de tous les beaux-arts qu’elles sentent vivement, celui qu’elles semblent préférer, c’est la musique. C’est encore un fait curieux que cette prédilection des peuples modernes pour la musique. Cette préférence qu’ils lui donnent sur la peinture et la sculpture a une cause c’est que la musique s’accorde davantage avec leurs instincts ; la musique est véritablement l’art du XIXe siècle par excellence, c’est l’art qui exprime le mieux ses aspirations incroyables, c’est un art démocratique dans son essence. Comprise par tous les êtres vivans, même par les animaux, la musique ne demande, pour être sentie, ni science, ni longues études ; elle contente tout le monde, et raconte à chacun son rêve. Pour produire des sculpteurs, des poètes et des peintres, il faut à un pays de longs siècles, une histoire, une longue suite de traditions, des coutumes établies, que sais-je ? mais les peuples modernes, les Américains surtout, devancent le temps, agissent avec précipitation et n’ont pas le loisir d’attendre les traditions et l’histoire. De là cet amour extraordinaire de la musique, le moins coûteux d’ailleurs de tous les arts. Ils aiment la musique comme on aime les conversations du soir et le sommeil après une longue journée de travail. La musique est donc, si nous osons nous exprimer ainsi, l’art des peuples qui n’ont pas de temps à eux pour réfléchir et méditer, l’art des peuples ardens et fiévreux, car, pour être comprise, elle ne demande à l’homme que d’avoir une ame et des désirs. Nous trouvons dans ce recueil deux sonnets en l’honneur de Beethoven et de Mozart, où le génie de ces deux maîtres est parfaitement senti et apprécié ; ces sonnets sont de Marguerite Fuller, depuis comtesse d’Ossoli, morte l’année dernière à la suite d’un naufrage, en revenant en Amérique.


BEETHOVEN.

« O le plus intellectuel des maîtres de l’art ! ô toi qui as le mieux exprimé l’esprit de l’homme et le plan infiniment varié de l’univers ! quelles pensées étrangement entremêlées font naître tes chants ! Tantôt le ténor mélancolique va remuer, le cœur dans ses profondeurs, tantôt la riche basse montre la balance de la raison ; maintenant murmurent les plus doux soupirs que l’amour ait jamais connus ; puis des fantaisies soudaines, en apparence sans raison, flottent comme les souffles de la brise ; le passé est entièrement oublié, les espérances doucement respirent, et notre être entier s’illumine, lorsque tout à coup, au-dessous de cette terre fleurie, se fait entendre le sanglot profond du désespoir : effrayés, nous luttons pour nous délivrer de nos chaînes ; mais des notes triomphales éclatent aussitôt, et nous restons tes captifs. »


MOZART.

« Si Beethoven parle à l’intelligence et aux grandes passions avec une irrésistible puissance et nous transporte dans cette heure de plénitude où sa baguette magique fit surgir l’essaim mystique de ses étranges fantaisies, à toi, Mozart, l’instrument le plus beau de la nature, appartiennent les accens les plus doux et les plus profonds de la tendresse, les chants dont les anges eux-mêmes bénissent la pureté, en y reconnaissant les notes argentines des chants séraphiques ! Tristes sont les cordes de ta lyre, ame qui t’efforces de remonter au ciel ! Un amour qui ne peut être rencontré sur la terre vibre pensivement, même au milieu de ta joie ; tes notes les plus charmantes et les plus gaies elles-mêmes critiquent tristement les douces lois des affections terrestres ; cependant bénie soit cette tristesse ! l’harmonie des sphères purifie d’autant plus les cœurs, qu’elle les ouvre et les amollit davantage. »


De ces deux sonnets, nous préférons peut-être celui de Mozart ; comme exprimant mieux, à notre avis, le caractère de la musique du grand maître, comme plus pénétrant que celui de Beethoven, description parfaite d’ailleurs du génie de l’auteur de Fidelio. Ces deux sonnets nous ont paru curieux à citer comme échantillons de la poésie esthétique en Amérique.

Le sentiment de l’orgueil américain, la susceptibilité nationale, vibrent aussi çà et là dans ces poésies, mais trop rarement. Le souvenir des premiers émigrans, la description de l’Amérique lorsqu’elle était habitée par des hordes sauvages, et la comparaison de cet ancien état de barbarie avec les merveilles industrielles du XIXe siècle, sont des thèmes assez rares, mais qui se rencontrent néanmoins quelquefois. Nous avons même distingué deux ou trois pièces qui amènent le sourire sur les lèvres, et où les ombres des vieux sachems indiens apparaissent pour bénir la civilisation moderne, et semblent presque remercier le Tout-Puissant d’avoir permis que leur race fût exterminée, dépouillée et chassée de ses bois et de ses prairies. Il y a d’ailleurs dans ce volume peu de pièces empruntées à des sujets historiques, peu de noms propres ; quelques pages en l’honneur de Washington et de Napoléon, voilà tout. Le reste se compose de rêveries, de fantaisies, d’élégies, et n’exprime aucun sentiment véritablement distinct et précis.

Qu’importe cependant la faiblesse relative de ces poésies ? Élevons-nous vers des sphères plus hautes que la sphère purement littéraire. Le caractère moral et les vertus que laissent supposer ces poésies sont supérieurs à ces poésies mêmes. Qui peut dire, en effet, le bien qu’ont pu faire ces vagues et musicales rêveries et ces innocens caprices ? Ces vers ont été composés au sein du calme le plus complet, auprès du foyer domestique, à côté des parens, des amis de la famille voilà leur vrai public, le public qui les a admirés, qui en a extrait sans effort ce qu’ils contiennent de bon et de noble. Probablement bien des chastes tendresses se sont mirées dans ces petites sources claires et sans limon, bien des oreilles ont été réjouies par ces harmonies ; plus d’un marchand, sans doute fatigué du travail de la journée, a pu, en écoutant les vers de sa fille ou de sa femme, apercevoir quelques rayons des choses idéales, et rêver sur des beautés dont il n’avait eu jusqu’alors qu’un faible sentiment. Dans ce pays de l’utile, bien des germes poétiques ont pu ainsi prendre racine, bien des ames grossières ont pu être entamées ; peu importe donc que ces poésies soient originales ou non : elles ont eu leur effet utile, elles ont rendu leur service, elles aussi, et c’est pourquoi, au lieu d’âpres critiques, nous adresserons à toutes ces femmes poètes des remerciemens pour tous les germes de piété, de vertu et de noblesse qu’elles ont semés dans leur pays. Sans grand fracas, sans prétentions humanitaires, elles ont rempli, elles aussi sans doute, leur mission civilisatrice.


EMILE MONTEGUT.

  1. Philadelphia, Carey and Hart.